LE BILATÉRAL Envoi franco au reçu du prix en un mandat ou en timbres-poste MÊME COLLECTION A 3 FR. 50 LE VOLUME DU MEME AUTEUR Nell Horn, de l'Armée du Salut. Sous presse: l'immolation. Pour paraître prochainement : les corneilles. Roman. NOUVELLES LONDONNIENNES. le livre étoilé. Roman. LA LÉGENDE SCEPTIQUE. En préparation: Fane, roman de mœurs parisiennes. Imprimerie générale de Châtillon-sur-Serae. — A. Pichat.T. H. ROSNY LE BILATÉRAL MŒURS RÉVOLUTIONNAIRES PARISIENNES PARIS NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE ALBERT SAVINE, ÉDITEUR 18, RUE DROUOT 18. 1887 Tous droits réservés. LE BILATÉRAL Le noir Lion de la Défense, accroupi, plusénorme dans la brume faible, ses gros muscles vernissés par une condensation de vapeur, rêvait là sur son piédestal. La tristesse du firmament était suave. Il errait des nues mauve clair et deux ou trois effilés de dentelle couleur pavage, entre des bords lentement fondus de l'argent au laiton pâle. Une éclaircie avait le resplendissement d'un glacier, et dans les flocons dilatés du brouillard s'épanchaient des saillies de soleil jaune. Quatre anarchistes tournaient autour du Lion, en cha- peaux moroses, trois très blêmes etledernier entrelardé. — Ohé ! cria l'un d'eux. Il venait d'apercevoir un démoc autoritaire, homme de la Commune, bref et massif, à colossal menton carré. Un grand, ballottant, la figure douce sous un chapeau tuyau, l'accompagnait, et c'était un évolutionniste bienLE BILATERAL connu, grand ratiocinateur, surnommé le Bilatéral. L'autre se nommait Ravière. Après des poignées de mains, tous dépensèrent une minute à s'entre-regarder. Le costume élégant du Bila- téral, sa tête de philosophe résigné jetaient un froid. Lui, à loisir, toisait le Lion, et il tombait sur son cœur une intarissable onde de regret, de poésie de vaincu, de vieille rancune sourdant de la mousse des quatorze ans passés sur l'année effroyable. Tout autour,des boulevards,une avenue, une muraille de nécropole, un rythme neutre, des surfaces fraî- chies de l'ondée du matin,.un soldat posé en faction, un soldat casqué d'argent,'rehaussé debuffleteriesblan- ches, et les morts de Montparnasse dormant paisi- bles..... Ah ! ce grand Lion exhalait trop la déchéance. La colère grondait sous les côtes du Bilatéral : — Si nous faisions un tour ? dit-il. Ça m'enrage, ce lion. Trois des compagnons inclinèrent la tête, avec sym- pathie. Les autres, cosmopolites, s'en fichaient : — Les Allemands nous valent, allez ! Faut leur tendre la main au lieu d'aboyer. — Y a même plus de socialistes chez eux que chez nous. — C'est absurde ! cria le Bilatéral. — Pourquoi donc ça, citoyen ? — Trop long à dire... — Moi, fit l'entrelardé, j'en ai connu des Allemands. J'ai pas vu qu'ils nous haïssent tant que ça. C'est des propos de bourgeois pour nous tenir à suer des mil- liards et nous fiche auTonkin ! — Tiens! Le Bilatéral haussait colèrement les épaules. — Nom de Dieu ! gronda-t-il. Et penser qu'il y a desLE BILATERAL multitudes de braves âmes comme vous qui ne voient que du blanc et du noir ! Rien que du blanc et du noir ! Eh ! citoyens, le complexe, c'est du gris, toutes les nuances du gris ! Saint Pierre de Montrouge, là-bas, pesant et pacifi- que, se posait vaporeusement dans l'avenue d'Orléans, mais les socialistes avaient obliqué, longeaient la mi- nuscule gare de Sceaux jaunie, pauvrette, avec ses ailes arquées. Ils suivaient l'avenue de Montsouris déserte, son trottoir central d'asphalte courant droit sous les ar- bres bouquetés encore de feuilles de cendre, opiniâtres. Rieur, malgré la brume, au dernier plan montait l'obser- vatoire météorologique. — Qu'entendez-vous avec votre gris ? — Ceci : A savoir que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, tous vos raisonnements se réduisent à des dilemmes... à moins que cène soient purement des phrases. — Eh bien ! fit le démoc autoritaire... est-ce qu'y a rien qui vaut un bon dilemme ? — Un bon dilemme? Je vous crois 1 Mais les cornes des vôtres ne sont pas positives... C'est que, voyez-vous, mon cher, dans les choses de l'ordre social, on ne ren- contre presque jamais, je dis presque jamais, un pro- blème assez simple pour pouvoir dire : ou c'est ceci, ou c'est cela ! Généralement, entre ceci et cela, il y a une infinité de points à éclaircir... Embêtés de ces ratiocinations les anarchistes ne ré- pondaient pas. Seul, l'autoritaire écoutait, non sans révérence, l'éclectique Bilatéral. Une odeur de foin vo- letait délicatement ; des talus frustes haussaient la ligne ferrée, et tout en solidifiant le remblai, des ouvriers extirpaient du terroir quelques avares matériaux — sable, pierre. Et l'avenue fraîchissait, cette orée de Ni-LE BILATÉRAL nive devenait toute jeune et douce avec ses lierres âpre- ment gravissant les légers treillis de bois cloués aux murailles hautes. Le petit soir fut là, un crépuscule de camaïeu, et le silence était profond à côté de l'océanique ville projetant déjà une farouche lueur dans son ciel mi-nocturne. Trois gamins, sur des vélocipèdes surannés, avec un bruit abominable, passèrent en triomphateurs, puis, un lacustre chariot, sous des cubes formidables, avec un charretier dormassant, sans nul orgueil, lui, de domi- ner le pavage de son petit trône mal équarri. Les socialistes se taisaient, parvenus près du scientifi- que ermitage de Montsouris, le parc où deux chemins courbes gravissent le lent monticule. Une hospitalité aimable les invitait, ce jeune jardin tentateur, les coupo- les d'équatorial pardessus lesoriginales façades à bigar- rures, les fenêtres lunaires. Surpris, le Bilatéral laissait se dilater un rêve, se payait là une chambre, une lampe laiteuse, un incomparable home, avectoutes les girouet- tes, tous les baromètres, tous les mesureurs deRoudra et de Vayou. Les bonnes plantes étaient prêtes à s'immerger dans les ténèbres, et de fins cheveux raides, de Mongols, étalaient leurs ramuscules sur le ciel agonisant. Dans les petits arbres c'était un allongement de myriades de pattes, à coudes délicieux, de traits à l'encre de Chine, tantôt profilés par la main du plus harmonique artiste, tantôt jetés comme un gribouillis d'enfant traînant une plume sur le papier. Des grâces mouraient, des rouillures, des oxydes veloutés, des poudres de cryptogames sur les colonnes noirâtres ; les poils d'une liane tapis sur un arbre, dé- vorant ses branches ; des pénombres fermant les mas- sifs; un entremêlement de couleurs usées traînant àLE BILATÉKAL côté de la malachite de l'herbe, de vagues toisons rous- ses, des tissus d'aranéide et, indomptables sous leur immortelle couverture,des conifères en bataille, les lar- ges mains horizontales des abiès, les cyprès nues de clartés de chrysopale sur leur pleureuse fourrure, les pins hérissés en aiguillettes; des lauriers, des buis globulaires, des houx perdus dans leurâpre rêve, et un gros oiseau,embarrasséquelquepartentredesbranches, remuant ses ailes fébriles d'un bruit adorable dans la catalepsie hivernale, la seule rumeur chaude de ce froid soir philosophique. Mais, sur la dispute nuageuse, le coucher s'abaissait dans une ignescence saisissante, uniforme, un vivier de sombre sardoine surmontéd'une pellicule de néphrélite, d'une fanfare de nuages, et d'une majesté si haute, si transcendante, si harmo- nique auxfibresnavrées del'homme,que tous restaient immobiles, perdus, voyant ressusciter des heures anéan- ties, des amoncellements doux et funèbres de temps passés. — Ces farceurs de savants! ricana le plus pauvre des anarchots... Ça se tient au chaud, là dedans ! Il biglait, les yeux d'ambre, les dents vertes, crapu- leux et ossifié, avec un rire antipathique. — J'ai pus d'tabac ! grommela-t-il en regardant ses compagnons. Lentement, l'autoritaire tendit sa blague, et les doigts de l'autre y fourragèrent, puis, penché, sa courte ja- quette de misère soulevée sur le pantalon glaise miroi- tante, il bourraitl'horrible pipe, activait le tirage avec un louchement jouisseur. — Ça ne peut tout de même pas continuer ! grom- melait-il. Faut qu'on s'dépôche d'ia faire. Ça va pire qu'y a cent ans, foi d'escargot I Le hère, ouvrant amplement ses bras, semblait 6 LE BILATERAL puiser des richesses immenses dans le doux Couchant couleur de sélénium. — Ce que vous attendrez encore ! fit tristement le Bi- latéral. Sévère et basse,une voix répondit: — Ça vous est facile à vous de parler d'attente !... C'était le plus taciturne. Il était haut, caractéristique, d'ascétisme convaincu, et les yeux cristallins. L'intolé- rance palpitait sur ses joues crayeuses, un tremblement de bête de race, l'épouvantable perpétuité de la souf- france sociale, et toujours l'indignation tapie en lui, sans relâche étouffant sa poitrine. Un de ces hommes que les mots enlèvent, un cœur sans effusion tendre, une âme ennuyeuse et unicolore, avec un sévère code de justice, épineux, obscur, puisé en théorie anti-vitale, sans ménagements pour les chromatismes d'une huma- nité complexe, et une prodigieuse confiance dans les accomplissements brusques, le dédain de l'expérimen- tation, le fanatisme d'un riche organisme puéril, c'était tout lui. D'ailleurs un profil précis, quasi beau, une nerveuse à la fois et tautologique parole, nulle grâce, et l'imperturbable conscience arithmétique des Saint- Just, estimant toute anti-doctrine abominable et vo- lontiers recourant au couperet pour obtenir l'ordre et le silence. Et avec toutes ces caractéristiques qui l'eussent dû précipiter en plein Babouvisme, il était anarchiste. Le Bilatéral répondit : — Facile ou non, citoyen Lesclide, est en dehors de la question. Est-ce vrai ou n'est-ce pas vrai, voilà le point. — Vous avez tout de même une manière trop calme de parler de la misère des pauvres bougres ! L'anarchiste appuyait ses colères prunelles sur le Bi-LE BILATERAL latéral qui, trop paisible, souriait avec une teinte de pé- danterie : — Eh bien oui ! Calme. Après? Quand on traiterait la chose scientifiquement, en faisant la part expérimen- tale du pour et du contre, où serait le mal? — Allons donc ! Quelle part est-ce qu'il y a à faire en- tre ceux qui crèvent la faim d'un côté et ceux qui ava- lent tout de l'autre ? — Faut leur coller le fessard au mur ! cria le Pauvre. — Le blanc et le noir ! fit le Bilatéral. Pas pour un sou de gris ! — Mais enfin, citoyen, faut donc se croiser les bras et se mettre une corde autour du ventre, et se laisser manger sans bataille ? Sous le bleuissement livide où courait l'escadre nua geuse, ils se pressaient autour du Bilatéral, comme une harde, avec l'énorme malaise et la haine de tout être de foi devant la fatale analyse. — Mon Dieul non... il ne faut pas se mettre une corde autour du ventre... il faut lutter... mais en créa- tures de raison et pas en éléments. Une cloche sonna, de sa voix grosse qui ordonne ité- rativement l'évacuation de l'oasis, et les jardiniers des- cendirent les chemins paraboliques. — Voilà un dilemme ! fit en riant le Bilatéral. Obéis- sons-lui, et si ça vous fait plaisir... nous nous dispute- rons un peu plus loin... Les six silhouettes, veules, tanguantes, s'engagèrent dans la rue Alésia, anémique à cette extrémité, la fan- taisie et la nécessité y ayant semé d'irrégulières de- meures, ici menues, hourdées d'un reliquat de maté- riaux, là vaniteuses et nettes, et les forces inlassables, dans l'ingratitude des terrains à bâtir, entre les miné- raux inféconds, luttaient misérablement à créer un peu8 LE BILATÉRAL de pâle gramen, des haillons de lichens tristes. Puis, la densité urbaine reparut, la multiplication lumineuse, un flamboyant apothicaire au coin de l'avenue d'Orléans. Ravière, d'une voix encombrée de mucus, contait un chapitre de sa vie à la Nouvelle, les épouvantables débuts, le soleil, les maladies, l'ombrage obtenu à la longue autour des cabanes, les minuscules jardins pota- gers, les projets de coopération qui, perpétuellement, échouaient, se fondaient dans l'âpreté de la propriété in- dividuelle, de la rosse de propriété 1 — Je connais les hommes, je connais les hommes ! faisait-il, son vaste menton condensé. Faut des lois de fer pour les rendre justes ! — Faut pas de lois du tout ! grommelait un anarchot. — Bah ! quand vous aurez mon âge.... vous verrez ça d'un autre œil. Il continuait, dévalait à d'autres histoires, et ses com- pagnons le respectaient pour son amour opiniâtre de la justice, ses lugubres portements de croix. Aux incidents sombres, il se mettait à rire, un rire lent et navré qui lui faisait fermer davantage ses petits yeux hyalins. Il avait quitté la Nouvelle, contaitdes histoires de patrons canailles, de buveurs de sang d'ouvrier, et son énergie éclatait, il disait comment, fort de la droiture de ses causes, il avait aplati des rosses : — A force égale, celui qui a droit tombera toujours celui qui est dans son tort. Allez ! mettez dix bourgeois contre dix communards, et les communards les mange- ront. — Oui, riposta le Pauvre... aussi, eux pas assez-bê- tes pour exposer leur lard, eux envoyer les pauv' sol- dats, nos frères, contre les barricades. — Ça ne nous empêchera pas de les repincer ! cria Ravière.LE BILATÉRAL 9 La rancune était dans sa voix, l'indestructible trace rouge de la Guerre Inexpiable, avec quelque chose de pur et de noble qui métamorphosait l'empâtement de 1 son visage. Il rugissait, célébrait le Droit, en formules mystiques, déifiait le cataclysme prochain, laRévolution définitive. Ah ! on les verrait grouiller au fond des ca- ves les assassins du peuple, on se revengerait de la Se- maine Sanglante, on n'aurait plus le scrupule idiot d'épargner la banque et les Rothschild. Foutre non ! Plus de merci ! — Car si on avait fusillé davantage, la Commune aurait triomphé. Pourtant, c'était une individualité douce, haute, dé- nuée des aspects arctiques du théorisme. Distrait à la vie quotidienne,immergé en spéculations,!! n'en était pas moins homme de foyer, de famille, de tolérance de fait, sans envies basses, miséricordieux. Mais le souvenir du Jésuitisme bourgeois, l'implacabilité du petit Tbiers, le morbus féroce de tel général, torréfiaient son âme ! — Ceux qui tiennent la force et n'osent pas s'en ser- vir... sont perdus d'avance... autant se casser la tête entre deux pavés. Ah ! si nous avions su... Mais nous étions trop bêtes... nous croyions à la clémence !... Il simulait une hécatombe, et les anarchistes ho- chaient longuement la tête, riaient d'enthousiasme à l'évocation d'un troupeau de bourgeois pâles et lâ- ches. — On leur cassera la gueule ! cria le Pauvre. — Et plus de lois... plus de blagues ! — Des lois de fer ! fit âprement Ravière. — Faut avoir confiance dans l'initiative des ci- toyens ! — Initiative ! nomdeDieu ! Initiative ! Mapauv'vieille, il se trouverait toujours bien un dogue pour te la man-10 LE BILATÉKAL ger ton initiative. Du fer, du fer, du fer ! Il n'y a que ce moyen-là pour établir la justice ! — Les lois, c'est du papier à torcher le C...I — Du moment qu'y a des lois,... y a un gouverne-' ment ! N'en faut plus I Ils hurlaient tous ensemble, avec des prunelles de loups, et seul le Bilatéral se taisait, dans le patient dé- dain, le gris calme de l'Analyse. Mais la rue se mélancolisait en obliquant vers Vaugi- rard, les usines enflaient leur expiration empyreuma- tique, souvent un lézard de flamme, une volée d'oiseaux rouges parmi les lourds mascarets violâtres ; une école en cailloutis carrait son symbole d'espérance, et des femmes, des enfants regardaient la procession des six hommes farouches. Par dessus de longues, basses mu- railles, il s'approfondissait de brusques horizons, de sublimes pans de firmament, des vapeurs bitumineuses murant du blanc de perle, un couchant inquiet, de dramatiques remous gris, de fines ondulations de phos- phore, une géante bête mythique épandue, poussant dans le zénith une dent de jaspe, à petites dentelures, à pointe de couperose bleue. Et quelquefois, ayant pris élan dans les trouées, le vent criait largement, flagel- lait le pauvre sous son affreuse jaquette. Puis, tout se refermait, et par moments, sur les groupes de maisons basses, s'élevait une lourde ruche, un des jalons de la rue future, et celle-là, formidable prisme noir, avec des trous parcimonieux de lumière, était dans le ciel à peine soiral, dans la dernière traînerie des vagues réfractées, comme un for- midable manoir, un repaire féodal étouffant un village. Eux allaienttoujours, plus tanguants, avec des phra- ses-projectiles, tous possédant des recettes merveil-LE BILATÉRAL 11 leuses pour désembourber la misérable humanité. Le Pauvre criait : — Oui, oui! Tous la même part... c'est pas ma faute si je suis plus faible ou plus maladroit que mon voisin 1 — Et si t'es paresseux, hurla l'autoritaire, ce sera pas ta faute non plus, hein ? Farceur ! — Personne sera paresseux quand on sera dans la vraie anarchie... Alors le Bilatéral, frappant cordialement sur l'épaule du Pauvre : —■ Tous vaillants et honnêtes, hein ? — Puisqu'y gnaura pas intérêt à être malhonnête, vieux lapin ! — Et pas une paire d'ailes ? — Pourquoi rigoler ? fit sévèrement Lesclide. C'est pas bête du tout ce qu'il a dit là. Si on n'a pas intérêt à tromper le prochain, pourquoi le tromperait-on ? — C'est ce que je dis toujours, beugla Ravière... il n'y a qu'à faire comprendre aux hommes que le bon- heur n'est pas dans la richesse ... Que la richesse est une fausse conception du bonheur ! Alors, on ne se don- nera plus la peine de voler les compagnons. Mais il faut des lois de fer... des choses,nom de Dieu !... enfin, il faut terrifier les coquins ! Sinon...sinon les hommes ne pourront pas comprendre... la race est trop pourrie. — Il ne faut pas de lois du tout, riposta sèchement Lesclide, il faut renverser la baraque, faire la Ter- reur pendant trois mois, distribuer les richesses avec loyauté... et alors, ceux des campagnes et ceux des villes verront l'avantage du système...De ce momenton laisse tout aller et on se fie à l'énergie individuelle. Pourqaoiyv ayant reconnu l'excellence du nouvel ordre soolalj, lvéid- drait-on encore d'une autorité ? Ce serait absurde ! .aiia12 LE BILATÉKAL — Et qui distribuera ? — Chacun viendra prendre pour ses besoins aux entrepôts ety déposera son travail. Qu'est-ce qu'il y a d'illogique à cela? flt-il en se tournant âprement vers le Bilatéral. — Oh! rien, fit l'autre.Et les arbres pousseront en dix minutes. — Ce n'est pas discuter ça, c'est se foutre du monde 1 Avec leurs physionomies hâves, leurs fous yeux de flamme, ils enveloppaient de nouveau le Bilatéral, en- ragés de son doute, de son éternelle négation, surtout Lesclide,trépidant, dans le hérissement des fanatiques de Gnose. L'autoritaire s'écartait, plus antipathique encore à l'Anarchie qu'à l'Eclectisme, avec le mépris profonddes écoles édificatrices, codifiantes, [pourla secte du Chaos. Mais le ratiocinateur s'était mis à bâiller, l'œil levé vers les archipels stellaires : — Que voulez-vous que je dise ? J'ai tellement ré- pliqué à ces machines que ça me fait honte d'y répon- dre encore 1 Quelque chose d'insupportable s'exhalait de sa per- sonne, un dédain savantas.se, une bonhomie méprisante, et surtout sa prunelle sans trouble,lucide et de douce lu- mière, aux antipodes de la phosphorescence des autres. De telles gens, à la Grande Date, peut-être devraient être immolés, songeait Lesclide. Puis, cette idée lui pa- raissant monstrueuse, il l'écartait avec un petit frisson. Mais, lointaine, dans l'obscur enchevêtrement de sa conscience, elle s'accroupissait, à l'affût. — Hé pardi ! on discutera chez François ! s'écria Ba- vière. Et il poussa les autres, se remit à réciter des souve- nirs.LE BILATÉRAL 13 Ils étaient parvenus à Vaugirard. Les pavés, comme de gros os, saillaient dans la boue, les cahutes grises unissaient paiement leurs clartés à celles des lanternes grinçantes, et c'était comme l'orée d'une misérable bour- gade, avec partout de longs murs faits d'une olla po- drida cimentée, quelque musculeuse tour usinière avec une trépidation de laque à la cime, de tendres nudités firmamentaires, des astres fouettés par les nues mobi- les, des voies douteuses, décroissantes dans le sud-ouest fumeux percé d'une resplendissante ravine de mica. Un âne, au loin, se mettait à pleurer, des humains évo- luaient dans la solitude, et les six, sur deux rangs, avan- çaient presque militairement, semblaient plus nombreux, tandis que la parole catarrhale de l'autoritaire narrait l'horrible traversée océanique des sacrifiés de la Com- mune. Plus équivoque encore, débuta la rue de l'Abbé Groult, son caduc coloris, l'écaillement, les grosses lézardes des murs, tous les hiéroglyphes de lamentables annales. Le Bilatéral, dans le boyau plein de vies précaires, au sourd clair-obscur, tressaillait, croyait entendre une plainte, tandis qu'un minable poste de pompiers, sa lan- terne rouge, appesantissait encore la misère de l'habitat. A travers le tulle mince des fenêtres, les six plongeaient de curieux coups d'œil. Les chambres à murs crus, un étrange carrelage terreux, du peuple assis autour des lampes, ouvriersen chambre, ouvrières à l'aiguille, àla machine, toute une caverneuse humanité serrée dans si peu d'espace, faisaient s'écrier à Ravière : — Rosse de société ! Mais le Bilatéral s'attardait devant une fenêtre où le pinceau lumineux peignait un plafond couleur de suie, le fourneau nain (où pourtant le coke était rouge), des chaises aux dossiers écartelés, la terre du sol quasi-nue, et14 LE BILATERAL un grouillement familial, père, mère, six gosses en dé- chiquetures. Il s'éprenait de ce foyer, y aurait voulu s'introduire, partager tendrement leur soirée, et c'était son enfance qui/enaissait, la maisonnette paysanne où, dans une opaque misère, les liards faisant somme, sa petite unité avait grandi. — Eh t citoyen Hélier ! Il avançait, observait, avec un doux enivrement, le cœur gros, les boutiquettes de pommes de rebut, de bonbons, de mélasse, de choux déshérités, de beurres au suif, de noix, de gâteaux rances, ces boutiquettes dont la porte sonne en s'ouvrant (une sonnette terrible- ment traînante),ces pauvres chands de vin, où un long tuyau de poêle monte au mur fruste, où sont deux ta- bles de sapin, des chaises pour un maximum de douze consommateurs — tout cela tellement consonnant à la petite patrie de banlieue qui vibrait dans sa chair en- core, comme des hélianthèmes au soleil ! Lesclide, comme un frondeur des pierres, amassait des arguments. Il se souvenait, avec tremblement, des joutes de la Bourse contre le Bilatéral. Jamais l'adver- saire, avec la paix exaspérante de son sourire, son af- fectation impartiale, ses incidentes, ses refus et ses rectifications de prémisses, n'avait pris au sérieux l'A- narchie. Lesclide souffrait d'une rancune noire, d'accu- lements subis, accusait férocement la bonne foi du Bila- téral. Car il ne pouvait être sincère ! Les raisons des Anarchistes étaient trop logiques. Au fond, le particulier devait tricher avec lui-même ! Depuis un mois, ayant lu énormément de brochures,, Lesclide avait un entrepôt nouveau de preuves, et dont il comptait étourdir l'autre. Oui, il allait mettre le Bilatéral en face avec lui-même, au fond de la ques- tion ! Et surtout, plus de ces parenthèses, de ces ^LE BILATERAL 15 refuites qui mettent de l'encre dans les problèmes I A petits rangements, il mâchait l'épiderme accoté aux ongles de ses doigts, et une scolastique naïve, un va- gue trismégisme, une houle d'amour-propre, une ferveur d'inquisition, la soif de faire hurler l'Infidèle sur le bû- cher, d'arracher violemment l'aveu à la langue du rebelle, tout un ouragan d'Absolu tremblait sur l'âme du parti- san d'une société sans lois, sans gouvernement, sans li- mites à la liberté humaine ! — Vlà François ! fit le Pauvre. Les révolutionnaires entrèrent, en habitués, avec des bonsoirs amicaux au mastroquet, immense bougre cotentin, aux poings de terrassier, vêtu de coton- nade bleue, très sain, très rose, une peau de goret, des yeux de pigeon blanc et les lèvres fraîches, fameux pour avoir tassé et maintenu sur le sol, un soir de ripailles, trois frénétiques, jusqu'à l'arrivée des sergots. — Va bien, citoyen François? — Ça coule... ça coule ! Ils passèrent dans une arrière-salle, séparée du cabaret par un boyau. Naguère, elle était tout spécialement han- tée par les Collectivistes, mais depuis quelques mois, peu àpeu, ils reculaient devant l'Anarchie, en hausse dans le voisinage, et la férocité des discussions éliminait cha- que jour les timides. Sept individus très pauvres, sans ouvrage, y gueulaient à ce moment leurs théories, trois anarchistes, trois du Parti ouvrier et un démoc indépen- dant, tandis qu'un vieux rentier intrépide se complai- sait à les contrecarrer en suçant des morceaux de sucre trempés dans son cognac. Temporairement, le démoc li- bre avait la parole, et il haussait, pour la garder, une voix de trombone. — Pour faire du socialisme, il faut des socialistes,16 LE BILATERAL tout comme des œufs pour une omelette... et en France, les socialistes manquent ! — Parce qu'on ne peut pas aller faire de la propagande à la campagne ! — N'empêche qu'ils manquent ! Pourquoi ne nous mettrions-nous pas d'accord pour obtenir des réformes partielles, puisqu'il ne faut pas espérer le socialisme pour l'heure? Ça n'empêche pas la Révolution, personne n'abdiquerait ses principes, et on couperait la grande misère. Une soupe maigre vaut mieux que pas de soupe du tout. Ainsi, par exemple, les contributions... moi je veux que l'état ne les perçoive plus directement par ses agents, mais qu'il taxe chaque commune. On épargne- rait des frais immenses... car le maire et le Conseil mu- nicipal aimeraient mieux dans beaucoup d'endroits de percevoir eux-mêmes que de payer un homme. — Faut des hommes du Gouvernement ! dit le ren- tier. — Qu'est-ce que ça nous fiche à nous, que les commu- nes économisent ou non? cria un collectiviste. — Ça fiche qu'on verserait l'économie dans des caisses de secours, mais j'ai mieux que ça!... C'est de bâtir une ville! Paris, c'est tropgrand, çapue, ça grouille comme un vieux fromage. C'est même monstrueux de pourrir comme ça les uns sur les autres. Alors, je porte l'acti- vité ailleurs, je fais un nouveau centre, je construis une ville. Hein? On demande quels travaux faire pour occu- per les bras inoccupés.... une ville à bâtir, y en a pour tous les métiers ! ■— C'est impraticable! criait le rentier.... l'Etat ne doit pas bâtir des villes ! — Pourquoi qu'il ne doit pas bâtir des villes? — Parce qu'il ne le doit pas ! — En attendant, on crève la faim !LE BILAIERAL 17 — On crève la faim ! reprit le démoc libre... Soit! Mais aussi pourquoi ne pas s'entendre, tous les partis ensemble,pour obtenir que l'ouvrier sans ouvrage ait un minimum de salaire de l'État, jusqu'à ce qu'il trouve à se caser ? — Ça, fit le bourgeois dédaigneusement, mais c'est une prime aux fainéants, comment ferez-vous pour écar- ter les fainéants? — Je les fusillerai ! dit l'autoritaire. Ah ! avec moi pas de déportations, rien de tout ça ! Les fainéants, je les fusille ! — A la bonne heure, alors, vous êtes un honnête so- cialiste au moins, et je suis avec vous ! Oui, si vous faites fusiller les fainéants, je suis avec vous ! Et, suçant son dernier morceau de sucre avec la der- nière goutte de cognac, le rentier salua les Révolution- naires militairement. Cependant, le Bilatéral et ses compagnons ayant or- donné un litre et trois absinthes, écoutaient cette conver- sation sans mot dire. Le Pauvre versait goutte à goutte de l'eau dans son Pernod, et la lactescence sirupeuse, les ondulations blanchâtres du mélange le faisaient lou- cher de plaisir, quand un anarchot se mit à dire : — Bah ! tous ces remèdes partiels, c'est des pièces sur une culotte pourrie qui ne peut plus tenir au c... Quand une culotte est si ruinée, l'en faut une neuve... Notre société pue tellement qu'il faut la changer de fond en comble ! — Oui, fit tranquillement le Bilatéral, et pourrendre la France heureuse, voyez-vous, le mieux encore serait de massacrer tous les Français, car quand un peuple est si vieux, il en faut un neuf!... Lesclide, la main tremblante, porta son verre à sa bouche, puis, feignant le calme, un calme qu'il por-18 LE BILATERAL tait si mal que les plus bêtes devinaient sa rage, il bal- butia : — C'est épatant, tout de même, citoyen, que vous soyez toujours à vous foutre de nos idées... non, mais, écoutez, franchement, qu'est-ce que vous y trouvez de si rigolo... à l'anarchie? — Dame, fit Hélier, je plaisante. Pas tant que ça pourtant... c'est bien plutôt de la tristesse que j'éprouve quand je vois des énergies gaspillées à rien du tout. — A rien du tout ! cria le Pauvre qui continuait à faire magistralement son absinthe ! Ah bien ! comme ça, tu préfères les coïons qui crèvent la faim sans dire un mot... T'es rien papa gâteau pour le bourgeois !... Mais Lesclide, la main plane , faisant signe à tous de se taire : — Vous nous plaignez... Vous êtes bien gentil! Et pourquoi donc que vous nous plaignez, dites, citoyen ? — Je vous l'ai dit. - Ah ! oui, qu'on gaspille nos forces àrien dutout... Mais c'est toujours le vieil argument qu'on a foutu sur le nez des novateurs ! Est-ce que ça vous dérangerait beaucoup d'une fois de plus nous exposer vos objections à notre système ? — Ce serait bien un peu long. Cependant, si vous vouliez me poser desquestions, je tâcherais de vous ré- pondre. — C'est tout ce que tu paies ? dit le Pauvre. Ça ne te fera pas venir les huissiers. — Ça et une consommation! fit le Bilatéral debonne humeur. — Ne coupe donc pas toujours, fit Lesclide au Pau- vre, tu nous empêches d'arriver à une conclusion. Le Pauvrecilla d'unefaçoncomique, tout en comman-LE BILATERAL 19 dant une autre absinthe, aux frais du Bilatéral. Lesclide reprit : — J'accepte de poser des questions. — Du catéchisse ! fit le Pauvre. Quelle chaleur ! — Ça devient sciant ! fit Lesclide. Un peu de sérieux donc. D'abord, parle fait, citoyen, est-ce que notre cause est juste ou injuste ? — Ma foi I fit Hélier... en tant que volonté de porter remède aux injustices sociales, elle est évidemment juste, mais cettejustice-là, ça va tout du long de l'échelle à travers le socialisme, depuis les nuances parlementai- res jusqu'au fin fond de l'anarchie. — Les radicaux sont des faux nez ! — Je ne dis pas non. Mais il s'agit des doctrines et non des personnes. — Les doctrines, d'abord, aucune ne va au fond, toutes admettent des privilèges bourgeois, oui, même les collectivistes... nous seuls sommes conséquents avec nous-mêmes en appliquant le droit dans toute sa rigueur. — Quel Droit ?fît le Bilatéral. — Le vrai Droit, y en a qu'un ! — Comme un seul Dieu ! — Qui vous parle de Dieu ? L'anarchie s'appuie sur le positif. — Mais rien n'est moins positif que le Droit I Tous tendaient l'oreille, dans un commencement de fureur, et Lesclide cria : — Compris!... Eh bien ! C'est sur ce terrain-là que nous allons nous baser pour le commencement... le Droit... Qu'est-ce que vous pensez du Droit? Sans phra- ses, n'est-ce pas? — Mais je vous l'ai seriné vingt fois à la Bourse ! Lesclide haussa les épaules, avec le désir de se faire croire dédaigneux.20 LE BILATERAL — C'est pas tout ça, vous avez toujours entortillé vos idées dans des phrases que le diable n'en sortirait pas, je veux du carré, un point bien défini... bien dé- fini!... qui empêche de reculer, une discussion logi- gue!... Il enflait avec exagération le mot « logique, » d'un air faux de dénigrement pour les facultés de l'ennemi. Et interrompant la réponse de l'autre : — C'est bien entendu, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que vous pensez du Droit? — Soit. Mais votre question est bêtement posée. Pré- cisez-la. Est-ce le droit naturel que vous entendez, le droit qu'aurait l'homme avant toute société, ou est-ce le droit social, le droit contractuel admispar une agglo- mération d'individus? — Si vous ne deviez pas faire des phrases ! ricana Lesclide. Est-ce que nous, anarchistes, reconnaissons autre chose que le droit naturel ? — Bon ! Maintenant la voie est nette. Eh bien ! mon cher citoyen, ce que je pense du droit naturel, c'est qu'il n'y a rien qui prouve qu'il y ait un droit naturel... Une huée féroce tomba sur le Bilatéral,.et avoir ces faces d'intolérance sectaire, plusieurs au maigre sang, aux prédispositions de chorée, cette exsudation de ran- cune, il fut pris de la rage d'un seul contre tous, tan- dis qu'un ricanement lent, un rire de provocation s'é- largissait sur ses lèvres. Ravière, toujours exaspéré des lâchetés du nombre, se rangeait près duBilateral, plus que tout autre, pourtant, assombri par la négation de son Dieu. — Taisez-vous donc, tas d'andouilles, cria-t-il. C'est malin de gueuler tous ensemble ! Quand on a foutre ac- cepté une discussion, on ne fait pas les crapules! — Y a donc pas d'justice ! glapit le Pauvre.LE BILATERAL 21 — Pas de Droit ! Pas de Droit ! bégayait avec furie un gamin de dix-huit ans... Alors, y a qu'à lécher le c... au bourgeois? — La preuve que le Droit existe, c'est qu'il le nie ! — Animal ! fit Ravière. Si je te raconte qu'y a dans li lune un chien à cent queues et que tu le nies, c'est- y une preuve que le chien à cent queues existe ? Mais Lesclide, tonifié par la sympathie des autres, étendait la main d'un air de bénignité impartiale : — Compagnons, calmez-vous, il ne suffit pas de nier le Droit, faut qu'il prouve sa négation... — Oui, oui, qu'il la prouve ! Et tous s'apaisaient, curieux, rassurés par l'attitude vaniteuse de Lesclide qui semblait promettre l'encloue- ment du ratiocinateur. — On n'a pas, fit le Bilatéral, à prouver une négation. — Une négation est une affirmation! fit doctement un pauvre petit homme, caduc de misère et de tempé- rament à vingt-cinq ans. Et tous, à voix haute, soutinrent qu'une négation est une affirmation. — Soit, fit le Bilatéral, mais c'est une affirmation répondant en sens contraire à une affirmation préa- lable, soit hypothétique, soit véritable, et cela fait une différence. — C'est de la chinoiserie ! hurla le gamin. — C'est de la chinoiserie... il s'embrouille les pattes ! — Cela nous fait sortir de la question, reprit le Bi- latéral. Ce que j'ai dit, n'est-ce pas ? c'est que rien ne prouvait qu'il y ait un droit naturel. Voilà ce que j'ai dit, et ce n'est pas une affirmation, c'est une réserve, un doute, comme j'en ferais devant un hommequi vien- drait me dire qu'il a trouvé un aérostat capable de tra- verser le système planétaire.22 LE BILATERAL — Nom de Dieu 1 fit le gamin. Vlà qu'il trouve tout de même moyen de faire des phrases. — C'est un faussaire ! Ravière, d'un rouge de calorifère surchauffé , gueula : — C'est pourtant ainsi que le citoyen s'est exprimé, je m'en rapporte à toi, Lesclide ? — Oui, fit Lesclide, après un court silence, une envie démentir. Le Pauvre, soulevant son petit fourneau de tabac, dit alors d'un air de malice : — Eh bien ! qu'il prouve son doute ! — C'est ça 1 c'est ça ! Alors ie gamin, profitant de l'aphorisme du ca duc : — Le doute est aussi une affirmation. — Tais-toi, grenouille, interrompit Ravière... fau- drait croire alors les cochonneries écrites par les Jé- suites ! Hélier se balançait, d'un air de patience, la prunelle à la muraille, et tout frémissant d'une fureur souter- raine : — Laissez donc, Ravière !... si le citoyen Lesclide se sent incapable de soutenir la discussion sans le con- cours de ces idiots... — Hein? Quoi ? fit Lesclide, durement flagellé en son orgueil. Et il gronda : — Taisez-vous donc, compagnons... Ce brave ci- toyen en profiterait pour dire qu'on ne sait pas lui ré- pondre ! •— J'attends donc ceci du citoyen Lesclide, reprit le Bilatéral... Qu'il me démontre l'existence d'un droit naturel auquel rien... absolument rien, ne me porte à croire.LE BILATERAL 23 Lesclide, excessivement interloqué, cherchant ses mots, ses idées, ne put trouver d'abord que des affir- mations : — Je dis qu'un enfant... qui naît à l'existence... qui a été procréé pour vivre... Je dis que cet enfanta droit à la vie... — C'est un cercle... l'affirmation, sous une autre forme, d'un droit préétabli... Mais d'où tirez-vous ce droit? Pourquoi,le seul fait d'être venu aumonde, vous donne-t-il le droit à la vie ? — Mais puisque vous êtes au monde pour vivre... c'est bien que vous en avez le droit ! C'est clair ! — Le droit? Un certain pouvoir de vivre, soit, une force mise là pour lutter quelque temps contre les élé- ments : une force que la nature prend et reprend avec insouciance, en gaspillant des millions de milliards d'embryons... Mais le Droit ? D'où le Droit? Le Droit, n'est-ce pas, implique le Devoir chez un quelqu'un (Dieu ou homme) de respecter certaines facultés, certaines possessions de choses, certaines virtualités dans un être. Et où diable irez-vous puiser, sans contrat préalable, ce devoir d'un individu envers un autre, par exemple? — Vous compliquez inutilement la question ! s'écria Lesclide. — C'est vrai... il phrase ! — Il se dérobe ! — Dame ! C'est son truc, le vieux jeu bourgeois ! — Espèce d'opportuniste ! Les nerfs harmonisés maintenant aux furies duPan- démonium, le Bilatéral revenait à une pitié pacifique pour la stérilité des cervelles, l'enfantin abus du nom- bre, toute la tactique hargneuse. Pourtant, une voix de femme lui remua les entrailles. Elle criait, sincère et navrée.24 LE BILATÉRAL — C'est une infamie ! C'est justifier toutes les bas- sesses de la bourgeoisie, tous les crimes du capital, que de priver le pauvre de son Droit. Il se retourna, n'ayant, dans sa préoccupation, vu entrer personne. C'était, à côté deRavière, une œuvre fine d'humanité, une fille rose de fièvre théoriste, de grâce ardente et d'orgueilleuse vitalité, dont les beaux yeux injuriaient le Bilatéral. Lui, embêté de cette antipathie d'une charmante fille, faisait un geste d'énervement : — Les femmes surtout, déclara-t-il, ne devraient pas se mêler de questions sociales 1 Elle s'avança, plus exaspérée. — Les femmes ont autant d'intelligence que leshom- mes, entendez-vous, citoyen ? — Les femmes sont faitespour pondre, pour soigner leur ponte, et pour vivre à notre abri., .etrien déplus ! répliqua-t-il avec une brutalité voulue. — Gueux, va! dit-elle. Les autres la soutenaient. — Pourquoi donc qu'y excuse pas l'esclavage des nè- gres? _ Les femmes plus bêtes que les hommes !... y a qu'un Jean-foutre pour dire ça ! _ Nous naissons tous avec des intelligences égales ! Mais Ravière venait de prendre la jeune fille par le bras: — Dis donc, Eve !... Tune vois donc pas qu il est seul contre tous... Tu dois donc faire l'oie comme les autres ? Et se tournant vers Délier : — C'est ma fille, citoyen, elle a agi en gamine... faut l'excuser ! Et vous savez, vous autres, je déclare que Lesclide soutient bêtement la discussion et que siLE BILATÉRAL 25 ça ne lui va pas de la continuer, je la continuerai à sa place... et vous verrez si j'aurai besoin de recourir à des manœuvres déloyales 1 Alors, les compagnons collectivistes, immédiatement, se mirent de son côté, pour embêter les anarchots. — C'est ça!... que Ravière soutienne la discussion ! — Vas-y, llavière,passes-y le crachoir hein, citoyen Lesclide ? — Y se laissera pas clouer le bec, au moins ! Une électricité mauvaise naissait sur les pupilles, la haine des sectes, soudain, balayant l'alliance contre le païen. Lesclide, difforme de rage, hurlait : — Mais qu'on se taise donc, cochons. Est-ce que vous croyez que j'ai besoin de vos cris pour défendre nos idées? — Pasde crapuleries I ditRavière. S'il veut continuer, qu'il continue. Et les collectivistes étantrevenus au silence, Lesclide demanda sournoisement : — Vous me demandez, citoyen, d'où je tire le Droit et le Devoir, n'est-ce pas ? Vous ne voulez pas admet- tre que le fait d'être vivant donne droit à vivre... Ad- mettez-vous que la vie soit un bien? — Je puis admettre cela, dit le Dilaterai. — Vous admettez bien aussi que la vie de l'homme est le plus grand bien sur terre ? — Je puis admettre cela encore. — Par conséquent la vie de l'homme est une valeur au-dessusdetoutes lesautres, et tous les hommes étant semblables, c'est-à-dire égaux...nous avons donc tous le même droit que notre vie soit respectée. Voilà la conclusion que je tire de vos paroles. Il est donc clair qu'il y a un droit naturel. Cette fois des applaudissements s'élevèrent. C'était 2 m «"*t—« -, •26 LE BILATERAL cloué proprement. Il avait fini par se ficher dans sa propre ordure, le fameux raisonneur. Très logique, Les- clide!... Eve, calmée, fixait l'anarchiste avec admira- tion, tapotait des mains délicatement. Mais le Bilatéral souriait, absolument à l'aise, disant seulement : — Quand vous aurez fini, citoyens ! Ce qui atrophiait le triomphe de l'anarchiste. Enfin la rumeur s'apaisa : — C'est encore une fois un cercle, déclara Hélier... — Hein ? Quoi ? Un cercle ? Mais y t'a collé au mur, mon petit!... — Silence I fit Lesclide. — C'est un cercle... En effet, je vous demande un peu comment de ce fait que la vie de l'homme est un très grand bien, on peut arrivera conclure que l'homme possède un droit naturel à cette vie?... Encore une fois, d'où ce droit?De quelle législation extra-sociale,extra- humaine, émane-t-il? Les mêmes forces vous créent, vous tuent et vous substituent autre chose, et tout vo- tre droit, comme au moindre insecte, est dans les for- ces offensives ou défensives qui vous sont octroyées. — Mais puisque c'est un bien, la vie mérite d'être res- pectée ! cria Lesclide. — Cela ne constitue pas un droit ^Voyons, essayons donc d'établir une chaîne pour arriver de ce bien à ce droit !... — Mais j'ai établi ça. — Diable ! Vous n'êtes pas difficile ! Reprenons encore une fois votre raisonnement__et cette fois disséquons. Primo : « La vie de l'homme est une valeur au-dessus de toutes les autres. » Voilà votre base. Ne la chicanons pas. Secundo: « Et tous les hommes étant semblables, c'est- à-dire égaux... >> Ceci ouvre une parenthèse, adroite comme tactique, mais déplorablement irrationnelle. CarLE BILATÉRAL 27 s'il est clair, par comparaison aux chevaux et aux gi- rafes, que les hommes sont sensiblement semblables... au point de vue absolu les individus et les races présen- tent d'assez notables différences. Comparez-vous un Pa- pou à un Parisien?... de plus, quand môme ils seraient semblables quelle stupidité de dire que ce qui est sem- blable est égal ! Votre,parenthèse va donc au diable !... les inégalités et les dissemblances intellectuelles ne sont pas à nier... Laissons-la, et revenons au tertio : « Nous avons donc tous le même droit que notre vie soit res- pectée. » Ecartons le mot même, qui vient de l'incidente et qui meurt avec elle. Le tertio dérive alors directe- ment du primo et nous obtenons : « La vie de l'homme est une valeur immense, donc nous avons droite la vie ! » C'est ça qui est clair ! Et dites-nous un peu par quelle voie vous reliez ensemble cette valeur et ce droit à la vie, une pauvre relativité à un absolu? Mais on ne voulait plus l'entendre. La faible défense deLesclide leur ôtait toute tolérance, et debout, clabau- dant d'ensemble, ils serraient de près le Bilatéral, avec la formidable envie de commencer une bousculade. — C'est notre sale société qui fait les inégalités in- tellectuelles ! — Tous les peuples sont égaux... Les Chinois ont des organisations socialistes mieux faites que les nôtres !... — Allez-y voir en Algérie si les Arabes ne nous va- lent pas !... — Un ouverrier est pu capab' qu'un bourgeois I — Des fourbis pour nous foutre plus bas ! — Il s'est démasqué ! il n'est pas plus socialiste que Ferry ! — On voit bien que sa cambuse est garnie ! Lesclide ne les contenait plus, étouffé de rancune, meurtri du ton de professeur dont l'autre avait démoli -—«*28 LE BILATERAL sa démonstration, et le gamin, encouragé, risqua une poussée sournoise. lien pâtit. D'une large taloche, Hélier l'écarta, puis, fermant ses poings robustes, s'ouvrant passage avec une puissante brusquerie : — J'en ai pour tous, si vous voulez !... Vous pouvez bien tomber à douze sur moi... mais pas sans risques, je vous en avertis I Ils hésitèrent, inquiétés de ses vastes épaules, de sa correcte attitude de boxe. Et Ravière, ravi de se mettre contre le nombre, venait se ranger à côté de lui. Alors, les Communistes s'interposèrent : — Vous n'êtes pas dignes de vous occuper de questions sociales, fit dédaigneusement le Bilatéral, vous n'êtes pas des cerveaux, vous êtes de misérables femmes! Il sortait de sa nature, oubliait sa haine des passions mêlées aux choses de l'idée, surexcité par cette brutalité qui lui coupait la parole. Cependant, le misérable petit vieux de vingt-cinq ans murmurait : — Pourtant, si vous niez le Droit, comment pouvez- vous vous dire socialiste? Faut donc que nous courbions la tête, puisque nous n'avons pas le droit de nous révol- ter? — Mais, mille tonnerres!... Pourquoi avez-vous be- soin de vous forger une religion du Droit? Est-ce que ce n'est pas toujours au nom du Droit qu'on a asservi l'homme, comme au nom de Dieu? Est-ce qu'à votre droit sacré de vivre on n'oppose pas le droit sacré de la propriété? Est-ce qu'il n'y a pas le droit divin et le droit féodal? A un absolu étroit on vous oppose des absolus non moins étroits, et cette manie de sanctuaire fait que les meilleures choses échouent ! Il s'élargissait, la voix lasse, ressassant l'absurdité du fanatisme, réclamant l'examen, le labeur cérébral, l'é- LE BILATÉRAL 29 volution, la bataille rationnelle contre les abus, et les écouteurs bisquaient de son abondance, de ses poses de philosophe. Eve, taciturne, sentait grandir sa haine con- tre l'anti-niveleur, contre le froid négateur des religions révolutionnaires. Mais Ravière, à la fin, voyant la ré- signation embêtée des compagnons, interrompit le dis- cours : — C'est égal, fit-il doucement, vous ne m'empêche- rez pas de croire au droit. Sans le Droit, pas de justice, pas de revendications possibles. J'ai toujours vu, voyez- vous, qu'à forces et armes égales, ceux qui avaient le le Droit de leur côté battaient les autres. Oh ! vous avez beau dire. Lesclide a tenté de vous prouver le Droit... le Droit ne se prouve pas... On le sent dans la conscience... et vous le sentez aussi bien que moi, citoyen, car vous voulez le bien du peuple... sans que votre situa- tion personnelle vous mette dans la nécessité de désirer un changement de société. Non, non, le Droit ne se prouve pas, mais il est aussi clair que le soleil ! C'est lui qui a fait la grande révolution, c'est lui qui a fait com- battre cent mille hommes pour la Commune... Et soyez sûr que ce n'est pas avec des raisonnements sur l'utilité que vous arriverez à obtenir les sacrifices nécessaires à une bataille contre les scélérats qui nous gouvernent!... Il se mit à rire, à grandes coupetées, et les autres reprenaient ardeur, revoyaient le Dieu flamboyant au sein des nuées : — Oui, oui, c'est vrai... C'est bien vrai ! Bravo, Ra- vière ! — Bravo, Bavière ! dit le Bilatéral. Mais tu raisonnes comme un curé. Bavière riait toujours, toussait, tout rouge, quand Lesclide, subitement, du fond de son orgueil ensanglanté, rejaillit : 2.30 LE BILATERAL — Sans doute, qu'il a raison... Mais je n'ai pas tort non plus en soutenant que le fait même que la nature s'est donné la peine de faire des êtres comme les hommes, constitue pour ces êtres un droit à l'existence. On peut bien faire semblant de ne pas comprendre, mais ceux qui examineront sans passion seront démon avis. Voilà ce que je dis. Quant au droit à la propriété que le bour- geois nous oppose, c'est un faux droit, une prétention infâme... et l'existence de faux droits ne prouve pas que le vrai Droit n'existe pas.... Le Droit seul nous sau- vera, le Droit seul est assez fort pour renverser la so- ciété criminelle qui exploite le travail et qui s'aplatit de- vant le capital... Tous les raisonnements du monde n'em- pêchent pas que nous conservions tous en nous, pour nous donner du courage au «grand jour », le culte de la justice. Il reprenait faveur, et le Bilatéral, agacé du recom- mencement des arguments déjà discutés, gardait un si- lence de lassitude et de mépris, regardait les anarchis- tes flamber aux paroles de Lesclide, et il s'étonnait d'a- voir pu se fâcher contre cette pauvre faune monomane. Blanquistes,Guesdistes, Parti-ouvrier, passe ! Ils valaient mieux, en somme,que les plats insectes de la bourgeoisie I Mais ceux-ci, hélas ! Puis, il eut peur d'être injuste, con- vint intérieurement que tous n'étaient pas des imbé- ciles. — Eh ! dites donc, compagnon ! fit un anarchiste en le touchant légèrement. Vous ne répondez plus? — A quoi bon ? Vous êtes tous en plein sentiment ! C'est comme si j'allais me disputer avec des pèlerins à Notre-Dame de Lourdes !... Ça lui donnait l'air vaincu. Il ne s'en souciait guère, analysait les têtes maigries, dans la fumée des pipes, et graduellement tombait à une nuance de tendresse pourLE BILATÉRAL 31 la vacuité de leurs ventres, pour les colossales espéran- ces de leurpauvreté. Pourquoi les traiter d'idiots? Pour- quoi des disputes colères? Sans doute, ils allaient à con- tre sens, combattaient leur propre avenir par la naïveté de leurs violences. Et après ? N'était-ce pas l'éternel pro- cessus humain? N'y a-t-il pas férocité à exiger du peu- ple un sens exquis des nuances que les plus larges na- tures mêmes comportent si rarement ? Leur parler, les enseigner, mon Dieu oui ! mais sans inclémente pédan- terie, sans l'accablement du pesant bloc scientifique. Parmi tout, Hélier s'émerveillait de la suavité d'Eve, la fille de Ravière. Elle était toute capteuse, d'un attrait de sylvestre, d'hamadryade, sous son petit couvre-tête à jours, en bleu légèrement criard, avec une abondance de teintes et de traits de nature fondus dans l'artifice parisien, comme des gramens délicats parmi des fleurs de serre. Quel enfantillage du père de la mêler auxso- cialomanes ! Une nausée le souleva, une sensation navrante de fa- talité et d'impuissance et, ayant serré la main des com- pagnons, cordial ment, il disparut à pas lourds, aufond de la salle. mII C'était un détour sournois de la saison, un jour bas, insinuant, avec une toute lente poussée de vent d'ouest, une fuite de tièdes nuages sur Paris, une des haltes où l'hiver tout soudain se faisant trop doux, dissout le cœur des hommes. Eve, sa fenêtre large ouverte, sur le bal- connet de son sixième, planante sur les toits, rêvait àl'é- terneltentateur, aureverdis, àlapalingénésie prochaine, au grand éclatement harmonieux qui bientôt allait ani- mer la tigelle et l'insecte et ce tiède jour était pour elle une pesante, terrible fatalité. — Oh! soupira-t-elle. Dans la grise substance cérébrale, ses lectures d'a- mour regermaient, les lectures de la fille de Paris, même plus analytiques, plus délicatement tendres que les romans coutumiers, et forte, vibrante, de suite elle trouvait à côté de ce jour troublant les captivantes ima- ges, le ressouvenir des idylles. La grande ivresse organique, depuis plus d'un an, la travaillait. Elle n'y était pas aveugle. Par toute sa34 LE BILATÉRAL vie (populaire tout à la fois et compulseuse, raisonneuse, souvent entourée des hommes de son père, rudes en paroles, rudes en désir, presque tous du principe de l'union libre) elle était préparée à la crise. Mais toute espèce de contradictions palpitaient en elle. Elle avait bien, par logique révolutionnaire, fixé sa loi, le choix libre, sans lien contractuel, et pourtant, cabrée, ne se résignait pas, rêvait tout bas une chose plus douce à son instinct de fille fidèle, le lien supers- titieux du mariage, la durée d'un éternel et grave amour... Le sang vermeil d'une très belle race sourdait de son cœur, fluait dans sa chair, et c'était une vraie amoureuse, une vierge ardente, bien faite pour la ca- resse mâle, et le sachant. De la vie elle ne comptait éviter ni la joie, ni le de- voir de son sexe, se rêvait femme, mère féconde, sans détourner la pensée, de ses beaux grands yeux sou- vent fixait, examinait l'homme. Aussi, le travail pubère, sa virginité encore intacte, malgré le vœu violent de la nature, la faisaient trouble, un peu triste, mais de la voluptueuse tristesse d'une fille qui sait son pouvoir, la tyrannie de sa beauté. Douce caresse d'Ouest, lente et nervine, le vent pas- sait sur la joue d'Eve, sur sa frange courte, sur sa sou- ple et vivante chevelure. La tentante fille s'y plongeait, dénudait son cou gracile, avait mi-ouverte la bouche pour des aspirations orageuses, les yeux vaincus, les cils bas. Sa robe remuait mollement contre le grillage ; dans l'échancrure de sa pantoufle le bas développait son dé- licat treillis stibine et rouge, et toute la fleur humaine, là solitaire, avait un terrible charme. Elle soupirait cependant, sombre dans son désir. L'impérieuse vibration atomique, l'obscur vœu desLE BILATÉRAL 35 germes, Ja secouait, l'alanguissait, la faisait se cou- cher toute tendre, vaguement se donnant à quel qu un. l nues" ÎTTÏÏ* Ce ,n'était PaS Un V°y^e de 8"«» nu Le fond de nickel mat du dôme ne bougeait pas. Seules passaient des fumerolles, des nébuleuses ef- fritées de petits haillons blancs, des barytes qui parfois se condensaient en ondée légère, en chute dépoussière fond une fluorescence vert d'eau, très vive, dans le quadrangle d'un réservoir. Alors, aucun scrupule du reste ne l'arrêtant, elle se mit à imaginer l'homme, la joie de l'union. Elle cher- chait parmi ceux du Parti, ayant horreur de rêver au bourgeois, au petit employé stupide, à l'ouvrier sans re igion socialiste. Des figures passèrent, nom- b euses.lamultitudedes^o^lesamisdupère etpeu lui plaisaient. Fumeurs, buveurs, elle les exécrait et parmi les abstèmes, presque toujours c'étaient des na- tures âpres, suraiguës, ou des glabres mathématiques douteux, de peu de sexe.. Elle aurait aimé un doux' vird pourtant, grave de voix, plutôt un peu lent, un peu mesure, avec de larges épaules, une face de Zeus Ce- lui-là se cachait sous les voiles, et deux surnageaient dans sa rêverie : Lesclide, sa correction pseudo-héroïque e le beau petit Laramée, sa barbe soyeuse, son cou blanc, la grande douceur de sa figure, son sourire de charmant enthousiasme. Tous deux étaient tentants, mais Lesclide, sans tendresse, capable d'amour dur au uëril d'aiIleurs> et Laramée trop petit, un peu Un schisteux bout de Paris, sous elle creusait ses sillons ra.des, de ci, de là une maisonnette d'antan abaissée entre les prismes géants du casernement mo-36 LE BILATÉRAL derne, avec le minium de ses tuiles, et une muraille, un jardinet cendreux pointant un couple d'arbres en misère. Partout lesnoirstrous des croisées sur les faça- des jaunâtres et chromeuses, puis saint Pierre émer- geant en camaïeu, à mousses arêtes, extrêmement aimable sous les nues basses qui semblaient échouer sur sa cime. De pauvre monde passait au fond des ravins, et, contre une bâtisse neuve, trois gamins jouaient à se poser sur la tête et à marcher sur les mains. Eve s'accouda plus fort, dans l'attendrissement de sa volupté. Lesclide, Laramée, se confondaient, alterna- tivement hantant, [tourmentant son cœur trouble. Elle rêva l'idylle, le printemps, les vifs ciels blanc-de- perle, pleins de bestioles, ' l'alacrité pénétrante des rameaux en parure fine, et des paroles comme dans les livres, dans les chansons : « Nous irons, ma charmante, » Mes yeux dans tes beaux yeux !..» Et l'odeur du lilas venait, de la jeune terre en fer- ment, les petits souffles des bois, avec Vautre (Les- clide-Laramée ?), si bien que sa poitrine bondissait vite, très vite, étouffait. Puis, son imagination progressant toujours, attardée aux paroles de l'idylle, aux baisers timides, à de brèves étreintes remuant au plus profond, brusquement la pudeur de la vierge, plus forte que le scrupule, s'é- veilla, la fit tremblante et rouge. Et la pause âpre de la réaction lui rendit pour une minute la force, l'hiver du cœur. Tête basse alors, toute la chair glacée, grelottante, elle détailla le pavage. Lavé par les intermittencesLE BILATÉRAL 37 pluvieuses, verni, il étonnait la jeune fille par une di- versité de mosaïque. Des pavés saillaient jaunes, de laiton terne, feuille de cytise flétrie, d'autres rouges, l'un tout éclatant, couleur de sang frais, et certains sem- blaient de jade. Il en était de vert d'eau trouble, houil- leux, bleu d'ardoise, diaprés, et elle les comptait, dans la stupeur d'un après-rêve. Cependant la coupole blanche s'était trempée en un bain faiblement roux, et des nues anguleuses, terreu- ses, circulèrent, avec des pertuis, de longs rais d'eau. Sur son siège, un maigre cocher attendait, dans une vaste houppelande nuance beurre, imperméable. Il ne mouvait pas, une stupeur le prenait, sa tête tombante, ensommeillée, la pluie cruelle lavant sa sanguine nuque nue. Plus résigné encore, tout long, sans chair, le cheval était de pierre sous la féroce chute de l'onde. Brun, une houppe de blanc au chanfrein, la crinière pauvre, le cou tout mince, ridicule vu d'en haut, les quatre pat- tes pâles à manchettes noires, pareilles à de torses co- lonnettes, ses oreilles seules disaient un peu de vie. Tantôt elles mouvaient d'ensemble, largement, d'avant arrière ou d'arrière avant, ou bien une seule s'avançait, ou elles frissonnaient doucement comme de longues feuilles rousses, ou simplement se dilataient, se resser- raient. Eve, avec pitié, épiait le coin d'un de ses yeux, der- rière le petit volet de cuir, un peu de substance miroi- tante, uniforme. Et de le voir, le pauvre hère du bran- card, si résigné, plongé dans son insondable mélanco- lie, la jeune fille avait mal au cœur. Mais un char passa. Curieux, il retournala tête, sa- luant son prochain, en sa calme manière fraternelle, balançant le front de haut en bas, isochroniquement, ■&W > -r--38 LE BILATERAL pour retomber dans la pose première, la résignation stoïque, l'attente impassible de vieux coureur des rues, soucieux de repos. Le vent mourait, n'emportait plus les fumerolles va- poreuses, et le ciel était plus pur, plus haut, presque couleur d'argent. Alors, l'accablement d'Eve s'élargit, encombré des souvenirs, des tassements d'impressions que suscitent ces atmosphères bizarres, et elle se cacha dans la chambre. Longtemps, dans une constriction d'âme, le mécontentement de sa vide vie, elle resta contre la muraille, la bouche chagrine. Puis, brusque- ment, le front tombé sur son lit, elle pleura, elle san- glota son regret de voir couler sa jeunesse solitairement. Elle se releva faiblie, froidie, et humble, se retrouva vaguant sur l'appui du balconnet. Moins amoureuse, ses sens éteints par les larmes, elle était plus tendre peut- être. L'histoire du cœur reprit, encombrée de puérili- tés édéniques. C'était toujours Lesclide - Laramée, la confusion de leurs personnalités, mais d'autres choses s'y mêlaient, la Révolution, le bonheur des hommes, l'immense régénération du genre humain, tout l'enthou- siasme de la jeune théoriste, sa catéchumène flamme de convertisseuse où elle s'oubliait femme. Là-dedans, à l'improviste, la scène de l'autre jour revint, cette discussion chez Erançois, où Lesclide, son père, elle-même, avaient tellement été remués. Us avaient bien répondu, les révolutionnaires, et l'autre pourtant, ce Bilatéral__ — Qu'est-ce que ça veut dire Bilatéral? Elle prit son petit Larousse, chercha : — Bilatéral... qui lie des deux côtés : une convention bilatérale... Ne comprit pas pourquoi ce surnom, à moins que cela ne voulût dire homme à double croyance :LE BILATEKAL 39 — Un hypocrite? Son irritation revenait contre l'hérétique, pire, le né- gateur. Surtout cette chose criminelle qu'il avait dite, pas de droit naturel, aussi noire, aussi glaciale à Eve que l'athéisme au mystique. Mais Lesclide, son père, tous avaient détruit l'argument. Détruit? Pourquoi donc était-ce lui qui était resté tranquille et les autres bre- douillants? — Un hypocrite? répéta-t-elle. Sa chair frémit de répulsion. De quel mépris il avait osé nier le rôle révolutionnaire de la femme, la placer sous l'homme, soumise, mère, dénuée de logique parla fatalité du sexe. Quell1 injustice! Comme si toutes les créatures humaines ne se valaient pas! Car c'était l'é- ducation, l'égoïsme de l'homme qui avait maintenu la femme en arrière, et non pas sa nature! Ulcérée, dans sa foi et sa vanité, elle se sentait haïr cet étranger, ne concevait pasla sympathie de son père. Un bourgeois! Ah! oui par exemple, un complet bour- geois! Elle fermait les yeux, le revoyait, sa face tran- quille, son geste lent, maladroit, sa voix pesante... Pas laid pourtant, il faut être juste!... Lesclide, lui, une voix sonnante, de l'éloquence, des choses qui frappaient l'âme ! Malgré tout, l'autre la hantait, comme l'impie hante l'inquisiteur. Les recoins cruels du sanctuaire s'ou- vraient en elle, la rage éternelle des créateurs de Pa- radis contre le doute, et vaguement elle désirait la mort du Bilatéral. D'autr. s l'avaient indignée, fait bondir, mais tous, comme elle, prenaient un droit primitif comme base, un solide appui de principes. — Un hypocrite ! Dans la mollesse du crépuscule approchant, ces hai- nes se dispersèrent dans son cerveau. Quelques minu-40 LE BILATÉRAL tes inerte, débarrassée de la lourde substance réflec tive, elle se remettait à regarder la rue. L'homme de l'hôtel Ghanzy était sur sa porte, vêtu de futaine, avec un col blanc sous la violente vinosité de sa face. Une casquette basse surmontait germani- quement le gaillard. Ses mains plongeaient, heureuses, dans les poches de sa veste; ses dents tenaient sacra- mentellement le tuyau de merisier, et là, sur le piédes- tal de son seuil, en roi dormeur, mi-masquant sa bouti- que carrelée en calcaires noirs et blancs, il semblait bien un paisible, éloigné des vicissitudes, autant au moins que le chien roux qui, le nez studieux, cherchait le trésor d'un os, d'une pourriture, au ruisseau. Brusquement, Eve se trouva aux prises avec un cau- chemar d'heure nerveuse, une brève idée fixe, grotes- que, horripilante, inécartable, où elle se voyait aux bras de l'homme à la pipe, subissant un bête, un bru- tal baiser. Des enfants la dépolarisèrent. Avec de la craie vierge, ilshistoriaient le trottoir humide, qui d'a- rabesques, qui de faune chimérique, les vifs à grands coups d'impressionnistes, les réfléchis minutieusement, économiquement. Mais un premier se releva, ruiné en matériel, et d'un air d'amateur examinait l'œuvre des autres, en chiffonnant sa petite écharpe rouge. Un à un, des compagnons l'imitèrent, puis un critique na- quit, verbeux, débordant de conseils et de science in- fuse. Un seul restait, créateur d'une bête gigantesque, la gueule ouverte en hémicycle et, à petits traits parci- monieux, il acheva la queue, puis, d'un corpuscule de craie, tirant les dents encore, deux grandes scies sur les mâchoires, il se mit à rire et à battre des pieds, et dans le petit creux de sa paume montra, victorieusement, un atome épargné de calcaire. Enfin, finis coronat opus, naquit le chœur triomphal, les Peaux-rouges tour-LE BILATERAL 41 noyant en fous, les tout petits délicieusement ridicules, soutenus par la chaîne des grands. — Et tout le monde a peur d'en faire ! murmura Eve. Comme c'est lâche ! Cependant se mouraient les contours, en bas déjà le triomphe nocturne, l'allumement des topazes, en haut encore la forte bataille des lueurs. Une note plaintive sur les rues, une teinte de mort sur le pavage humide, une lividité sur les façades, et les passants allaient bi- zarrement, comme des gens de vieille estampe, avec une solennité de fantômes. Mais la joie jaillissait là-bas, dans un détroit des toitures, entre des murailles prêtes à se refermer en angle. Là, le rire d'une couleur cerise sur la nue, des béryls pâles, sous une évanouissante ai- gue-marine, des stratus saturés délicieusement, entre les bords aigus, d'un irisement de perles, d'un scintille- ment de sardoine, d'une dentelure de cuivre à pointes obtuses, et enfin, dans un écartementde calcédoine,les minces cornes du Croissant, la vive splendeur de Vénus, et deux passereaux attardés passant comme deux noirs aérolithes. La discrétion des nuances, la septentrionale beauté épandue, l'apport du soir aux défaillances humaines, tout cela triomphait d'Eve. Un choix grandissait en elle, lentement, divisait le couple du premier rêve. L'homme froid, dur, glabre, cédait aumâleplustendre. Quel dommage qu'il ne fût pas un peu plus grand, ce Laramée! Et elle songeait aussi, mollement, à la pas- sivité de son cerveau. Mais, malgré tout, elle le préfé- rait. Et dans le noiement final des escadres lumineuses du crépuscule, les grâces du petit homme se précisè- rent, sa barbe harmonieuse, la puérilité transparente de ses prunelles, le soin de sa toilette, le tissu égal, sain, net de sa peau. Oui, il était joli !42 LE BILATÉRAL Le faible Croissant descendait, comme un arc de cui- vre rouge; une odeur de pommes de terre frites s'éle- vait dans la rue et chaque lanterne projetait un joli ru- ban jaune sur le trottoir, plus pâle sur la chaussée. Bientôt le père allait rentrer : — Vite le dîner! murmura Eve.III Impatientée d'un roman bourgeois qu'elle s'était laissé glisser au cabinet de lecture, un roman où le hé- ros escaladait triomphalement la fortune — par son tra- vail disait l'auteur, — Eve se dressa, nerveuse : — Le cochon!... Il appelle son travail celui de ses mille ouvriers ! Et d'une bourrade rancunière, elle rejetait le volume. Puis, elle resta indécise, les yeux chauds, avec aux reins la mollesse des après-lecture. Et continuellement elle recommençait à disputer avec l'écrivain : — Faut-il être bête ou canaille ?... Ne pas admettre que c'est un tyran son homme utile... Saleté d'auteur ! Et ça vous a du succès ! Ça engraisse de sa lâcheté ! L'aise lui revenait, la circulation pondérée du sang, la trouble toile d'araignée évanouie de son cerveau, mais alors elle se sentit « rassise » d'avoir passé tout le jour en chambre. Deux minutes, elle rangea la table, le petit cosmos intime des ciseaux, des aiguilles, du livre, de l'encrier, des brochures, puis alla tirer la fe nêtre. La température était attrayante :44 LE BILATÉRAL — J'irai chercher le père... Mais quand est-ce qu'on fera des romans avec des héros qui soient véritablement honnêtes ? Elle nicha une capote dans sa chevelure, et l'oréade devenait une trotte-menu des ravins de Paris. Deux coups de houppe aux joues, devant la glace livide, puis elle sortait, enjambait fièrement le pavé. Le tabernacle des « Collectivistes fédéraux du xiv° » était privé de splendeur, espèce de salle de danse relé- guée à l'arrière d'un mastroquet, les murailles atroces, polluées d'exsudats, et l'air, s'y renouvelant pénible- ment, fleurait la moisissure. Les soirs ordinaires, des chaises en parallélipipèdes s'étageaient au fond, une tris- tesse désagréable descendait de l'estrade de bois, et un seul bec de gaz promenait sa faible vie sur les surfaces bleuâtres, grises, sur deux ou trois tables détrempées, sur les groupes de causeurs, sur quelque affiche crapu- leuse annonçant une sauterie. Au total, une vraie ca- verne, froide en été, un habitat de rhumatismes. Ce soir-là, l'urgence qui avait réuni une vingtaine de membres étant épuisée, on achevait de vider lentement trois ou quatre bouteilles et de rares absinthes. Beau- coup parlaient ensemble, selon la coutume, et les voix couraient et revenaient sur les murailles chauves. Dans l'indigence de la lumière, ils avaient l'air men- diant, leurs gestes singulièrement pauvres etleurs colè- res lisibles. Quelques-uns ânonnaient simplement des aventures d'atelier ou de chaussée, mais la plupart restaient sous la préoccupation de leur existence sectaire, reprenaient l'éternelle histoire sociale. Et le plus redon- dant, le plus animé d'enthousiasme intarissable était Ravière. Assis face à face avec Longetourne, le rédac- teur de « La Revendication prolétaire, » il criait : — Ils n'oseraient pas, vois-tu!... Ils n'oseraient pas !LE BILATERAL 45 Pardi, tu comprends bien, si le gouvernement n'avait pas peur du socialisme, pourquoi refuserait-il quelques essais... On lui en propose ! Samproux et Poulard... deux gaillards qui ont fait des études spéciales, qui savent leur agriculture à fond... des anciens à Waldeck... mais il est jaloux d'eux.,. Eh bien ! Samproux et Poulard ont envoyé pétition sur pétition... demandant que l'Etat leurprêtedeuxou trois cents hectares de terre inculte... avec un crédit pour acheter des machines et vivre quel- que temps... et ils s'engageaient à faire l'essai avec les premiers venus ramassés dans les campagnes. Le gou- vernement les a envoyés paître ! Il avait trop peur, le gouvernement. Vois-tu l'effet que ça aurait fait sur les paysans ? A dix lieues autour de l'exploitation on serait devenu collectiviste !... Oh ! la grande culture en com- mun!... Tu vois ça?... ici, la rivière, un terrain frais... au lieu de m|obstiner à y planter des choses qui poussent mal... de suite je fais de bons herba- ges bien tendres, tandis que là-haut, où il fait plus sec... Longetourne, froid comme un glaçon, la face fibreuse, se condamnait à écouter ces choses, les lèvres serrées contre le bâillement. Et tandis qu'allait l'enthousiaste, lui, Longetourne, revoyait cent essais avortés ou vic- torieux, et l'immense lenteur des hommes à suivre l'ex- emple, la prodigieuse indifférence du monde devant les hurlements des impatients. Il se foutait de tout, au fond, même de son journal « La Revendication prolétaire », n'en restait pas moins un des fidèles du Parti, péchait dans ce maigre étang les deux à trois mille francs par an nécessaires à sa pauvre existence. Et il grommelait, avec une très vieille grimace de dégoût devenue auto- matique : — Tu n'as que trop raison, c'est leur rôle de refuser 3.46 LE BILATÉRAL les tentatives, et avec cette puante vermine, la violence seule est possible. Et Ravière reprenait, en sueur, levant un poing de conquête et oubliant de boire. Longetourne, vrai droma- daire pourtant, vidait seul la bouteille, à petits coups qui déguisaient l'énormité de son ennui pâle de confes- seur qui lui faisait s'essuyer le front continuellement. — Voilà ta fille, citoyen ! Ravière se retourna lentement. — J'ai pensé que je viendrais te chercher, dit Eve. Longetourne, sur ses joues fibreuses, dans sestristes prunelles.de mouton, mit uu sourire agréable. Comme presque tout le Cercle, il n'avait pas le cœur en paix de- vant cette proie délicate, et, rédacteur, célébrité locale, pourquoi la jeune personne serait-elle froide à son mé- rite? Elle y était insensible pourtant, détestait Longetourne et, aux propos qu'il tenta, opposa des poses découra- geantes. Il se serait obstiné, mais une affaire l'ap- pelait : — Neuf heures et demie ! faut que je m'évanouisse. — Comment! neufheures etdemie, fit Ravière... Eve, je ne t'avais donc pas dit que je devais passer une couple d'heures chez Séverin ? Il ne va pas mieux le pauvre garçon.... Tu devras retourner seule. Que prends-tu ? — Rien. Le père resta une minute à s'émerveiller de sa fille, vaniteusement. Sacrée mâtine ! était-elle épatante 'Mais à côté, une discussion s'élargissait. Un ridicule grison, perché sur « Fils de fer », tenait par la boutonnière un citoyen oiseau, inquiet, instable, fureteur, une houppe de perroquet raidie sur son crâne. — Eh ben oui ! Des dépôts immenses, cent fois grandsLE BILATÉRAL 47 comme les halles, et magnifique ment arrangés... Si bien en ordre que d'un coup d'œil on verra ce qu'on cherche. Et pourquoi donc pas ? Moi, ça me parait facile, je trouve naturel à l'homme de tout mettre en place. — Moi je ne le trouve pas naturel du tout, j'ai tou- jours vu les ménagss en désordre. — Bon ! si tu arrives avec les ménages !... Il s'agit d'une organisation générale, tu comprends ! Prends le Louvre ou Potin, c'est grand et c'est en ordre. L'Oiseau, collectiviste convaincu en public, affectait du schisme dans l'intimité : — Potin ou le Louvre, c'est des patrons qui gouver- nent ça ! Faut pas confondre ! — Les citrouilles parlent comme toi ! Si eusses ont des maîtres, est-ce que nous, nous n'élirons pas nos hommes? — Alors, y aura des corruptions. — Des corruptions? interrompit Ravière. On les ren- dra impossibles par une discipline impitoyable. Tout coquin immédiatement au clou, comme àl'armée. Voyons, citoyen, est-ce que l'armée n'est pas une machine en- core plus énorme que le Louvre, est-ce que l'armée ne marche pas ? — Mais y a des corruptions... puis, ils ont des chefs! — Et nous? Tu crois que nous n'aurons pas de di- recteurs? Seulement, pour empêcher la corruption, nous les renouvellerons plus souvent. —Mais Les soldats sont malheureuxcornme des chiens, faut pas me la faire à la caporale, tu sais ! — C'est pas la faute des chefs, c'est la faute del'ins- titution même. L'armée est faite pourune besogne bru- tale, mais la sagesse de son organisation appliquée... sa force mise au service du bonheur de l'homme... nous tireraient de la misère. Minute!... Pas confondre48 LE BILATERAL l'organisation avecle but del'organisation. L'organisation c'est une arme qui peut servir au bien ou au mal, nous autres nous voulons la faire servir au bien ! C'est-y clair, dis? — Avec ça que l'armée est toujours bien organisée; de simples ouvriers auraient mieux fait l'affaire à Se- dan que tous cessalopiauds d'officiers. — Qu'est-ce que ça prouve ? Qu'une organisation peut être mal faite ? Pardi !... Mais vois, en revanche, comme celle des Prussiens est joliment ficelée ! — Et moi je dis qu'une organisation sociale est en- core plus difficile que l'armée ! — Quelle blague ! — T'es pompette, Lorin ! — Ssss ! fit Ravière. Qu'on me donne deux mille hommes et du terrain... avec du pouvoir pour un an... et tu verras si c'est difficile. Y a qu'à vouloir... vou- loir !... vouloir !... et toujours vouloir ! Si seulement on parvenait à faire comprendre aux travailleurs que la société nouvelle réduirait leur travail à trois heures, tout en doublant leur salaire !... L'Oiseau, opiniâtre à être impopulaire, poussa un cri bourgeois : — Faire des feignants, quoi ! — Le travail, c'est une punition...l'abrutissement... la Bible n'a, nom de Dieu ! pas eu tort de dire cela ! ricana Ravière. En travaillant peupour vivre, l'homme aura du loisir pour se développer la boîte à idées. Tiens, Lorin ! t'as tort de faire le pot ! Je suis sûr que tu comprends ça aussi bien que n'importe qui, ça saute aux yeux ! Eh bien, alors ! Est-ce qu'une organisation sur cette base n'est pas plus facile à créer que celle de l'armée ? —T'as beau dire ! Dans ta société tout le monde vou-LE BILATERAL 49 drait être des aristos, on prendrait tous le métier d'é- criveur, de savant et d'artisse, et personne pour foutre la soupe... Merci de se salir encore les mains ! — Ah ! t'es collant !... Pour les métiers trop re- cherchés... on mettrait au concours... Lasociété adop- terait les meilleurs savants, auteurs ou peintres... — Et la vidange?... Hein? Tu trouveras des ama- teurs ? — Les coquins seront vidangeurs. Mais je dois fiche le camp ! Viens-tu, Eve ? — Non, dit Eve. Si ça t'est égal, je resterai encore quelques minutes. Cane lui était pas égal, mais il avait ses timidités avec elle : — Bon, ne t'attarde pas ! Et il disparut. Eve,hésitante, épiait le petit Laramée, tout en circulant dans la salle, sans hâte, s'attardant aux conciliabules. D'un air retors, un malpropre maigre, avec des ex- créments de puce sur sa chemise et des morsures au cou, chuchotait mystérieusement. — Le bruit court dans les cercles diplomatiques qu'on va proposer une espèce d'Internationale des gouverne- ments contre nous... Il paraît que Bismarck, à Varzin, a machiné un truc... un truc ! Tous se rapprochaient, confabulaient des gouverne- ments,en intimes de toutes les cours, citaient des noms de diplomates, commentaient des faits hyperboliques : — Vous savez, Ferry en est ! Oui, son sale nez s'est fourré dans la cuisine des rois. On dit que l'empereur de Russie lui a fait glisser un million. J'en ai les preuves ! — Est-ce bien sûr? — Est-ce que ça t'étonne ? citoyen. Lis donc l'histoire, t'en verras bien d'autres ! . ,50 LE BILATERAL Les joues hâves, un jeune citoyen émergeait, pro- jetait un œil fou sur le groupe : — Ce cochon-là ! Faudra qu'un homme de cœur aille le saigner à blanc, à la fin ! — Ce Malicaud ! Mais un malaise soufflait, tous taciturnes, tandis que Malicaud grondait à mi-voix, s'exaspérait de l'inertie humaine. Il était haut, le teint safrané, d'une séche- resse puissante, perpétuellement tourmenté de rêves tragiques, avec l'empreinte d'une naïveté de barbare. Tous le redoutaient, craignaient quelque explosion, nul ne doutant de la sincérité de sa bravoure. Et il restait là, énergie ténébreuse, redoutable comme un élément, plein de bontés éparses, de dévouements inanalysables. Mais un hercule méchant, perdu dans un incoercible système pileux, nommé Rigaud, à la fin se mit à rire, tapa un coup d'amitié sur le grisou «fils de fer» : — Vous savez...ce trou du cul de Joseph? Vous ne croiriez jamais ce qu'il est devenu? Voyageur chez un marchand de Jésus, près Saint-Sulpice ! Faut voir sa gueule de calotin! Hein !- En v'ià un qu'a fait du chemin depuis qu'il voulait aller poignarder Gam- betta. Malicaud se frappa le sein avec mélancolie, sans co- lère. Toute trahison lui causait une douleur cuisante, et c'était toujours chez lui la môme difficulté à conce- voir le renégat. Un groupe tombait les anarchistes : — Les anarchistes... ce sont des malades, des imbéciles ou des mouchards ! Je n'en connais pas d'au- tres... — D'ailleurs, ilsfont le jeu des Bonapartistes. Oh ! je ne dis pas qu'ils le font exprès,mais ils le font... ils le font!LE BILATÉRAL 51 — Un parti idiot qui déshonore la Révolution, la pre- mière culotte de peau les foutrait dedans. — Insensé, vois-tu! Je ne comprendspas ! Gober que d'imiter les bêtes brutes, ça va leur faire tomber des poulets rôtis dans la gueule ! — Oh ! Mais ça ne va pas durer, le peuple se dégoûte déjà d'eux ! — Crois-tu? Mais Eve venait de rejoindre Laramée. Le jeune homme écoutait un Long, au front à pans, au visage pelé, saupoudré de petites squammes, bou- tonné dans un minuscule veston d'éléphant: — Je ne vous dis pas que je veux tout à fait suppri- mer les écrivains, mais enfin, faut le dire, à quoi que ça sert? Moi, je ne trouve rien de bête comme un ro- man, — Même révolutionnaire? cria un gueulard. — Certainement, un peu moins bête, voilà tout ! Des jeux d'enfants,bonspours'amuser deux minutes... et un mauvais amusement ! — Merci ! cria Laramée. C'est comme si tu disais que c'est un mauvais amusement de faire de la musi- que. — Je ne l'aime pas tant la musique ! fit dédaigneuse- ment le Long. — Ça prouve que t'as des ' oreilles de m... ! cria le gueulard. ■— Voyons, dit Laramée, est-ce que ça serait une vie où y aurait plus un livre à lire ou un petit morceau à écouter? Moi, dans lacommunautcje vois l'agrément de tout le monde... et y en a foutre pas beaucoup qui ont des goûts aussi pète-sec que toi, citoyen ! Le gueulard, lui, amateur de trombone, exaspéré, cria au Sec :52 LE BILATERAL — Au bout du compte, qu'est-ce que tu aimes, voyons ? — Ce que j'aime... ce que j'aime... un bon traité d'économie sociale ! — Ah ben ! T'es rigolo, au moins. On s'amuserait joliment. Et pourquoi que tu ne proposes pas le caté- chisse, eh I ratichon ! Le Long, plein d'un froid orgueil, là-dessus resta ta- citurne, claquemuré solitairement dans le cristal de ses pensées. D'ailleurs, une voix de jeune coq, acidulée, dominant tout, s'élevait d'un Breton, à basse casquette, aux yeux de crapuleuse bravade : — Mais, sacré bougre de serin, tu ignores donc qu'y a deux millions de socialistes en Allemagne, un million en Angleterre, autant aux États-Unis... Et tu crois qu'il faudra plus de deux ans pour décupler ça ? Il secouait par le collet un ahuri, un citoyen charnu de front, endormi de figure, expliquait que la grande, l'unique, la vraie Révolution éclaterait avant 1889. Tout le prouvait. En quelques années le Parti avait centuplé ses adeptes. Tant plus on croyait le foutre dedans, tant mieux il allait. Ça ne servait à rien de taper sur les gas : il pleuvait des partisans de la lune. Des gens qui rigolaient la veille étaient les meilleurs convertis du lendemain. Oui, avec leurs coquineries et leurs tonki- neries républicaines, ils s'étaient crânement coupé le cou, les opportunots. Les clarinettes pousseraient tou- tes seules entre les fentes du pavé quand la grande cloche s'ébranlerait, quand le coq rouge chanterait au- dessus des incendies ! Et plus de blagues, cette fois ! De suite on ouvrirait les entrepôts, les magasins de blé, on visiterait tous les pauvres, on enverrait des provi- sions aux trous les plus lointains...LE BILATÉRAL 53 — Bien parlé, Laënnec ! Malicaud, en fièvre, fléchissait le col, et lentement sa main fouillait, allait palper son revolver dans la poche intérieure de sa redingote. Il murmura fanatique- ment : — Il manque des énergies ! Si, de tous les côtés, des citoyens se levaient, faisaient des exemples en tuant un ministre pourri, un grand buveur de sang indus- triel... ça ferait de l'exemple... ça ouvrirait des millions d'yeux !... Mais sur combien d'énergies peut-on comp- ter? Il regardait la muraille où tremblaient des silhouet- tes absurdes, était infiniment mélancolique, de noir en- thousiasme. Il ditencore: — Y en a si peu qui osent franchement risquer leur peau! Les collectivistes, partisans plutôt de mouvements par larges masses, pourtant n'osaient blâmer ces doc- trines, par la crainte de paraître inférieurs en audaceà l'anarchie. Eve commençait à bâiller délicatement. Laramée, trop attentif à la glose des autres, un peu béant, sans spontanéité, l'impatientait. Pourtant le petit homme n'était que timide, sachant, par observation, la sévé- rité de la vierge. Tous au cercle, d'ailleurs, subissaient l'induction charmeuse, se glissaient près d'elle, la frô- laient, la plupart peu désirables, sous de trop laides coiffures, des vestons, des tricots en désuétude, d'ail- leurs défraîchis eux-mêmes, dénués de la vibration des jeunes gens par une vie en tourmente. Cependant, la porte venait de s'ouvrir, un nouvel ar- rivant se dessinait, couvait d'un attentif regard tout le groupe, enfin abordait le « fils de fer » et Rigaud : — J'avais raison de me défier de Ternant ! dit-il.54 LE BILATÉRAL — Hein ? cria Rigaud. Tu dis ? — Ternant est un mouchard. — Pas possible ! Tous se rapprenaient. Eve demanda àLaramée: — Ternant, c'est ce petit, le cou de travers? — Justement. Les collectivistes restaient ébahis. Ternant, un es- clave à Camescasse ! Ça les passait tous, et ils se relu- quaient avec une pesanteur de surprise, à l'idée que d'au- tres casseurs de sucre pouvaient bien se trouver dans la bande. Car, en somme, Ternant possédait leur confiance, avait toujours paru un franc camarade, plein de cœur révolutionnaire. Et Rigaud gueulait: — Nom de Dieu ! C'est un peu plus fort encore que ce trou du cul de Joseph, ça ! — Est-ce que ce n'est pas une calomnie, enfin ? de- manda Malicaud, poigne, avec sa répulsion à croire aux traîtres. Le nouveau venu répondit : — Le citoyen qui me l'a affirmé n'est pas un lézard. Y m'a promis des preuves irréfutables pour jeudi soir. — Bon, alors ! fit le «Fils de fer.«Motus ! Lavart viendra nous donner des renseignements jeudi soir, et, si c'est vrai, nous ferons quelque chose de solide. Nous con- voquerons Ternant pour neuf heures... mais nous le devancerons, hein? — Convenu... Des groupes se reformèrent, furieux, et les histoires de police circulaient, s'amplifiaient, tous bondés de la détestation, de l'âpre mépris du sergot, prêts, si l'im- punité d'une tourmente le permettait, à tomber impla- cablement sur les personnages de la Préfecture. . Eve, cependant, après une minute d'intérêt, s'en- nuyait davantage. Laramée, avec samanièrede lanternerLE BILATÉRAL 55 de groupe en groupe, l'agaçait. Il paraissait stupide, d'ailleurs, de n'avoir pas compris la légère avance ris- quée, de ne s'être pas cloué auprès d'elle, abandonnant tout. Et, froissée, très mécontente de sa démarche, avec la sensation d'une déchéance, d'une chute dans un vague déshonneur, elle s'apprêtait à partir. — Citoyenne, fit une voix, est-ce qu'on peut pas vous offrir un verre ? Elle se retourna. C'était le malpropre mystérieux, sa chemise piquotée de taches de puces, et elle répon- dit presque brutalement : —■ Non, citoyen. II prit son air fin : — Que Votre Majesté ne se mette pas en colère, on ne veutpas la dessaler de force ! Il fit un salut en blague, son salut de diplomate supé- rieur, et s'éloigna. Eve, énervée, se dirigea vers la porte. Quelques-uns commençaient à sortir, et, sur le seuil, elle se trouva avec Laramée. Confusément la pensée était venue au petit homme qu'il pouvait risquer quelque chose : — Vous partez ? dit-il. Et, au long du corridor, il se mit à l'entretenir, d'un ton câlin. Il n'entra pas chez le mastroquet, se trouva avec Eve sur le trottoir. Il faisait doux, un gros mor- ceau de lune sillait entre des nues, et la rue était peu hantée. Alors, ils marchèrent, au hasard. Ils parlaient de Ternant, de la police. Tous deux en avaient la haine, lâchaient nerveusement des phrases du Cri, se racon- taient des révélations de la sale boutique, etle sergot se métamorphosait en Entéléchie monstrueuse, personni- fiait la hideur capitaliste, les dénis de justice, l'arbi- traire. Des citoyens disparaissaient mystérieusement, tués à coups de bottes, gelés, affamés, empoisonnés56 LE BILATERAL même. Tous deux, à ces récits, perdaient le sens croyaient à une Inquisition, des geôles secrètes, des supplices abominables. Et un agent, dans la rue de Rennes, une minute les arrêta. Grave, les moustaches fortes et métalliques, il circulait sur les talons, regar- dant vaguement les jeunes gens. — Y a pas un Parisien parmi eux... chuchota Laramée. pas un seul! IV Une timidité survint, qui les tint en silence, puis, Eve ayant félicité Laramée de vouloir une commu- nauté où aucun art ne serait omis, fatalement ils édi- fièrent la société future. Lui, la voyait bon enfant, avec très peu de travail, de la flâne, des théâtres libres, des cigares, des romans comme ceux de Bouvier et beau- coup de musique sur les places publiques. Eve la rêvait un peu sévère, exigeant des devoirs, poétique, des âmes très pures, des conversations sérieuses. D'ailleurs, elle aussi aimait des théâtres en abondance et des romans, mais plutôt des romans comme les Amours de l'Age d'Or. Pour la musique, elle la préférait cachée, entre des arbres, au fond d'un parc. Elle désirait encore beau- coup d'instruction et de voir les gens éviter les paroles rudes, les mots voyous : — A la bourgeoise ! dit en riant Laramée. — Pas du tout... Quelque chose de plus frais qu'à la bourgeoise, mais pas de crapulerie. Elle reprenait, construisait la Cité — à l'instar de58 LE BILATERAL son père — voulait des jardins potagers à chaque mai- son, abattait les sales trous de Paris, et la Commune donnait gratis le logement, l'omnibus et le chemin de fer. Quant au travail, elle aussi le rêvait bref, les longs loisirs devant être employés à se grandir l'intelligence. Mais elle promulguait des lois formidables contre l'ivro- gnerie. — Bah ! un verre ed'vin quelquefois ! répliquait La- ramée. Ils se trouvaient au boulevard Saint-Michel, près de la rue Royer-Collard. Une colonne lumineuse glorifiait, sur rouge, le cirage Marcerou, le Byrrh, et plus bas, par un vieux magcien de lanterne magique, son bonnet pointu, son orientale barbe de neige, son grand manteau à astres, à croissants, détaché sur l'azur, hy- perbolisait la Pommade Magique. A l'autre trottoir s'é- panouissait la vue claire d'un grand café, tandis qu'une sentinelle circulait noirement derrière les grilles du jardin. Les jeunes gens regardaient, dans les ténèbres, le doux luxe nocturne d'une allée, les statues vêtues d'un bégayant rayon de Lune, un vague de légende épandu sur la fermeture d'angle lointaine, sur les immobiles, pâles gazons. Leurs êtres étaient plus tendres, en doux tumulte, respectueux l'un pour l'autre. — N'étes-vous pas fatiguée? dit Laramée. — Non, dit-elle. — Si nous prenions une consommation? Elle le trouva délicat de n'avoir pas dit un « verre » ou un « litre. «Par intervalles, elle l'examinait, le trou- vait très bien, la peau nette, la barbe découpée sans rudesse, proprement vêtu, le feutre quasi neuf, le pardessus sans macules. Des branches, au-dessus des grilles, passaient leurLE BILATERAL 59 fantasmagorie déliée, et les trouées découvraient des morcelets de firmament, une circulation de soies pâles et de calcédoines. Lui trouva embêtant de n'être pas seul avec elle, là-bas, quelque part, sous les mar- ronniers, de ne pas la tenir contre lui, en chuchotant les paroles qui font que les femmes se rendent. Elle, au contraire, avait une âme de paix, des rêves de cristal, le vœu d'une tendresse sans souillure, sans fièvres, sans troubles, s'éternisant, et de menus poè- mes revécurent en elle, des fabulations attendrissantes et nébuleuses. La ville endormie soupirait encore, des trams son- naient au loin les quinze et les trente centimes. Après les murailles de l'Ecole des mines, le jardin recommen- çait, des lierres s'appesantissant sur les serres, puis les allées rouvrirent leur noble géométrie, des luminosités pointant dans le chaste silence, le palais d'ombre en fusain sous les nuées. L'heure y sonna, auguste, sénile, d'une sonorité farouche et sereine. Dans Laramée, le goulu désir s'élançait, une con- gestion brutale de la nuque. Bête, il coulait sur la jeune fille des coupsd'œil moins furtifs, pour s'enhardir, insolemment épiait la pureté du cou, la surabondance noire des cheveux, le flottement charmant d'un petit bout de fausse dentelle. Mais sa peur persistait, aug- mentait avec le tocsin du cœur, si bien qu'il trouvait à peine des paroles: — Fait gentil ici ! murmura-t-il pourtant. — N'est-ce pas ? Intérieurement elle chantait : « Dans les sentiers remplis d'ivresse, » Marchons ensemble à petits pas ! »60 LE BILATERAL A son insu, l'air lui jaillit des lèvres, très bas. Alors, ensemble, ils se mirent à le fredonner, bien à l'unisson, et c'était pour leurs cerveaux une chose aimable et apaisante. Le petit lycée Louis le Grand, son prisme colossal troué de cent rectangles noirs, s'exhaussait avec tris- tesse; la magie des arbustes, l'attitude auguste des fourrés, les déchirures fantasmagoriques, les larges crénelures mousses, l'escalade obscure d'une cime haute, d'un tremblant solitaire dans les agates du firmament, la pénétration vitale de ce coin religieux de végétation, les étreintes de la lumière vague poudrant l'ombre, effarouchaient les jeunes gens. Ils ne dépassaient pas la pépinière, revenaient continuellement. Le square, à la fin, les tenta. Les sévères voûtes de jardin français s'obscuraient au loin, une pureté divine tombait avec la lumière sur les gazons, sur le rêve neigeux des statues. Les réver- bères, à l'autre rampe, étaient comme suspendus aux plans frissonnants des ramures, leurs prunelles pâles tremblaient sous le souffle timide abattu des nuées; des diaphanéités délicates ajouraient les noirs cheveux ramusculaii-es. Les jeunes gens s'étaient tus, humiliés par la douceur de l'opulence soirale, du suave jardin bourgeois, et leur émoi crût encore, quand, au bout, les sombres bronzes de la fontaine saillirent sur les pénombres. Les chevaux marins, leur nerveuse puis- sance, l'impétuosité de leurs fines pattes érigées, de leur encolure, de leurs tètes d'encre, les énigmatiques tor- tues tout autour béantes, et le globe porté par les quatre races, empruntaient au vague une solennité hiériatique, qu'amplifiait la douce inquiétude de l'eau, sa lutte moirée sous la courte brise, le réfléchissement encre-étain du fir marnent : LE BILATÉRAL 61 — Vous savez, fit Eve... il fait joliment beau ! — Tiens! remarqua Laramée. C'est que le peuple ne vit pas par masses autour d'ici I — Sans doute. Ils revinrent sur leurs pas. Les trottoirs étaient soli- taires; seule, assez loin, une horizontale traînaillait. Un homme l'emmena, et tout parut désert. Alors, La- ramée se rapprocha d'Eve, presque la frôla. Elle était émue en mille fibres, d'un monde de sensations aussi fines que des ramilles de bouleau sur un paysage d'hi- ver. Mais, sur les toits de l'Ecole de pharmacie, une cla- meur abominable éclata, et les jeunes gens s'arrêtè- rent. Là-haut,deux formes véloces apparaissaient, dis- paraissaient, dans le jeu féroce, la chasse brûlante de l'amour félin. Puis les bêtes s'évanouirent, un formi- dable cri de volupté perça l'espace. — C'est dans la nature ! remarqua Laramée. — Oui, répondit-elle, c'estdans la nature. Ils se turent. Lui, toujours plus honteux de sa timi- dité, de ne pas oser mettre au moins un baiser sur la vierge, tenta de se donner du nerf en poursuivant le même sujet. Et il dit brutalement : — Pardi, dans la société à venir on fera comme eux ! Elle rougit, soudain glaciale, blessée au plus profond à l'idée d'être comme un de ces chats: — Je ne crois pas, dit-elle avec dureté. — Pourquoi donc ? reprit-il d'une voix timide. A quoi bon des embarras qui rendent la vie malheureuse ? Ce serait si bon de pouvoir s'aimer sans gêne. Elle suffoquait, révoltée, le trouvait idiot. — On ne s'aimerait bientôtplus du tout. On se pren- drait, on se quitterait comme ces bêtes... Moi je mé- 462 LE BILATERAL prise une femme qui se donne sans connaître l'homme. C'est une lâche... et elle ne saura jamais aimer... Une société bien faite ne doit pas faire de nous des chats, sinon cette société vaudrait moins que celle qui existe maintenant. Faut au contraire qu'elle nous donne plus de dignité, plus de respect les uns pour les autres ! — Alors vous êtes pour le mariage, pour la petite cérémonie devant m'sieur le maire ? répliqua-t-il en essayant de la blaguer. Elle s'écarta de lui, orgueilleuse, et il la vit pleine d'éloquente beauté, arrosée du charme des pénombres, tandis que des paroles lentes tremblaient sur ses lè- vres: — Je ne suis pas pour le mariage, je suis pour l'u- nion libre. Mais justement pour ça je ne veux pas que la femme se donne au premier venu. Ce ne serait plus de l'amour, alors, ce serait de la cochonnerie ... j'ai lu quelque part que le choix d'un amant... ça vient d'un instinct pour faire des enfants plusparfaits... et que ce choix deviendra plus raisonnable au fur et à mesure que les femmes seront moins bêtes. Je trouve ça juste et bien, et je crois qu'une société plus avancée sera de mon avis. Le square semblait plus suave, les dernières palpita- tions de veillée mouraient aux vitres des maisons blê- mes, une nue en spirale passait au-dessus des arbres, et la vie des réverbères, leurs clairs éventails de flam- mes dans les cages de verre était d'une poésie attendris- sante. Lui, maintenant, avait le cœur serré et triste, avec l'éveil d'une tendresse plus sérieuse pour la ravis- sante statue, là debout devant lui, majestueuse dans les plis de sa jupe noire, et frêle cependant, délicieuse- ment urbaine. Pourtant il affecta de discuter encore: — Vous direz ce que vous voudrez, mais rien neLE BILATERAL 63 vaut encore la nature... on vivrait bien plus heureux si on ne prêchait pas aux filles à faire tant de cas d'une chose qui n'en vaut pas la peine. — Qui n'en vaut pas la peine ! dit-elle toute pâle. Puis elle eut envie de le planter là, de lui défendre de la suivre. Mais son accoutumance de fille mêlée de jeu- nesse à une secte discuteuse prit le dessus, et ellecon- tinua : — Mais ne comprenez-vous donc pas, quand même l'enfant ne compterait pour rien,que si les tilles étaient des salopes, les hommes n'en feraient plus de cas? — Et alors ? dit-il bêtement. — Alors... ce qu'il y a de plus doux dans notre vie n'existerait plus. Mon pauvre garçon, le même livre dit que l'amour est un sentiment des hommes plutôt que des animaux... et que si les hommes n'avaient pas d'amour pour les rendre plus fins et plus intelligents, notre race ne serait pas si grande. Ce serait-y pas stu- pide de vouloir revenir aux jeux de chats, quand l'a- mour fait partie de notre supériorité sur les bêtes? Il garda le silence, subjugué. La superbe fille, dans l'âme de l'homme du peuple, se métamorphosait. Il la voyait moins désirable, avait d'elle une crainte, le com- mencement d'un culte. Les gestes de fierté, les paroles révoltées et tremblantes, le contour de frémissant fu- sain qu'elle posait devant l'immobilité noire d'un mar- ronnier, c'était pour lui une fruste et large poésie où germait l'adoration d'Eve. Et il finit par dire humble- ment: — Vous avez raison, citoyenne ! Alors, contente de son triomphe, elle se remit à marcher, et leur pensée se détourna, revint, comme au début de la soirée, à des imprécations contre la Repu-64 LE BILATERAL que, cet Empire masqué, à des figurations du lendemain du Grand Jour. Ils étaient sortis du square. Une musique véloce jail- lissait de Bullier ; Ney, une ivresse sur le camus de sa figure, levait furieusement son sabre et les coupoles de l'Observatoire sommeillaient orientalement. Le petit homme, très soumis,écoutait s'enthousiasmer la Vierge, murmurait un « Bien sûr!» par intervalles. Elle, heu- reuse de le voir ainsi, recommençait ses rêves diapha- nes, son conte d'amour durable, de longue expérimen- tation chaste avant la reddition. Lui, envahi d'une hu- milité un peu farouche,se disait qu'elle était bien fière, qu'il ne fallait pas songer à la vaincre par surprise, et attendre des mois, peut-être.Il n'en avait pas coutume, attaché aux occasions du hasard, aux accouplements faciles, sentait rare. Des heures sonnèrent gravement sur le faubourg : — Onze heures et demie ! fit Eve. Faut que je ren- tre. Et le petit homme s'en allait, un peu tristement, au long de l'Avenue d'Orléans, l'âme vaincue et tressail- lante à des couvées amoureuses, avec une grande ap- préhension de l'avenir. Malgré tout, il était captif dans l'aventure, sa patience devant la proie fine et ïrandir La quinzaine avait été chaude, la terre émue d'un pénétrant baiser, et surtout les premiers jours de mars naquirent féeriques. Tous les horizons furent adorable- mentjeunes, à peine couverts de langes exquis,de fila- ments épars flottant sur le tiède éther. L'armée vorace, tous les petits fouisseurs, éclos trop vite, se crurent à la saison bienvenue,poussèrent à la hâte leurs ailettes, forgèrent les élytres d'acier bleui, les verts corselets, les éblouissantes cuirasses. Dans les jardins, folles, les végétationsbuissonnantes.sousleshauts troncs, osèrent le tissage atomique, les naissantes gaités de l'œuvre merveilleuse. Même de gros arbres répondirent au con- cert trouble, se couvrirent des points, de tousles petits centres de la grosse trame feuillue. L'herbe, couchée par larudessede février, leva ses lances, sesépéesminus, cules, agitée, fiévreuse sous le vent si doux, semblait tout le jour mue comme une onde,parcourue de petits prismes, de fils d'argent poli, d'émeraudes vives qui al- laient, couraient, palpitaient, bondissaient, et, à côté 4.66 LE BILATÉRAL des précoces traditionnelles, des frêles braveuses de frimas, ficaires, perce-neige, violettes, des téméraires ouvrirent leurs pétales nues par le délié pinceau lu- mino-calorifique. Même, unbaume plus impétueux sem- bla jaillir des Immanents, de la rude famille des arbres verts, empesés, abrités dans une éternelle parure, houx, buis, cyprès, abiès. Dans cette ivre Genèse, un trouble délicat grandis- sait au sens intime de la révolutionnaire, exaltait le souvenir de la ballade soir aie. L'orée du jardin, les fins chromatismcs des pénombres, la sauvagerie douce de la nature cadenassée, grillée et bordée par la plane ci- vilisation des trottoirs et des maisons, la moiteur mi- chaude du square sous les pans de voûte apparus sur Paris, tout ça grandissait, idéalisait le petit Laramée, rendait son souvenir attrayant, sa personne désirable. A cause de tout cela, et par curiosité encore, elle ac- compagna son père à la fameuse séance du vendredi. A huit heures et demie, la moitié des membres étaient présents, chuchotaientpassionnément, d'un air de mys- tère : — Alors, c'est sûr... il en est ! — Comment !... s'il en est,la vache '...D'abord, vous allez voir. — Hé, Rigaudl... Tu sais c'que t'as à faire? — A pas peur, Macaille ! — Vous savez, citoyens, .pas de sensiblerie... faut montrer du nerf... S'agit pas d'une engueulade pour la blague ! — T'es bon ! La fureur de quelques-uns était sincère, mais la plu- part se montaient le coup, enclins à flanquer simple- ment le traître à la porte avec une bourrade. La criail- lerie des brutaux, étouffant les velléités clémentes, lesLE BILATERAL 67 plus timides balbutiaient des menaces. L'unique bec de gaz brûlait piteusement, roussâtre, et des faces à arêtes, des trognes pesantes, des museaux de primates, des pro- fils fins et civilisés s'entremêlaient dans un conciliabule caverneux, avec un lent flottement d'étoffes terreuses, de cotonnade bleue, de vieilles casquettes et de feutres lamentables où le petit Laramée se détachait avec co- quetterie, le col bien blanc, le chapeau frais. Cependant, Ravière venait d'entrer avec Eve. Elle resta posée un instant, plus craintive que de coutume, dans la lueur pauvre du seuil. — Eh bien ? demanda Ravière. — Le cochon en est! ricana le « Fils de fer. » — Bon. Et qu'est-ce qu'on en fait? — Y va venir. De ce moment chacun va lui foutre la main sur la gueule... Chacun à son tour...Ça nous con- vient à tous et à toi ? — Moi aussi, dit Ravière. Au fond l'opération l'embêtait, mais elle était con forme à ses principes. — Entendu, fit Rigaud. Et c'est moi qui commence ! — Ce ne sera pas de la petite bière, alors ! Le petit Laramée, sournoisement, avait rejoint Eve, hanté d'elle depuis quatre jours. Et ils ne trouvèrent rien à se dire que : — Quel salopiaud, n'est-ce pas? — Quelle crapule ! D'autrescitoyens entrèrent, ils'échangeades fournées de tabac,lesfacesraidissaientavec l'approchedel'heure, et la caverne semblait plus froide, pleine d'odieuse va- peur, de trous d'ombre. Brusquement, la porte rejaillit, le Breton se précipita en sueur : — Il arrive ! Alors il se fit un grand silence. Quelques-uns s'assi-68 LE BILATÉRAL rent, Rigaud, son grand torse redressé, ses maxillaires denses, s'était mis un peu à l'avant, et un pas traînant, ballottant, s'entendait dans le corridor. Les plus ner- veux devinrent pâles, Eve se réfugia près de son père, et dans ce recueillement de drame, lentement, le rec- tangle de la porte tourna, une silhouette basse émergea, indécise. Devant tous ces compagnons aphones, Ternant fut pris d'appréhension, articula timidement : — Salut ! Rigaud, à pas lourds, le rejoignit, et lui moulant sa formidable main sur l'épaule : — Dis donc, Ternant, qu'est-ce que tu gagnes à ce métier-là ? Ternant sourit horriblement, dans une jaune an- goisse : — Quel métier? Et comprenant le péril d'en rester l), il tentait une réaction rigoleuse, un lamentable jeu de pître, se met- tait à bégayer : — Farceur ! Pour sûr qu'y me remplit poliment les poches... mon métier ! Compteur des fentes d'asphalte, rien qu'ça ! La plaisanterie sortait tremblante, à syllabes inhar- moniques, et partout les compagnons se levaient, l'en- touraient lentement. Ilcherchaun sourire, l'ombre d'une sympathie, ne vit que des tètes colères ou sérieuses. Cependant, Rigaud avait fait undemi-pas encore, se trou- vait nez à nez avec le pauvre homme, crapuleuscment : — Tu ne peux pas nous le dire, dis, ce que tu gagnes ? Et comme l'autre, perdant toute force, se sentant pris, reculait : — T'aimes donc pas que les aminches t'regardent en face, citoyen Ternant ? Puis, brusquement, empoignant l'homme livide :LE BILATERAL 69 — Finissons-en!... Attention ! Première marque..; Attrape ! La large main du fauve s'était levée, s'abattait en affreux soufflet. — Pardon ! cria Ternant. Sa joue gauche rougissait, s'enflait.en contraste avec sa droite blême ; et sa terreur épouvantable le laissait immobile. Le petit Breton bondit impétueusement, un instant fit gigotter sa paume d'un air voyou : — Te pardonner, àHoi, maquereau I Et à son tour, de toute sa rage, il abattit un second soufflet.Calme, lui,le «Fils de fer » reprit à gauche, une taloche osseuse et étouffée, tandis que Ternant croulait à genoux, bégayait d'humbles supplications : — Oh !... S'il vous plaît... je vous promets !... Je vous promets ! Un quatrième soufflet, formidable, appliqué par der- rière, le jeta contre le sol. Il y resta, protestant pitoya- blement de son dévouement au groupe, expliquant confusément qu'il mettait la police dedans. Un féroce coup de pied le fit bondir, il se trouva contre le mur, des mains nerveuses se succédant sur sa face. Elle se gonflait, ridicule et navrante, tandis que de lourdes lar- mes y fluaient en sillons noirâtres. — Eh bien, Laramée, tu hésites ? s'écria brutale- ment Rigaud. Il hésitait effectivement, le cœur transi, contemplait d'un air de pitié honteuse le masque violatre, prêt à saigner, lesyeux ignoblementimploreurs du misérable, surtout retenu par le déplaisir qu'il croyait discerner chez Eve. Elle, heureuse de son hésitation, le regardait de loin avec douceur : — Allons donc ! crièrent des compagnons. T'es donc pas un homme !70 LE BILATÉRAL -.— Tu serais un fameux lâche! déclara durement Rigaud. Alors, honteux, il leva le bras, lâcha une claque sans force. — Faut recommencer, c'est se foutre du monde de taper comme ça. — Je ne recommencerai pas, déclara le petit homme, c'est pas la force qui fait l'affaire, sinon on pourrait aussi bien lui fiche les bottes dans le c...! — C'est bon, c'est ton, fit un ancien, qu'on continue ! Alors, les derniers, méthodiquement, car l'électrique fureur s'épuisait, vinrent abattre leur besogne sur les joues lamentables. Eve se détournait toute molle de compassion et se raisonnant pourtant, se répétant que le châtiment était doux encore pour la saleté du crime. Une restait plus queltavière et Malicaud. Alors, tan- dis que son père s'avançait, Eve se mit les poings sur les yeux. Le Fédéré, un peu pâle, humilié de la besogne, frappa lentement. — A toi, Malicaud ! — Je ne frappe pas ! fit l'homme sombre. — Comment tu ne frappes pas ! gueula Rigaud. Et quelle raison ? Tu te fous du monde ? Malicaud cracha par terre, dédaigneusement, et re- gardant en face le grand fauve musculeux : — Je ne me fous de personne... J'ai seulement à dire..Ji dire ceci... que le jour où je dépenserai mon éner- gie... ce-jour là je ne flanquerai pasdes gifles aux mou- chards... mais des balles! — Tu blagues ! dit le fauve. — On verra ça ! Il avait la face si dure et si opiniâtre que Rigaud même était mal à l'aise. Mais la voix du citoyen diplo- mate aux excréments de puces, criait à Eve : LE BILATERAL 71 — Eh ! citoyenne. Est-ce que tu ne vas pas remplir ton devoir? Elle se dressa, indignée : — Ce n'est pas le rôle d'une femme ! — Pourquoi donc ça, citoyenne? Est-ce que nous n'a- vons pas tous les mêmes devoirs? Les compagnons interrompirent le consciencieux jus- ticier, et Ternant restait là, inerte, dans l'immense stu- peur du châtiment. — Est-ce complet? demanda Rigaud. — Oui! crièrent les compagnons. — Décampe, alors, salaud! L'autre, stupide, une minute futsanscomprendre,puis, se levant, il allait vers la porte, avec une lenteur aplatie, encore sous la patte du ch at. Mais Rigaud, à larges coups de bottes le pressa, le poursuivit dans le corridor, sj bien que Ternant se mettait à galoper, traversait le ca- baret, suivi de huées : — Si on les traitait quelquefois comme ça, déclara un compagnon, au bout de l'an, y aurait plus un seul mou- chard parmi nous. — Il se revengera ! dit un homme mûr. Les craintifs se contemplèrent tristement, mais les autres hurlaient, faisaient des phrases. De nouveau, la vigoureuse haine parisienne et révolutionnaire éclatait contre la police, une exécration de chien à chat, un pré- jugé tenace éclos dans les abominations de l'Empire. Des histoires prodigieuses circulèrent, des anecdotes où la préfecture et les postes se recrutaient au bagne, parmi les proxénètes, les voleurs et les assassins, des récits de massacre, d'enlèvements, des hyperbolisations de l'espionnage, d'un Grand livre où les mouchards écrivaient l'histoire de chaque citoyen, même des plus humbles. Le <> Fils de fer » racontait le viol d'une femme if s 72 LE BILATÉRAL par les agents, un autre parlait de jeunes filles mena- cées, se livrant par terreur ou pour sauver un père, un amant, et le Breton savait d'innombrables faits où l'on extorquait de l'argent à de pauvres diables pour être relaxés, alors qu'ils étaient innocents. Et peu à peu ia colère déformait des faces nerveuses une manie de persécution naissait au fond des cervelles excitables, une âpre accumulation de revanches, le dé- sir d'une formidable lutte où l'on clouerait les sergots contre le pavage, où l'on flanquerait les mouchards dans la Seine. Tranquilles dans ce brouhaha, deux commères qui venaient prendre leurs hommes, bavardaient : — C'est comme un vieux! Elle est honteuse de se ballader avec lui. Leur gosse est à la campagne. Malgré qu'elle a de gros seins... après deux mois, elle a dû re- noncer à nourrir sa petite. — Ah! mais... mais... ce sont les petits seins qui donnent le plus de lait. -C'est comme ça! Moi, voyez, j'ai très peu de sein, et je donne du lait comme une fontaine. — Moi aussi, je peux faire jaillir mon lait au plafond, il coule par terre. Et peu à peu, après avoir parlé des maladies des mômes, de la vermine et du ver solitaire, l'une arrivait à dire la mort de sa gamine : — C'est ça une terrible maladie ; j'ai passé des affai- res ! Son cœur grandissait, grandissait, qu'il avait mangé ses intestins. Elle criait si fort que la police s'arrêtait en disant : y a quelqu'un qu'on tue, faut monter voir' C est rien, disait le monde, c'est une petite fille qu'est malade! Le médecin venait sans seulement dire que c'é- tait la mort; le salaud savait sans doute qu'y avait quel- ques sous à la maison. Elle était très bonne, dès qu'elle LE BILATÉRAL 73 ne souffrait plus... elle trouvait même des histoires pour nous faire plaisir... même, c'est plus fort, elle faisait semblant de dormir pour nous laisser dormir. Nous ne nous sommes pas déshabillés pendant quatre mois! C'est très intelligent les gosses qu'ont une pertrophie du cœur, c'est malin ! Le dernier jour, des gens d'en haut nous avaient invités, elle a voulu monter, l'a fallu faire sa volonté, elle a chantéle «petitoiseau... » Puis, elle s'étouffe, elle dit : « Je veux aller en bas ! » Misère ! Je l'ai prise dans mes bras... et dans l'escalier... elle est devenue toute longue... avec un cri qui nous apercés! Nous l'avons gardée deux jours, heureusement c'était l'hiver, car elle puait beaucoup. — Oui, dit l'autre commère, c'est comme si le monde était renversé; moi, mon gosse avait gagné comme qui dirait une fuite... que les aliments ne restaient pas une minute su s'n'estomac, qu'y sortaient continuellement, que j'avais toujours à prendre le torchon... et toujours ce torchon, et une infection! Alors, je savais pas que faire, il avait plus de joues, son nez comme un petit couteau, et jaune ! J'ai cru qu'il allait passer, et le doc- teur savait pas quoi faire ! Alors, une vieille dame a venu, qui lui a donné du cognac, et encore du cognac le lendemain, et le matin et le soir, et v'ià qu'il a pu manger, et sa viande revenait, ses mollets, ses pauvres menottes qu'étaient comme des arêtes, son cou d'esque- lette... Je peux pas dire mon bonheur!... Des citoyens commençaient à partir par deux et par trois, et Ravière interpella Eve : — Eve, nous filons, viens donc! Le «Fils de fer» les accompagnait et Laramée, après des hésitations, par un brusque accès de bravoure, se décida à les joindre. Echauffés encore par la séance, les trois hommes échangeaient des théories tout au 574 LE BILATÉRAL long des boulevards. Le « Fils de fer » n'accordait aucun mérite spécial à l'homme à idées ou à l'inventeur. Se- lon lui, tout dérivant de l'ensemble de l'état social, ni une théorie ni une machine ne donnait droit à des fa- veurs. L'honneur et le plaisir d'être utile à ses sem- blables constituait une récompense suffisante, et il n'accorderait d'exemption de travail et de récompense matérielle à personne. Chacun recevant proportionnel- lement à ses besoins, et le travail manuel seul étant la valeur courante, tous devraient faire un nombre d'heu- res de travail égal. Cette manière de voir choquait violemment Eve et Laramée. Le petit homme, sortant de sa passivité ha- bituelle, bredouillait son opinion avec des gestes innom- brables, des yeux pleins d'ardeur, s'écriant, nom de Dieu! qu'un homme capable de trouver une machine, d'écrire un bon livre ou de faire une chanson chouette devait être récompensé et honoré autrement qu'un gâ- cheur de mortier. — Alors, t'es pas du Parti ouvrier ! s'écria le « Fils de fer . » Du moment que tu fais cette différence, la lutte des classes recommencerait le lendemain de la Ré- volution. Moi, je veux que le premier honneur soit pour les mains noires, pour les mains calleuses. Si je per- mets à des espèces d'aristos de prendre les besognes propres pour eux seuls... d'accaparer des fonctions... le principe... le principe de... Je prétends que bientôt le travail ne sera plus honoré, que les mains calleuses seront méprisées! — Mais, s'écria Eve, le travail de tête c'est aussi un travail, les inventeurs et les écrivains seront des ou- vriers de la Communauté... des gens de métier comme les autres. Qu'est-ce que ça faitqu'ils ne travaillent pas des mains, s'ils travaillent autrement !LE BILATÉRAL 75 — Ça fait, ça fait, citoyenne, qu'ils mépriseront le travail des mains, et c'est ce qu'il ne faut plus. On la connaît! On se dit ouvrier de la pensée, puis, peu àpeu, ça creuse un trou, ça sépare des autres, ils se fichent des pauvres manœuvres, ils s'allient pour tromper la masse... pour... ils nous disent des belles paroles que nous sommes assez bêtes pour gober, et on revient à faire des classes. Puisque vous êtes du Parti, vous ne pouvez pas vouloir de classes. — Mais, bougre! cria Laramée. Ce sera pas des clas- ses, ce sera des bienfaiteurs ! — Des bienfaiteurs que tu dis ! On est trop fier pour en vouloir, des bienfaiteurs! Chacun au devoir, c'est tout ce qu'on demande, pas de bienfaiteurs et pas de privilèges, pas de bienfaiteurs ! A la niche I — Tu refuses alors les travaux de l'esprit? demanda Ravière. — Je les refuse... je les refuse pas du tout au con- traire ! Je suis logique avant tout. Le règlement égal pour tous, c'est bien notre principe. — Parfaitement, mais... — Y a pas, y a pas, écoute bien! Je veux ceci... que tous fassent leurs heures d'ouvrage fixées parla collec- tivité, tous! Ça, d'abord!... Après, ceusses qui voudront étudier et faire les ouvriers de la pensée, ils sont libres ! Ils sont parfaitement libres. Par conséquent, on ne les prive de rien de juste. Et s'ils trouvent quelque chose, tant mieux pour tout le monde et tant mieux pour eus- ses. La société jouira de leur trouvaille et eusses auront la joie d'avoir fait quelque chose pour tous, et d'être remerciés par leurs compagnons. C'est-il injuste, di- tes... doivent-ils exiger plus? — Mais, cria Laramée, les gens fatigués par le tra-76 LE BILATERAL vail n'inventent pas aussi facilement que les gens qui ont leur temps à eux ! — Très logique ! fit Ravière. — Minute, ma vieille ! répliqua le «Fils de fer», un doigt levé contre le nez, finement. D'abord, la société future, avec la socialisation du capital, diminuera le travail de tout le monde... même qu'un farceur disait qu'on finira par n'avoir que de jeter un peu d'huile sur les roues, mais c'est une blague... Par conséquent on ne sera pas si fatigué que ça, ce sera comme qui dirait un peu de gymnastique...plutôt bon que mauvais pour les idées. Hein ? qu'est-ce que tu en dis ? Ils s'étaient arrêtés sur la médiane de deux réver- bères, un troisième leur faisant face à l'autre rive de la chaussée, et leurs ombres pâles se multipliaient, dans une indécision charmante. Avec son 'attitude anormale, sur la fourche frêle de ses jambes, le « Fils de fer » était une caricature d'humouristes britanniques, tandis que Ravière, la tète posée lourdement, sans pédoncule, sur les épaules, ses yeux hyalins, sa massive stature, réalisait un bref portefaix des ports du sud. Eve, à côté d'eux, posait une statue ineffable, un symbole de grâce contemporaine, et le petit Laramée, en ouvrier élégant, dans un bon paletot frais, sous son feutre àpetitsbords, un type de Septentrion, un joli cambrésien dégourdi par la grande ville. — Ce que j'en dis? s'écria Ravière. Et il se mit à parler lentement,suspendant ses phra- ses avec un grand désir de clarté : — Ta vois ça un peu obscur... D'abord, nous n'y arriverons pas du coup à réduire le travail... à réduire suffisamment le travail... pour que ce soit une simple gymnastique, comme tu dis. Pour y arriver plus vite, nous aurons besoin... nous aurons d'abord besoin decesLE BILATÉRAL 77 hommes de tête que vous... que vous flanquez à l'ate- lier... et quand ces hommes seront arrivés à réduire le travail à si peu de chose... alors, ça ne vaudra plus la peine de se disputer là-dessus.Mais c'est grâce à eux que nous y arriverons... et c'est pourquoi nous devons exempter celui qui montrera des aptitudes... non, ne m'interrompez pas... non, mais écoutez donc!... c'est à cause de ça que nous devons choisir au concours des hommes pour les métiers de l'intelligence... et ce seront des travailleurs comme les autres... — Mon idée ! s'écria Laramée... Oui, mon idée !... C'est trop bête de ne pas vouloir des gens intelligents pour faire du travail d'esprit. Eve regarda le petit homme doucement, contente de le voir tout animé par son amour des hommes de cer- veau, moins 'passif, plus charmant, une flamme claire sur la naïveté de ses prunelles. Mais le «Fils de fer », embêté, laissait éclater la haine d'un sectaire du Parti ouvrier, du parti des mains calleuses, contre les autres groupes socialistes : — Si tu dis des choses comme ça, t'es pas du Parti, fit-il amèrement... Tu peux suivre des gueux comme Guesde et même Lissagaray !... — Je suis du Parti ! fit gravement Ravière... ça ne m'empêche pas d'admirer Guesde, entends-tu !... Si j'ai suivi les Possibilistes à la scission... je ne suis pas partisan, les yeux fermés, de chaque doctrine de nos meneurs... Non, pas ça !... De se grouper autour des chefs ouvriers... pour le moment... en attendant... j'en suis. Mais pourquoi ? C'est parce que la proportion des chefs ouvriers n'est pas assez forte... par rapport aux autres... Mais le jour où il y en aura assez... dame, je serai moins du Parti... je trouve absurde de ne pas ac- cepter les dévoûments qui s'offrent à la Révolution...et78 LE BILATÉRAL je me fous pas mal de savoir d'où ils viennent!... Pourvu que nous soyons d'accord sur la socialisation du capital... ça domine tout ! — Ah ! ça domine tout... ah! ça domine tout ! gro- gna le «Fils de fer.» C'est ça le terrain où tu te bases ? Mais ces fameuxdévoûments... tu n'as donc pas appris où ça nous mène, tu n'as pas vu les traîtres... et toute la saleté qui fait échouer nos entreprises ? Ces beaux messieurs sont bourgeois, fils de bourgeois... leur ins- truction est faite avec de l'argent de bourgeois... Et tu veux qu'ils nous soient fidèles ? A la première occasion ils nous tourneront le dos...oui, comme toujours... pour lécher le c... à un gouvernement... à des millionnaires. Eux dévoués, nom de Dieu I Allons donc ! Ils ont la moelle de leur classe'dans les os... c'est de naissance, ça ne guérit plus,., c'est une infection... Il n'y a que des ouvriers qui comprendront nos besoins et nos mi- sères... il n'y a que des ouvriers qui peuvent foutre quelque chose pour nous ... des gens qui ont partagé nos souffrances... qui ont mis les mains dans le pétrin, comme nous...Les autres...les opportunistes de laRévo- lution...de petits Jules Ferry et de petits Gamhetta dé- guisés ! Vlà, v'ià ! et c'est mon opinion... et ce n'est pas en contradiction avec la vraie politique sociale ! — Naturellement ! t'avais pas besoin de nous le ré- péter... on nous le répète assez... et le programme de- vient chaque jour plus ouvrier. Mais les intelligen- ces... — Est-ce qu'il n'y a pas autant d'intelligences parmi les ouvriers que parmi les bourgeois ? — Je ne dis pas non.... au contraire !... et tu le sais bien, vieux !... Je dis ceci... je dis que les ouvriers de- puis des trente ans, nous ont trahis tout aussi bien que les autres... j'ai pas besoin de citer des noms... tu leLE BILATÉRAL 79 sais comme moi, oui, parfaitement! Souvent même, ce- lui qui a mangé du pain noir et des insultes, est tout fier quand il se trouve parmi les bourgeois... quand les bourgeois lui tendent la main...il ne sait pas résister à ça... il trouve qu'ils sont gentils, il se ligue avec eux ! Dis pas non ! Je sais ce que je dis ! Si je dois te dire toute mon opinion, les plus libres et les plus fidèles sont le plus souvent ceux qui ont passé des bourgeois chez nous...oh! je dis pas dans la masse... mais dans les chefs ! — C'est faux !... Je te défends de... — Psss !.. non, mais écoute-moi !... Je ne blague pas... On attrape un chien affamé avec un morceau de foie ... c'est le cas des candidats ouvriers purs et simples... —Gomment! des gens comme Ghabert,comme Joffrin, comme Clément ! — Je n'en dis pas de mal... au contraire... mais ce serait plutôt l'exception ! C'est pas ça !... Enfin, voilà où tu viendrais àla longue... c'est que dans les métiers mêmes... tu entends, dans les métiers... tu peux trou- ver des différences énormes...tu ne peux pas comparer un gâcheur de mortier à un horloger... ni à un homme qui tient des écritures... tu ne peux pas comparer un terrassier à un fin mécanicien. Hé, tu vois, avec la blague des mains noires, où l'on arrive... au lieu d'une classe, t'en ferait cent, oui cent... et des peignées du matin au soir!...Non,il faut être plus large... faut n'ex- clure que les capitalistes..ceux qui tondent sur le pauvre homme... mais jamais ceux qui vivent de leur travail individuel... qui sont pas entrepreneurs de traite des blancs !... Ceux qui diminuent le salaire de cent crève- la-faim pour envoyer leurs garces aux bains de mer... ou pour ajouter un ornement à leur maison80 LE BILATÉRAL de campagne... ou payer des bijoux à une putain! Par intermittences, de la Lune noyée, filtrait, entre des nébulosités moins massives, une lumière d'inno- cence sur les frênes du boulevard. Alors, les allées étaient douces, pâlissantes, une splendeur de désuétude émanait des demeures inégales,des coins de jardins em- murés, tandis que des prunelles jaunes, des prunelles rouges avançaient, fuyaient, tandis que s'éteignaient des formes ineffables dans les frôlements lointains des demi-ténèbres. Et une grande colère faisait bégayer le «.Fils de fer», tellement qu'il laissait des paroles va- gues sourdre de ses lèvres, retrouvait avec peine l'ordre de ses idées : — Tu dis des bêtises... oui, ça me fait de la peine!... Les principes du Parti sont justes... nous n'en sortirons que par les ouvriers... les fils de bourgeois ne peuvent pas comprendre;., même avec de la bonne volonté... ils ne peuvent pas !... il faut avoir été ensemble à la ga- melle... qu'ils fassent un parti... à côté des radicaux, et qu'ils nous fichent la paix ! Nous autres, nous devons tenir coude à coude... la lutte des classes !... rien que la lutte des classes!... et ceux qui veulent autre chose sont dangereux pour le peuple ! Ravière haussa lentement les épaules en se frappant le sein : — Alors, je suis dangereux pour le peuple... moi ! — Oui toi!... mais tu changeras d'idée... C'est pas possible... — Je ne changerai jamais ! - Et t'es du Parti !... c'est trop fort ! — Je suis du Parti... Parce que c'est utile de se serrer pour le moment... d'agir avec ordre, discipline, mais je te répète... quand nous aurons fait assez de lea- ders ouvriers... alors...LE BILATÉRAL 81 — Alors, tu nous trahiras? — Tiens, Chailloux... si ce n'était pas toi !... faut être béte pour dire ça à un vieux soldat de la Commune ! — Je te le dis... parce que c'est mon devoir ! — Ton devoir, alors, c'est de faire l'imbécile. Oui, l'imbécile ! Insulte pour insulte.... — Eh bien (bonsoir... on verra plus tard qui fera l'im- bécile... on verra ! — On verra ! Et d'un pas sec il allongeait ses interminables fils de fer sur le boulevard, il emportait sa personnalité bran- lante et comique, en butte aux sourires des voyous. — C'est pas malin ce qu'il a dit ! fit Laramée. — Bah ! fit Ravière. Après tout c'est le principe de Brousse et du Parti... du moins le principe des candidats ouvriers... car pour le reste, pour savoir si on considé- rera les travaux de tète comme un travail à part, ses opinions sont personnelles, heureusement, quoiqu'il y ait pas mal d'imbéciles de son avis ! Eve, je vas chez Séverin... tu ne veux pas le voir, le pauvre vieux? — J'ai quelque chose à lui porter demain, j'irai de- main ! — Bon !... Il est dix heures passées, tu sais ! Laramée, discrètement, souhaita le bonsoir et des- cendit par la ville. Alors, Eve et Ravière se séparèrent, près delà rue Saint-Jacques, lui continuant parle Port- Royal, elle rétrogradant vers la rue Denfert-Rochereau. Elle progressait à pas tardifs, dans un conflit de l'être aussi lent, aussi indécis que l'évanouissement des bru- mes sur une emblave. La sensation du songe fréquent de l'âge ascensionnel, le songe d'anti-pesanteur, où le corps i-mpondérable flotte, nage aux échancrures des 5.82 LE BILATÉRAL montagnes, sur la pureté des falaises, entre des cloche- tons, des flèches de temple, des contreforts de cathé- drale, elle l'avait à cette heure presque aussi clairement que durant le sommeil. L'atmosphère, toute l'extériorité ambiante, lapressait, la serrait délicieusement, la trans- portait, légère, et l'électricité douce, le potentiel amou- reux fluait sur ses fibres, continuellement se réharmoni- sait aux contacts cérébraux, aux électrodes delà pensée. Elle, dans cette félicité, sans effort laissait agir les for- ces, paresseuse à poursuivre les fils du labyrinthe, goû- tant les successions de la magie générique comme un navigateur regarde s'écouler des phares sur la mer té- nébreuse. Elle s'arrêta avec un petit tocsin du cœur, se deman- dant si elle aimait le petit homme. Pourquoi non? Il avait été logique, avait défendu énergiquement son idée. Puis,ses lèvres sourirent. Oh ! non, pas si vite. Il lui plaisait davantage, voilà tout ! Une bonté infinie roulait sur Paris, lesdébâcles tendres et silencieuses de nuages tout tièdes accumulés sur la Lune, ne laissant se dialyser qu'un gr isonnement de lueur diffuse. Des promontoires d'aniline, àcriquesde baryum, trempaient de fines pointes dans les étangs d'acier, et des flores maigres, hautes, maladives s'élevaient dans la lumière variable, puis des choses finement toisonnées, des pattes grêles, des herbages dans de la fumée, des animalités d'énigme, touffues ou pelées, puis des vols spiraloïdes, une avance de cumulus, des éponges de phosphorescence d'où les rayons pâles semblaient couler comme des sources. Ce drame firmamentaire, la mort rapide des formes, ce charriage où l'œil humain subit l'apparence de choses terrestres, cet éphémère dont la fermeté extérieure fait l'illusion de masses denses, le silence des catastrophes oùLE BILATÉRAL 83 se broientles montagnes, effarait un peula jeune fille, tout en lui dispensant une singulière béatitude. Cependant, vers la gauche, l'Observatoire obstruait l'horizon, ses rondeurs, les inégalités des arêtes, une majesté immo- bile sur la mobilité du ciel, et à droite, l'hospice des en- fants assistés, une cour quadrangulaire apparue par dessus les grilles des murailles, éclairée de tremblantes lanternes, surmontée du disque translucide de l'heure, et on ne sait quoi d'ancien, de froid, d'intime pourtant s'en dégageait pour l'âme d'Eve, avec le vœu ardent que les enfants dormant là fussent heureux, très heureux. Le tram de Montrouge — Gare de l'Est, son œil rouge et son œil jaune épanouis, une minute raviva la rue du clapotement de huit fers sur le cailloutis, puis, dans le désert tranquille, Eve poursuivit sa route. Les platanes écorchés, couleur souris-pâle, sur leurs bustes fermes allongeaient leurs fourches branchiales, et, sur les ra- meaux nus, des fruits hérissés persistaient comme de petits oiseaux transis roulés en boule. Par dessus une longue muraille bleuâtre, un jardin épanouissait ses vies discrètes, son immobilité tourmentée du sang végétal, coupait le ciel d'angles, de treillis, de larges trames ar- borescentes, et brusquement il y apparut un morceau de lune rousse dans la volcanique bataille des nuages. Des rais s'élancèrent, des éteules de rayons, puis les maisons succédèrent à la muraille. C'étaient des demeures à l'aise, peu ayant l'odieuse altitude parisienne, et de vagues luminosités, une sus- pension à chaînettes de cuivre, le tamisage idéal d'une flamme dans un globe translucide, des filtrements de scènes intimes, touchaient Eve au cœur, allaient au fond d'elle se transmuer en béatitudes plus suaves que la vie n'en comporte. Et dans une grande naïveté d'attitude, elle épiait quel t84 LE BILATERAL ' quefois une fenêtre, surprise de la singularité du charme qui ce soir-là posait sur toutes choses. Mais un frisson la prit, une crainte légère, à un pas qui la suivait, qui se rapprochait d'elle, et elle se retourna. Dans la lueur lunaire décroissante, remangée par la tourmente nébuleuse, c'était le petit Laramée, arri- vant à pas vifs et précautionneux, et Eve se sentit in- dignée de son audace, pourtant souriait. Elle se remit en marche, se laissa rattraper, écoutant d'un air froid les paroles bienveillantes de Laramée : — Tiens... vous êtes venue par ici... Je croyais que vous aviez enfilé par la rue Saint-Jacques ! Au tremblement de sa voix, sa manière craintive de marcher à côté d'elle, Eve devint miséricordieuse et répondit : — Mais non... c'est plus court par ici. La timidité ne lui laissant pas d'autre alternative, Laramée retombait au socialisme, et leurs voix fraî- ches sonnaient agréablement dans la rue dormeuse. Eve expliquait des idées de Ravière sur une organisa- tion d'armée non permanente au cas où, le collectivisme d'Allemagne retardant sur le collectivisme de France, il faudrait se garder contre les despotes : — Monpère est certain que JaFrance sera victorieuse... si elle est attaquée la première... si elle est dans son droit!... C'est parce que le soldat français s'est cru dans son tort en 1870 que nous avons été battus !... — Mon idée ! répondit le petit homme... Votre père, citoyenne, est une forte tête ! A travers la socialomanie, quelque chosed'infiniment doux circulait sur leurs organismes, se mêlait aux syl- labes de leur scolastique. Mais le Lion parut. Au-dessus, la Lune vaincue s'abîmait sous des blocs d'anthracite, des entassements de pyrites faiblement décorés de fluo-LE BILATERAL 85 rescences virginales, et tous les cratères agonisaient, dégénérés à des lueurs de veilleuse. Le Lion, sonmons- trueux accroupissement de bête ternaire, sur son rhom- boïde colossal, toujours troublait Eve, le soir, d'une in- cubation de chaude revanche, d'une large colère pa- triotique que tout le cosmopolitisme des groupes n'avait pu éteindre en elle. Tous deux s'y arrêtèrent, en silence, et six boulevards plongeaient sous les ténèbres, comme des défilés dans un mont, leurs longues traînes fourmillantes aux bes- tioles de feu, aux rampements de lampyres polychro- mes, aux vicissitudes de splendeur, aux métamorphoses fugitives, aux clairs vagues et sauvages étreints par la nuit, et des saillies de silhouettes, l'évolution de lan- terne magique des cabarets, des spectres humains et des trams, un chaos de choses confuses, d'arborescen- ces, de façades entrecoupées, cela se revêtait de mys- tère suave et de férocité de coupe-gorge. Alors, le petit homme aurait bien voulu dire quelque chose de gentil, et il triait intérieurement des phrases, mais toutes lui semblaient insuffisantes dans la crainte qu'il avait de la Vierge. Elle, enchantée du respect de son compagnon, toujours dans son idée d'idylle lente, reprcnaitla conversation. — Oh! ces grands blagueurs avec leurs épates !... Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils prennent les respon- sabilités quand ils sont...à l'abri ! Quand mon père était àla Nouvelle... chaque fois qu'on parlait d'amnistie, qu'on gagnai t un peu d'espoir... chaque fois ces braillards de Londres... eux qui étaientlà-basà l'aise...quiavaient échappé aux Versaillais... beaucoup de roublards parmi eux, allons!... de suite ils faisaient des manifestations où ils glorifiaient les massacres et les incendies... ces incendies de la Commune que personne n'avait ordon-86 LE BILATÉRAL nés... et l'amnistie tombait à l'eau. Ça leur était facile à eux, vous pensez... mais les pauvres diables qui souf- fraient... Laramée continuait à rédiger des phrases, avec la pensée qu'il serait un fameux imbécile s'il n'accouchait pas d'un petit compliment avant qu'ils ne se quittas- sent. Malheureusement, ça venait de moins en moins, et ils abandonnaient la pénombre du Lion, passaient les Ponts et Chaussées, le Centre horaire, lentement s'en- fonçaient dans l'Avenue d'Orléans. — Citoyenne, fit Laramée... Et il s'arrêta, honteux. Elle le regardait. Alors d'un gros effort il parvint à dire : — Vous êtes fameusement instruite, tout de même I — Vous trouvez]? — Bien sûr ! Il était si gracieux, les joues rouges de trouble, qu'Eve trouva du charme à sa petite flatterie. Doucement elle levait la tête, trouvant la vie gentille. De rares pas- sants circulaient, parfois venait le tram, sa maison roulante, à clair fenètrage, quasi vide à cette heure. Maintenant, la lune triomphait, presque au fond zénithal du dôme, pleine à deux jours près, rognée d'un petit segment. Des cavernes pâles déchiraient la nue, et ou surgissait quelque primaire craintive. Les lignes terminales des maisons, les profils madréporiques des arbres, Saint-Pierre sur un fond niviforme, une lueur surunecrête de mansarde, descheminéesdebout comme de petites forteresses, le pavage étalant une surface d'onde comme un long canal immobile, cela faisait ou- blier l'heure aux jeunes gens, et continuellement ils allaient et revenaient de l'église au bureau de poste. Ala fin, Eve se décida : — Bonsoir 1LE BILATÉRAL 87 Il aurait voulu demander s'il la reverrait. Il n'en eut pas le courage, et quand il eut vu disparaître la vierge au tournant d'une rue, il murmura avec un geste comi- que et triste: — Elle doit me prendre pour une bête... Je suis une bête!VI Le première dizaine de mars se terminait dans le charme. Immobile, à peine tremblante d'un craintif remous, l'atmosphère embrassait Paris tendrement sous le camaïeu firmamentaire. Partout, les tours montaient plus douces par dessus les géométrales toitures, et une germination cérébrale, une légère et joyeuse migraine, chassait les hommes dans les rues, emplissait les jar- dins d'une horde d'enfants, poussait les femmes à un renouveau de luxe, aux premiers étalements de toilette omnicolore. Des ouvriers las s'alanguissaient aux trot- toirs, les yeux clairs de désir, suants, rudes et tendres, battaient de leurs pesantes semelles le rythme de leur rêve, de leur souhait de quelques heures de halte dans l'insécurité farouche. Surtout, à l'heure oblique, quand les omnibus jettent de longues ombres sur lesponts, que le disque jaunit déjà dans la fournaise, ces jours étaient une béatitude. Alors, les ras gazons des jardins, d'un tendre vert jaune sous les faisceaux tièdes, tenaient des silhouettes immobiles,90 LE BILATÉRAL U des profils ramusculaires à tiquetis bourgeonnant, tout vagues, des troncs noirs où allait, ruisselait l'impétueuse genèse liquide, et les buissons téméraires se vêtaient d'un floconnement translucide comme une semaille de néphrélites dans la déclinante lumière. Et sur les vi- tres, les fontaines, l'eau des bassins, les voitures, le fleuve, les lueurs réfléchies avaient un air de jouvence, quelque chose de la paliagénésie du cambium saillis- sant sur la pellicule terrestre. Peu à peu, sur la ville féroce, sur la sarcastique misère humaine, les multi tudes lamentables vomies par l'atelier, sur la multi- plication des omnibus encombrés de fourmis noires, les rayons s'allongeaient encore, se cambraient, débiles, et ladésuétude équilibrait toutes les inharmonies dans la suavité des perspectives, l'atténuation de l'éclat, le baiser de la fraîcheur sur les nerfs, dans toutes les ru- meurs mariées, comme de sources innombrables, de bêtes soupirantes, de vacillation forestière, de roule- ments de buffles sur la savane, de parlerie évanouis- sante de passereaux, de cloches planantes dans la nue... Subitement, cette douceur trépassa. Une sèche,piquo- tante bise se rua sur la poussière, sema les pneumonies parmi le bétail humain, et les gens rôdaient avec la splénétique figure des renaissances du froid après un ca- price vernal, las, découragés de se rentraîner à l'hi- ver, toutes les délicieuses flânes devant lesnouveautés, les estampes et les fleuristes brutalement interrompues. Un voile roussâtre se mit dansleciel,laissant seulement s'osmoser une lumière mortellement triste, une lumière de crypte qui vieillissait affreusement la cité.Des gout- telettes très fines en croulèrent, et il y eut un soir d'af- freux verglas, un joli tremblement adamantin sous les lanternes, une effroyable géhenne de chutes pour les chevaux. Puis, une trêve, une haleine moins faroucheLE BILATÉRAL 91 qui mouilla timidement les trottoirs, une voûte plus haute de manganèse, unie d'abord et qui bientôt s'ef- frita. Alors s'abattit une brume charmante auxcomple- xions hydrophiles, couleur tulle terni, un vernis brun moirant les asphaltes, les sentinelles-cheminées alour- dies dans le vague, mystérieusement échelonnées sur les rocs informes des façades. Les passants progres- saient taciturnement parmi le cahotage fantasmagori- que des attelages, entre les omnibus amplifiés, et rien n'était abominable par ce temps comme la procession d'un enterrement, noir troupeau d'hommes d'où s'ex- halait une fumée blanche. Le soir, l'allumement des lumières apportait une gaieté cuivreuse et la brume tourbillonnait, fluait, se dilatait autour des lanternes. Quand le brouillard s'éleva, le soleil lutta deux jours dans le firmament, apparaissant, disparaissant. Dans la lactescence douce, d'abord resplendissait un disque de laiton sans auréole. Il s'orangeait, rapetissé, l'éblouis- sement exténué minute àminute, aboutissant aune ron- deur de papier rouge dans de l'opale, une rondeur trans- lucide derrière laquelle brûlait une lampe très discrète. Puis, il s'amoindrissait encore, en orbe infiniment pâle, vaporeux, idéal, bientôt plus anéanti encore, tous ses contours bus par l'épaississement lacté, et alors ne vi- vait qu'une clarté plus neigeuse au méridien qu'aux autres horizons. Mais le ciel se haussa davantage, des pertuis palpi- tants creusaient le nickel des nuages,et les vents, fouail- lant jusqu'au bleu, emportaient des escadres pâles. Une nuit, sous l'étoilement de laplage sublime, tandis que le Bouvier poursuivait Arcturus, l'espace dévora la cha- leur, un terrible cristal d'hiver pesa sur la ruche de pierres, sur les ravins d'asphalte. Au matin, dans la sérénité âpre, la lumière oblique rejaillit avecunegaieté ■ U^^B^B i92 LE BILATERAL extraordinaire sur la densité des formes, les angles dur- cis, les murs purifiés, le pâlissement des pavages, la patine givrée des toits, les uns rouges sous une préci- pitation d'argent, les autres fauves sous un infinitési- mal duvet et ceux de zinc intensément saupoudrés, pleins de lueurs virginales. Vu d'en haut, le rectangle des fa- çades, leurs myriades de petits trous sombres, sous ce gel, étaient plus pareils que de coutume à des jouets d'enfant, et le soleil froid pérégrinait dans leurs délicats défilés, dormassait sur des bouts de parterre, des ter- rains vagues, de larges creux de gouffre, partout re- tentissait en pierreries sur les vitrages, de son scalpel aigu découpait microscopiquement les ascensions go- thiques, lescolonnestriomphales, les colosses surgis en apothéose sur la fourmilière... Cependant, perpétuellement, comme des hardes d'é- normes bêtesémigreuses, il surgit des nuages sur l'hori- zon, des nuagcsqu'emportaient inégalement les courants superposés, et le funèbre plombement de la lumière re parut, tandis que les plumules de la neige croulaient, toujours plus innombrables, lentement bordaient les chapeaux, argentaient la convexité des parapluies, le collet des pelisses, les houppelandes des cochers, bro- daient en masses légères les corniches,les grillages, la cime des réverbères, et leur orfèvrerie adorable, leur galvanoplastie patiente, surtout décoraitles coins déna- ture, sur le deuil des végétaux créait le filigrane dichrome, tous les filandres, les fourches capillaires, les pointes gladiolées, les arcs minuscules profilés en grâce blan- che et noire. Les pas s'atténuaient sur la tapisserie glaciale et dans les quartiers paisibles, c'étaient des silences de sépulcre, un rare glissement d'ombres hu- maines àla marche déséquilibrée, déviante,enfonçante... Puis, tout un jour, un abominable vent vagabondaLE BILATERAL 93 par les rues, la crevée de nues immenses, le vertige, la brutalité,l'obscure vengeance du léger élément mul- tiplié par la vitesse, cognant comme une légion de taureaux sur les murailles en monstrueuses colonnes sur les toits, tout l'entrechoquement des bêtes farou- ches du météore, leurs rugissements,leurs sanglots ter- rifiques entrecoupés de la brusque défaite d'un pot de r-hemïnée roulant sur les avenues. A travers l'ouragan, l'énorme besoigneux travailla, la quotidienne fièvre em- plit les artères urbaines, et malgré l'ensevelissement des rues noires sous l'intarissable virginité neigeuse, la nature ne triompha qu'à demi de l'opiniâtre colosse depierre. Vers le soir, d'heure en heure, les vents dé- crurent, mais la neige croulait plus dense, en fils droits, lente, légère, suave, et les rues sépulcrales, le silence, l'immense mélancolie étaient contrebalancés par la vi- vacité des fenêtres, par les lanternes courageusement allumées par des allumeurs mi-ensevelis... . Les jours suivants un froid doux, philosophe, un Sud couvert d'une pellicule crème, une lumière d'hiver dans une atmosphère sans haleine, puis de nouveau la saturation vaporeuse, une pause adorable, toute la terre comme plus proche du ciel, le zénith aplani, la ron- deur amincie en ellipse sur l'horizon et, dans cettevous- sure basse décorée de blanc de perle, de rares né- bulosités flâneuses, du pâle schiste au rose baigné de paille. Aux jardins, dans la lueur extrêmement régu- lière, les files de platanes, la dichromie de leurs troncs gris d'éléphant semés au septentrion d'une neige pareille à une mousse en chlorose, allaient avec une pointe de sinistre, comme des êtres végétaux boudant un triste, étroit univers; les arbres verts, en massifs, dévelop- paient leurs coniques personnages, les mains plates d'un abiès, un houx richement et raidement vêtu de 94 LE BILATERAL métal, un grand pin sérieux, fantômes graves sous l'éphémère mousseline blanche ; humbles, des frênes pleureurs, des saules de Babylone avaient laissé capter des bouts de branchage par la glace des pièces d'eau, et la glace translucide, plaquée d'ellipsoïdes blancs, laissait passer des touffes de roseaux, flétries, jaunes et rousses, épointées, tandis que l'herbe s'engloutissait comme sous une semaille prodigieuse de poudre de sel. Une reine blanche, un savant gris, se tenaient mysté- rieusement aux éclaircies, en pelisse d'hermine, une pelisse dévorée par places; quelque lion fièrement rele- vait ses sourcils, sa gueule carrée, près de déesses frêles entrevues dans la bijouterie argentine des pénombres, entre des lanières délicates d'arbustes, et les piailleurs passereaux, de leurs petits pieds élastiques, se proje- taient en menus bonds, par saccades, sur les socles de pierre, sur les neiges piétinées... Dans ces fièvres formidables de l'Equinoxe, l'idylle d'Eve etde Laramée avaitgrandi,comme une bestiole dans l'antre desfauves. Presque chaque soir, ils se voyaient, et le crescendo générique atténuait la passivité du jeune homme aux yeux de la vierge, l'aveuglait d'illusion. D'ailleurs, il montrait une délicatesse rare d'attitude, plus jamais n'avait recommencé un rude propos comme celui du premier soir, et, dans l'absence d'appréhension, Eve s'abandonnait un peu davantage, la chair amou- reuse. Lui s'était résigné, captif, incapable maintenant de raisonner, aussi abandonné à son amour, aussi in- capable de révolte qu'une branche morte dans l'Océan. Une après-midi, après le dégel, Eve revenait déparier à sa patronne. Il pleuvait un peu ; elle traînait, dédai- gneuse de l'omnibus, songeant à des choses aimables et surtout à Laramée.Une voix tremblante la fit tressaillir : — Bonjour, citoyenne ILE BILATERAL 95 — Vous m'avez suivie ! s'écria-t-elle avec reproche. Et il répondit franchement, en la regardant: — Oui! — Ah! dit-elle. Et cela lui faisait plaisir. Cependant, ils rasaient le Luxembourg, et machinalement ils entrèrent au square. Le jardin était veuf d'enfants, veuf des promeneurs d'accoutumance. Sur les marronniers morts, leur noir peuple rangé carrément, une douce chose de nature er- rait, un peu de la paix auguste d'un paysage du vieux temps. De tronc en tronc voletaient de rares pierrots, même un merle, les promeneurs glissaient sans plus de bruit que des silhouettes de chambre obscure, un em- ployé, assis, lisait la France, immobile à l'égal des sta- tues du square. Sous le tortillement des branches, les bancs vides se succédaient, non sans finesse dans le jour doux, et le vert jaunâtre de la pelouse agréait à la trouble couleur du cailloutis. Cependant, le soleil dialyse se montrait, descendait; un soldat errait doucement au bord du bassin, des moineaux accouraient perpétuel- lement demander quelque chose à Eve et àLaramée, le claquement d'un fouet s'obstinait derrière la rue Mi- chelet, une horloge sonna deux coups avec un timbre de mairie villageoise, les perspectives lointaines étaient rousses et bleuâtres, les rondeurs de l'Observatoire se dessinaient sur un ciel blanc comme du papier, et un diptère au fin corps, aux ailettes fiévreuses, passait, revenait, semblait aussi grand, dans la perspective, qu'une cheminée au loin par dessus la grand'ville. Eve et Laramée s'en allaient en silence, repris d'un charme analogue, mais plusvif, que celui du premier soir devant le même jardin. Le petit homme étaitblême, ivre de mélancolie tendre, et jamais ses artères n'a-96 LE BILATERAL vaient battu plus tumultueusement. Il voyait revenir ces trois semaines, un pullulement de souvenirs, des sensations qui finissaient par lui paraître toute sa vie, béant qu'une chose aussi énorme tînt dans un temps si court! Alors, soudain, il s'arrêta, regardant, les mains der- rière le dos, la perspective des marronniers, avec un air d'hébétude. Elle s'était arrêtée aussi, et tous deux sen- tirent que la minute était sérieuse pour leur existence. Peu à peu, il se mettait à grelotter, serrant les dents, comme un homme qui a peur, et il n'osait pas se tourner vers elle. Il s'y excitait cependant, dans une ré- solution grandissante, une lamentation désolée qui lui secouait les entrailles, l'excitait à se courber devant la vierge et à mettre sa destinée sous ses pieds. Il osa, il fixa sur elle deux prunelles effrayées et douces : — Citoyenne Eve... Je dois vous parler sérieu- sement... Il essaya de sourire, mais c'était impossible : — Citoyenne Eve... écoutez, c'est sans blague... Je ne peux plus vivre sans vous... bien sûr que je ne vaux pas une personne comme vous... mais je suis honnête homme... Voulez-vous de moipour la vie? Elle ne répondit rien, hésitante, farouche et légère- ment offensée. Puis, l'offre lui parut gentille, l'api- toya, et elle chiffonnait doucement ses manchettes, le visage pâle, sa silhouette un peu inclinée, dans une pose lasse et charmante. Lui attendait, avec une vague envie de s'enfuir, tellement il croyait avoir été bête : — Je vous remercie, dit-elle. Oui, votre demande me flatte... Mais je n'ai pas réfléchi... Je dois réfléchir. — Bien sûr! répondit le petit homme. Alors, en silence, ils continuèrentleur promenade, unLE BILATERAL 97 peu embarrassés tous deux, avec de leur familiarité des jours précédents disparue, et cependant une germi- nation attrayante dans le cerveau, un plaisir confus qu'ils avaient hâte de savourer chacun dans la solitude et qui les lit se séparer, avec une poignée de mains timide devantlegrandLion delà Défense, formidablement pen- sif dans la pourpre couchante.VII Chaque soir avant de rentrer, Eve avait une palpi- tation légère à l'idée que le père pourrait être là, l'at- tendant. Quoiqu'elle se considérât comme absolument libre, elle s'apeurait à l'idée de chagriner Ravière, car le vieux révolté avait une âme infiniment impression- nable, s'était fait adorer de sa femme et de sa fille par une douceur familiale, une rondeur exquise, une tendre patience, ne démasquant sa redoutable volonté qu'aux heures décisives. Et depuis la mort de la mère, la ten- dresse d'Eve pour le pauvre homme avait grandi encore, se montrait dans une préoccupation continuelle de lui plaire. Aussi, quoique Ravière ne rentrât de chez Sé- verin que vers minuit, Eve, pour plus de certitude,quit- tait Laramée à onze heures. Un jeudi, elle remontait chez elle, tremblante comme d'habitude. Sur le palier du sixième elle s'arrêta, elle écouta. Par la maigre écoute, la pleine lune pénétrait, faisait somptueuses les murailles, la rampe, la rougeur vétusté du carreau. Elle ne perçut pas un bruit. Evi-100 LE BILATÉRAL demment le père était auprès du vieux camarade. Elle "lissa la clef dans la serrure, non sans un petit froid sur les épaules, tourna et devint toute pâle : une chan- delle brûlait dans la chambre de travail, projetait un violent tressaut de lumière. Courageuse pourtant, elle entra : _ Bonsoir! fit-elle. — D'où viens-tu? Le père était assis, contre la cheminée, calé mélan- coliquement, et sa grosse tête découverte, aux cheveux blé aplatis, son large front clair sur le visage [de sang et de bitume, ses yeux trop fermés, lents et fixes, son énorme menton d'opiniâtre, toute cette tête laide et intellectuelle était.là, navrée, colère, lourdement mue de l'afflux du sang : _ D'où viens-tu? répéta-t-il de sa voix profonde, aux harmoniques de cuivre. Elle, volontaire et franche autant que lui : — Je quitte le citoyen Laramée. — Ah ! soupira-t-il. Il resta farouche une minute, condensé sur la chaise, ses gros genoux montés jusqu'au menton. Puis il vint un aveugle flux de fureur : — Gomment oses-tu galoper avec deshommes, le soir ! — Je suis libre! dit-elle. — Libre ! Il avait envie de crier une chose écrasante, un mot qui l'humiliât, et il ne trouvait rien, se mettait à rire un peu, de son grand rire à coupetées, son rire d'enthou- siasme et d'indignation. Elle, qui adorait le père sai- gnait de cette formidable colère, en percevait l'affreuse souffrance, et son cœur bondissait vers lui, elle eût voulu l'étreindre. Une volonté ennemie, l'entêtement de la race, s'interposait. Et elle restait debout, comme enLE BILATÉRAL 101 défi prête à une discussion. Ravière, devantlaviei e S son resplendissement de grâce dans les bonds, a, nL et les revifs de la lumière de chandelle, son- Ïait avec une âme d'angoisse, que tous les homme 4 i'enlla désirer, et son rire cessa il -J^ ^ pilote intérieur, son omnipotente volonté, dit douée ment. _ Tu es trop jeune pour être libre. — J'ai dix-neuf ans! _ C'est trop jeune. _ Ce n'était pas ton avis dans le temps... — Comment cela? - N'as-tu pas prétendu cent fois qu à dix-huit ans la femme devait être libre? Le front pesant du père retomba C ^^u ^ ans, son ténébreux souci. Dans sa vie c, I , lourde vie d'ancien utopiste échoue, vaincu cette vi lavait passé l'expérience icarienne, ou tr^U« rière les décombres moisis de la Commune, a férocité de laNouvelleCalédonie, où s'effaçaient les palpitat.on, attitudes, les consolas ^^J^ r^^rS^lr:;:.!, la retrouver Sut ^sa merveilleuse vénusté- lignes^ cates si différentielles du type paterne, *—^ s'enorgueillissait. H restait accoude, dans le chaii , a p riant, disant les choses dont son cerveau abon Lit le ressassement éternel de la jnrt.ce e de a^re vendieation et elle, de bonne heure, s y etart puse - bien nue l'harmonie des convictions, le grand cœur de S eTde 1 autre rendait le foyer infiniment aimable. 1UDepuÏ longtemps, Ravière cessait d'amener des c - marges, à peine deux ou trois vieux ^-eh^e fa rouche rugissait dans sa poitrine, a 1 idée qu ^102 LE BILATERAL un beau singe tout en façade pourrait la lui voler. Et il évitait aussi,avec un soin extrême, déparier encore de mariage libre, comme il faisait communément jadis, s'étant lui-même marié sur la branche du bon Dieu. Un âpre scrupule germait, s'embranchait en lui. Il trouvait quelque chose de plus sérieux à la jonction sexuelle, cherchait des arguments, sinon pour exiger le mariage légal, du moins pour introduire un code de sélection, un droit du père et des anciens de surveiller les fréquen- tations des filles. Et sa peur poignante était comme le châtiment de discours trop faciles, de ses dédains d'homme de théorie pour les pudeurs fines d'une vieille et progressive civilisation. — Ecoute, dit-il... c'est vrai, t'es libre... mais faut te respecter ! Les mots sortaient durement, comme des cailloux. — Me respecter? — Oui, tiens... C'est pas des heures pour sortir... — Et pourquoi donc? Il toussa, ne savait réellement que dire. Ses paroles de jadis lui retombaient sur l'âme comme des pelletées de terre sur un cercueil. — Dis, Eve... fit-il avec une touchante douceur d'o- piniâtre qui cherche une concession... faut bien avouer que c'est pas une heure ! —■ Mais, qu'est-ce que l'heure a à faire avec ce qui est bien ou mal? Ce qui est juste le matin est juste le soirl — D'abord l'inquiétude que ça me cause, dit-il. Et il tenta de sourire, mais échoua, tragique, sa grande bouche serrée d'angoisse. — Ah! dit-elle... G'est une raison! Je rentrerai donc plus tôt, père. — G'est bien ILE BILATERAL 103 La chandelle, sur la muraille, dénichait une tête more, fouillait une encoignure où pendait un corsage, tremblait argentinement sur les ciseaux d'Eve, et les machines à coudre, l'armoire, une jatte d'empois à côté d'un flacon de Lubin variaient de forme aux fluctua- tions de la barbare lumière. Le père, avec hébétude, regardait, sur le carreau, deux taches minuscules, hya- lines, incapable de déterminer leur nature. Ils ne bou- geaient pas, tous deux saturés de nervosité, respiraient mal. Itavière surtout restait impondéré, trop de sang à l'aorte, et l'artère martelait, bruissait dans l'oreille gauche. Il se leva, il se mit à marcher. Il éclatait, misérable, étouffait des sanglots dans sa forte poitrine. Rentrer plus tôt ! C'était pas ça, mon Dieu, c'était pas ça! La dure fille de le prendre à l'improviste! Elle ignorait donc comme il avait peur de la perdre. Ah ! la dure, la dure ! Brusquement, il se baissa vers ces fragments blancs qui le fascinaient, et il reconnut un bouton de chemise cassé en deux. Grave, il recolla ensemble les demi-dis- ques, resta à s'assurer qu'ils coïncidaient parfaitement, examina, puéril, la chandelle, à travers les quatre ou- vertures. Mais revenant sur Eve, une minute arrêté devant sa finesse, ce visage d'oréade dont il était si fier, ces yeux de vierge intrépide et douce : — Ecoute, dit-il, empâté... t'as fait un bête choix. — Ça me regarde, père ! Alors, lui, s'il eût tenu le petit Laramée,illui sembla qu'il l'aurait précipité du sixième sur le pavé. Et il se raidit, fiévreux, ses yeux eneore plus clos, balançant ses mains courtes : — Bien sûr, ça te regarde... mais vois-tu... c'estpour sûr pas c't'oiseau-là que j'aurais cru te voir prendre.104 LE BILATÉRAL — Il est honnête et bon ! — Mais mou comme une chique. — Mou!... On ne sait pas! — Si, je te dis... Et ça [me bout le sang de penser qu'une fille de ma race se donnerait à un sacré bœuf comme ça ! __Te voilà joliment aristocrate ! Le lourd menton frissonna et le père se remit en marche, dans une abominable détresse de vaincu. — T'es-tu donnée? demanda-t-il, abrupt-et brutal. Elle fut honteuse pour lui, répondit avec sévérité : — Non. — Ah! soupira-t-il. Et un peu de douceur souffla sur sa pauvre âme. — Respecte-toi, dit-il... Une créature comme toi doit réfléchir longtemps avant de choisir... — Ne te mêle pas de ça ! Elle le coupait avec rudesse, impétueusement, et il le souffrit, se courba. Il dit pourtant : — C'est égal... Un pareil mollusque! — Tu es injuste. — Pas du tout... je juge impartialement. _ Je l'entends bien... tes dents claquent! Effectivement, ses dents claquaient, il avait la fièvre, et il recommençait à s'abandonner à la colère. Alors, subitement elle voulut céder, elle eut mal au cœur du déchirement de cet âpre homme qu'elle adorait, et elle se précipita vers lui. Il était trop tard, il était humilie atrocement par l'ironie de la dernière phrase d'Eve, et il cria de sa grande voix des tempêtes : — Va dans ta chambre ! Glacée elle recula, s'enferma chez elle, dans un pe- sant repentir. Lui s'était rassis sur la chaise, la tête entre les genoux, et une trouée sinistre était dans saLE BILATÉRAL 105 dernière espérance. Il restait regarder en lui, dans la tenace chambre mémoriale, et sa ténébreuse destinée défila sur la sombre lanterne magique. Il se contint longtemps, ses puissantes mâchoires serrées, puis, la douleur fut victorieuse, un rauque, un terrible sanglot jaillit de la poitrine de l'homme opiniâtre. — La dure enfant !... la dure enfant !...VIII Cette scène déséquilibra considérablement l'idylle. Un remords incoercible habitait Eve, et à chaque mi- nute douce de ses rendez-vous, le foyer triste, le père morne s'interposaient, rompaient le charme. Elle tint d'ailleurs parole, ne rentra plus après dix heures, au grand ennui de Laramée, mais cela ne désarmait pas Ravière. Sombre, sa grosse tète détournée de sa fille, il mangeait en silence, ne disait que leT paroles de poli- tesse, et son grand menton se condensait, masquait son opiniâtreté taciturne. Elle, devant une scène, un ordre, une tyrannie quelconque fut restée invincible, mais la dignité de cette tristesse, la justice du père qui ne vou- lait pas aller à rencontre des principes émis, cela l'ac- cablait, l'emplissait d'un navrement immense, et elle était encore émue au plus profond dans sa tendresse filiale par la remémoration de mille scènes où Ravière avait été bon et miséricordieux. Par surcroît, Laramée devenait moins timide, peu à peu glissait à des familiarités, un langage câlin, bondé108 LE BILATERAL d'allusions, tellement travaillé par le printemps, qu'Eve redoutait sans cesse des paroles inconvenantes. Pour- tant, par la gravité de son attitude, elle le dominait encore, le gardait dans la soumission. Mais, au contact tiède de la vierge, il se grisait terriblement, il se sentait envahir d'insupportable impatience, et continuellement demandait une réponse à sa proposition du Luxem- bourg. Elle le renvoyait à plus tard, incapable d'une dé- cision à l'idée du chagrin de Ravière, prête, parfois, pleine de désespérance, atout rompre. Pourtant, l'accou- tumance l'attachait à présent au petit homme, et elle trouvait son père injuste dans son jugement, estimait son amoureux capable d'énergie et même de logique, mais surtout était chaque jour plus envahie par son charme extérieur, son élégance naturelle. Et dans cette contradiction d'âme, entre la douceur d'une floraison toujours plus fine, d'une vision de Terre promise et la défiance, l'adynamie de son remords, Eve vivait artificiellement, comme une plante robuste, prête à fructifier en plein terreau, atrophiée par un féroce ombrage. Et elle jetait sur l'avenir un regard d'incertitude, avec la terreur d'un destin embryonnaire, pleine de colère contre les forces ennemies qui la ron- geaient, perdant sa puissance de volonté. La brutalité d'une contingence trancha le nœud. Un soir qu'elle quittait Laramée, un soir plus gai que de coutume, une idée espiègle lui vint de le mou- charder, et, furtive, elle s'en revint sur ses pas, tourna l'angle où il venait de disparaître. Son etonnement fut terrible. A quelques mètres, lui tournant ledos,se tenait le petit homme, abordé par une vaste impure rauque. Eve recula, redoubla le coin. Un coassement s'élevait : — Je suis bien gentille, tu sais... tu seras content... tout le monde est content de moi...LE BILATÉRAL 109 —■ Combien? dit enfin Laramée. Ils marchandèrent. Puis, une pause, un consentement, le martelage des pas. Eve avança la tête, et une écharpe de lumière découpait la lourde femme, péniblement ju- chée sur des bottines oscillantes, et le petit homme qui la suivait. — Elle a au moins quarante ans, pensa la jeune fille. Elle partit, peu émue à ce qu'elle se disait. C'était donc un salaud? Il était bien libre ! Il avait eu raison de se comparer à ces chats qui galopaient sur les toits de l'école de pharmacie : il était bien de leur famille ! — Oh ! oui, qu'elle a quarante ans !... Elle se mit à rire, car c'était comique ! Et Laramée faisait un drôle de polichinelle derrière la grosse vache ! Cependant sa rue fut là, dans le deuil de dix heures, avec la tristesse de l'hôtel Chanzy, mi-éveillé encore, la paupière entreclose, jetant un tremblement pâle. Les cages des lanternes, sur les façades plâtreuses, met- taient une faible vie qui s'évanouissait, n'atteignait pas les arêtes hautes des parois. Et cela parut à Eve comme un abîme au fond duquel elle trébuchait, uneprofondeur étouffante,un peu moisie. Elle eut ladyspnée,voulutpren- dreune abondante gorgée d'air,etles larmes alors, niées, en flots chauds bondirent sous ses cils. Le monde était méchant, les hommes sales, et elle ne riait plus à l'évo- cation du petit Laramée derrière la grosse vache. C'était l'incertitude, l'instabilité, la sinistre impossibi- lité de se bâtir un refuge, une nichée de bonheur et de tendresse. Et elle s'enfonça dans l'utopie cendreuse d'une société plus absolutiste que celle même du père, une société décrétant l'obligation des vertus, la péna- lité implacable des vices. Puis, l'étonnement parut dominer tout, refouler la douleur. Comment était-il possible, la quittant elle, Eve, 7 1110 LE BILATÉRAL après de douces paroles, de céder à une affreuse bête à louer? Et la vierge, dans une froide horreur, jamais n'eût conçu que sur la chair à trente sous, Laramée allât se débarrasser de la tension électrique amassée au- près de la chair jeune et inaccessible. Mais l'étonnement s'évanouit dans le retour de l'idée d'obscur et de vide, et Eve monta ses six étages, aha- sourdie. Le père n'y était pas encore, elle se coucha. Etendue sur la douceur de la laine, dans la pureté des draps frais, elle laissa couler sa tête sur l'oreiller, avec un tremblement de volupté, et il lui parut que ce bon lit, ce quotidien ensevelisseur de lassitude, lui ren- dait la paix, familièrement la remettait en équilibre. Deux ou trois fois elle se condensa, posée en Z, serra ses bras contre sa gorge, et puis le calmant du lit l'a- bandonna, la trahit. Elle se retrouva aux prises avec le remous du cœur, la kaléidoscopie d'angoisse du crâne. Sur la trame lourde, douloureusement opaque, d'une idée fixe, d'autres idées fluèrent, légères, rapides, illogi- ques, et la chaleur d'insomnie monta aux tempes. Igno- ble d'abord, dénigrée, lentement la figure de Laramée se refaisait douce avec la barbe harmonieuse tout à l'entour, et les yeux canins, soumis, bien francs. Il écou- tait, tourné vers elle, passif mais séduisant, avec un agréable ballottement des épaules, un cou gras, un peu brun, lavé scrupuleusement. Alors, le petit homme subjugua le sens intime de la vierge, fut un être de pouvoir, un victorieux, et elle perdait son orgueil dans la profonde mollesse des artères. Mais le groupe dans l'écharpe de lumière, l'impure salement engraissée, le mâle à deux pas, entraîné par une envie d'animal, brus- quement anéantit le Laramée désirable. En rage, en sueur, elle se retournait, fermait plus vigoureusement les paupières, souvent triomphait deux secondes. MaisLE BILATÉRAL Hl le malaise à demeure, une1 sensation décourageante au point post-frontal où semble la condensation du sens in- time remettait la pauvre tête au travail. Pourtant, elle se serait endormie, songeait-elle, sans le glacement des pieds. C'était un froid invincible, et que ni friction, ni accumulation de vêtements n'amen- dait. En vain les serrait-elle alternativement dans le creux des jarrets, sous la cuisse : les petits pieds re- fusaient la chaleur. Et cette lutte était si triste, aggra- vée de la scène photographiée sur laplaque cérébrale, qu'elle souhaitait mourir. Une distraction survint: l'entrée du père. Elle écouta le tour de clef, l'indécision des pieds et des mains dans les ténèbres, et son ouïe délicate perçut le glissement de l'allumette sur la muraille de la cuisine. Puis, une pénétrante lueur avança, coula sous la porte, par la serrure, et ce peu de clarté réjouissait la jeune fille. Alors, elle ne pensa plus qu'au père, émue à un sou- pir qu'il souffla, et il était l'être idéal de ce monde, le seul héros, le seul généreux, dont le cœur ne se ferme- rait jamais pour sa pauvre Eve. Comment avait-elle osé, contre son désir, aller avec ce mollusque ? Car il avait bien raison, le père—et il avait toujours raison !— de le dire mou comme une chique, indigne d'elle ! Son attendrissement devint insupportable, elle se mit sur son séant, avec la soif de bondir du lit, d'aller s'humilier à genoux, d'être relevée par lui, enserrée dans ses lions bras protecteurs. Elle n'osa pas, se re- coucha, mais son repentir croissait encore, jusqu'à cette féroce souffrance qui rend incommensurables nos torts devant un cadavre. - Un choc furieux la perça : le père, à travers la porte demandait : — Es-tu rentrée?112 LE BILATERAL ■ i! — Oui, fit-elle. Mais ce oui indécis, tremblotant, de suite elle le ressaisit, cria plus haut, avec une tendresse pleine de baisers : —■ Oui, père ! — Bonne nuit, alors. — Bonne nuit. Il s'en alla dormir, et elle sentait qu'il gardait son chagrin, n'avait pu rien deviner. Que c'était triste, bon Dieu ! Cependant, misérable encore, peu à peu lespieds d'Eve chauffaient, une lassitude de bon augure pesa sur son crâne, enfouit sa pensée, et son souffle atténué, par alternatives régulières, mesura son jeune som- meil. IX Elle se leva très lasse — les rêves avaient travaillé — et longtemps recommença de se tremper la figure dans la cuvette, de se doucher d'eau fraîche les paupiè- res. Elle n'en resta pas moins pâle, les joues peu fer- mes, avec, par pauses, un coup brusque au thorax, le retour du vide. Toutefois, elle se montra ferme au travail, et point taquine avec ses ouvrières asso- ciées. L'atelier d'Eve, les machines dont le bruit était mangé par des isoloirs de caoutchouc, encore posés sur du feutre, la réglementation des heures du travail, de la distribution du salaire-dividende, c'était l'œuvre du constructomane révolutionnaire. Safllle s'y était prêtée d'enthousiasme. Parhasard,lachose avaitréussi, et Ra- vière, injustement, s'attribuait là une grosse victoire, car le fond de l'affaire, sa vraie âme, était l'habileté, la finesse artisane d'Eve. Pour la lingerie délicate, ses rivales étaient clair-semées , et la maison élégante qui l'employait ne'se serait'pas volontiers privée de sa col-114 LE BILATÉRAL laboration. Non que, d'ailleurs, l'ordre, le calcul intro- luits par Ravière, n'eussent bonifié la petite entreprise. Seulement, tout profit allait aux trois associées. Dans la normale bourgeoise Eve aurait été patronne, aurait, de par sa virtuosité, de par le capital avancé, au moins prélevé soixante francs sur les cent francs de la se- maine moyenne. Elle n'y pensait que rarement, pour l'univers n'en eut soufflé mot à l'organisateur, et, soi- xante-dix francs partagés à ses aides triviales et tout juste manouvrières, elle se voulait heureuse des trente francs de reliquat. Lui, orgueilleux, à tout venant con- tait son magnifique résultat, des femmes gagnant à leur suffisance, en ce monde ingrat aux femmes, par le simple bienfait de l'association. Beaucoup restaient incrédules, mais silencieusement, n'objectant rien. Seul, rencontré parfois au square de la Bourse, le Bilatéral, sachant de Ravière même l'ha- bileté d'Eve, critiquait: — Vous êtes de rudes braves gens! Mais, dans ce sale monde où nous vivons, sans doute que, même en détail, l'association fait du bien...[réalise les économies et lesgains du non-éparpillement... mais le capitalisme est trop âprement organisé pour qu'un simple compa- gnonnage de quatre porte des salaires de vingt-cinq sous à trois francs. Une condition préalable est néces- saire... et ici c'est votre générosité. Sinon, le groupe- ment en gros peut seul... C'est égal, vous êtes admi- rables, de vrais grands cœurs, et je vous envie ! Il faisait clair dans la haute ruche. L'aurore y survenait presque droite, entre les deux grandes car- casses de cheminées du toit, un peu bas, d'en face. Par les beaux jours l'hymne montait délicieusement, ses lentes harmoniques, son grandissement, sesinvincibk s caresses polychromes, jusqu'à ce que l'Astre, fouettantLE BILATÉKAL 115 les nuées, redressant ses lances rouges, dans le cristal atmosphérique, dans les vapeurs éparpillées, déployât l'impétuosité de son triomphe, de sa splendeur blan- chissante. Il lui arrivait alors d'être importun, d'incendier im- placablement la chambre. Mais il s'écartait, oblique, vers le sud, et la lumière restait une douce traîne, tra- versée de câbles à corpuscules, toujours plus égale, plus diffuse. Eve, ce matin-là, à travers le labeur, malgré sa vi- gilance, continuait son triste pèlerinage du cœur. Une impression, à ses yeux avilissante, un désir presque brutal de Laramée, éclos dans la perversion de nerfs d'un mauvais sommeil, surnageait. Honteuse, elle le sentait persister, ramper mollement dans (sa chair, se compliquer de petites souvenances, de l'odeurdu square du Luxembourg, surtout de la chanson naïve « Il était une bergère, » entendue pendant une ballade fainéante, derrière une muraille de la rue Denfert, nasillee sur une flûte à l'oignon. Navrée de sa lâcheté, Eve interpellait les associées, laissait couler de tautologiques phrases, s'interrom- pait, hébétée, ses ciseaux croulant des doigts, su- bissait plus terriblement le fantôme du petit homme, son oscillation sur les trottoirs, et sa barbe blonde bor- dant son cou friand. La curiosité des ouvrières doublait son supplice. — Onze heures ! fit-elle. C'était l'heure du premier repos et ces demoiselles se levèrent. Eve les vit filer avec gratitude. Elle s'es- timait immonde, indigne de toute société. Et seule devant la vitre, elle regardait les deux cheminées d'en face avec une figure de supplication où coulaient deux humbles larmes. Pourtant, déjà rentrait en elle une chose plus douce, une neutralisation des forces électriques. L'autre s'effa- çait, ne s'interposait plus devant le monde. La vierge reconquérait ses nerfs, une unité plus tranquille. L'é- vénement vira, montra son autre face : le contentement du père. — Ingrate bête que j'étais t Comme une offrande, elle mettait son humiliation à ses pieds, elle confessait sa sottise. La face 'grise, poi- gnante du collectiviste, la sombre retenue de l'homme de conscience, la défiance assise au foyer se retrans- formaient dans la bonne intimité à théories, à lectures, à récriminations, où se plaisait le vieux absolutiste. Cette pensée se poursuivit toute l'après-midi, fil la jeune fille charmante pour ses associées, jusqu'à les lâcher avant quatre heures.Puis,gentiment rencoignée dans une demi-ombre, Eve combina longtemps de me- nues fémininéités, des inventions gracieuses pour la soi- rée, pour la solennisation du retour de Ravière. Mais, ayant beaucoup de temps encore, paresseuse, elle s'ac- couda sur l'allège de sa fenêtre, dans sa chambre à coucher. C'était à l'arrière de la maison, et l'espace y était libre, ouvert par un grand vieux jardin, le jardin de M. Combe. Un jour tiède y reposait, très clair, où les formes étaient nettes. Longtemps, Eve cueillit le charme quasi-vernal des peupliers, des platanes, des frênes, surtout des pièces d'eau presque à'pic sous elle. C'étaient deux bassins, hauts inégalement. L'un alimentait l'autre, et tous deux étaient longs, étroits comme des canaux. Celui d'en hautabondaiten crypto- games, solides, vétustés, en couches, en humus aux bords déclives, de beau vert de gris, de rouille d'ama- dou. Des gouttelettes y coulaient en mesure, et l'orée débordait dans le canal inférieur, comme une clepsydreLE BILATÉRAL 117 toute lente. La rumeur était molle, doucement vivait. De très hauts platanes, mi-dévêtus, sous un froc cou- leur pachyderme, avaient des nudités jaunes souvent livides, et les branches, à petits fruits secs, vacillaient sous un firmament d'étain, semé d'albâtre, semé de baryte. Il s'échelonnait des vases de pierre, plein de terreau, en décroissancelente sur les rives, et du gra- men luttaiten liberté. Le canal supérieur, à profondeur exiguë, avait un fond de terre jaune, et l'autre, sans fond visible, était plus noir que l'obsidienne. Dansl'un, c'était un tremblant firmament d'ocreuse pâleur, et d'énormes branches, jaillies des corps des platanes, y ondulaient comme des bêtes jaunes. Dans l'autre c'était une profondeur énorme, d'immobilité sacrée, un ciel de cadmium ombré d'encre, et les troncs, plus fins, plus grêles démesurément hauts, y tendaient des branches immuables, unissaient des cimes religieuses. Dans 1 un, les rameaux trop tremblants étaient comme un monde de vibrants insectes, dans l'autre, c'était un tissu in- croyablement délicat, une sérénité éternelle, araneenne, coupée de frôles câbles ténébreux. Dans l'un, passaient des oiseaux fantasques, déformés, vibrants et roux comme de vieilles eaux-fortes, dans l'autre, avec dou- ceur ils nageaient sur le dos, presque sans vibration, filaient entre les capillaires rameaux, dans les abîmes ténébreux du ciel, pensivement. Dans l'un, les bords étaient troubles, boueux, les vases à contours mousses, dans l'autre, les arêtes fines, les gramens dessines harmonieusement, les vases plus longs, plus aristocra- tiques et plus tristes qu'en réalité... Au delà des bassins, un peuplier noir vivait, de vé- nérable antiquité, àécorce de crocodile,pleine de ramu- res de lourdes bosses ridées ou spongieuses. Le torse triomphal s'élançait sans courbes, projetait une forêt118 LK BILATERAL de noires, colossales branches, partout divergentes vers le ciel, maistputes en faible oblique, toutes tentant la fière escalade droite de larace. Et dans le monument, la cité de branches, de sous-branches, saillissaient les rameaux,lesramuscnles, toutes darisl'orgueilleusepose érigée, depuis le glaive rond, à légère flexion, jusqu'aux capillaires fins, aux poils dressés en noir sur le ciel de faïence... Un petit étang suivait, une onde de jade, opa ue, avec le renflement d'une île, quatre frênes penchés la- mentablement, une naïade décorée de lichen, avançant son petit pied verdâtrc ; et les canards, en affaire, na- viguaient a pleines rames, criaient âprement, les noirs à passementeries blanches, les roussâtres sauvages et ceux vêtus de pierreries, tous sous ladoublure dégraisse hivernale. Partout rebondissait la canaille des moi- neaux, et un pigeon, son fichu de soie sur sa volup- tueuse gorge, allait pesamment parmi cette frénétique populace de corps sphériques, dans sa démarche péni- ble, une patte posée après l'autre, tanguant comme un paresseux matelot, tandis qu'eux, d'un petit choc élas- tique, sur leurs fines colonnettes, sautaient, vibraient, impondérables. Le soir descendait dans une beauté monotone et for- midable. Un vert infiniment pâle s'évanouissait dans la fanfare du rouge. Des notes larges.incommensurables, coulaient de la nuée occidentale, navraient lentement le cœur d'Eve. A la cime du peuplier, tout l'abondant peuple passe- reau, réfugié par grappes, dans l'épais fourmillement delà toifon végétale, sur les ramilles, les petites four- ches, entre les petits coudes, sur le capillaire tissu d'é- bène, des centaines de petites boules frissonnantes.pres- sées, serrées comme des fruits noirs.bruissaientdetantLE BILATERAL 119 de voix, si confusément, qu'on eût cru un élément. Les grosses tètes des platanes, comme des vitraux flam- boyants, posés sur l'Ouest, leurs croisillons, leurs me- neaux innombrables, aux couleurs du prisme emprun- taient une vie prodigieuse, l'eau s'étalait comme un mé- tal neuf, celle de l'étang ridée seulement par l'escadre des canards, maintenant lents, à petits cris raujues. Mais les passereaux poursuivaient leur clameur, bai- gnés dans la béatitude, des bandes ivres jaillissant par- dessus quelque cime, tourbillonnant en allégresse sous la coupole blême, tandis que, entraînés,ceux desa, 1res cimes accouraient, joignaient le torrent, remplissaient l'espace d'un millier de vies ailées, jouissaient une mi- nute encore de la vie, du jour disparaissant... Etle rouge s'affaiblissaitlà-bas, entre les grandsbras, les grands troncs, les toitures; un monticule se bos- suait, habité d'arbustes ; une pointe de lumière s'avi- vait derrière un carreau. Brusquement, le silence,l'en- tier silence, tout le .peuple oiseau endormi dans les aé- riennes chaumières, les chauves-souris vacillantes dans l'air gris, les hommes allumant leurs demeures, tt Ju- piter allumé paisiblement dans le Zodiaque. Alors, dans le saisissementvoluptueuxde cette scène, la pauvre fille sentit une morsure dans sa chair, un profond regret de vie atrophiée, mais l'orgueil et le souvenir du père balayèrent la mollesse. Ella alla pres- tement disposer les bûchettes et le charbon au fourneau de la cuisine. Le roux chanta pour le veau à la casse- role, Eve battit une crème au vin, disposa lasoupeet 1rs légumes : — Quoi encore ? Et relevant les coudes, dans l'aimable geste de raï- corder les cheveux, elle descendit acquérir du vin de choix et un dessert. Puis, rieuse, dans la certitude120 LE BILATÉRAL d'avoir tout fait au goût de Ravière, elle couvrit la ta- ble de la nappe écrue, à triple filet écarlate. Assise maintenant, elle tendait sa fine oreille, étu- diait les pas dans l'escalier.C'étaitl'heure,des semelles lourdes montaient, et brusquement Eve devintpâle: — Le voilà. ! Une clef tourna méthodiquement, h collectiviste ap- parut : — Bonjour, père ! Lui, d'une voix lourde et lente : — Bonjour. Et les yeux détournés, le dos rond, il passait devant Eve, sans un autre mot, avec la poignante figure des braves gens dont le foyer est en décombres, l'intimité morte. Elle, à pas craintifs, le suivit, et quand ils furent dans la salle h manger : — Père, dis ! — Quoi donc ? fit-il avec un peu de surprise, la lèvre émue. Alors, elle vint à lui, d'un air d'obéissance et de ten- dresse, et lui prenant la main, à mi-voix : — J'ai eu tort, père... Pardonne-moi... Veux-tu ?... J'étais une bête de ne pas t'écouter... Dis, père ! Il ne le croyait pas,immobile, la contemplant d'une prunelle trouble, avec une lumière d'espérance tout au fond. — Est-ce vrai ? dit-il. — Pardonne-moi ! Alors, il la prit rudement, à pleins bras contre sa grosse poitrine, avec un terrible soupir de bonheur, et l'homme âpre pleurait,deuxlo"rdeslarmes, une rauque joie virile : —Ma petite Eve !... Elle, dans la forte étreinte paternelle, se sentaitLE BILATERAL 121 abritée contre les vicissitudes, ivre d'une béatitude pure, sanglotait doucement comme un petit enfant... ■— Allons, ça va... allons, ça va! répétait Ravière, avec de petites tapes maladroites sur l'épaule de la jeune fille. Puis, plus calmes, avec des sourires moites, ils res- taient en face l'un de l'autre, tandis que s'élevait l'es- pérance des futuritions heureuses. Mais le révolution- naire, pour cacher un retour d'attendrissement, humait le parfum de la cuisine,criait: ■— Euh ! ça sent fameusement bon ici !... J'ai un ap- pétit à dévorer Jules Ferry ! — Tu vas être servi !... Sous la lampe intime la soirée commença. Ravière, affamé, se rua sur la soupe, dévora le veau, mais sa grande joie fut pour le dessert,une extase d'abstème devant la crème et les petits fours : , — Délicieuse ta crème... superbe !... on va recom- mencer à avoir de bons moments, hé ! Au café, ses genoux haussés bizarrement,il se met- tait à bavarder inlassablement dans l'abandon de jadis, rendu à la douceur de voir sa fille attentive, pleine d'intérêt à toutes ses j^aroles. Elle se passionnait à l'aride des théories, au dramatique des annales, avait avec l'âme guerrière et raisonneuse tant de points de contact, que Ravière se plaisait à discuter avec elle autant qu'avec le plus intelligent des compagnons. Les contradictions qu'elle apportait parfois étaient un at- trait de plus. Dans la grisaille du père, elle introduisait une note d'analyse plus fine, une exigence du cœur hu- main, quelque tolérance pour les faces aimables de la vie sociale. Ce soir-là,dans un bien-être,une torpeur charmante, elle écoutait seulement, trop attendrie pour contredire, 123 LE Bit, AT loi! AL et lui, dans l'enthousiasme de la paix reconquise, lâ- chait la bonde aux idées, des idées où tout, sauf 1- s principes primordiaux,avait une concrétion extrême, une forme puissamment matérielle,car le sens révolu- tionnaire,dans ce massif cerveau était amoureusemen! constructomane. Confiné jusqu'à vingt ans dans un trou de montagne, le contraste subit de la pleine na- ture au fourmillement de Paris, avait fait tort dans sa substance à la notion du lent transformisme, et une naïveté habitait en lui, impérissable,une inhabileté co- mique à concevoir l'omnipotence du temps, l'aridité de l'évolution de tout un vieux peuple. Mais hors de cet aveuglement devant la durée, hors de son ignorance accrue encore par la dureté de sa lutte avec la vie, de son travail de tourne-meule, social, de son internement à la fiévreuse Nouvelle, l'homme était de choix, de ra- res matériaux.En sorte que,dangereux à la Saint-Just, mais moins décisif à employer les guillotines ouïes fu- sillades,incapable de compréhension opportune, c'était une âme curieuse à fouiller, mate mais chaude, robuste de volonté et attirante de jeunesse et de fraîcheur. Perpétuellement des formes y naissaient,une forêt de formes. C'étaient des embryons de mécanique, des plans de cité, de colonisation, de communauté,de culture, des applicationsd'bygiène, des distributions de denrées, des pièges tendus à la falsification du comestible, la régle- mentation des plaisirs, des arts, des sciences, une mi- nutieuse comptabilité sociale, des élevages de bêtes et d'enfants, les services publics gratuits du transportait voyage. Dans le terreau cérébral, tout cela naissait d'a- bord vague, en jaillissements prophétiques, mais l'homme au vaste menton carré refusait le vague, avait l'hor- reur de l'obscurité anarchiste. Durement, lentement il tâtonnait, ne dédaignait aucun apprentissage- de :é-LE BILATERAL 193 flexion, précisait, dessinait, solidifiait les notions va- poreuses, voulait voir. A la fin, de. leurre en leurre, d'ornière en ornière, toujours il finissait par édifier un quelque chose de tangible, une machine organisée mais qui, rarement, pouvait marcher sans l'immense bon vouloir des hommes ou sans un âpre servage, des lois terriblement caporalistes. Ses sources de science sociale ou mécanique étaient rares. Il était des hommes qui comprennent difficile- ment ce qu'on leur explique, des hommes de pénible assimilation, tout en création, peu observateurs, mais observateurs robustes et intenses des rares extériorités qu'ils examinent. Vrai condensateur, engendreur per- pétuel, son ignorance faisait toutes ses inventions anti- originales, caduques, seulement revêtues du particula- risme de sa curieuse organisation. C'était surtout aucosmos des brochures qu'ilpuisait. Leurs affirmations rapides, leurs thérapeutiques esca- motées en quelquespages,leurs descriptions d'inventions nouvelles, étaient un butin dont il s'emparait d'un coup d'œil, un cadre indécis qu'il se plaisait, peu après, à remplir lui-même. Et navirotation, direction des aéros- tats, embrayage électrique,défense des frontières par des procédés mystérieux, abrégés de marxisme, frag- ments de Proudhon, de Guesde, exposés lapidai- res d'Icarisme, recette de pain chimique, panégyriques de drainage, de couvage artificiel, de naturalisation de plantes comestibles, étaient sa nutrition intellectuelle, la bizarrepalingénésie de son haletantenthousiasme.Kt sa constructomanie, au foyer, se révélait encore par une collection de compas, d'équerres, dérègles, achetés en brocante, instruments dont sa maladroite main quel- quefois s'emparait pour des tracés de plans primitifs, pour de singulières coupes de bâtiments,d'expîoitatk»ns 124 LE BILATERAL champêtres, d'asiles, de musées. Sans doute que, jeté 'aux écoles,il eût été des élèves inventeurs qui ne lisent, que l'énoncé des théorèmes, s'acharnent à les résoudre sans recourir au texte, mais nul professeur, que l'hé- hétante existence du travailleur n'ayant touché au so- lide sauvageon, il ne devait rien produire. La nue destruction, il l'exécrait. Quoique ne blâmant pas l'action des chefs, excusée selon lui par la straté- gie, il n'avait pas aimé les incendies de la Commune, volontiers en accusait destraîtres payéspar Versailles et le Bonapartisme. La doctrine nihiliste répugnait à son amour édificateur, "il estimait idiote l'assimilation du monument à l'institution, mais sa détestation de l'a- narchisme abatteur, du vaporeux des doctrines du ra- sement, ne s'appliquait pas à l'immolation des riches, des puissants. Il eût, sans doute, applaudi à une tuerie comprenant Rotschild, Gallifet, Waldeck, Ferry, Jules Simon, Say, etc., sans haïr personnellement aucune de ces individualités, si ce n'est Gallifet.Mais il semble cer- tain qu'il n'eût pas lui-même accompli le sacrifice. Sans la Commune, l'acide dévorateur du vaincu, les tortures, les humiliations, le monastique qu'ilétait, dé- sintéressé, point enragé de gloriole, sans besoins tour- menteurs, sobre, à l'abri de la luxure, eût été un être de bonheur. Enfermé dans un paradis studieux, il n'é- tait pas impossible qu'il arrivât, par sa terrible perti- nacité, à être un quelqu'un scientifique. Mais àprésent il se sentait déchu, il voulait amèrement la Revanche, dans son rétrécissement d'horizon n'imaginait plus d'autre solution à la destinée humaine qu'un violent, foudroyant, inflexible déplacement des pôles. Douteur, par minutes, de la Capacité humaine à prendre le pli d'un monde tout nouveau, il se rassurait par la science, l'autorité, une sévérité et une vigilance per-LE BILATERAL 125 pétuelle dans le choix des guides, se persuadait aussi que les résultats heureux du renouvellement, l'extinction soudaine du paupérisme, la solidité de l'Eden collectiviste séduiraient, capteraient les plus pauvres crânes. Le grand trouble de Ravière était le schisme de 82. Dans la terrible querelle Brousse et Guesde il avait doulou- reusement hésité. Séduitparla solidité philosophique de Guesde, son caractère intellectuel, l'allure précise de ses argumentations, il succomba pourtant aux insinua- tions perpétuelles, aux accusations âpres que Brousse accumulait contre le leader, eut, comme l'énorme ma- jorité collectiviste de l'époque, la sourde épouvantedu dic- tatoriat, la méfiance d'une individualité trop rapidement ascensionnelle. Mais aprèsla scission, après la lutte cruelle des congrès, quand il vit Guesde vaincu, quand il com- mença de comprendre l'inconvénient, dans une secte en- core si faible, d'avoir tranché en plein cerveau, des re- mords le hantèrent. Puis, l'opiniâtreté croissante du Parti à manuelliser le mérite, à se précipiter dans l'in- tolérance d'unelutte des classes où le travail brut rece- vait chaque jour plus exclusivement l'encens des prê- tres, accrurent les répugnances de Ravière, et, encore à son insu, il évoluait vers Guesde, était de ceux qui, avec les nouvelles recrues, tendaient à reconstituer l'Eglise primitive.Les jours suivants passèrent sur Eve avec un rythme de repos, dans un léger assoupissement, avec, dans l'être intime un instinct de prudence, une discrétion à ne pas soulever le souvenir récent. Dans cette pause plane, ce broutement reposant de l'esprit, son visage prit une teinte dormassante, une expression recluse et vague, les yeux larges, noirs, un peu mats. Ravière, dans la peur qu'elle n'eût du regret, se mit en tête de la distraire, la sortit, imagina des divertis- sements. Il n'était pas expert,par malheur, lourd de goût, et, au hasard, il amenait la jeune tille à des con- férences, des cafés concerts, une fois au théâtre, et, alternativement, elle s'amusait et s'ennuyait. Sa grâce contrastait absurdement avec le corps trapu du père, sa redingote marron, choisie au hasard chez un affreux tailleur de faubourg et faite d'un drap trop cati, ses pesants souliers àclous, son comique chapeau melon, tout petit, sur la cime de son crâne. Elle n'en étaitpas gênée, sauf au théâtre, où sa fine féminéité percevait des mo-128 LE BILATÉRAL queries. Indignée, non pour elle, elledéclara n'aimerpas le théâtre, et le père se contenta de lapromener par Mont- parnasse et Montrouge... Les atomes du renouveau tressaillirent sur Paris et Eve continuait son vagabondage lent de pensée, en- trecoupé de travail, de lectures sérieuses et de péré- grinations avec le père. Depuis une rencontre avec La- ramee, le troisième jour après la rupture, aucune vio- lente émotion ne l'avait saisie. Le petit homme, à l'at- titude d'Eve, àla brièveté rude de Ravière lorsqu'il les avait abordés, au coin de la rue Saint-Jacques, avait compnsqu'on lerembarrait. Ahuri cherchant vainement à s'expliquer l'énigme, sa peine était si forte qu'il son- geait à faire un malheur. Il y renonça cependant, ima- gina des malices pour renouer, épia la demeure de la jeune fille, puis, ne la voyant plus jamais seule, dé- goûte de l'existence, il chercha, trouva des amours plus faciles où il engloutit le regret de sa grande aventure. Pourtant, il n'y pensait jamais sans palpitation, restait troublé par le mystère de la brusque rup- ture: r — On lui aura dit du mal de moi!... Les derniers regrets, pâles, fugitifs, à peine activés par le souffle vernal, moururent dans Eve, elle arriva à ne plus songer à Laramée, la vivacité de sa jeunesse revint resplendissante au fond de ses yeux. Ravière alors, se rassura, et tout en continuant à la promener au cercle, aux Boulevards, chez Sévérin, il reprit sa quié- tude d'antan, son insouciance de théoriste pour les détails quotidiens de la vie, heureux, après avoir neuf heures durant aligné des chiffres dans sa boîte de commis de trouver un foyer sans trouble. Cependant, Eve n'é'tait pas heureuse. De l'aventure avortée, persistait, tout au tond, un grand sentiment de néant, le germe d'un vœuLE BILATERAL 129 d'accomplissement, qui fut à la fin dans toutes les idées de la vierge, s'achevait la nuit, devant la splendeur indécise du jardin, à l'atmosphère chuchotante de l'Avrillée, tandis que de vagues voix d'hommes, un aboi de chien, l'éveil troublé d'un canard s'épanchaient dans la nocturnité cristalline.DEUXIEME LIVRE C'était, à cette époque, la coutume de quelques révo- lutionnaires du xiii0 et du xivc de se rencontrer au bou- levard Montparnasse, près du boulevard d'Enfer. De groupes différents, pour la plupart, ils y tenaient un pe- tit portique, soit marchant à la péripatéticienne, soit assis pacifiquement. Rarement, le hasard en amenait plus d'une demi-douzaine, et Ravière était le plus as- sidu. Mécaniquement, un soir, il y mena Eve, et quand il aperçut son école, il était trop tard. Longetourne et Malicaud venaient de l'aborder. Deux minutes plus tard, un claudicant à tête d'Esculape se joignait encore au groupe. Alors, en riant, Longetourne s'écria : — Citoyens... la séance est ouverte! Tous s'assirent, et, comme c'était une heure après le dîner, un peu d'assoupissement les tenait en demi- silence, en propos désarticulés. Le soir était lourd, d'ail- leurs, une couverture duvetée cachait les astres. :.....- .MR,».., 132 LE BILATERAL u Sous les frênes chauves encore, à peine émus de cam- bium, fermes sur leur buste de granit noir poudré d'une idée de mousse, une lanterne montait en colonne, frô- lait un treillis de ramuscules de son coniforme faite diaphane, avec la fleur de lumière au centre, et une couronne sombre, légère, filigranée, à la cime. Tout le petit monument de clarté, d'ailleurs, était plein de grâce, d'une nuance bronze teintée de timide vert de gris, surtout la colonnette svelte, amincissante, semée de lierre en relief, terminée de l'élégance égyptienne de son chapiteau. La façadette de l'Ecole spéciale d'architecture, à six pas, développait un vague bas-relief antique, qu'Eve s'acharnait à discerner dans le flux et le reflux des rayons du gaz, et une fraîche trame d'arbres émergeait par dessus. Mais, de l'autre côté, une oblique lune bleue éclairait une pharmacie et lé Grand Hôtel (tout petit) des Etats-Unis. Obscur, attirant, bégayant une strophe d'avril, le jardin du Cours normal d'institutrices esca- ladait une muraille basse. Une hutte à savetier collait à cette muraille une machinerie misérable, et justement de là naissait, pour Eve, l'impression mère de tout l'a- lentour, un incroyable attrait de tristesse à voir le ta- peur de semelles, entre ses murs de bois peint vert, avec sa tête jaune, sa calvitie huileuse, le singulier poil de son menton, sous sa lampe à lentille, perçant, clouant, dans le méphitisme rélégué, plus serré qu'un ta- rin en cage, dévoré par le travail, captif de l'alêne, du tranchet, du marteau. Et il faisait mal au cœur de la * jeune fille; son âme révolutionnaire, bouillante, recom- mençait la litanie anti-bourgeoise, exigeait le pourquoi de la misère, du labeur bafoué dans cette misérable so- ciété, si imbécilement riche. Les compagnons, après le prélude monosyllabique, LE BILATÉRAL 133 s'éveillaient, commençaientà vider leurs hottes intellec- tuelles. L'Esculape, en chuchotant, balançait son gros poêle à tabac, couleur de bête à bon Dieu : — Avant de me mettre au travail, faut que je vide, coup sur coup, cinq petits verres de cognac... Alors, ça vient... ça vient!... Malheureusement, je peux pas tout écrire, mes idées vont trop vite... C'est égal, je vous fiche ma parole, que ce sera une tuile sur ceusses qui veulent de l'individualisme... Il baissait d'un cran encore sa voix si insonore, la monstrueuse vanité de l'écrivain tremblait sur ses lè- vres, et les autres le toisaient sans sympathie, tous at- teints de la maladie de fabriquer des idées nouvelles pour le pauvre genre humain. Mais l'Esculape lâchait une plainte, après un vif tirage au tuyau de merisier, et mimait la grande lassitude des génies trop actifs : ^ — C'est égal... ça tue... oui, je sens que ça m'abrège l'existence... Souvent, c'est des deux, trois heures du matin avant que je me couche ! Mais quand on a quel- que chose là, ce serait un crime de ne pas le faire sor- tir pour le bien de l'humanité! Du fourneau de la pipe il se touchait le front, à pe- tits coups, et les autres approuvaient sa réflexion der~ nière, sans la croire, pourtant, applicable à lui. Princi- palement Longetourne, le front suant de son ennui de confesseur, trouvait l'Esculape ridicule, indigné que les auditeurs pussent croire qu'il y eût là présent un autre manieur de plume que le Directeur de la Revendication prolétaire. Cet imbécile qui disait les « ceusses ! » Lui, d'ailleurs, Longetourne, tout en se foutant de la chose,' était en gestation d'une machine qui devait le mettre sur l'autel, côte à côte avec les Brousse et les Guesde. Sur le pavage de la chaussée, les grêles lignes du railway scintillaient mystérieusement, un fardier ram- 8 « MiM WÊÊÊÊLE BILATERAL I pait appesanti comme un hippopotame, poursuivi du bê- lement du tram rouge, et s'écartait avec lenteur, parla sournoiserie du charretier, heureux d'embêter l'officiel. Les façades indécises, nullement homogènes, remon- taient, s'abaissaient, illuminées de la charcuterie, de l'épicerie, des marchands de vin. Le penseur, cependant, avec un cérémonial nerveux, avait ouvert sa redingote caduque, grommelait : — J'ai là... j'ai làjustementquelques pensées jetées à la hâte... Oh! vous savez, ça doit encore être corrigé... Il sortait un rectangle noir de l'habitacle, le dépliait et les autres hésitaient entre la curiosité et l'énervement. Il commençait cependant, avec mesure, mais peu à peu farouche : — « L'homme a été fait pour s'associer. Nous voyons que les petits insectes comme la fourmi, ils travaillent tous d'un commun accord, et par le collectivisme, ils sont beaucoup plus forts que des animaux plus consi- dérables. Nous voyons que les bourgeois eux-mêmes commencent .s nous donner l'exemple qu'on peut fon- der de grandes entreprises qui concentrent le travail, par les magasins comme le Louvre, le Printemps et le Bon Marché. Il n'y a que les égoïstes gorgés de plaisirs qui refusent de comprendre le bénéfice de mettre nos forces et nos instruments en commun pour en retirer un plus grand profit. Ceusses qui veulent l'individua- lisme, ils sont comme une armée où les soldats vou- draient se battre à part, et alors l'ennemi les aurait vite vaincus. Mais le monde est tellement plein de ces gens pervers qui refusent le bien des autres que nous ne pou- vons rien fonder de sérieux sans un pouvoir électif qui dirige tout, comme l'Etat et la Commune. Il faut que le pouvoir central abolisse la concurrence, car la concur- rence est la peste de la morale et du bien-être... »LE BILATÉBAL 135 Le cœur du penseur battait impétueusement, et il cherchait aux visages des autres l'enthousiasme que méritaient ces puissantes pensées, ces principes origi- naux qui devaient retaper le vieux monde. Eux, ainsi interrogés, dodelinaient avec bonté : — Très bien, Langlois. — C'est bien ça! Et lui : — N'est-ce pas?... Je crois que ça pourra avoir quel- que succès... frapper les âmes honnêtes... Leur « oui » placide l'épouvantait, l'enténébrait, mais il ne tardait pas à comprendre leur jalousie. Ils avaient dû recevoir un fameux choc !... Le fait est que Longetourne bisquait, non pour la prose de Langlois — des phrases de paysan! — mais parce qu'Eve, penchée, avait attentivement suivi la psalmodie. Qu'un pareil animal pût être admiré de cette jeune fille! Improbable!... Pourtant, les femmes sont si bêtes ! Et Longetourne restait en malaise, même finissait par s'imaginer, tout en le niant, qu'il y avait peut-être du lard dans la ratatouille du penseur. Mais Langlois, avec une souffrante affectation bon- homme, justement s'adressait à la jeune fille : — Et vous, citoyenne... qu'est-ce que vous pensez de ma petite machine? A voir les lèvres pénibles, la pipe éteinte, toute l'in- finie soif de louange du pauvre vieux, elle eut compas- sion : — Je pense que c'est bien tapé, dit-elle. Le penseur la trouva moins bête que les compagnons et, quasi consolé, remit du combustible dans sa pipe. Il y eut un silence. Le doux soir respiraitpar intermitten- ces, frôlait les ramilles du frêne, et Eve se sentait fai- 136 LE BILATÉRAL néante et très heureuse. Alors, Ravière se mit à dire, que le livre par excellence du socialisme était à faire : — Un livre qui décrirait clairement les détails, de fa- çon qu'on voie, qu'on ait comme devant les yeux la « Commune » future. — L'Icarie de Cabet! dit Longetourne. — Cabet, c'est trop dans les nuages ! Langlois, en son soi, les traitait d'imbéciles pour n'a- voir pas compris que c'était son livre à lui qui décrirait comme il faut la « Commune ». MaisMalicaud, jusqu'a- lors taciturne, interrompit les autres. Il ne croyait pas que les livres manquassent. Il y en avait d'excellents, au contraire, avec tous les principes d'organisation pos- sibles. Et, inévitable, son hanlement, sa monothéorie reparut : — Non, c'est pas des livres ! C'est des soldats qui nous manquent. Ça fait mal au cœur de penser que les despotes ont du monde qui se fut charcuter pour eux et que des principes trouvent si peu de combattants so- lides. Tant que des milliers d'exécuteurs ne se lèveront pas en Europe, la Révolution n'avancera que sur le ven- tre, en rampant comme une limace. Le Sombre s'était mis debout, orgueilleuse bête de ba- taille, irréductible par la menace, mais où l'instinct car- nassier avait dévié, métamorphosé en apostolat redou- table. La vierge leva les prunelles sur lui, non sans crainte, à voir vibrer sa face poilue — mais elle l'ad- mirait. Lui, ses paroles tombées, avait l'âme misérable de voir si peu tressaillir ses compagnons révolutionnaires en consonnance avec sa foi. Il avait rêvé, naguère, ca- téchumène, des sympathies flamboyantes, un amour plus profond entre les secoueurs de la Bastille bourgeoise, quelque chose à la fois d'infiniment franc, fidèle, tendreLE BILATÉRAL 137 et guerrier. Et, rencontrant beaucoup de somnolence, des initiés froids, le tàtillonnage interminable des dis- putes, son être se retirait, s'emprisonnait dans une foi solitaire et navrée. — Sans doute, sans doute, mâcha Longetourne... mais les énergies se lèveront... elles se lèveront plus tôt que tu ne crois, citoyen Malicaud. — Moi, fit Ravière... tout en approuvant certaines exécutions, je crois que la Révolution doit être une lutte d'armée et non pas une lutte de peloton... Le Penseur, encore ulcéré, soignait son tirage, lan- çait de grands jets de fumée par les narines. Longe- tourne, impérieusement contraint à ne heurter aucune tendance, approuvait Ravière à demi : — Jusqu'à uncertain point vous avez raison... la lutte d'armée est une chose importante... ^mais il y a du bon cependant dans les francs-tireurs... ce n'est pas niable. Et faisant l'article : — Vous avez lu, sans doute, le dernier numéro delà « Revendication prolétaire » ? Le penseur dit non, par revanche. Ravière l'avait parcouru, Eve aussi. Malicaud se tut. — Alors, avez-vous remarqué le passage concernant la réorganisation des groupes ?... Justement, c'est une tentative pour concilier les tempéraments. Longetourne avait tiré un exemplaire de la Reven- dication, et à son tour il commençait à lire, roulait s prose en épiant Eve : — Une chose qu'on a généralement négligée dans la formation des cercles collectivistes, c'est une espèce de choix, un triage des individus. Ne pourrait-on pas dé- cupler la force dont on disposera quand l'Aurore de la Sociale aura sonné, en essayant dès à présent de faire 138 LE BILATÉRAL un classement, en consultant les goûts des agents révo- lutionnaires? Peut-être une pareille mesure', appliquée prudemment, aurait des effets incalculables... Et il continuait, retournant son idée sur le gril, mais sans la développer, barbotant dans une périssologie où les mots aptitudes, tendances, tempéraments, organisa- tion, revenaient par périodes... — Eh bien ? fit-il... Ne croyez-vous pas qu'il y ait quelque chose là-dedans ! — C'est de vous, l'article? demanda Ravière. — Parbleu ? — Je trouve l'idée première classe. Le penseur souffrit férocement. Les éloges de Ravière, rares, très sollicités môme des meneurs, tombèrent comme une pluie de parfums sur Longetourne.... - Et l'idée aussi est de vous ? demanda Ravière. — Maisoui, répliqua l'autre avec un dos rond de mo- destie. Ravière sourit de mépris, ayant, au Cercle, huit jours auparavant, entendu un jeune citoyen lire à Longetourne, dans un coin, un passage d'une petite brochure qui prêchait la chose. Et Langlois, tout heureux de jeter un pavé sur le journaliste, retirait sa pipe d'un air de sagesse paternelle : — Ça date du commencement du monde ! — Comment ça date du commencement du monde ! gueula Longetourne. Il tremblait, plein d'une indignation d'inventeur spolié, et, couleur de vieux mastic, un tic de fureur dans les filandres de son masque, il tombait à phrases mordeu- ses sur Langlois, érigeait un bras drôle, avec des ges- tes dysharmoniques. — C'est une idée neuve, entends-tu... Je te défie de me montrer un auteur... un seul auteur qui la donne 1 TuLE BILATERAL 139 entends... un seul! Ni Proudhon, ni Marx, ni Guesde... oui, je te défends de m'en montrer un ! L'homme qui s'en foutait, bleui par la colère, à cette minute avait une foi paternelle dansl'idée, véritablement la croyait sienne et neuve, avec la quasi-certitude que per- sonne ne découvrirait la petite brochure où il l'avait chipée. Mais Langlois rigolait, se vengeait outrageuse- ment : — Dis donc pas des sottises... ton idée, je l'ai chez moi dans trois brochures au moins... Qu'est-ce que tu paries? — Ce que je parie... ce que je parie... La venette lui envahissait le ventre, en même temps que le remords de son emballement, et il cherchait hâ- tivement un point, gagnait une minute atout hasard : — lîien n'est bête comme un pari ! — Quand on a peur de le perdre ! L'humiliation du journaliste était abominable, à cause de la présence d'Eve, et il se mettait à regretter tous les sacrifices qu'il avait faits au Parti, à cette vermine ingrate ! A quoi bon se mettre en croix, donner le meil- leur de son énergie et de sa cervelle à des idiots? Et le cauchemar du pari lui faisait souhaiter l'extermination de Langlois, un cataclysme. Puis, il se vit acculé, ces crapules qui attendaient sa réponse. — Je parie cent sous... pour les grévistes d'An- zin ! — Alors, venez tous, dit Langlois... Y a pas dix mi- nutes d'ici chez moi ! Faudrait-il subir l'humiliation ? Sale vache, ce Lan- glois ! Et Longetourne regardait autour de lui, cher- chant le meilleur prétexte de temporisation, avec une bonne envie de flanquer sa canne en travers du bec de l'adversaire. Mais la providence du hasard le sauva, i H»—140 LE BILATÉRAL une péripétie légère. Sur les rails du tramway un pro- meneur venait de s'arrêter, avec un demi-sourire in- certain. Il s'avança, et Ravière, le reconnaissant, dit aux autres : — Faudra remettre la visite, Langlois... Vlà un ci- toyen de mes amis... le pari ne le regarde pas. — Le Bilatéral ! fit Malicaud. Eve, en sursaut, leva la tête, et une timidité rancu- neuse fluait à son cerveau. Cependant, avec son allure d'indéfinissable douceur, le Bilatéral s'approchait, ten- dait la main à Ravière, et Eve remarqua, surprise, comme uneombre de tendresse qui passait sur la fauve austérité de Malicaud quand, à son tour, Hélier le salua. Et tout à coup elle s'effara, envahie d'un torrent d'impressions drôles, quand la voix pacifique dit : — Bonsoir, mademoiselle. Elle répondit : — Bonsoir. Puis, l'ordre revenant dans sa pensée, elle se sentit détester davantage cet être. Elle s'en étonnait quelque peu. Pourquoi lui ? Il était socialiste, après tout. Oui, mais froid, incrédule à l'excellence des soulèvements po- pulaires, sans morale. Un adversaire féroce n'était pas si dangereux. Elle écoutait, répugnée, Ravière qui demandait un renseignement à l'arrivant, d'un air de déférence qu'il n'avait pour personne, excepté peut-être pour un mort, le vieux Delescluze. Engoué depuis quelques jours d'un suranné bouquin d'astronomie, des termes l'enrayaient continuellement. La tête inclinée sur l'épaule gauche, bouté à la lanterne, Hélier se mit à répondre. C'était l'éternelle pierre d'achoppement des débuts, la difficulté de voir, dans l'espace, l'accélération des fixes. Le livre, avec une brièveté insouciante, en deuxLE BILATÉRAL 141 mots disait l'affaire, laissait la pensée inexperte en proie à des spéculations nombreuses, embrouillées, d'une complication fantastique. .Relier, avec une excessive lenteur, reprenant les éléments à chaque minute, mon- trait le fixe, dans l'incommensurable ; puis, la Terre décrivant un élément d'orbite, un point déterminé, primitivement tourné vers l'Astre, à l'opposite du So- leil, réatteignait, après la course et la rotation de la planète, la première position plus tôt que la seconde. Sa canne, sur le sol durci, traçait les figures, et le plus pénible fut de faire concevoir àRavière que l'étoile était si énormément distante que toutes leslignes filant vers elle de l'Orbite restaient sensiblement parallèles. Seul, Longetourne s'ennuyait, et prodigieusement. Eve, elle, goûtait à cette géométrie faite par l'ennemi une âcreté d'émotions entrechoquantes, humiliée de son père qui, les tempes sanguines, pleines d'une sueur studieuse, interrogeait comme un disciple. Malicaud, raide, immobile, absolument sans notions préalables, écoutait avec un sauvage ébahissement, charmé comme un fauve par une musique. Mais à d'autres questions, peu à peu le Bilatéral glis- sait à une douce conférence, disait les métamorphoses séculaires du firmament, la précession des équinoxes. Il s'épanchail clairement, et les splendeurs diaphanes, l'océan impondérable, sa forme resplendissante, en phrases tremblées jaillissaient de ses lèvres. Alors, Eve se pencha, captive de l'immensité formidable, de son immanence de beauté sur la fièvre de l'homme, et sa chair s'apaisait,< une fanfare délicieuse lui chanta dans l'âme. Plus qu'elle effaré, Malicaud ouvrait deux prunelles lumineuses, écoutait le choc des'mots, l'euphonie qui sourd de ces choses féeriques, et ses lèvres s'ouvraient143 LE BILATERAL avec mollesse, se pliaient en charmant sourire sur l'é- clat vif des dents, Ravière ne questionnait plus, très heureux, plein d'un solennel amour pour l'inébranlable Cosmos, pour sa sérieuse organisation, l'infaillibilité de sa marche. Langlois même trouvait ça très bien, mais Longetourne bâillait sur ses poings, retenu là par une bizarrerie, ne comprenant pas pourquoi il ne quittait pas ces animaux-là avec leur astronomie. Mais, reculé immensément dans les âges,alorsqu'ap- paraissait, nouveau venu, Sirius sur la péninsule des Pélasges, Wéga étant polaire, le Bilatéral s'arrêta : — Est-ce qu'il y avait des hommes alors ? demanda Malicaud. Il haletait, farouche, son fruste organisme presque hébété à l'attouchement de ces choses énormes : — Des hommes ?... Depuis des milliers de siècles il y avait des hommes ! Une curiosité sauvage s'alluma sur la face poilue : — Comment qu'ils étaient ? Mais, pour le coup, Longetourne se la tira, épouvanté d'une rapsodie sur l'ancêtre primate : — J'ai affaire... Bonsoir la compagnie ! Et il s'en allait à pas de girafe, méditant une contre- mine pour étouffer la cochonnerie de Langlois. Effectivement, le Bilatéral abordaitla confuse genèse anthropologique,l'attrayante antienne ouvrant le psaume écrit demain d'homme aux couches quaternaires. Quoi- que Ravière et Langlois eussent là-dessus cueilli, au coursdè certaines discussions,quelques bribes, ils igno- raient le processus logique, convaincus seulement de la parenté singe et homme. Un coup de pioche net dans les strates de la Terre, les charma, et le spectacle était bizarre de ces quatre hanteurs de clubs, décideurs de révolutions, hardis solutionistes de la ^destinée sociale,LE BILATÉRAL 143 écoutant là, très naïfs, dans un charme infini d'adoles- cence, une brève histoire des âges de pierre. Hélier, à ce contact de candeur, s'enthousiasmait d'une manière douce. Sa voix peu variable, enfermée dans un court clavier, ne les choquait pas de déclama- tions. Il s'attendrissait sur l'immense cycle des premiers ancêtres, l'étroit crâne du Néanderthal, inférieur au misérable australien, puis marquait le progrès de l'outil, de l'arme, les fabrications navrantes de Saint-Acheul progressant lentement aux produits redoutables du So- lutré, aux manufactures mêlées d'un embryon de mé- canique, à la double coupe sur établi, aux magnifiques poinlesde flèche, de lance, dejavelot, qui désormais font l'homme maître des grands carnivores. __Voilà que l'Art naît, de timides esquisses d'en- fants, deschosesdélicieusementinhabiles, etpeu à peu, avec du repos, du loisir, c'est une éclosion déjà mer- veilleuse, le Mammouth, le Renne, l'Homme, en poses nettes — combat, lancement d'armes, courses —, des- sinés sur la corne, sur la pierre, avec l'artifice des hachures, de période en période mieux nuées . Puis la statuaire, les formes humaines découpées dans le bois, la touchante Vénus impudique... Enfin, survient la for- midable race dominatrice de ces époques, le type de Cro-Magnon, son capace crâne du type long, race de muscle et de cervelle, victorieuse aisée du fauve. A toutes ces choses, Hélier continuait à mêler une note d'art, de vie lente, charmé de charmer les autres, sur ses gardes pour éviter l'affectation, les gestes pré- tentieux qui eussent dénoué leur attention. Tous quatre s'amusaient, Ravière avec un effort de se garnir la mé- moire, Langlois trouvant ça chouette et songeant qu'il l'avait cependant comme deviné, tant ses « capacités » 144 LE BILATÉKAL étaient fortes. Malicaud, en sauvage assisprès du bra- sier, le soir, quand l'homme inventif de la tribu dit un conte à l'orée du désert, avait les oreilles mouvantes, les narines électriques. Pour Eve, c'était une captation de son âme, la béatitude d'une légende suave, mais non sans une angoisse, une légère frayeur de l'homme tranquille qui tournait les pages de la Bible préhistori- que. Hélier s'arrêta. — Comme vous êtes savant I dit naïvement Mali- caud. Le Bilatéral sourit des lèvres : ^- Pour rien du tout... aux bibliothèques municipales on vous donnera cette science-là ! Langlois, en réaction contre son plaisir, dénigra : — 11 suffit de lire une fois un traité sur la chose. — C'est tout ! répondit Hélier gaîment. Mais Ravière se fâcha, trouvant Langlois stu- pide : — C'est pas vrai ! dit-il... Un livre ne faitpasvoir les choses comme ça... faut déchiffrer page par page des explications mal foutues. Eve, malgré un reliquat de haine, était bien de cet avis, poursuivait une étude féminine du Bilatéral, à furtifs et précis coups d'ceil. Grand plutôt, il était fort bâti, la taille fine, mais paresseux d'allure, tanguant. Sa figure était large, dans une barbe courte, de densité moyenne, et elle essayait vainement de lui nier une certaine majesté, une apparence de virilité calme ■— elle pensait froide. — Et brusquement, sans pré- méditation, elle lui demanda : — Alors, vous ne voulez pas de la Révolution ? — Mais non ! dit-il. — Vous ne voulez pas de l'égalité des hommes?LE BILATÉRAL 145 — Absolue, non pas!... La nature fait des différen- ces de force, l'un plus bête que l'autre. — Et la femme est inférieure à l'homme ? — Inférieure?... C'est difficile à dire... Comme édu- catrice du petit enfant, je la crois bien supérieure... idem comme finesse de sensation... — Mais comme intelligence, comme droits sociaux ? — Pour tout ce qui est logique, calcul, fabrication de lois, organisation de justice, elle est immensément infé- rieure... incomparablement! Et saluant, avec une toute légère ironie : — Il y a des exceptions ! Elle fut toute rouge, ulcérée, avec soudain toute son exécration revenue. Sans doute qu'il était savant ! Seu- lement, savant ou ignare, les gens qui ne veulent pas la justice, qui se fichent du monde quand on leur parle de choses sérieuses, qui nient le droit naturel, ne va- lent pas cher !... Et elle se taisait, sombre et charmante, tentait vainement de refuser son attention à une re- prise de causerie entre les trois révolutionnaires et le Bilatéral. — Dix heures ! fit Langlois. Alors, tous se levèrent. Un mouvement de clôture se faisait au long du boulevard, des rentrées de légumes, de houblon, de poterie. Eux marchaient en groupe, avec des déviations soumises aux caprices des collo- ques, et la houle de leurs ombres, ces cinq formes al- longées, accourcies, emmêlées, escaladant les fermes troncs des frênes, désennuyait un peu la jeune fille. Le feu d'une voiture leur jetait une vive douche jaune; ré- gulièrement, ils s'illuminaient et sepénombraient selon l'approche des réverbères, et leurs voix bourdonnaient avec des altos brusques, des pauses, des reprises. Mais à l'avenue du Luxembourg, dormeuse, avec le réveil 146 LE BILATÉRAL éclatant, marmoréen du triangle d'asphalte inondé de ses cinq lanternes, tous se séparèrent. Eve et Ravière s'en allaient en silence. Elle boudait. Un chaos de sensations grouillantes troublait son épine dorsale, la congestionnait. Et elle dit brusquement : — Je ne l'aime pas, moi, ce monsieur! Excessivement surpris, il ne trouva pas tout d'abord la réplique. — Ah bien ! dit-il enfin... T'es pas facile à conten- ter ! Tout au long du boulevard d'Orléans, monta en elle, toujours plus brûlante, la haine des gens froids qui prêchent l'inégalité des hommes et la lâche patience.II Vers quatre heures, le jour baissa si fort que Lesclide se résignait à fermer la petite chimie ouverte sur sa ta- ble, glissaitdans la poche de sa redingote une brochure à couverture bleue, « Le souffle du peuple » par Louis Bardin, puis sortait, non sans avoir, au préalable, jeté un coup d'œil de satisfaction à ses paperasses. Il faisait clair encore ; le ciel d'avril, d'un azur tout frais, se montrait par taches derrière le glissement doux des nues blanches, et le pavé était propre, rincé des dernières pluies. Une mansuétude s'épandait sur la vieille rue en pente, sur ses maisons irrégulières, dé- jetées, ses coudes, ses renfoncements, l'inclinaison de ses murs, ses massives ferrailles, son incohérente agré- gation ancienne, le mystère de sa vétusté. La lumière arrosait des pans de murs noircis, des angles aigus, hérissant les crêtes que des jeux d'orgue de cheminées garnissaient de distance en distance. — Sale trou! lit Lesclide, furieux, songeant à sa logette, on n'y voit plus dès deux heures. Cela répond-148 LE BILATERAL il à mes besoins? Oui, mais va dire ça aux bourgeois, ils s'en foutent bien, nom de Dieu, pourvu qu'ils aient le soleil, eux ! Sa nature anti-artistique souffrait peu deslaideurs de sa chambre, mais calculait les inconvénients sanitaires, l'étiolement, l'infection, les fermentations de ces cours que nulle tempête ne pouvait balayer. Il avait peur d'être livré pieds et poings liés par la maladie à cette société marâtre qu'il haïssait tant, d'être battu avant la grande bataille. Elle le hantait cette bataille. Tous les jours il en re- construisait dans sa tète lespéripéties : les explosionspré- liminaires, la peur atroce des bourgeois saignés comme des porcs trop gras et le Peuple, après la rançon san- glante, envahissant les maisons, s'installant, prenant partout la place de l'autre, se payantles bons morceaux, les vins fins de la cave. La chaîne de misère qui le rivait à son travail, le verbe haut, insolent, du contre-maître et du patron, le mépris universel des riches pour l'esclave moderne, tout tendait à faire monter en lui le flot amer des res- sentiments. Et le quartier qu'il habitait, quartier des écoles, n'était pas de nature à diminuer ses préven- tions. Ah! sa rage de voir passer journellement des fils de famille en goguette, menant de front le plaisir et l'étude, préparant un riche avenir en jouissant du présent : étudiants en droit, en médecine, polytechniciens à la belle tenue.....N'avoir ni le temps, ni l'exercice préalable qu'il faut pour entreprendre de hautes études, croire néanmoins qu'on aurait pu faire un plus heureux usage des facultés que la nature vous a départies ! Et rien!... rien que l'écrasement d'un labeur qui absorbe la vitalité ! Au Luxembourg, il s'enfiella davantage car, dans l'a-■ ■ LE BILATÉRAL 149 près-midi tiède, tout un peuple de promeneurs trop élégants circulait. L'anarchiste mâchonna d'abord quelques injures, puis il s'apitoya sur les nourrices vêtues d'une humiliante livrée, sur quelques petits pauvres jouant à terre auprès d'une femme en cheveux dont les doigts maniaient des aiguilles, et ses haines lui parurent encore plus légitimes. La façade du Palais développait sa cristallisation fruste, ses rectangulaires saillies dont les intervalles pleins d'ombre la rayaient de noir dans toute sa lar- geur, ne se creusant, ne se modelant, en un délicieux fouillis statuaire, qu'autour de l'horloge blanche, tan- gente au demi-cercle zodiacal. Mais, basse, une voûte de tuiles s'écrasait entre une double file de pavillons, un cône vitré faisait converger des génératrices blan- chies decéruse, etlavuedece cône évoqua pour Lesclide la somptueuse salle du Sénat où des vieux discutaient les intérêts de leur caste : — Les gredins! les gredins! Ça sautera un jour! Au-dessus du bouquet de platanes, à gauche, le haut de Saint-Sulpice, la longue échine de l'église, les deux tours dissemblables, se découpaient irrégulièrement et, par une échancrure en demi-cercle mangeant les cimes feuillues, pointait, dans une lueur d'apothéose, la lan- terne des Invalides. Les balustrades symétriques tour- naient, s'élevant, soutenant les terrasses et on les voyait partir du Palais, s'aligner devant le parterre, s'élargir, envelopper d'un cercle disjoint les demi-ellipses de gazon frais portant des colonnes de marbre à leur foyer, le bassin octogone, puis, de nouveau, se tendre, raidir leurs rampes grises. Le grand val médian allait, large comme le génie des renaissances, sous le jour perlé, blanchissant les statues: le Gladiateur, Archidanas, le cycle des Muses, celui des Reines. Une clameur joyeuse150 LE BILATÉRAL venait des massifs,décelait une,vie débordante qui grouil- lait là, tout au bonheur du renouveau. Près de la mar- gelle du bassin, les gamins formaient de petits groupes bleus et blancs, les yeux fixés sur des flottilles voguant à pleines voiles sur l'eau glauque à facettes polygonales. Lesclide gagna l'autre terrasse. Un rassemblement se formait là-bas,près du Guignol; un harpiste gras, sou- riant béatement, tirait sur les cordelles, et des sonorités douces s'envolaient une à une, comme des abeilles au seuil d'une ruche. L'anarchiste avait sorti sa brochure, l'esprit tendu vers la critique, s'arrêtant parfois pour lancer une dure, sèche invective : — Cet imbécile ne comprend pas!... Par exemple !... Il est payé I... Il est payé !... Ouiche ! on la connaît celle- là!.... Avec quelle facilité il écraserait de pareils argu- ments. Quelle pauvreté ! Quelle étroitesse de vue! Il allait, grave,ses yeuxdurs vaguant sur les choses, assailli de mille ambitions que ses succès de tribune avaient lentement fait germer en lui. 11 pouvait être fier. Ce qu'il savait, ce qu'il était, il le devait à lui- même. En haut,les blancheurs floconneuses des grandes alti- tudes continuaient leur migration dans la lumière dif- fuse. Les marronniers étendaient des feuilles de ver- dure tendre, encore reployées, tombantes, déjà nom- breuses, noyant de leur masse la charpente noire du fouillis branchial ;mais les platanes,les frênes, à peine sortis de la mort hivernale, emmêlaient encore le fin lacis de leurs ramilles. Sans voir, peu ému de la voluptueuse clarté d'avril, des souffles tièdes passant sur sa peau,de l'appel amou- reux qui faisait se glisser les petites têtes vertes entreLE BILATERAL 151 les mottes de terre, Lesciide pensait à son club de la «Vipère», au manque d'activité des compagnons, deux ou trois, au plus,étaient studieux et résolus. Quels mai- gres orateurs aussi ! En quatre mois pas un adhérent nouveau ! Il aurait fallu se remuer, risquer quelque chose. La pensée de faire un coup lui vint brusque- ment. Il s'arrêta, perplexe, comme s'il eût vu un abîme : — Il faut choisir son moment; d'ailleurs je suis plus utile par la parole ! Defraiséclats de rire lui firent lever la tête.La baraque de Guignol était là. Des enfants, des mères, des bonnes assises sur des bancs en gradins, sur des chaises de paille, écoutaient la comédie. Autour, en demi-ellipse, contenu par des cordes, un public non payant prenait part au gâteau ; des gamins, des fillettes, au premier rang, puis des nourrices, des mitrons, des garçons bou- chers,des ouvriers sans ouvrage, des flâneurs, et tous .riaient aux coups de bâton. Un juge chauve venait d'entrer en scène et Guignol le coiffait d'un pot de chambre. Au milieu des rires unanimes, le magistrat se débarrassait, flairait l'objet, finissait par s'écrier, en disparaissant dans les coulisses : — Ça me servira pour mettre mes confitures! La galté grandissait; des mains, les plus petites, au premier banc, baltaient sans bruit,et des bébés mêmes se soulevaient,bégayaient, bavaient délicieusement. — Elle est bonne ! murmurait un ouvrier, le cou gonflé de sang. L'anarchiste, dédaigneux, se défendait de rire, se questionnait puérilement sur la nécessité de cette scène. Il restait toutefois poussé, malgré qu'il en eût, par le désir de savoir comment ça se terminerait. Mais,brus- quement, il reconnut, de l'autre côté,la fille de Ravière.152 LE BILATERAL Elle regardait les moutards, s'amusait de leur inno- cence, de leurs gestes, de leurs petits visages où les émotions passaient en coup de vent. Elle l'aperçut aussi, et ils se saluèrent. — Je suis monsieur le bailli. — Allez donc manger votre bouilli. — Vous êtes un insolent ! — Et vous un impotent ! — Gomment vous appelez-vous? — Je ne m'appelle pas. Quand on m' appelle, je ré- ponds. — Gomment vous nommez-vous, alors ? — Je me nomme comme mon père. — Et votre père ? — Mon père? Il se nomme comme moi. Alors le juge, fâché : — Mais comment vous nommez-vous tous les deux? Et Guignol d'imiter son accent: — Nous nous appelons tous les deux l'un comme l'autre. — Dites-moi votre nom propre? — Ah, ça, monsieur ! Vous saurez que mon nom n'est pas sale I Et là-dessus, clac ! Un coup de tète dans la figure et le juge de geindre. Sous la poussée des mioches, le ventre de la corde s'accentuait ; les uns, les plus petits, la mettaient sous le menton, d'autres y agrippaient leurs mains, y appuyaient l'estomac, et la moindre joie faisait une grande secousse, un remous confus d'épaules et de bras, tandis que moutonnaient des têtes, s'étageant presque depuis le sol aux diverses altitudes de la taille humaine. Sur les gradins de l'estrade, sur des chaises, LE BILATÉRAL 153 les moutards plus riches s'amoncelaient. Un bébé, en douillette crème, les petites perles noires de ses yeux luisantes sous l'auvent de son chapeau, reluquait le mi- tron, les gaufres de Inventaire ; plus petite encore,une aquiline fillette, grave, répétait les paroles du pantin, tandis que sa sœur, distraite, tirait ses bas fauves.Eve trouvait ravissante une tête à courte toison blonde, bouclée, émergeant au dessus des autres, mais surtout un petit garçon frêle, dont le regard oblique rasait les sourcils, puissamment ravi, avec un sourire continu ébauché au coin des lèvres,s'épanouissant, se retirant, créant une adorable vie d'innocence autour d'une bou- che fraîche. Dans l'encadrement décoré de fuligineuses draperies pourpres, le juge étant parti, Guignol proposait la fuite à son père : — Il ne s'agitpas de s'iaisserpincer. Si nous filions pour l'étranger, quoi ? La figure de bois stupide, regardait, puis, résolu- ment: — Soit, partons pour l'étranger. — Mais où irons-nous! — A Clamart,dit le père. — C'est pas l'étranger, ça ! — C'est hors des mortifications. — Des fortifications ! — Des mortifications, c'est ce que je dis. — Mais enfin où irons-nous? — À Saint-Cloud. — Ce n'est pas assez loin. — A six Clous alors? Un brouhaha. L'ouvrier sanguin, très allumé, admi- rait, s'exclamait. Guignol, sur le devant du théâtre, se roulait dans des convulsions hilares. 9.154 LE BILATERAL Mais, dans le rectangle vide du fond, tout à coup jaillit un polichinelle vieillot, nasillard, susurrant un compliment au public: la représentation était terminée. L'attroupement se dispersa et, s'étant rencontrés du re- gard, les deux jeunes gens se joignirent. Laconversation fut pénible. Lesclide gardait sagourme, revêche aux grâces de lajeune fille,d'ailleurs reniant la galanterie,prétendant qu'il faut traiter lesfemmescomme les hommes, puisqu'elles leur sont égales. Tout l'opposé de Laramée, ce gaillard-là, avec son masque dur, sa pa- role tranchante; dangereux, peut-être. Et Eve,qui son- geait à lui depuis quelques jours, revenue à la hantise de son rêve d'hiver, regretta d'avoir lié conversation. Pourtant elle persévéra, par curiosité, par la vague idée d'une revanche à prendre de son échecavec l'autre. Mais, après les premières paroles, un silence agaçant régna, tandis qu'ils battaient la semelle côte à côte, et la jeune fille écoutait l'harmonium du manège exhaler sa misérable mélancolie, l'emmêlement confus de ses notes grêles. Une courtine dentelée tombait à demi sur la route, limitait la vue aux massifs noirs des buis où glissaient des luisants de clair de lune. Sur le fond des allées, une balle s'enlevait, des floppées de gamins en course faisaient grouiller leurs jambes dans les sous- bois. Elle songeait à le quitter, lorsqu'il se décida à demander des nouvelles de Ravière. — Il a son camarade Séverin qui est malade, et puis il pilote des amis, le soir, après le bureau : trois anciens déportés qui ont amassé un petit pécule en Australie et qui désirent renouer avec le Paris révolutionnaire. — Quel rêve, murmura Lesclide, être riche et faire ce que j'ai dans la tète. ■— Bah ! répondit-elle, il faudrait être bien riche pour arriver à faire quelque chose.LE BILATERAL 155 — Ce n'est pas mon avis : cent mille francs et des énergies, on abattrait de la besogne ! La pente les entraînait. Bien que peu disposée à la discussion, molle, elle s'y résigna comme à un inévita- ble préliminaire. — Toujours anarchiste, alors? interrogea-t-elle. Il la considéra avec une colère dédaigneuse : — Oui, toujours. Pas de blagues stériles : je ne con- nais que l'énergie individuelle ! — Mais tous les révolutionnaires sont partisans de l'énergie. Seulement faut de la discipline. — De la discipline ! De l'ordre ! des mots pour en- dormir! C'est l'exemple qu'il faut. Pardi! les premiers paieront les pots cassés, mais ils seront bientôt suivis... et de tentative en tentative, l'heure du nettoyage son- nera. — La Révolution ne peut réussir qu'à la condition d'être bien organisée. ■ /-/"•*, — Allons donc ! La Révolution réussira, au contraire, si nous parvenons à tout désorganiser. L'organisation, c'est la tyrannie; les malins en profiteraient pour nous remettre nos chaînes, ça s'est toujours vu. Cette assertion fâcha Eve. — L'anarchie, c'est la force brutale victorieuse. Com- ment voulez-vous obtenir l'égalité, la justice, sans loi, sans surveillance ? Il faudrait tous les hommes bons. — L'homme est bon : c'est la société qui le rend mau- vais. — Mais le changerez-vous du jour au lendemain ? — Du moment qu'il n'aura plus d'intérêt à être mau- vais. Voyons, pourquoi voulez-vous qu'un homme con- tinue à faire le mal quand tout le monde aura la même part au gâteau ?i56 LE BILATERAL — Gomment ferez-vous pour assurer cette part ? Il hésita un moment, troublé. — Vos préjugés, répondit-il enfin, vous empêchent de voir toutes les conséquences de l'anarchie. Le partage se fera spontanément, puisque chacun sera libre de prendre. — C'est le chaos ! — Parce que vous l'y mettez. — Mon père a raison : l'anarchie nous compromet. Il dit, amèrement : — Oh! je sais. Nous faisons le jeu des réactionnaires, n'est-ce pas ? Ceux qui avancent ça condamnent sans connaître. Elle était stupéfaite de l'énormité de ces sophismes, de la chimère que courait ce rêveur à froid. Un apai- sement rentrait dans ses veines tout à l'heure bouil- lonnantes, la certitude que ces théories étaient absurdes, ifcj*éftU1ia44l<% Elle essaya de porter l'entretien sur quelque autre sujet, mais il en fut blessé, se rencoigna dans son hos- tile réserve, ne lâchant plus que des monosyllabes. Quand elle vit que rien ne mordait, elle revint au dada, conciliante : — Vous disiez tout à l'heure qu'on vous condamnait sans vous entendre, mais tenez, je ne refuse pas, moi, de discuter... Il n'en avait plus envie, eût préféré s'en tenir au mé- pris. — Bah ! que voulez-vous qu'on dise ? Ce sont des cho- ses qu'il faudrait étudier. Avez-vous lu nos brochures? Elle confessa que non. Mais les brochures n'étaient pas indispensables pour sa :n Ure d'accord sur des prin- cipes. D'ailleurs, elle avait entendu assez de professions de foi anarchiques pour connaître les idées du parti.LE BILATERAL 157 Il rechignait encore, un peu humilié de la manière dont elle le mettait en demeure. Puis enfin, il se décida, résolu à l'écraser pour la punir de son audace. — Quel point vous gêne ? — Le défaut d'organisation. — Justement c'est le fond. Que voulez-vous que je vous explique là-dessus, c'est bien trop long. — Oh ! ça ne fait rien, fit-elle, en souriant. — Il faut que je réfléchisse un moment. Elle le laissa réfléchir. Il prit son temps, ressassant sa rhétorique d'orateur populaire, divisant son sujet, peu à peu s'échauffant à ces préparatifs. Ils remontèrent une allée de platanes. L'écorce, lisse, comme passée au lavis, avec des tavelures soufre, les ramures où tremblotaient des feuilles éparses, s'éten- dant grêles, des deux côtés, rappelaient par leur coloris, un certain paysage chinois qu'Eve avait l'habitude de regarder à la vitrine d'un antiquaire de l'Avenue d'Or- léans. Et comme ils débouchaient près la balustrade, la jeune fille s'étonna d'un Orient vêtu de soie fine sa- franée, de cachemire clair garni capricieusement de pe- luche roux d'or. Des reflets s'allumaient aux vitres des maisons, derrière les grands platanes de la fontaine, la lanterne du Panthéon renvoyait un grand rayon par dessus l'avant-plan de marronniers, creusé de voûtes brumeuses. Lesclide se renfonça aux sous-bois assombris, et avant de commencer, maintenant qu'il se sentait prêt, il eut un regard complaisant pour les charmes de sa compagne. — Nous devons voir d'abord les causes, dit-il, grave. — Soit, répondit-elle, offusquée de son ton de maître d'école. • Alors, il s'étendit longuement sur les causes qui ont158 LE BILATERAL 1 ! ' fait avorter les mouvements populaires. Il pétrissait l'histoire, y découpait lesargumentsfavorables,latron- quait. la faussait, sous l'impérieux besoin de preuves, la connaissait à peine, d'ailleurs. Eve, accoutumée à cette évocation du passé qui est une manie d'orateur, ne s'y laissait pas prendre. Son père lui avait trop sou- vent raconté des falsifications historiques constatées de visu. Elle n'écoutait donc qu'avec ennui le défilé archaïque des grandes figures à tous usages que ma- niaient également réactionnaires et progressistes. — Laissons dormir les' morts, dit-elle;leur histoire est mal fichue. Parlons de la société actuelle. Il Redemandait pas mieux. Le tableau des vices, des vénalités, des injustices, coula d'abondance. Il dit la misère des villes, les exactions du patronat, delà finan- ce, les paysans réduits au pain sec, écrasés d'impôts, videspar les usuriers, perdant la parcelle de terrequ'ils possédaient'encore, tombant au prolétariat agricole, constituant une armée de meurts-de-faim tousles jours grandissante qui n'attendait qu'un signal. Mais ce si- gnal, qui le donnerait ? Seraient-ce les prononceurs de discours, les partisans de l'inaction, les organisateurs maniaques qui voulaient, avant d'ouvrir le feu,mettre leur plan sur le papier. Non ! L'action seule, continue, persistante, éveillerait le courage des masses. Car lePeu- ple n'est maintenu que par la peur. Le jour où quel- ques énergiques auraient remué l'opinion par d'ef- froyables catastrophes, le bourgeois tremblerait, l'au- dace viendrait aux prolétaires. Il s'exaltait, prenait l'éloquencede ses meilleurs jours, animé d'un violent désir de convaincre, d'éblouir la jolie fille deRavière. Celle-ci, troublée, suivait avec une attention crois- sante le développement de ces théories. Elle répliqua:LE BILATÉRAL 159 — Je reconnais l'exemple, mais sera-t-il salutaire ? — Le pire, c'est l'indifférence. Nous obligerons, du moins, le peuple à discuter. Vous savez bien que le moin- dre petit crime, une explosion, un incendie, attirent plus l'attention publique que toutes les conférences de nos théoristes. Gela parut odieux à Eve, échauffé :à son tour, sentant s'agiter en elle l'esprit de son père, le constructomane, retrouvant les arguments, qu'elle entendait répéter tous les jours. Elle ne pouvait admettre des coups frappés au hasard par le premier venu, sans la certitude de frapper juste. Jusqu'ici toute la propagande par le fait atteignait des innocents ou des inconscients; témoin la tentative de Lyon en plein café celle de Paris à la Bourse. Et puis, on reprochait aux autres partis révolutionnai- res de perdre un temps précieux en préparatifs, mais depuis dix ans, qu'avaient fait les anarchistes ? Où étaient tous ces héros? A part quelques stupides atten- tats qui n'avaient frappé que de pauvres gens, tout le reste était de la blague. Puis, si des massacres aussi bêtes devenaient une règle, on aurait à compter sur des représailles. Un frère viendrait venger son frère, un père son fils et le Peuple ne discuterait pas tant l'a- narchie que la question de savoir d'où seraient venus lespremierstorts. La compassion l'emporterait, et l'on aurait fourni des armes à ses ennemis. Enfin, qui ré- pondait que les héros se trouveraient de préférence du bon côté ? — Ah! bien, et vousêtes collectiviste, citoyenne ? Je peux vous renvoyer la balle ! Etes-vous plus sûre que nous de vaincre ? Eve rougit. Elle balbutia, d'abord, prise au dépourvu, puis, retrouvant l'assurance : — Mais en organisant le parti, nous avons des chan-160 LE BILATERAL ces de saisir le gouvernement et d'imposer nos lois. Un changement radical d'autorité n'est pas le diable pour une nation, car, comme dit mon père, le Peuple est un indécis, avec quelque adresse on le gagnera à sa pro- pre cause. En tous cas, organisés comme nous sommes, une fois arrivés au pouvoir, nous avons des chances de nous y maintenir. — Justementnous yvoilà : l'autorité ! Un petit nom- bre d'hommes s'accommodant de la tyrannie, et en avant la musique !... L'exploitation recommence. — Il faudra bien que les intelligents organisent la machine, sinon elle ne fonctionnera pas. D'ailleurs nous aurons le Peuple avec nous. — On la connaît celle-là ! Le suffrage universel, la vieille blague ! C'est un dilemme : ou vous ferez la vo- lonté du Peuple ou vous ne la ferez pas. Si vous ne la faites pas, vous êtes des canailles ; si vous la faites, au- tant qu'il agisse lui-même, c'est la même chose et beau- coup plus sûr. Cette fois, Eve bisqua, ne trouvant rien à répondre, revenant sur son premier argument : — Mais sans organisation ce serait le chaos ; les co- quins l'emporteraient de suite sur les autres ! Lui, alors, développa son système : l'expropriation immédiate, les avantages mis à découvert, la sponta- néité des résolutions, le groupement instinctif par tempéraments, la nature foncièrementbonnede l'homme, tout le bagage de l'optimisme anarchique, Eve se heur- tait à ces choses, s'irritait, fanatique elle-même, du fanatismede l'autre. Elle avait entendu diredes absur- dités, mais celle-ci la dépassait. Que des enfants rêvas- sent une pareille bêtise, mais des hommes ! Autant alors ne pas changer, car la suprématie bourgeoise n'était que la suite d'une anarchie ! Comment, d'ail-LE BILATERAL 161 leurs, s'entendre pour produire, pour consommer? D'après Lesclide on s'entendrait, ça n'était pas si dif- ficile. Chacun aurait intérêt à ce que la production fût suffisante, à ce que son voisin n'accaparât point, ne consommât point au delà d'une certaine quantité. Les vi- ces n'existeraient plus parce qu'on en aurait supprimé la cause, chacun ayant pour ses besoins, toutes luttes cessantes, on serait heureux. Il se terrait là-dedans, refusait d'en sortir. Et comme Eve lui objectait encore une fois qu'on serait fatalement entraîné à soumettre tout le monde aux mêmes obli- gations, à des lois générales, il haussa les épaules: — Des lois? Et pour qu'on les respecte, des gendar- mes, n'est-ce pas ? Je vous répondrai par la parole d'un de nos orateurs, à qui l'on demandait ce qu'il mettrait à la place du gouvernement : « On ne remplace pas la peste ! » Eve, exaspérée, dans l'étroitesse du sectaire ne vou- lut plus voir que mauvaise foi. — Oui, dit-elle, le gouvernement actuel c'est le mal, mais votre système est pis encore : entre deux maux... Alors il reprit sa satire contre les gouvernements, avec des insinuations qui cherchaient à blesse/la jeune fille, et son éloquence avait disparu depuis qu'il était sorti des principes pour entrer dans les faits. Les phra- ses sonnaient creux, elles n'avaient pas ce retentisse- ment sympathique qui annonce qu'elles sont adéquates aux idées, qu'elles répondent à une abondante évoca- tion objective. On y retrouvait surtout la volonté im- périeuse d'une vengeance, l'âpre pédantisme d'une lo- gique sans envergure. De sorte qu'Eve, en vraie femme, matérialisant son rêve, essayant de construire l'huma- nité nouvelle sur le modèle qu'elle avait sous les yeux, n'y voyait plus seulement le chaos, mais une pauvreté noire, une effroyable mesquinerie. j 163 LE BILATÉRAL Elle n'écoutait plus, muette. Il lui semblait qu'elle avait vu le fond de cet homme, que jamais il ne pour- rait montrer d'autres sentiments, ni d'autres pensées. Lesclide prenait ce silence pour un signe de défaite. Il redoublait d'efforts, revenait à son dada favori, l'at- taque contre la bourgeoisie, l'excellente tactique de ses coreligionnaires, la destruction et la terreur. Le fracas des palais croulant, les gémissements des grandes hécatombes, la pourpre des incendies, la dy- namite éclatant au milieu des assemblées, ces choses laissaient Eve bien indifférente, lui étaient familières. Du moment qu'on en voulait faire mauvais usage, elle ne pouvait que les haïr. Et, dédaigneuse, elle regardait le crépuscule. Vers le couchant, au septentrion, mollement, la lu- mière transparaissait à travers de fines lactescences, des névés alternaient avec des pourpres; les arbres, sur cette enluminure de misseldétachaient leurs frêles épais- seurs, l'un d'eux, irrégulier, déjeté, pareil à une bête héraldique, et des tulles tombaient sur le palais, sur l'Odéon, émoussaient peu à peu les arêtes vives. Tout-ctaoup, Eve s'arrêta près de trois jeunes muets, au gestewif, à l'œil alerte, dans une minute de grâce spéciale, tare chez ces effrayants taciturnes. Dans le soir tombant, elle se surprenait à sourire, émue d'une joie fraîche V l'idée de l'infirmité vaincue, de la pensée se faisant jour, non plus fruste, grossière, mais délicate, artistique, charmante. Une main moqueuse s'élevait, souple, contail une drôlerie ; un rire fusait, l'anima- tion précipita™ les paroles et des interruptions, de fines reparties! jaillissaient, subtiles, de ces alertes. \ Lesclide les retardait aussi. — Ils ont l'air Ibête ! fit-il. doigtsLE BILATÉRAL 163 Eve devint rouge d'indignation. Pour sûr, ils n'étaient pas plus bêt&s que lui. — Ils sont charmants, répondit-elle. L'autre eutVme moue de mépris. Les muets s'en al- laient, s'arrêtant à chaque pas. — Tenez dit la jeune fille; ils décrivent un dandy ! En effet, l'un contrefaisait la démarche, indiquait les souliers à la p< ulaine, la veste courte, le col empesé. L'autre tirait lels moustaches en pointe, tournait entre ses doigts des rtoils imaginaires, se caressait le men- ton dans la posjî classique pour indiquer une courte barbe. \ -- Ditoa«dora9lqu'iliJli3luut'girjillilhl"uiu l nttc. Lesclide, tipt%ppàçp, regardait sa compagne. Elle était joliment belle fille ! Et un désir lui mordait le cœur devant la splendeur de la vierge, la nuque blanche, la riche ondulation des seins et aussi, sourdement, le pres- tige de sa toilette, cette élégance qu'il n'avait jamaiscon- nue chez ses maîtresses. —-__^^ L%A>f$ferflknle*e(^iêMe*+^^ Eve, en relevant la tête, surprit ce regard d'homme qui la fouillait. Elle rougit ; lui pareillement. Dans ses rares étapes amoureuses il s'était toujours montré gauche et timide. Aussi, dédaigneux des faibles- ses humaines, préférait-il s'en tenir à la femme qu'on arrête brusquement, le soir. D'ailleurs, naturellement froid, l'étude sociale le calmait encore. De temps à au- tre, un frisson sur l'échiné,il respirait mal,la têtelourde, l'humeur détestable, querelleuse : il faisait alors le né- cessaire pour se débarrasser de l'obsession. Mais ses cri- ses s'espaçaient, sa virilité déviée se portait à l'encé- phale. Auprès d'Eve, un court rêve de volupté le berça. Des tendresses éprouvées jadis se levèrent dans son souve-164 LE BILATERAL nir. Orphelin, réfugié à treize ans chez une tante rude, il avait eu une petite amie qui l'embrassait* comme un frère, le trouvait joli, lui partageant ses friandises avec des mines passionnées; mais ses camarades de classe, s'étant moqués, il avait renvoyé sans pitié l'inconsola- ble fillette. Chose étrange, il en ressentait un regret aujourd'hui, pour la première fois. Eve, mélancolique, regardait la perspective brumeuse, légèrement violette, s'élargissant derrière le lion de Caïn; un jour d'aquarium y errait au loin sur des pe- louses, jaunissait des éclaircies de feuillées, trempait des branches flottantes; hérissées, lç*s silhouettes po- laires des pin-sf des sapins, pointaient leurs conoïdes à retroussis, leurs ramifications madr^po/iques ; des cy- près, à minces strates, s'encuivraient par les bords. Des passants, vagues, circulaient dans le mystère, se perdaient au détour des massifs. Le brouillard se den- sifiait, débordait les terrasses, les arbres ayant déjà disparu. Les fenêtres du premier étage du Palais avaient des astérismes'iîOugeoyanis,^gon|léspiir les«ré- fractions, une ceinture de rumeurs assourdies envelop- pait le jardin, et les horizons clos étouffant la pensée, une crainte émouvait la bête terrestre que nous som- mes, la crainte d'un élément inconnu, irrespirable, trop dense. Peu à peu, Eve était envahie des tristesses du dehors, d'une amère déception. Elle regardait son compagnon, sa courte redingote noire, son pantalon gris, ses souliers poussiéreux, son visage abrité sous un chapeau de feu- tre mou. Elle frissonnait, ne retrouvait plus de mobile qui la poussât à cette fréquentation et il ne lui restait que de l'ennui, une espèce d'agacement, de colère, con- tre les extériorités laides du mâle. Et pourtant, au moment de prendre congé, elle hé-LE BILATÉRAL 165 sita comme devant une espérance perdue, avec le sen- timent de celui qui, ayant cassé un objet de valeur, s'attarde à contempler les débris sans pouvoir se résou- dre à les faire disparaître. Lesclide persistait à la suivre, songeant au moyen d'obtenir un rendez-vous, lorsqu'elle le rembarra bru- talement, en femme nerveuse qui avait besoin de se monter le coup : — Allons, citoyen, voilà le soir, adieu! Ahuri, il la regarda une minute, sans comprendre, mais déjà elle s'éloignait, hautaine, n'attendant pas même de réponse à son sec adieu. — Par exemple ! bégaya l'anarchiste. Et il se redressa, un immense orgueil dans les yeux. Il se fichait d'elle! Et de toutes les femelles! Est-ce que l'amour était son affaire, d'ailleurs? Du temps perdu! Puis, il s'indigna d'avoir donné une minute dans la ten- dresse, songea aux grands révolutionnaires qui s'étaient perdus par les femmes. Elles ne l'auraient pas, lui. La Révolution, qu'il allumerait peut-être, le trouverait li- bre de toute attache; il s'y consacrerait, n'aimant qu'elle... — Non, pas de jupes! bégaya-t-il. Pas de jupes! »» III Eve, le lendemain, se leva mécontente. Atténué par la distance, le gris ennui de sa promenade avec Les- clide ne lui apparaissait pas sans charme et elle regret- tait l'impolitesse commise. Toute la semaine, elle y son- gea, avec le désir confus de voir une fois encore l'anar- chiste et d'effacer la mauvaise impression laissée, à coup sûr, par la première rencontre. Par les jours plu- vieux qui suivirent, jours et soirs de réclusion morose où elle écoutait les bruits humides des corniches, ce désir grandit, réhabilita Lesclide, le fit presque voir dé- sirable à la fille trop longtemps sevrée d'amour. La pluie cessa le samedi, et le dimanche se leva, splendide. Après le déjeuner, ses petits travaux d'ordre achevés, elle se porta au Luxembourg, avec l'espoir d'y rencon- trer l'anarchiste. Aux squares de l'Avenue, l'herbe rase s'étendait en très long rectangle. Des deux côtés, les murailles de marronniers posaient leurs nettes parois ornées de grap- '. . . " :■.-■■168 LE BILATERAL pes coniques, se voûtaient vers le haut, compassaient une bande d'azur élargie sur la gauche, découvrant un ciel olympien, tabernacle d'énormes cumulus candides entassés autour du Palais. C'était une nef immense, un temple d'harmonie végétale, où la simple palette des couleurs naturelles, sans fatigue, baignait les yeux. Des groupes en marbre blanc vivaient au soleil leur rêveuse vie de statue et, au bout d'un style de granit tavelé, des urnes de bronze laissaient jaillir une flamme. Quel- ques moineaux en chasse s'élevaient tout à coup, per- pendiculaires, fondaient sur la proie par un brusque plongeon, retombaient dans l'herbe. Mais quatre tout petits guenilleux passèrent, l'un bouclé, la face pleine, les autres faméliques, vêtus de loques rouillées, bizarrement découpées en blouse, en veste, en paletot, et leurs bas, à plis flasques, recou- vraient l'empeigne misérable de leurs chaussures. Eve, attristée, murmura : — Pauvre petit bétail humain ! Ils étaient loin déjà, en route, probablement, pour une de ces expéditions que les enfants du peuple en- treprennent à des âges invraisemblables. Rêveuse, Eve s'assit sur un banc, entre une vieille poussive et une frêle personne étiolée, de poitrine pau- vre, qui s'occupait à ravauder des bas, en levant par- fois ses yeux rapprochés, où flottait une lueur d'incon- science. Apitoyée, Eve lui adressa la parole, sans par- venir à amener un sourire aux lèvres exsangues. C'é- tait toujours un coup pour la révolutionnaire que ces in- justices de la nature; elle ne les admettait pas, les rejetant sur la société. Passementière, l'anémique ga- gnait de fortes journées, mais un rhume, pincé au sor- tir de l'hiver, l'avait abattue. Comme Eve lui reprochait son manque d'égards pour sa santé, l'autre, avec une LE BILATÉRAL 169 moue d'orgueil, parla d'argent nécessaire pour complé- ter une dot. — Vous allez donc vous marier? La malade fit oui de la tête. Un mariage préparé de longue main. Lui, ouvrier tapissier, amassait également un pécule. On n'aurait rien à craindre pour l'avenir. — Et les enfants? s'écria involontairement Eve, son- geant que la maternité tuerait cette falote créature. Ah! les enfants! Us avaient le temps d'y songer... Ce serait pour plus tard, le plus tard possible. Alors Eve, assombrie, s'éloigna. Ce rêve d'accouple- ment égoïste la choquait. Elle songeait aux cheveux blonds, de coloration fade, la peau mince et tendue, ce visage tassé dans le plus petit espace possible et s'éton- nait de ce mariage. D'ailleurs, c'était bien ainsi généra- Went: une spéculation pour mieux vivre. Mais cela, n'est-ce pas, jamais elle ne l'admettrait. Il fallait que l'amour, au moins, fût libre de calcul. Toutes les lâche- tés de l'union légale lui apparurent. Décidément elle pré- férait l'union libre, débarrassée des basses hypocrisies de l'autre. Et elle avait soif de jeter son défi, de trou- ver l'homme qui lui plairait. Le ciel clair, d'un bleu attiédi, se déroulait sans ho- rizon, se perdait derrière la ligne onduleuse des arbres. Les feuillées, en gros massifs que des trous noirs creu- saient, portaient sur les pelouses des ombres dentelées. Au soleil, par dessus l'herbe rase, un moineau battait de l'aile, s'élevait, retombait pour sautiller, plonger son corps en boule au moelleux gazon. Une fine vapeur d'eau, jaillissant le long d'un tube, emperlée, arrosait une pelouse. A gauche, à un marronnier couvert de poussière, de pesante ramure, s'opposait un frêne pleu- reur à délicates, aiguës folioles, un catalpa à larges feuilles cordées, du jaune tendre de l'enfance végétale, 10 I170 LE BILATERAL puis encore le gazon ras semé de pâquerettes, une plate- bande bordée d'un liséré de pyrèthres, un groupe déli- cat de bouleaux argentés à feuilles papillotantes, un pin nébuleux, un cyprès. Les frondaisons exhalaient, sous l'ardeur du jour, une fraîche haleine, mettaient une gaze violette dans les lointains. Les cimes blanchis- saient avec des reflets épars, des jaspures bleues, tandis que les basses branches, aux avant-plans, restaient fon- cées, éclaboussées de ci de là, d'une coulée de lumière, et, sur un fond d'or vert translucide, ondulait la noir- ceur des branches. Le vent soufflait; un bruissement l'annonça derrière Eve; il vint, caressa sa nuque, passa. Le cyprès ou- vrait sa toison, noircissait par grandes taches ; le pin, de haut en bas, balançait sa ramure étalée en éventail. Le souffle gagnait l'arrière, secouait le frêne pleureur, retroussait la robe ample du marronnier, criblait de blanc la verdure d'un tremble, puis, roulant vers la droite, perdait sa vitalité dernière à l'assaut des massifs. Eve continuait sa route, ivre de la pénétration des jeunes atomes végétaux, quand une apparition la fit tressaillir. C'était, dans la grande allée du jardin, Lesclide. Elle alla vers lui, lentement, mais dès qu'il l'eut aperçue, après une légère hésitation, il fit un cro- chet, continua sa route. Il l'évitait donc? Et du dépit agita la jeune fille, une impression de vide et de male- chance. Des jeunes genspassaient, la regardant avec une obstination troublante. Quelques-uns étaient jolis de vi- sage, barbe soignée, voix douce, et l'élégance de leurs habits augmentait leur charme. Molle, Eve s'abandon- nait à ces séductions. Puis elle se trouva lâche : le peuple les valait. Elle détestait leur fatuité, l'imperti- nence de leurs regards. Plus fort qu'elle pourtant, l'es- prit de perversité lui faisait imaginer un amant ouvrier,LE BILATERAL 171 gentiment vêtu, qui aurait de la distinction dans les manières. — Il ne me manque plus que de renier la blouse? murmura-t-elle avec colère. Alors elle se souvint d'avoir été choquée par les vê- tements de Lesclide, s'accusa d'orgueil, s'humiliant à des comparaisons avec l'anarchiste. La chaleur l'acca- blait, sa tête était lourde, elle écoutait, mi-pleurante, la fanfare des cuivres venue du sous-bois, et c'était comme le cœur du jardin d'où un flot de monde sans cesse partait, revenait. Entre les troncs gris, des da- mes et des messieurs emportaient sur leur dos les ta- ches mouvantes du soleil qui bleuissaient paiement le drap des redingotes. Au loin, c'était une délicatesse de miniature : de fines, fines petites touches de couleurs sur le fond cendré des écorces, le jaune, le blanc dusol, des couleurs mouvantes comme au kaléidoscope, diver- sement arrosées de lumière, ruisselantes au soleil, ma- tes, nettes dans l'ombre. Des ombrelles bleues, blanches, étaient pareilles à des corolles ; une rouge promenait son orbe éclatant, triomphalement repoussé sur le noir, harmonie aux gris, aux loutres, aux verts. Les toilet- tes se mêlaient en tourbillon, suivant l'orée du sous-bois, s'enfonçant sous une sombre arcade, et sur le mouton- nement confus des têtes, les papillons blancs de la lu- mière voletaient un instant au seuil des ténèbres. Dans le vaste cirque qu'entoure la balustrade, dans la zone nue de la terrasse, le soleil ardait, brisait sa colonne vibrante, s'éparpillait en poudre d'or. Eve, un instant tentée par ce spectacle, s'aperçut tout à coup de la présence d'un gommeuxqui venaitde prendre place à côté d'elle, effrontément. Elle se leva, avec une moue de mépris : — C'est bête comme tout, ces oiseaux-là I WÊÊt'M172 LE BILATÉRAL Et sa pensée se reporta vers les révolutionnaires. Des hommes... tandis que celui-ci appartenait à cette race de séducteurs patentés qui spéculent sur la misère des filles du peuple. Lesclide, au moins, possédait une con- sc.ence honnête. Elle se rappelait complaisamment un certain soir, où,dans une réunion, l'anarchiste avait pris la parole. C'est de ce soir qu'elle l'avait remar- que et depuis, chaque fois, il'avait fait preuve, devant elle, d'intelligence et d'énergie... Oui, un homme!IV Le dimanche suivant, Eve, entraînée par le même vœu vague d'aventure, se retrouvait au Luxembourg. Elle lisait, tout en marchant, « Olympe de Glèves » lorsqu'elle eut la sensation que quelqu'-un la suivait avec insistance. Prise d'un instinctif malaise, elle leva les épaules, arrondit le dos, puis, tout à coup, se re- tourna. — Il me semblait bien que c'était vous, mademoi- selle, fit une voix, mais j'hésitais encore. C'était le Bilatéral. Il demanda des nouvelles de Ra- vière. — Il va bien, très bien. •• jl_'Quel joli temps", n'est-ce pas? Et que de gentilles choses ici ! Il étendit le bras, montrant le jardin, tandis qu'un enthousiasme pâlissait sa face. Sans souffle, le jour tiédissait, mollement amoureux, sous l'immense vélum d'azur que parcouraient des planements inextricablesd'hirondelles et où se fondaient 10. i J174 LE BILATÉRAL des vapeurs grises en fuseaux finement ondulés comme des os de seiches. Eve, sournoisement, regardait sa « bête noire >» II était ainsi, très bien, la peau claire, le nez un peu aqui- Iib, les yeux d'une tranquillité tout humaine et d'une douceur qui convenait à la largeur de ses épaules Ce- pesant, il se remettait à marcher près de la jeune fille pris d'un peu de timidité qu'il déguisait sous une pointe de bonhomie railleuse. Et de nouveau Eve le dé- esta. Elle ne pouvait endurer son sourire. Il avait toujours l'air de se moquer du monde. Il ne se moquait point : c'était le demi-rire complaisant de sa philoso- phie pleine de bienveillance. — Aimez-vous beaucoup à lire ? demanda-t-il avi- sant le volume qu'elle portait, iïMeCestrVIWXjAg** — Et quels sont vos auteurs préférés ? Elle cita, pêle-mêle, au hasard, les noms d'Eugène Sue, Dumas,.Hugo, Gaboriau. — Qu'avez-vous lu d'Hugo ? Elle n'avait lu que les Misérables. — Je n'aime pas beaucoup les vers, dit-elle — Oh ! ceux d'Hugo sont aussi faciles à lire que de la prose. LaLégende des siècles, j'en suis sûr, vous plai- rait comme le plus beau roman. — J'en doute. — Cependant... Mais tout à coup il se tut%^^^^^^^ r porte vers 1 époque où il était à l'unisson de lajeufre aile, envahi d une douceur profonde. Eve reprit • — J ai lu un extrait de la Légende des siècles. Une parTn tr °riflCati0n d'empMOTP' ,a ^ d'™ ™ par un petit page. — C'est un très joli morceau.NMVRHHQHHI LE BILATERAL 175 Et comme elle faisait une moue, il ajouta : — Vous aimerez cela plus tard. <*# L'oifrqifoiSplus tard ? — Eh ! vous n'avez pas vingt ans ! j./ .,*-;.... , — Du moment qu'on comprend ce qu'il y a dans un volume ! — Il y a comprendre et comprendre. Elle se fâcha, l'infériorité de la, femme lui revint en mémoire : — C'est juste, lit-elle amèrement,j'oubliais vos théo- ries ! — Lesquelles? — Sur l'inégalité des cerveaux. Il sourit, compatissant à ce qui se passait dans cette petite tête exaltée, et il cherchait un moyen de s'expli- quer sans froissement. Une fleur croissait dans l'herbe, ^portée de la main; il se baissa, la cueillit, et se tourna .tftps-in.^jine/ilje...-,,; ,,• ■ .. ,- 4. ,-. ., . ,-_" — Eh biqp.j? f • .».? — Prenez cette fleur, examinez-la, attentivement. Eve regarda: c'était une fleur jaune, de moyenne grandeur, sans caractère spécial. — Je ne la connais pas, dit-elle. Il reprit : — Regardez-la encore. , — Elle ressemble à toutes les fleurs, balbutia Eve. Où voulez-vous en venir? — A ceci. Supposez un botaniste... oh ! un bien pe- tit botaniste... il y verra, dans cet'efleur, .unmonde... Tenez, ces étamines, ce style, ce renflement au bas du style qu'on appelle l'ovaire, et le travail infini de la nature pour assurer la vie, car un atome de cette pous- sière jaune tombant sur le sommet du style, y grossira, crèvera son enveloppe, s'allongera pour pénétrer jus-' 176 LE BILATERAL qu'aux semences renfermées dans l'ovaire, fécondera ces semences... Il fit une pause. Eve le regardait, ^^b^%fM/^gm., d\^w*cJtet\«itxV0iv**kB'1>2-^ Tout en parlant, il enlevait cjîJLefcfclwfteteiila corolle,la déployait, coupait de l'ongle de son pouce le calice,met- tait à nu l'ovaire, puis, les vestiges de la plante aux doigts, de la poussière jaune de pollen adhérant à sa redingote, il regarda la jeune fille. — C'est très joli! dit-elle. — Et maintenant, continua-t-il, croyez-vous qu'il ne faille pas un peu de temps avant d'arriver à voir ces choses dans une petite fleur? Moi, (à la vérité je ne suis pas très...très adroit), le maniement de ces petites créatures m'a demandé une patience!...je gaspillaisdix fleurs avant d'être arrivé à réunir la moitié des carac- tères. Ce n'est pourtant là qu'une grossière observation matérielle... pensez ce que doit être l'étuded'une énorme machine comme l'humanité... que vous voulez, d'un coup de poing, transformer. LE BILATÉRAL 177 Comme elle gardait le silence il la laissa réfléchir, et l'éternel contemplateur que doublait en lui l'analyste regardait un coin de verdure, un mètre carré de gazon à, peine, sur un accotement. Des pâquerettes très menues, de cœur pâle, douce- ment collerctéés depétales raides,blanc rose,étaient vi- sitées par de frêles mouches au vif corselet de métal : elles s'y posaient, couvraient le centre jaune, et l'élan de leurs pattes graciles, à l'envolée, faisait frémir la ti- gelle, secouait lAaAAaiiKfleurette. Des achillées se dé- coupaient jusqu'au rachis, de si extrême ténuité qu'elles étaient pareilles presque à desamas mousseux. Un lise- ron rampait, s'allongeait jusqu'au bourgeon terminal, g"Metefe&-ta&*t inclinait ses feuilles en fer de hallebarde, frfcite^ des rosaces d'artistique ciselure annonçaient l'herbe à Robert»/les trinitaires folioles du trèfle, panachées de gris, élevaient avec peine une hampe florale de petits papillons blancs, tandis que les silicules cordées de la capselle frémissaient au vent léger. Eve le lit sortir de sa contemplation. _—Mais tout le monde,n'est-ce pas, peut connaître : ce n'e*3t qu'une affaire d'éducation. L'égalité des cerveaux réapparaissait!-Combien le sen- timent était tenace^i-combien peu la logique avait à voir, en somme, dans les convictions ! — Oui, dit-il, tout le monde peutvoir..... à une con- dition, pourtant, c'est de posséder de bons yeux. Et l'ayant saluée cordialement, il partit. Il la laissait humiliée, assaillie de contradictions, croyant haïr l'homme et pourtant prise d'un vague en- thousiasme, s'avouant à demi que, s'il «H|Ll moins froid pour le peuple et moins dénigreur de l'intelligence des femmes, on liitiifitiiiTir'TOriih - ' — Je suis bête, murmura-t-elle. H ) r / <**£ cï/J •MA.*»» w -»ii¥ 178 LE BILATERAL T tr Deux pauvres diables dormaient au soleil,les jambes dans un intervalle de bancs doubles, les bras croisés sur l'appui, la tête entre les bras. Rôdeurs de nuit, sans doute, cherchant la sécurité du jour pour dormir ; l'un coiffé d'un petit chapeau, vêtu d'une bonne redingote, et sous des cheveux noirs, crépus, dfefcrfMVM», une face sanguine, un cou hâlé,un grand pavillon ombreux d'o- reille ; l'autre, entièrement caché de figure, ne mon- trait que le disque verdi de sa casquette de soie, ses mains pâles sortant d'un paletot en dpappbulé,au collet de velours blanchi à l'extrême bord, ils dormaient pro- fondément, en gens accablés, leurs jambes arrosées de lumière, repliées d'équerre, une paire grise, une paire noire, et aux souliers, solides encore, un point brillant M/T»hi»t«it dans chaque œillet. Les mouches les agaçaient, ils se remuaient dans le flwOftrt* sommeil,»*.*^*'*' sur la dure couche briseuse d'os. —C'est terrible, murmura Eve. L'homme à la casquette venait d'étendre ses mains, sans s'éveiller, il les secouait, ouvrait, fermait ses doigts morts où mille pointes douloureuses piquaient les nerfs, laissait pendre ses avant-bras gourdsi i comme une succession de franges; des draperies d'om brevetaient la base desarbres, toutun flot de mousseline verte fermait mystérieusement le fond, et, à gauche, un curé, assis, lisant son'journal, faisait un zigzagd'encre. Dans cette douceur de clair-obscur, Eve se sentait plus chagrine, découragée : — Je suis pas née pour la chance ! balbutia-t-elle en quittant le Luxembourg. Mais toute la semaine, l'ouvrage marchant pauvre- ment, elle revint au jardin, y passa&la dernière heure du jour. Malgré tout, Lesclide continuait àlapréoccuper et aussi, mais plus au fond de son sens intime, l'autre, l'ennemi, le Bilatéral. Enfin, un jeudi, au débouché d'une allée, elle aperçut l'anarchiste. Elle ralentit sa marche, ne voulant ni fuir ni aller vers lui. Il hésita deux minutes, la face raide, puis se décida à aborder la jeune fille. Quelque chose de plus soigné dans sa mise, de plus timide dans son regard fut favorablement accueilli d'Eve. .Elle comprit qu'il avait songé à elle, que jj- \ ulontoUKancigoait, et elle en tira* quelque va- nité, laissa* s'épanouir la pensée qu'il avait des vertus secrètes qu'une liaison plus intime ferait connaître. Ils étaient à ce même endroit où Lesclide avait na- guère commencé sa profession de foi. Deux parterres de.gazonse succédaient jusqu'à la délicate niche en den- telle de l'Hercule. Sur un piédestal carré, un va^tiLe- Y«*liÇfates^ourbes de sens inverse, exquisément/déter- #/ I minaient le calice aux bords réfléchis, fin rfr/in m, très. / / noire, étal sur eux : les sombres troncs, criblés étMMies blancheurs serpentines, portaient des feuillages «*£**<£• #fV(*K% à folioles sur deux rangs au long d'un mince rachis et, dans l'ensemble, parfois, lorsqu'Eve levait la tête, elle croyait voir une vaste toile d'araignée tendue sur le bleu gris du ciel. H >> '/> 180 LE BILATÉRAL J> fe t* Doucement, les jeunes gens échangèrent des réflexions mixtes sur la malpropreté bourgeoise, et tous deux se faisaient des concessions, évitant l'écueil des doctrines. Même Lesclide glissa quelques plaisanteries, encouragé par le demi-sourire de sa compagne. L'âme profonde du soir, la tendresse de l'heure indé- cise, pénétrait le cœur de la jeune fille. Elle voulut res- ter sur cette bonne impression, craignant que la suite n'en gâtât les douceurs, et comme Lesclide, qui venait de finir l'histoire de Vallée, l'attentat de la Banque, se tai- sait, tout empêtré dans son silence, elle balbutia: — Il est presque temps que je m'en aille.... Le dî- ner.... Puis, après un silence : — Il fait beau ici, ne trouvez-vous pas? — Mais oui. —- J'y viens souvent. C'était un rendez-vous. Il le comprit, .uo■uweliairlriflft: s'éloisnayîl la"sûivifljusqu'ausquareÀ|lt là, as- ■daf sis sur un banc, il laregai la voûte de verdure. iânongtemps marcher sous t Ujr] crép lueurs su/i'hc blaienVlisjés ule deiaute teioteUraînaiKses rbe jres pélousps, et les anjsre a, njrdel s le saisissement liela niM procr itt^jg»/! eut une minute de vertige : il perçut, avec le tourbillonnement, l'oppression de l'infini, que des4ho- ses manquaient-à sa nature; et c'était l'idéal obscur de sa^afcie, les seules pauvres fleurettes qui pussent éclore datas ,è,e terrain ingrat. lisse revirent dès le lendemain, d'abord le jour^buis, à la reprise des travaux d'Eve, le soir. Elle, à ces ren- dez-vous, comme endormie au contact de la piètre sen- timentalité de Lesclide, tombait dans des stupeurs, vi-LE BILATÉRAL 181 vait dans des extériorités très nettes, avec un étouffe- ment du sens intime qui mécanisait son attention, la fixait au hasard des circonstances. Il lui parlait; elle entendait à peine, détachait enfin ses regards d'hypno- - tisée de la chose qu'ils fixaient, les montait jusqu'à ceux de l'interlocuteur : elle voyait le mouvement des lèvres, percevait les mots sans y attacher de sens. Elle pensait quelle devait avoir l'air bête, et ne pouvait, quand même, secouer son engourdissement. Les voitures roulaient, fracassaient le pavé; les jan- tes d'éclat métallique accéléraient leur rotation, se suc- cédaient, semblaient se détacher l'une de l'autre, s'es- pacer, se rapprocher ainsi que des lames vibrantes. Des faisceaux de rayons divergents partaient des lan- ternes, s'allongeaient, se raccourcissaient, fugaces, éclipsés au moindre mouvement des paupières. Sur l'asphalte gris de souris, le jeu des ombres, de direc- tions opposées, se contrariant, se croisant, rendait la marche indécise, causait d'imaginaires trébuchements. Elle remarquait les granulations des bordures de trot- toirs, les lueurs jaunissant le haut des façades, l'éparse noirceur des hautes feuillées d'orme, posant leur crible sur le firmament, tandis que^delapoussière lumineuse flottait aux lW*84s*ranches«afâlS?!* Parfois, dans une voiepôpuleuse,elles'amusaitàfermeruninstantlesyeux; alors le tapage des voitures lui arrivait semblable aux bruits de ia pjuie : d'abord c'était une petite ondée loin- taine, fftii%w«gse rapprochait, une grosse averse mi- traillait l'air, puis les crépitantes alternances de lagréle, * - efltout ClîS>re> A ces moments, il l'aurait tuée : un tel flot de rancune lui noyait le cœur qu'il perdait son ton de "«a-attre d'école, se fâchait, lançait quelque acrimonieuse personnalité, gérïéfalement âMtpfch contre Ravière. g^L Un soir il se raisonna, décida la rupturet/trois fois de suite manqua au rendez-vous. Ce fut pis encore. Dans sa chambrette solitaire tout le dégoûtait. Il avait en horreur la matérialité trop effective de son mobilier. IlLE BILATERAL 183 essaya des livres ; ils ne lui dirent rien. C'est le travail qu'il eût fallu, le sédatif des âmes troublées. lien cher- cha, mais pour en obtenir il l'eût fallu mendier, ce qui n'était pas son affaire. Il retomba dans la solitude, dé- voré d'ennui. Une voix insidieuse casuistiquait dans sa conscience, pardonnait des platitudes à l'amour. Des dé- sirs voluptueux le hantèrent. Il sortait de là les yeux agacés, fuyant la lumière et tout l'organisme hors d'équilibre. Une honte indicible tenaillait son cœur scru- puleux à des rêves dont la puérilité l'exaspérait. Son fanatismJflui retombait sur le dos^ r" cyygiirt<^'^7Wf^>^ —■ **■***•» Alors commença une cour maladroite, Ht**W»&% qui eut néanmoins son charme pour la jeune fille. Il s'effor- çn4kd'atténuer le désaccord de leurs doctrines, parfois même glissa#aux confidences, laissait tomber une plainte sur son enfance et sa jeunesse solitaires^ «p^éfci^i*. cto%^i1**lV^i»^gH^*e- Elle riait bien, intérieurement, de son manque de tact, de la manière brutale dont il corrigeait tout de suite le tour trop affectueux d'une phrase, de sa fierté en éveil, prompte à se hérisser, à se mettre en boule à la moindre atteinte, mais elle éprouvait quand même une satisfaction vaniteuse d'avoir maté l'ours jusqu'à lui faire rentrer ses griffes. Elle connut mieux son caractère. Tant qu'il s'était montré hostile, elle avait pu prendre sa froideur pour de la ré- serve, maintenant cela devenait impossible : il se dé- couvrait, mttfe* à Ru lp-s défauts qui, dès fc*%t*»4, axjAelkt glacë*C sympathie <î4Ua jeune fille. Il parais- sait inaccessible aux profondes tendresses, aux suavi- tés intimes. Comment, pensait-elle, s'épancher dans le cœur d'un tel homme? Ce flot de douceurs qui lui noyait l'âme à de certains moments, ses faiblesses, ses subtili- tés, ses coquetteries de femme étaient des choses qu'il 184 LE BILATERAL h ne comprendrait pas, écraserait sans pitié. Est-ce que déjà elle n'arrivait pas à rougir tout à coup de la délica- tesse d'une pensée, comme si l'âme grossière et déni- greuse de l'autre eût contaminé la sienne. Mais pire en- core était la sensation physique, cet abîme qui séparait ses lèvres des lèvres froides de l'anarchiste. Lui, au contraire, toujours plus profondément, plus sensuellement épris, voulait la possession avec l'arrière- pensée que quand il l'aurait eue, II serait le maître. Eve, tôt rentrée,^allumait la bougie, se posait devant sa gla"c'e*poM**-wê# l'effet qu'elle avait dû produire V*M$& FV^-uV* dans la rue. Elle y demeurait un moment^»»* à ce doublement instinctif du soi qui lui faisait adresser à son image de gracieuses ou de dures paroles, suivant qu'elle était satisfaite ou mécontente d'elle-même, plai%ir mélancolique en somme, presquegrave airfSi qu'un exa- men de conscience. Après s'être déshabillée, elle se mi- rait encore, et les jeux de la lumière mettàient-de l'om- bre au coin de sa bouche, dans les trois fossettes creusées par un involontaire sourire, tandisqu'une goutte de clarté opalescente, réfractée par la cornée, tremblait, au delà de l'iris dans la sclérotique de son œil. Toute sapersonne, détachée sur le fond obscur de la pièce avait un charme pathétique. Alors une tristesse aflinait se traits, noircis- sait son regard derrière les cils entre clos et le regret de sa jeunesse sans amour soulevait sa poitrine. Elle aurait pu, cependant, faire le bonheur d'un homme ! Mais ce Lesclide, non, décidément, celui-là-était impos- sible ! Parfois, au milieu de ses occupations de ménagère active qui voit l'harmonie naître sous ses mains, l'inté- rieur coquet, luisant, dans le grand apaisement de l'a- près-midi, elle avait un brusque tressaut en songeant à l'énervante idylle. Cejpd lui paraissait peu réel, une his-LE BILATÉRAL 185 toire qu'elle avait lue quelque part, un épisode àm *H&t* fl£%s& occupant une mince place dans ses souvenirs. Jusque-là Lesclide .s'en était tenu à des allusions ti- mides, mais on pouvait prévoir le moment où ,**"w» l<**«^cette volonté implacable qui lui rendait l'âme aride, l'emporterait sur la crainte. Jamais Eve ne fut plus décourageante, plus froide dans ses réponses. Il acceptait tout, persévérait quand même. Enfin, un soir, profitant de la distraction de sa compagne, il la condui- sit par la rue d'Assas, quasi-déserte. Il se mit à causer de choses indifférentes, mais avec une voix qui se brisait tout à coup. C'était si difficile à dire ce « Je t'aime » dont il avait, par prudence, répété les intonations chez lui. Mais un couple arrivai!, étroitement enlacé, la tète de l'homme penchée vers celle de la femme qiiV§fe4J4i>#i*rtt. Il regarda passer ce couple, puis, tandis qu'un sourire efcrtjraftefc carrait sa m%*JU&U I bouche, il murmura : — Des amoureux ! — Oui, dit Eve surprise. De nouvelles hésitations le saisirent. Ils marchèrent , en silence pendant quelques minutes, un silence <|v, ^ i^l*^IM», mettait la jeune fille mal à l'aise. JJAyttpWfc »**A-t«,.''/L/ . cWU-fcge: — Ce serait beau, n'est-ce pas ?... L'union de deux êtres intelligents. L'homme seïait plus fort avec une femme pour l'aider, le soutenir. * . — Oui, répondit-elle gravement, mais il faut être d'accord. — Une femme ne peut-elle aimer un homme dont elle admirerait la force de caractère même si elle diffère d'opinions avec lui ? Il y en a des exemples dans l'his- toire. Gomme Eve se taisait, ^e^ëto^ il n'osa -0k la trou- / / f-i w1 186 LE BILATÉRAL bTèr, mais l'épia du coin de l'œil. Ce qu'il craignait surtout, c'était une nouvelle blessure d'amour-propre, une brutale rupture qui lui mettrait du noir à l'âme pour longtemps. Eve était triste. Sans prévoir la souffrance, elle«afâît trouvé plaisir à vaincre cette âme farouche. Mais qu'il fût là, à présent, misérable, le cœur ulcéré d'un mal émanant d'elle ! Rompre était impossiblefJiJ^fëMSrfkT%f)- — Lesclide, fit-elle, pendant une quinzaine il faudra que je reste chez moi, mais au second vendredi, après cette semaine, si vous voulez nous pourrons nous revoir comme d'habitude. *— Je viendrai, dit-il doucement, et je souhaite que vous ne gardiez pas de moi un mauvais souvenir. Mes opinions ont pu vous ffoissef, mais:.. — Chacun a ses' opinions et doit les défendre. — C'est vrai, dit-il. Et puis nous avons toujours une base commune : la haine des exploiteurs. Ils se regardèrent. Maintenant qu'il avait fait cet ..effort, elle ne le sentait plus si loin. Une fraternité res- laitde ces rapports de quelques semaines, une frater- nité que le temps, peut-être, développerait julqîfà la tendresse. — Au revoir, dit-elle gentiment. — Au revoir, murmura-t-il, plein d'espérance. J •*Quand il se retrouva seul, débarrassé de sa longue gêne, Lesclide eut quelques heures de joie véritable. Pour la première fois, depuis longtemps, il soupa de bon cœur et se coucha avec le sentiment d'une force invincible. Il allait donc reprendre sa belle existence, ces heureux jours qu'il croyait avoir vécus, oubliait ses en- nuis, ses colères, ses impuissances. Il repassait, avec un battement de cœur, le souvenir des séances publi- ques, les salles pleines de monde, l'odeur chaude du gaz, le coup de feu de son éloquence, l'enthousiasme des foules, les louanges des compagnons. Ah ! repren- dre sa place, sa notoriété ancienne, s'imposer à Eve par l'éclat de sa gloire! L'heure était propice, la Semaine Sanglante, en perspective, donnerait lieu à un fort mouvement declubisme. Il fallait se trouver prêt, agir de façon que les anarchistes prissent large part à l'af- faire. Dès le lendemain il se rendit à une séance de la «Vipère », étonna les compagnons par le renouveau de J *> |188 LE BILATÉBAL son énergie, la facilité de sa parole et fit recevoir par acclamation les projets qu'ilavait dans sa tête à savoir : 1° l'établissement d'une permanence anarchique; 2° la fondation d'une bibliothèque et l'ouverture d'un cours d'anarchie pratique. On le chargea de prendre les mesures nécessaires et de convoquer les groupes de Paris. Justement, le « Cri » annonçait une réunion des groupes de la « Rive droite » pour le surlendemain, jeudi. Lesclide proposa de s'y rendre et de convenir là d'un ordre du jour pour la réu- nion définitive. Adopté I Donc, le jeudi soir, dûment préparé, il prit l'omni- bus de Ménilmontant et se laissa charrier jusqu'au lieu du rendez-vous. Les rues faubouriennes, toutes chaudes du soleil de la journée, grouillaient de peuple. Des femmes en ca- raco, des hommes tête nue, veste ouverte, remontaient les trottoirs, gagnaient les boulevards extérieurs. Les cafés regorgeaient de buveurs. Le flot roulait, arrêté de temps en temps par un chanteur ambulant ou par une querelle, paraissait un flot tragique, surchauffé, prêt à la violence des révolutions. Tout ragaillardi par ce mouvement extraordinaire, plein de confiance dans le peuple, Lesclide descendit de l'impériale où il était juché ?.ï pénétra chez le sieur Le- vesque, marchand de vin. Il n'y avait encore d'arrivé qu'un nommé Rallot et trois blanc-becs de seize à dix- sept ans, lesquels vidaient un canon, en attendant le reste de la compagnie. Lesclide serra la main à Rallot, àThénin, le plus âgé des jeunes, donna le salut révolutionnaire aux deux autres : — Encore personne ? LE BILATÉRAL 189 — Non. — Cependant voilà qu'il est neuf heures ! — Ils vont venir ! En effet, vers neuf heures dix, quatre anarchistes de la « Vipère » et un du groupe convocateur, firent leur entrée. Lesclide se dépitait; les autres patientaient, ac- coutumés à ces déceptions. La causerie roulait sur l'acte révolutionnaire du compagnon Mehul qui venait de planter le drapeau noir sur la statue de la République, au Château d'Eau, et sur le procès Vallée, qui se ter- minerait samedi. Les jeunes se montraient fiers de Me- hul, un des leurs.Même le but de la réunion était d'ob- tenir des secours pour lui. Comme neuf heures et demie sonnaient, Lesclideeut un accès de colère : — Mais, nom de Dieu I ils ne viendront pas ! — C'est toujours comme ça 1 fit Rallot. — Si nous commencions la séance? interrogea Thé- Ils se levaient pour passer dans l'arrière-boutique lorsqu'un membre du « Marteau » parut. — Eh bien ! qu'est-ce que vous fichez ici, vous au- tres: la convocation est pour 1' « Enfant du peuple » — Mais non! — Regardez le « Cri. » — Au Cri, deux convocations contradictoires inscrites. Le compagnon du « Marteau «ayant remarqué la chose avait poussé d'abord jusqu'à la salle de « l'Enfant du peuple »; en bon zig il venaitprévenir les aminches. — Etes-vous beaucoup là-bas? — Une dizaine. — Mais il sera dix heures et quart, fit Lesclide, avant qu'on y soit. Le mieux est de remettre la séance. Te- nez, vous autres, amenez-vous dimanche à la réunion il.190 LE BILATERAL Mi de la « Vipère », on s'occupera de votre histoire et de quelques autres. Ça va-t-il? — Oui. La motion adoptée, Lesclide fila avec ses quatre collègues. Cette séance ratée l'ennuyait considérable- ment. Il gardait bon espoir pourtant, et, dès le len- demain, alla trouver les anarchistes du « Léopard des Batignolles », dont c'était le jour. Il tomba sur une pauvre chambrée : sept compagnons fumant leur pipe, sirotant le vin à seize, et causant de choses indif- férentes. Ils acceptèrent avec empressement l'invitation de Lesclide, en approuvant beaucoup son ordre du jour. Le samedi matin, Lesclide acheta le « Cri du Peuple » : sa convocation s'y trouvait. A la suite de la formule ordinaire il avait ajouté : « On chantera » espérant ainsi attirer plus de monde. Il fut content; tout était pré- paré, son discours pour le meeting public commençait à prendre tournure dans sa tête. Le dimanche, comme il arpentait l'Avenue d'Orléans pour gagner le rendez-vous, il tomha nez à nez avec Bartelot, le compagnon de captivité de Louis Mizel. Le vieux B irtelot, épouvantail de bourgeois, était un de ces cœurs héroïques dont l'obstination égale la douceur. Toutes ses idées dataient de l'ère quarante-huitième, l'époque des grandes abstractions. Comme Louis Mizel, il avait accepté le rôle du sacrifice permanent, mais prêtait à tous les partis révolutionnaires son concours. Il apprit à Lesclide la sortie de prison de Mizel. L'anar- chiste s'en réjouit : c'était un atout, on pouvait compter sur de beaux meetings prochains. Il invita Bartelot à l'accompagner : — Oh ! dit le vieux, j'ai été assez enfermé comme ça!LE BILATÉRAL 191 — Bah ! dit Lesclide, nous tiendrons la séance en plein air; justement, le père Leguet possède une ton- nelle. Alors l'autre accepta et tout le long de la route Les- clide supputait les chances de la Révolution prochaine, énumérant les signes qui la faisaient prévoir. Le vieux, souriant d'un air dubitatif, jouissait de la joie d'être libre, avec le renouveau sensuel que sa sortie de prison mettait en lui, ce qu'il appelait « Etre en convalescence de captivité. » A la hauteur du chemin de fer, ils trouvèrent le «Pauvre » qui les guettait, attiré par le « On chantera » espérant une godaille gratis. Puis Jambrésier les rattrapa avec des bégayements d'allégresse. Il était trop tôt quand ils arrivèrent chez le mastro- quet, personne encore n'était venu. En attendant ils s'installèrent devant les tables molletonnées des petites frisuresdubois.Latonnelle formait une voûte très basse faite de latte s où s'insinuaient les branches rampantes de la vigne sauvage et de la brionée. — On est bien ici, fit le « Pauvre », en bourrant sa pipe avec le tabac de Jambrésier. En effet, ils étaient bien. Leur pauvreté se sentait à l'aise dans ce coin perdu, désert encore à cette heure matinale. Ils eurent un rire joyeux quand le mastro- quet déposa sur la table le litre noir et les petits verres épais. Le « Pauvre «versa la première tournée, libéra- lement, puis un silence se produisit. Bartelot laissait ses prunelles tristes errer sur le paysage. Sous le ciel qui s'abaissait au fond de l'horizon en épaisseurs ardoises, en remous ombreux d'où sour- daient obliquement d'insupportables clartés, la plaine brûlée s'étendait toute grise d'épis d'ivraie avec des taches vertes d'orties et la levée de verdure triangu-192 LE BILATÉRAL laire d'une charmille. A droite, dans un enclos d'en- trepreneur de démolitions, s'entassaient des tas de pavés, des plâtres d'ornement, des briques perforées, de vieilles charrettes bleuies par l'eau, despoutres, des châssis, des treillages, des chantiers de scieurs de long, des perches, des échalas, toutes sortes de débris posés sur l'herbe, parmi lesquels poussaient de grands char- dons hérissés et bizarres. — Eh bien? citoyen Bartelot, interrogea Jambrésier, c'est dur, pas vrai, quatre mois de prison? — Oui, mes enfants, oui, c'est dur ! murmura le vieux de son ton résigné. L'homme n'est pas fait, voyez- vous pour vivre dans un si petit espace. Peu à peu, on s'abrutit.... On a beau ess tyer de remédier en lisant, en écrivant, en pensant.... La lecture manque de couleur, ce qu'on écrit semble insipide et inutile... la pensée est laborieuse, pénible, restreinte. Ah! la prison!... on n'a encore rien trouvé de mieux pour vous diminuer un homme !..,. On entendit un gros bruit de voix sur la route, et le « Pauvre », les mains en cornet, cria de toutes ses forces. — Ohé ! les copains, par ici ! Alors une quinzaine d'aminchesse montrèrent à l'ou- verture de la tonnelle. C'étaient les anarchistes de la rive droite qui aboulaient en corps. Une misère noire était sur la plupart d'entre eux. Un groupe formé par Canonne, Thénin, Gille et Blanquet paraissait seul tirer quelque aisance d'un métier lucratif, Blanquet, presque chic, exhibait un gilet lilas, un chapeau de paille à ru- ban clair orné de croissants, Lacrampe et Tarlet chô- maient depuis six semaines, Gaucher venait enfin de trouver de la besogne, Bouinat, machiniste de son métier, s'était mis homme de peine, lîallot dévoré deLE BILATERAL 193 phthisie, ne vivait plus que de souscriptions, méditait un coup pour se faire coffrer. Le premier verre de vin les mit en joie. Un gros bruit de conversation montait aux arceaux de verdure, tandis que les feuilles bavardaient sous une haleine tiède, mettant le murmure tendre d'une onde parmi les rires, les grondements de colère, les éclats aigus des répliques. La fumée des pipes, un instant prisonnière, de plus en plus bleuissante, filtrait lentement au de- hors en fins écheveaux. De nouveaux délégués arrivèrent des Batignolles, de Grenelle, de Charonnc. Le murmure des voix grandis- sait encore et tous, dans ce premier moment d'expan- sion, sentaient monter leurs sympathies, savouraient le pliisir de li fraternité, la force venue de l'union. La poésie sournoise des seize ans chatouillait le cœur des jeunes. Ils avaient les lirges illusions de l'ignorance, les désirs non restreints par de répétés échecs, les vir- tualités vagues et infinies qui se lèvent tumultueuses telles que des couvées impttientes d'éclore. Tous, ado- lescents, adultes, vieux, vivaient dans l'optimisme, dans la confiance de la justice qui permettrait à l'humanité de se conduire sans gouvernement, sans loi, sans auto- rité d'aucune sorte. Et telle était l'obscurité de leurs vues qu'ils mêlaient à cette confiance de minutieuses, de strictes idées de justice distributive, ne voulant pas donner le moindre jeu aux contingences, ni faire aucun calcul sur les prob ibilités. De là mille contradictions, mille dissertations sur des pointes d'aiguilles, toujours terminées par la négation du mal, le sempiternel : « tout s'arrangera après la Révolution ! » Puis, à travers leur douceur, leur prétention de to- lérance, app iraissait la peur d'avoir tort, la logique fuyante se cachant derrière l'abondance du flux labial,194 LE BILATÉRAL \l le hasard du mot. D'ailleurs, l'air de parfaits philoso- phes arrivés au sommet de la sagesse, planant au-des- sus d'un monde dont ils reconnaissaient les vices en les excusant. Et les plus jeunes étaient les plus imper- turbables. C'était une petite église d'ignorants au cœur simple, aux mœurs douces comme lesdisciples de l'anar- chiste nazaréen. Et l'orgueil des Cléophas, des Jean, s'y retrouvait, les petites satisfactions d'amour-propre, les coteries faisant une gloire, les flatteries, les notoriétés, et aussi la liste des martyrs, la légende dorée mettant une auréole autour de certains fronts, et les disputes byzantines, la scolastique, les bégaiements de la rai- son, et encore le mouchard, Judas Iscariote, faisant tinter les pièces d'argent au fond de ses goussets. Le chauve Case se leva, exhibant sa face étiolée, de gravité pauvre, son crâne au brusque élargissement d'arrière, pour demander la parole. On la lui accorda, mais non le silence. Il se rassit en marronnant. Ber- thoud lui succéda sans plus de chance. Puis ce fut Jam- brésier. Vains efforts ! C'était la vraie anarchie, cha- que groupe causant à part. Thénin pontifiait parmi les jeunes, à la fois mou et obstiné, rebelle à la discussion et persuadé de sa logique.. Il montrait un trophée, une décoration arrachée à la boutonnière d'un bourgeois. Cambier de la « Massue » réhabilitait les voleurs et les mouchards. Verseau, l'oracle de «l'Etendard noir», espèce de simien anthropomorphe, lisait une chanson qu'il avait composée. Bouinat, ses larges joues frémis- santes, ses bras courts mobiles, ne tenait pas en place. Il était le seul gras, un gras sans ventre, blême, enflé de nourriture mauvaise. Ses vêtements luisaient, comme trempés d'huile, depuis le melon de soie à côtes, un bouton au sommet, jusqu'au sarrau noir, au pantalon de coutil. Gaucher racontait comment il avait trouvéLE BILATÉKAL 195 de l'ouvrage, déposait devant lui les petites roues den- tées en bois, qu'il découpait à l'emporte-pièce : — Ce que je rigole tout de même ! La femme et les petits ont la pâtée. Le « Pauvre » tentait d'exploiter cette situation : — Tu n'as pas vingt sous, jusque demain ! Plus de braise ! Alais l'autre retournait son porte-monnaie de loque- teux, et l'honnête figure disait la remise prudente de la paie, le bonheur d'avoir assuré du pain à sa fa- mille : — Cinq sous pour ma consommation... Les politiques, Revel, Blanquet, le mouchard Tardieu, Garulle, entouraient Bartelot, détruisaient les trames gouvernementales. Félisque, sanguin, ridé comme une vieille pomme par la fréquence de ses jeux de physio- nomie, amusait un gros de compagnons, se complai- sait dans la chronique de l'anarchie, la mémoire meu- blée de menus faits, de détails curieux comico-tragiques, relevés d'une gouaillerie, d'une pointe d'argot. Il créait de la renommée, chacun puisait en ses récits, avec la certitude d'une gloire future, la bravoure nécessaire pour accomplir l'action dont riraient, s'étonneraient, s'extasieraient les copains. Lesclide, d'impatience, battait à petits coups un des pieds de la table. C'était toujours ainsi; on se réunis- sait et jamais personne n'arrivait à se faire entendre. Il n'osait pas s'avouer à lui-même son gros désir d'or- ganisation, le besoin de s'imposer de force à cette at- tention qui fuyait. Alors qu'on aurait pu prendre de sérieuses résolutions la séance passait en propos frivoles. Il allait se lever, réclamer l'ordre du jour, lorsqu'une discussion partie de l'Etendard, au bout de la table, gagna de proche en proche. Barel,un incohérent, ridi-196 LE BILATERAL cule, soulevait la question de la famille dans la société future : — Une supposition que tu te trouves en ballade loin de chez toi. Tu entres dans une chaumière; on te re- fuse du pain... parce que... alors... les copains de là y disent : « Je n'ai de pain que pour mes enfants, voilà! » Donc la famille pourrait devenir une chose dangereuse et même infâme, car un père aussi y pourrait être fou, avoir quelque chose de dérangé dans le cerveau, il élè- verait mal son enfant, et puis la famille ça n'est pas juste, car on doit aimer également tous ses frères,... si- non... alors... on en arriverait, comme cela se présente aujourd'hui, à favoriser les siens aux dépens des autres. Aucun père n'est sûr que son enfant est à lui, comme on en voit des exemples à propos d'un héritage, qu'un père ou une mère... eh bien... alors... refuse de recon- naître un tils ou une fille. — Mais tu confonds la société future avec la société actuelle ! cria le père de famille Jaiieu. Puisque tout sera à tous, on te donnera du pain dans la chaumière dont tu parles. Et une longue discussion s'éleva. Barel s'obstinait, épuisait les suppositions baroques, ne voulant pas voir dans le rêve de l'avenir. Et les mots se croisaient, dé- nués de sens, les approbations, les désapprobations, une confusion absurde. Revel y mit fin : — Il n'y aura plus de chaumière, la nourriture sera surabondante. Barel, vaincu, se rabattit sur son argument du père fou. Chacun donnait son avis, simultanément, si bien que, avec sa tète de gorille intelligent, ses deux yeux ronds rapprochés, luisant sous des arcades où les sour- cils, pareils à des moustaches, tenaient toute la largeur du front, le casuistique Verseau intervint, obtint unLE BILATÉRAL 197 brin de silence, et d'une longue phrase correcte, em- brouillée, fit sortir l'éternelle conclusion anarchique : « Les voisins interviendraient, obligeraient le père à mar- cher droit. » Barel, visiblement à court, répliqua cepen- dant, frondeur : — Très bien, tu interviens, mais qui dira que ce n'est pas toi, le fou ! Gela parut drôle, un rire fusa, et Barel riait plus haut que les autres tandis que le mouchard Tardieu déclarait que c'était bien envoyé. — Tu n'es pas sérieux! dit Verseau. — Possible, dit Barel, mais cette question de la fa- mille je l'ai entendue traiter par Vallée. Il est sérieux au moins, celui-là! L'athlétique Garulle, de la « Vipère », en vareuse de canotier, ses pectoraux saillants, son cou nu, énorme, des cheveux, quasi-feutrés, en promontoire sur son front bas d'hercule, un homme paisible d'ordinaire, dédaigneux de vaines paroles, au seul nom de Vallée avait tressauté. — C'est un feignant ! Un propre à rien ! Du coup deux camps se formèrent, et tous les jeunes défendaient Vallée tandis que Bouinat, Gambier, Rallot et quelques vieux prenaient parti pour Garulle. — Alors, parce qu'on n'aura pas réussi... — ... Une gaminerie... — ... Pas d'argent... la fabrication a manqué, est-ce une raison pour qu'on l'insulte? Garulle battait la table de ses poings : — Mais, nom de Dieu, qu'on me laisse parler! Et comme un silence se faisait, Lucolle en profita pour nasiller d'une voix funèbre : — Ce n'est pas Vallée qu'il faut admirer, c'est l'acte ! — Si, cria Garulle, dont le front avait disparu mangé■Si < ) 198 LE BILATÉKAL par les rides, si on me donne un travail à faire et que je le gâche, c'est que je suis un propre à rien. — Est-ce de sa faute? — Je m'en fiche, on doit réussir. Il a eu peur, voilà. Il n'avait pas fait le sacrifice de sa vie... — On ne doit jamais faire le sacrifice de sa vie, in- terrompit Thénin, ce serait trop bête... — Alors, on n'est pas un héros, on ne doit pas être admiré. La figure de Verseau prenait une expression de fi- nesse, il faisait effort pour être entendu, se levait, se rasseyait, les yeux très vivants et très doux : — Ecoutez donc Verseau ! dit Bartelot sympathique à ce flambant organisme. Dans l'accalmie, Lucolle nasilla de rechef, en avan- çant son long visage endormi : — Ce n'est pas Vallée, c'est l'acte! — Mais l'acte est mauvais, répliqua Garulle. — Tu parles comme les bourgeois... — Ce n'est pas tout ça, put enfin glisser Verseau. Allons, copains, ne blaguons pas tous ensemble. Tenez, voulez-vous que je vous donne mon opinion. Eh bien, si l'acte a été manqué ce n'est pas la faute de Vallée... Laissez-moi finir... d'abord... ensuite... chacun a son tempérament, (nous autres anarchistes, nous devons admettre ces distinctions) Vallée était trop nerveux pour bien réussir; il s'est trop pressé. Un sanguin au- rait longuement combiné l'affaire. D'ailleurs, où Vallée a prouvé qu'il était un homme, c'est en témoignant de ses idées devant le jury. Je ne suis pas du tout de l'a- vis de Garulle qui semble exiger de tous les mêmes ac- tions; chacun fait ce qu'il peut suivant son degré de volonté, ses aptitudes : il y a des hommes de main, des hommes de parole...LE BILATÉRAL 199 — Et chacun fait ce qu'il veut, appuya Thénin, si- non, alors, l'anarchie ne serait qu'un mot. La discussion se clôtura. Lesclide lança Revel à la rescousse : — Tu as une communication à faire, toi? — Oui, mais ils ne réécouteraient pas. — Essaye toujours. Revel trônait, en sa qualité d'orateur des grandes occasions, un brûle-gueule aux dents, la face conges- tionnée sous un béret de velours fauve. Il tenait à la main une liasse enveloppée d'une toile cirée qu'il se mit à défaire : — Compagnons, prononça-t-il en une basse profonde, voici la biographie de Vallée, le compte rendu du pro- cès à dix centimes, demandez ! Le petit Potard, atteignant un paquet de journaux, parcourut la tonnelle en offrant les « Ventres vides « à deux sous, Thénin le suivit avec la « Voix des affa- més » à cinq centimes. Ce fut pendant une minute, un froissement de papier, un tintement de pièces de cui- vre, un vacarme de chaises qui coupa court aux conversations particulières. Revel profita de l'accal- mie : — Compagnons, je propose de faire une quête... — Ecoutez donc, dit Lesclide, vous aurez tout le temps de lire les journaux après. Mais les jeunes, ostensiblement, se rebiffèrent. Eux ne transigeaient pas avec le principe. Ils écouteraient quand bon leur semblerait. Avec cela que les bavards servaient à grand'chose. — S'ils veulent faire une quête, murmura Thénin qu'ils la fassent. On donnera ou on ne donnera pas, les paroles ne mettront pas un sou de plus dans le cha- peau.200 LE BILATÉRAL — Mais il faut au moins qu'on s'entende, répliqua Lesclide ; vous ne savez pas seulement pour combien de personnes la quête doit être faite!... On ne l'écoutait plus. Revel fit un geste désespéré, puis, brusquement, il recommença, essayant de domi- ner le tapage. Il dut y renoncer. Rallotpïit son chapeau et fit le tour de la société. — Vous savez qu'ils sont quatre, n'est-ce pas? — Mais oui, dit Thénin, le Petit journal donne leurs noms, même qu'il y a une citoyenne. Gaucher racontait à Blanquet et à Bouinat comment l'affaire avait commencé. — L'autre soir, je n'avais pas encore d'ouvrage, Me-. hul entre chez moi et me dit : — « Tu sais, j'ai un projet —Et lequel? — « Je vais planter le drapeau noir sur la statue de la République au Château-d'Eau. — Mais tu sais bien qu'on n'est pas les plus forts, lui dit ma femme, tu écopperas, mon vieux! — Je m'en fous, qu'il répond, j'ai pus de travail, je crève la faim; ils m'empoigneront, ça servira aux autres. Si Gaucher veut en être?... J'ai refusé parce qu'on m'avait promis quel- que chose pour la semaine suivante. — Moi, dit Bouinat, je leur planterai le drapeau dans le ventre à ces cochons ! — On dit ça, fit Thénin. — Et on le fait, mon petit ! intervint Lesclide ran- cuneusement. Tu es trop jeune pour savoir. Cette allusion à son âge ennuya Thénin. — N'empêche, répliqua-t-il, que ce sont toujours les jeunes qui se mettent en avant ! — Disputons pas là-dessus, dit Bouinat. Mais qu ind je ferai un coup il sera bon. Revel venait enfin de se créer un auditoire en racon- tant le procès Vallée auquel il avait assisté : ILE BILATERAL 201 un — J'ai les dossiers, voyez-vous, compagnons jour ils payeront tout ça. ! — Tâchez de tenir vos papiers à l'abri des perquisi- tions, dit Rallot. — Ah ! Us peuvent venir à présent, je me suis ar- rangé. Il y a des dossiers très curieux; ainsi vous con- naissez Larmand, n'est-ce pis? figurez-vous que ce gail- lard-là a déposé qu'il n'avait aucun rapport avec les anarchistes, qui sont pour la plupart des fous ou des déclassés. Comment trouvez-vous ce joli monsieur? Une fureur les secoua. Larmand était un fourbe. — L'autre soir, à la « Besace » il soutenait le suffrage universel, tout en reconnaissant que c'est une arme mauvaise. — Tu te trompes, Revel, dit Lesclide, il y a deux Larmand ; celui dont tu as la déposition est un avo- cat. Revel se troubla, atteint dans son importance d'ar- chiviste: — Comment, ce n'est pas Larmand, le Blanquiste? — Pas du tout. — Ils se valent, allez, insinua Rallot. — A propos, fit Gaucher, j'ai rencontré Chardot. Il n'est plus des nôtres, ses idées ont changé.... — On les connaît depuis longtemps ses idées! cria furieusement Bouinat. Chaque foisqu'undes leurs passât aux Possibilistes ou aux Blanquistes, ils l'accusaient de trahison ou bien, haussant les épaules,ilsleplaignaient comme une dupe, un mouton de plus dans le troupeau des endormeurs. Rallot venait de compter les sous de la quête : — Compagnons, on a ramassé quatre francs quatre- vingts, soit un franc vingt pour chacun des prison- niers.202 LE BILATERAL Lesclide tira une pièce de cent sous de la poche de son gilet, la lança de loin sur la table. Et c'était un énorme sacrifice qu'il faisait là, avec l'espérance qu'il lui serait compté. — Rupin ! fit le « Pauvre » extasié. — Bien entendu la souscription reste ouverte, pro- nonça Revel. — Qui se charge d'aller voir les copains. — Il n'y a qu'à faire remettre l'argent à la Préfec- ture par un commissionnaire. Tant pour MehuI, tant pour Guignet.... — Mais la femme ne sera pas à la Préfecture ! — Ah si ! dit Jarleu, quatre ou cinq jours pour sûr. Moi, on m'a toujours retenu ce temps-là ! — Moi aussi, fit le «Pauvre.» — Pourquoi envoyer de la monnaie ! demanda Cam- bier. On ferait mieux de déposer des choses à manger. A la cantine, ils n'auront que des cervelas pourris, des harengs saurs, une sale charcuterie.... Quand j'étais à Mazas, j'aurais joliment préféré qu'on m'envoie un bon plat: de la viande, des légumes. — C'est vrai ça, appuya Rallot. —La cantine m'a toujours paru bien approvisionnée, opposa Blanquet. — Allons donc ! — Possible pour toi, mon vieux, mais moi, nom de Dieu, j'avais mal au cœur. Le petit Potard ouvrait de grands yeux.Ils y avaient donc tous été en prison ! Il songeait qu'un jour vien- drait où il pourrait en dire autant. — Je demande la parole, s'écria Lesclide qui en vou- lait pour ses cent sous. Mais une histoire de Félisque occupait l'attention. Le bonhomme racontait son arrestation lors du meetingLE BILATERAL 203 de la place de l'Opéra, une affaire ratée qu'on s'était pourtant donné la peine de combiner longtemps à l'a- vance. Il donna des explications détaillées sur les pré- liminaires, le rendez-vous chez Larume, rue Jean-Jac- ques Rousseau, les placards collésla veille,dans la nuit, à la barbe des policiers. — Pour lors, je m'amène le matin vers les neuf heures. Pas de police, la place comme d'habitude, et Garrit, Lacrampe, Bouinat, Malin, et... et... attendez., j'ai son nom au boutde la langue... Ah ! Verset... c'est ça, quelques inconnus, tous mes gaillards sur les mar- ches de l'escalier. — « Hein ! nom de Dieu, que je dis, enfoncée,la rousse ! » —,« Pas tant que ça, mon vieux, que répond Verset, reluque là su l'trottoir de gauche, y sontune'trentaineed'sales muffes en bourgeois.» Garrit, le vitrier,qu'était plein commeunebasse,ys'fout à gueu- ler qu'on avait beau lui dire, y ne voulait pas s'taire. — « Ça va chauffer,dit Simien. » Avec une abondance d'incidents, Félisque narra le rassemblement des bourgeois, les engueulements de Garrit, puis le coup de fdet des agents: — Ils étaient nombreux, les crapules ; nous avions chacun le nôtre, môme qu'un agent portait l'armoire à glaces de Garrit. Un larbin, quoi! Garrit rigolait, y se retournait pour crier : — « Vous savez, patron, la casse est à vot' compte; moi je m'en fous! » Au commissariat y avait Clinard, vous savez bien, même qui disait : — « Ne les lâchez pas c'tas de canailles ! »— Je pensais : «Bon, s'il nous traite de canailles c'cochon-là,y a pas d'erreur.» Encouragé par les rires, le chroniqueur s'étendait sur cette scène, les fouilles, la brutalité des agents, du commissaire : — L'agent me retire ma carte d'ébéniste, mon porte- ■ ■' ■ - _ . -.y'- V_ ■204 LE BILATÉRAL monnaie, ma montre. Quandy voit ça, mon Clinard de- vient bleu :— «Nom de Dieu d'imbécile ! Je te demande pis ça, qu'y dit, a-t-il des papiers compromettants, des armes ? Faut-il être bouché I Rends-lui sa montre à cet homme ! » Moi, j'y aurais cassé la gueule à la place du roussin, s'il m'avait savonné comme ça devant le monde. Pour lors, v'ià.mon commissaire qui se fout à son bureau : — « Eh bien ! on. a donc voulu faire du boucan, mais c'est raté ; ça ratera toujours. » — Dis donc, interrompit Bouinat, tu dois te rappeler, Félisque, que j'y ai cloué l'bec à cette occasion. Félisque fit un signe affirmatif et continua son ré- cit : -- Su c'temps-là, Génin qui nous avait vu arrêter, court au «Cri ». On lui promet un article. Mais v'ià l'im- bécile qui retourne chez Larume. Nous étions vendus, vous pensez bien : les sergots l'attendaient. Nous au- tres au violon, pressés comme des harengs, nous nous embêtions ferme, lorsque, versles cinq heures nous en- tendonsla voix de Génin qui gueulait contre les agents: — « Sales canailles ! tas de crapules ! vaches ! » Mais quand on ouvre la porte, que ça d'épaté de nous retrou- ver là tous ensemble ! Le soir, on nboule un panier à salade. On s'y installe comme on peut, jusque dans les couloirs, et en route pour la Préfecture. Là on veut nous forcer à signer un papier comme quoi nous re- connaissons être venus au meeting des ouvriers sans travail. Moi, je refuse de signer et tous les autres en- voient le monsieur à l'ours. Garrit demandât son ar- moire à glaces : — « Juste j'allais au turbin, qu'y di- sait. — « Tas de farceurs, v'ià que vous avez tous de l'ouvrage à présent. Si vous ne signez pas, je vous en- voie à Mazas ! » Et Lacrampe qui lui répond : — «Mettez-nous à Mazas, qu'est-ce que çanous fait, n'y aLE BILATÉRAL 205 tout de même pas de justice ! » Alors, une chaîne au poignet ( que ça de chic t ), un gendarme pour deux, on nous reconduit à la voiture. Dans la cour, Garrit veut filer; les gendarmes l'assomment. Genin s'en mêle; vous savez qu'il est fort ; il attrape h, bande su l'dos. Un potin de tous les diables, on ne rigolait plus ; ceux qui n'étaient pas habitués étaient pâles comme des morts. Lacrampe, Bouinat, à ces souvenirs avaientdes yeux brillants, rappelaient des détails, un poignet foulé, la montre de Simien brisée dans la bagarre, l'enfournement final dans le panier à salade, la mise en cellule. — Et vous êtes restés longtemps à Mazas ? — Attendez, c'est le plus drôle maintenant, dit Fé- lisque. Le lendemain matin, un à un, nous sommes ap- pelés devantune redingote qui nous sermonneà la papa: — « Allons, qu'y me dit, je vois bien que vous n'êtes pas de la canaille, ça me fait de la peine de voir un homme comme vous donner dans ces histoires. Tenez, moi aussi je suis révolutionnaire, je suis avec vous, mais ce n'est pas le moment, croyez-moi restez tran- quilles, prenez mieux votre temps. » Elle n'était pas mauvaise, celle-là, dites donc 1 — Nom de Dieu, fit Gaucher, elle est rien bath ! Et il vous a lâchés ? ■— Non, pas tout de suite. Le soir, je venais de me mettre au lit parce que je m'ennuyais sans lumière, on ne donne de lumière qu'à ceux qui travaillent, et merci d'engraisser ces cochons-11. I) je venais de me mettre au lit. Crac ! on ouvre la porte de ma cellule : — « Hé ! là-bas, hop, filez. Allons plus vite que ça ! » — Oui, je sais, dit Revel, ce qu'on vous flanque à la porte I — Croyez-vous que c'est dégoûtant, hein ? « Un peu 12 .,..,.,,206 LE BILATERAL de patience, que je réponds. — « Je n'ai pas le temps, nom de Dieu, filez ! » — « Allumez d'abord le gaz, je peux pas filer comme ça : je suis à poils ! » En fin de fin, il m'allume. J'avais mon petit baluchon qu'on m'a- vait expédié de chez moi : du linge blanc, une veste. Je m'habille. Dans le corridor, j'retrouve les copains. Il me restait une thune; nous l'avons cassée chez le chand de vin, celui qu'a pour enseigne : « On est mieux ici qu'en face. » De tournée en tournée, quand nous sommes revenus le soir à Paris, nous étions pompettes. L'histoire les grisait. On fit venir de nouveaux litres, Thénin demanda un chiquet de pain dont le « Pauvre » détacha un morceau par amour du communisme et le brouhaha, peu à peu, regrandit. Les tables séparaient les deux files de corps gesti- culant, les faces blanchies par taches, lesnuques solides où s'avançait un cap de cheveux ras, les moustaches qui tremblaient, les sclérotiques luisantes. Et chacun avait sa manie : les uns ne pouvaient parler qu'en ser- rant un verre vide au fond duquel ils regardaient fixement, d'autres grattaient la bordure de leur veste, avançaient la tète, rassemblaient les doigts commepour tenir l'objet de leur parlotte. Les fumeurs arrondissaient le bras, portaient la cigarette aux lèvres doucement clapotantes ; un petit cercle enflammé rongeait le pa- pier, la main redescendait, et, tout en écoutant, un mince filet cendré leur sortait de la bouche, puis, avant de répondre, la cigarette sucée, tournée deux ou trois fois, ils cherchaient des yeux un coin de table pour la déposer. Les litres vides prenaient une lumière trouble dans leur verre bossue, des blancheurs vives y serpentaient, exactement estompées d'ombre dont les bords s'opali- saient. Aux cols convexes, les baiesdejour, rapetissées,LE BILATÉKAL 207 se brouillaient dans les fines rainures parallèles tordant le goulot. Une lueur verte flottait au fond ; le nœud semblait une immense émeraude conique,d'un glauque tremblant d'onde, et une mince couronne d'argent, ser- tissait bi base, suivait l'insertion au cul de la bouteille. Bartelot rêvait, bercé par la rumeur des voix, les yeux sur l'hémisphère célesteque le fond de la tonnelle enca- drait en méridien. Un peu de turquoise se montrait de ci, de là, dans un moutonnement de petites nues. Les nimbus continuaient leur vol lent, gagnaient l'Est, mais leurs dentelures peu à peu s'enflammaient, s'éparpil- laient en volutes roses, enfeuillesd'or bossuées, en fran- ges irisées de cobalt, ou bien, voguant sous un nuage plushaut,sousun cumulus à valsprofonds, ils laissaient un espace libre dans l'épaisseur, et de fins rais solaires alternés d'ombre s'en échappaient. Le « Pauvre », presque ivre, fredonnait. Les autres étaient sobres ; Lesclide n'avait pas encore vidé son premier verre, Thénin et Blanquet buvaient de l'eau rougie. Cependant, une excitation allumait les prunelles, l'ivresse induite des réunions nombreuses. Lacrampe se démenait, les gestes larges, la poitrine gonflée du désir de chanter quelque chose. Bouinattiraitde longues bouf- fées de sa pipe, voluptueusement. Rallot, le regard mi- clos, noyé d'une extase de phtisique, sentait croître sa résolution de faire un coup. Gaucher, attendri au sou- venir de son ménage, parlait de ses deux mioches ; il avait un splendide instinct de paternité et c'était cela surtout qui le poussait à la violence, car, peu adroit, il chômait sans cesse, vivait dans la perpétuelle inquié- tude du lendemain. Lesclide, renfrogné, se plaignait à Revel de l'indifférence des compagnons, exposait son projet d'établissement d'une permanence et d'une bi- bliothèque. L'autre approuvait :208 LE BILATÉRAL — Oui, c'est une idée ! Attends, je vais leur annon- cer... — Compagnons, le citoyen Lesclide veut vous sou- mettre une proposition ! Ceux de la « Vipère », d'ensemble, se turent, sollici- tant l'attention des camarades. — Parlez !... Parlez !... Sombre, toute son ardeur tombée, l'éloquence •man- quait à Lesclide. Il plaida misérablement la cause, ratant l'un après l'autre ses effets, avec des bribes de phrases préparées qui lui revenaient inharmonique- ment. Thénin, qui guettait l'occasion d'une revanche, l'écrasa tout de suite. — Bah ! fit-il, à quoi bon ces propositions, agissez ! — Nom de Dieu ! gueula Lesclide, facile à dire, mais quand il s'agit d'abouler de la galette, personne n'en est! Des protestations s'élevèrent. On faisait ce qu'on vou- lait. Ceux qui prenaient une initiative n'avaient qu'à s'arranger. On n'allait pas voter des fonds, comme les bourgeois. Môme un jeune répliqua : — Eh bien quoi? Si nous en avons besoin de notre argent ? — Mais on ne fera jamais rien alors ! — On ne t'empêche pas toi ! Fais quelque chose ! Lesclide, outré, se tut. Il tombait de haut, écrasé par ses propres principes. Nom de Dieu, il n'y avait rien à tirer de ces gaillards- là ! Il fallait travailler seul ! — Si nous chantions quelque chose? dit tout à coup Thénin. — La Dyn imite !... La Bataille !... le père Lapurge !... — Tu la sais, toi, la Dynamite, Bouinat ! — Oui.LE BILATERAL 209 Et Bouinat retirant sa pipe, entonna le premier cou- plet. — C'est pas l'air ! fit Thénin. Mais, à son tour, on ne l'écoutait pas. Toute la cham- brée, discorde, était partie, gueulant d'ensemble le re- frain : 1 Dame dynamite, Uue l'on danse vite, Chantons et buvons! Et dynamitons ! Ça y était cette fois, l'entente ; tous avaient mordu. La'joie débordait sur les visages en larges sourires; la chanson dévidait le long ccheveau des griefs du peuple, la révolution prochaine, la revanche, et le refrain cré- pitait comme la poudre qu'on enflamme : Dame dynamite. (Jue l'on danse vite! Un enthousiasme les rendait graves aux allusions vengeresses; ils cessaient de sourire, articulaient ra- geusement les syllabes et toujours soulignaient, dans une reprise de joie, le retour de la dynamite, le dieu rapide, l'alerte vengeur des foules opprimées : Dame dynamite, Que l'on danse vite ! Et c'était des gestes durs, des gestes qui brisaient, qui renversaient, quand le chœur affirmait la destruc- tion : Dynamitons ! Dynamitons I 12.210 LE BILATÉRAL Bartelotse plaisait à cela, il y souriait comme sourit le grand-père aux jeux des tout petits, y retrouvait sa propre enfance, son ingénuité ancienne, il y souriait avec sa mélancolie, son doute tous les jours grandissant, etc'était comme un rayon de soleil dissipant cette brume que la prison avait infiltrée dans son âme, un souffle d'air rallumant sous la cendre le foyer presque éteint de ses enthousiasmes. Oui, c'estbeaud'étresûr,demarcbersans crainte d'erreur au chemin de la Révolution, de sentir à côté du sien battre des cœurs tout pleins de vie et d'espé- rance, de croire à l'idole, d'oser aimer, d'oser vouloir, tout droit, sans détour. Maintenant, bêlas, reployé sur lui- même, son esprit était morose, tourmenté d'incertitude, énervé d'inconnu. Ah ! ces flambantes jeunesses, ces heureux exaltés ! Dame dynamite I Que l'on danse vite ! Un engourdissement l'avait gagné, àlui, une paraly- sie de ses forces vives. Il lui était impossible, ainsi qu'autrefois, de ne pas voiries obstacles,les lourdes fa- talités s'opposant au triomphe immédiat. Dynamitons ! Dynamitons ! Tous s'agitaient. Lacrampe, la tête rejetée en arrière, marquait les temps forts d'une secousse; Thénin, d'une' voix pleine, restait attentif à soutenir l'air; Bouinat criait tout en fumant; Rallot, le plus enragé, s'enrouait pour trois jours; Revel, co.npUisamment, faisait chorus et Lesclide, seul, restait sombre. On finissait. La soif leur était venue. De nouveaux I •LE BILATÉRAL 211 litres furent apportés, et la fumée des pipes s'épaissit considérablement. Lacrampe entonna la - Bataille » d'une voix grave, au timbre sympathique, sa belle barbe en pointe allon- geant l'ovale de sa figure, tout pâle d'enthousiasme, des yeux de braise, et bientôt le chant guerrier s'enfla, grond;i sous la tonnelle. Puis, de face blême et douce, constellée de taches de rousseur, un adolescent se leva, s'appuya des deux mains à la table et une lugubre mé- lopée fila d'entre ses lèvres, les lamentations du labou- reur : ïra deri dera, Je sème du blé-é, Qui le mangera? Le dernier couplet achevé, les jeunes éprouvèrent le besoin de se dégourdir. Potard était déjà suspendu aux anneaux du petit gymnase installé dans le jardin. Thénin essayait vainement de se rétablir au trapèze, son chapeau tombé à terre, les veines du front gonflées. Blanquet pariait avec Lacrampe de franchir une barre horizontale en s'aidant des mains. L'anarchie était loin, la gaminerie naturelle avait pris le dessus. La tonnelle se vida. Bartelot, paternel, se promenait dans le jardin parmi les maigres ilots de gazon jaillissant d'une terre aréneuse. Bouinat venait d'empoigner une barre et il avait l'air si maladroit, si drôle, avec sa grotesque enflure, ses bras courts, que Thénin éclata de rire : — Un éléphant se balançait... chantonna-t-il. Bouinat, amusé, continuait à faire mouvoir ses jam- bes ridicules, mais ses gourdes mains lâchèrent prise, il faillit tomber.inmm£ , ■ m 312 LE BILATÉRAL — Attends, mon petit père, je vas te montrer t fit Verseau qui, ayant craché dessus;frottait ses paumes à son pantalon. Puis, suspendu à l'engin, il cambra ses reins, obtint une ample oscillation dont il profita pour se rétablir. — Mince d'épaté, cria Bouinat, c'est beau d'être jeune ! Si tu turbines aussi bien que ça [... Mais le pari de Blanquet attira l'attention. Edifié par les échecs répétés, il avait porté l'enjeu à cent sous. — N'importe qui, je parie bien, une thune t — T'en as pas ! fit le Pauvre. Blanquet se fouilla d'un air de bravade : — La v'ià. On ne la gagnera pas, allez, c'est impos- sible ! Alors, le « Pauvre » alléché, saisit la barre, donna de la poitrine contre l'obstacle : — Je l'ai fait, aboule ta thune ! dit-il par blague. — Ouiche ! T'as failli te casser le cou ! — Essaie donc toi, Verseau, tu gagneras la pièce. — C'est pas pour la pièce ! fit l'autre. — Bon, pour l'honneur! Tu me passeras la monnaie. — Tu ne voudrais pas ! — Il ne le fera pas, murmura encore Blanquet, pris de crainte, la voix hésitante. Verseau ferma sa veste, et, après trois ou quatre es- sais, franchit la barre. — Est-ce enlevé, hein ! cria le « Pauvre » dans la fi- gure de Blanquet. Allons, aboule ta thune ! — J'en veux pas ! dit Verseau. J'ai ditque c'était pour l'honneur. Et il ajouta gravement : — D'ailleurs, j'aime pas qu'on parie ; c'est bon pour es bourgeois. C'est un vol comme les affaires de bourse.LE BILATÉRAL 213 Blanquet baissa la tête, tandis que le « Pauvre» mur- murait : — Un vol, un vol. Bah ! pour une thune. Thénin avait rejoint Bartelot qui regardait par dessus la haie dans le jard in d'un horticulteur. Une immense roue, cylindre creux fait de planchettes à claire-voie, était mue à l'intérieur par des barbets. — Qu'est-ce que vous regardez ? cria Bouinat. Ah ! oui, les chiens !... C'est curieux pas ? Les autres, alors, s'approchèrent. L'arbre de couche communiquant à la grande roue portait une poulie où s'engrenait une chaîne, et bientôt, comme les deux animaux couraient toujours, un seau apparut, ruisse- lant, culbuta dans un réservoir. Les deux chiens s'ar- rêtèrent, reprirent haleine, puis, après un instant, d'un commun accord s'étant retournés, le seau redescendit. — Ils sont impossibles ! exclama Thénin. — Très intelligents ! — A coup sûr plus que certains bourgeois ! Bartelot était pris au charme qui se dégageait du jardin. Les feuilles avivaient le floconnement neigeux des cerisiers et des pommiers dont les têtes s'arrondis- saient au-dessus des parterres ; des branches d'aubépi- nes, se déjetant gracieuses, étalaient des corolles blan- ches emplies d'un gracile fouillis d'étamines en pattes d'insecte. De la fraîcheur baignait le coloris des plates- bandes, les périanthes aux reflets cristallins; le narcisse des poètes, au centre dentelé d'une couronne de car- min, taché d'une enfantine goutte de sang frais ; les languettes luisantes, la grappe de clochettes bleu céleste de l'Endyniion ; la jacinthe, du rose au bleu, en cymes compactes gentiment frisées; le muguet, ses petites urnes tremblotantes ; les flammes fuligineuses de la tulipe brûlant à ras du sol ; puis, les tiges ramées des214 LE BILATÉKAL plantes à cotylédons doubles: quarantaines veloutées, roses, chrysanthèmes, fraisiers fleuris, framboisiers, et la grosse verdure des choux tenant le côté opposé dans toute sa longueur. Au milieu, le puits était fruste, la base seule envahie d'un flot montantde couleuvrée.Les chiens continuaient la manœuvre sans se tromper, hissaient le seau plein, redescendaient le seau vide. Les jardins se groupaient à perte de vue, jardins in- dustriels, où, parmi la vie végétale, saillaient des bosses de terre pelée, sablonneuse, des composts ba- riolés, des fumiers noirs, de vieilles baraques badigeon- nées de céruse, mi-drapéesde feuillage et, partout, in- génieux, le puits indispensable à l'arrosage, la poulie, la corde, des réservoirs de tôle montés sur maçonnerie, des pompes centrifuges, des ailes motrices ouvertes au vent. Les petits sentiers gris cheminaient à travers des végétations frêles, douce levée de plantes en désor- dre, d'exquis emmêlement ramusculaire. Des sauva- geonnes audacieuses s'épanouissaient, prenaient leur part des richesses de l'humus, et, sur les mercuriales passementées de grappilles glauques, les séneçons met- taient la mousseline de leurs aigrettes. — Citoyen Bartelot, au revoir, fit Lesclide. — Vous partez ? Je vais avec vous. Une fois dehors, Lesclide exhala son amertume. — Ils crient contre les autres et ce sont eux qui agissent le moins ! — Bah ! tenez, croyez-moi, tout à l'heure vous me parliez des causes prochaines de la Révolution, de la misère et de tout, eh bien, non ! Ce n'est pas tout ça. Voulez-vous que je vous dise : c'est pas les pauvres qui la commenceront. — Cependant...LE BILATÉRAL 215 — Non, le tout, c'est qu'il se trouve à point deshom- mes pour la faire tourner au profit du peuple... — Alors il faut se croiser les bras ! — Pas du tout, pas du tout I II faut faire son de- Silencieux, ils prirent au longMes fortifications. Les- clide pensait à Eve et à autre chose encore, à. un grand coup qu'il organiserait et qui ferait éclater la machine, car pour se résigner, jamais t C'était bon pour un vieux bonhomme comme Bartelot ! Le talus courait tout autour du fossé avec des re- mous, des creux circulaires où s'amassait de l'ombre. A gauche la verdure se continuait,gagnait une colline, décrivait sur des hauteurs lointaines, sur des mouton- nements de cimes noirâtres, une ligne hérissée des têtes pyramidales,claires, de quelques ormes,puis s'af- faissait, allait mourir vers l'occident, laissant ouverte entre elle et les fortifications une échappée qui décou- vrait, par dessus un abîme, les côtes de Croissy et de Saint-Germain. Une haleine tiède, au ras du sol, agitait les herbes ténues,les petits peignes doubles de l'achillée, la mas- sue poudrée à frimas du plantain. Les arbres pro- chains compagnonnaient par bouquets touffus et, moi- rés d'ombre, se voloutaient doucement. Entre les ter- rains séparés de lyciet,un cimetière dressait des croix grises, de petites chapelles, des urnes, parmi le thuya fauve, le cyprès, le sapin, et la chevelure longue de l'ivraie s'étalait sur les dalles. Les deux hommes arrivaient à la porte de Vanves et le fond de l'abîme leur apparaissait, une plaine noyée de cendre brune avec des cheminées émergeantes, quelques-unes vomissant une vapeur qu'emperlait la lumière. Juste au delà du chemin de fer, des pentes di-216 LE BILATERAL verses, faites de décombres se coupaient, descendaient vers une dépression gazonnée, seule verdure d'un pay- sage aux tranchées jaunâtres,aux rugueux remblais où dominaient le rouge de la brique cassée et le blanc des morceaux de plâtre.Plus loin,arbres et maisons recom- mençaient l'escalade des coteaux, tandis que s'ouvrait, élargie,la perspective immense baignée de brume de la vallée fluviale. Les sinuositésde la Seinese marquaient dans les collines par des coupures biaises, des distribu- tions inégales de la lumière qui fonçaient ou éclaircis- saienfrle brouillard épandu,troublaient la majesté océani- que des horizons. Par ci, par là, dans les hauteurs boi- sées, une façade blanche se montrait, fugace, un lui- sant brusque éclatait, un arbre secouait une gerbe d'é- tincelles, et le triangle d'un toit immense était l'exacte apparence d'une grand'route. — Misère, misère (murmura Bartelot, le cœur élargi à ce spectacle. Il faudrait si peu de chose pour que le monde soit heureux!VI La Semaine Sanglante approchait. Cette année-là, une grande effervescence tourmentait les couchesmisé- rables,et beaucoup croyaient que les temps étaient pro- ches. Les orateurs prêchaient plus crânement la Bonne- Nouvelle, dédaignant tout ménagement envers les Pha- risiens de la bourgeoisie, les courants révolutionnaires induisaient la multitude, et les souffrances étaient épouvantables,la crise tordait les ventres.Le Gouverne- ment restait impassible, peu secourable, mais jusqu'a- lors libéral, la tension des nerfs s'évaporait en bagarres ; les Anarchistes, Possibilistes, Guesdistes, Blanquistes, s'assommaient à l'heure de la formation des bureaux. Sans tâtillonnerie policière, une petite spéculation d'i- dées se formait chaque jour à côté de la spéculation de l'or, en plein square de la Bourse. Vers la fin de mai, le groupe la « Ligue socialiste » décréta sa grande séance contradictoire, dans la salle de la Muette, près des fortifications. Une gloire révolu- tionnaire, Louis Mizel, fraîchement sorti de prison, 131 218 LE BILATÉKAL était le gros appât de la soirée et, une heure à l'avance, les plus prévoyants commencèrent d'affluer. Le Bilaté- ral était du nombre. La lumière était pauvre encore,émanée detroissphé- roïdes de porcelaine pareils à de colossales mirabelles. Au fond s'élevait une petite scène souffreteuse, un sa- lon à pans, de bizarres figurations de tentures, de fe- nêtrage bleu,de rideaux polychromes, et une porte pra- ticable, à deux battants, encadrée d'un peu de jaune pseudo-or. Devant le trou du souffleur, la table du bu- reau,frustement drapée de rouge,montrait une humble carafe d'eau, un flacon de cognac et trois verres; puis, une pièce de toile écrue dissimulait le piano de l'orchestre. Le Bilatéral s'assit au premier plan, les yeux levés quelque temps vers le plafond en cintre, hi- deusement crépi, vers les galeries figurées par une fresque de balustre orange et plomb. Des fûts de bois divisaient la salle en trois compartiments, et des affi- ches, des réclames, s'enguirlandaient en caractères noirs, blancs, carmin, sur la rusticité des fonds. Mais les banquettes noircissaient d'une foule inégale, depuis la pauvreté aisée jusqu'aux destinées lamenta- bles, avec, rarement, un grappillon de voyous. Peu de femmes s'y mêlaient, comme des fleurs sur une som- bre broussaille, en petits châles ajourés, garance, indigo, bleu, la tête nue ou enveloppée, non sans grâce, d'un morcelet de laine légère. Beaucoup étaient mûres. Une jeune brune, de biais, ses magnifiques cheveux serrés en gerbe, un coin d'œil en lumière, un oblique et cap- teur segment d'iris, quelquefois, d'un menu sourire, attisait,allumait,faisait ineffable les trois quarts de son profil. D'autre s, plutôt laides, pourtant pétillaient d'une certaine habileté d'agencement, d'un artifice d'écharpe sur les franges capillaires, sur la neige d'une tempe,LE BILATÉRAL 219 d'un cou. Une, crasseuse, enduite d'une limaille, l'œil bordé d'anchois, gardait une attitude de sauvage, con- densée et rancuneuse, la prunelle plus flambante que du corindon noir. Cependant, deux rectangles d'étoffe rouge furent his- sés sur la scène, puis une nouvelle trinité de gaz vivi- fia la lumière jusqu'alors livide de la salle. Bientôt, un à un, les globes isolés, sur deux rangs, venaient en renfort,irradiaient la faune frondeuse accourue. Le brouhaha s'amplifiait, plus confus qu'un bruit de feuilles dans la forêt, dominé du cri aigu des adoles- cents colporteurs d'organes émeutiers : Le Prolétariat, organe delà lutte des classes!... Le Combattant \.. dix centimes ! Cela éclatait, s'éloignait, revenait, des mains se tendant, coupant le retentissement des jeunes voix claires. Sous les coiffures de Babel venaient les faces, toutes les faces, les fraîches, les amidonneuses,les hâves tran- chant sur la suie, sur la pulvérulence charbonneuse, sur les ictères,leshâles,sur les barbes fauves,vigogne,bi- tumineuses,poivrées,opaques ou bien rares comme une fumée, souples comme des soies ou dures comme des buissons, farouches, bonhommes, équivoques ; les faces adipeuses qui ruminent, les rouges, les sombres mai- gres, les glabres féminines ou féroces ; et le pif, le rou- pieux, l'éponge, la betterave, Vil pleut dedans des nez; la sécheresse, le carré, le moelleux, le doublement des mentons,tout ce Cosmos dominant les torsesdroits, tas- sés, fermes, inclinés, fainéants, voluptueux,étroits ou en cuves, en tonnes, dans les gilets de chasse, les blouses bleu pâle, les blouses blanches, plâtrées ou crayeuses, les jaquettes verdâtres, les gris, noirs, gros bleu des complets. Quelques hommes se tenaient debout, comme des220 LE BILATERAL saules dans une prairie ; les pieds prenaient un mou- vement pendulaire ; les journaux épanouissaient leurs grisailles ; des ombres, coulant de l'un sur l'autre, s'é- largissaient sur le sol jonché de spumosités mollusqui- formes. On voyait distinctement les animations des prunelles, douces comme des corolles ou de vivacité adamantine, joyeuses, stoïques, résignées, colères ou dormassantes comme des mares,avec des expansions de Nègres et des dissimulations de Shoshones.L'aimable comédie du sou- rire, les bâillements, le four ombreux d'une bouche édentée, une lèvre levée sur de beaux osselets d'ivoire, dominés d'une moustache ou d'une fine cerise fendue féminine, de petits élans de profils, des rapprochements de confidences, de la gaîté de l'extase, de l'anxiété, de la raison et de la sottise, tout planait, mouvait sur cette densité d'humains plus variés, plus instables que les rayons, les ombres et les plantes sur les rives d'un fleuve d'avril. Du dehors pleuvotant, cette animalité avait d'abord apporté une senteur abominable,et c'était une dessicca- tion moisie, une acidité fade, une alcalinité diluée dans toutes les substances dont s'imprègnent les habits trop portés, et portés dans la sueur du travail, un fleur d'alcool corrompu par l'infiltration à travers les orga- nismes, la phosphoreuse pestilence de l'ail. Mais, les calumets, continuellement plus nombreux, diaprant le peuple en attente de minuscules brasiers écarlates, quel- ques pointes vives de cigarettes, deux ou trois foyers verticaux de cigares, s'étaient mis à combattre l'éma- nation humaine. Embaumée aux premières minutes, aromatique, dissipeuse de miasmes, la fumée, toujours plus acre, puait à froid, montait, accrochée au plafond, blonde, bleuâtre, grise, selon les endroits, rampait,LE BILATÉRAL 221 s'attardait, se raréfiait, se renouvelait, avec les jeux d'un brouillard battu par le vent et secoué par la lu- mière. Cependant, toutes les chaises, tous les bancs de la galerie centrale étaient presque appropriés, et la rumeur s'élargissait encore, avec quelquefois des interpella- tions. — Fargeau ! y en a encore une ici ! — Prends celle-ci ! — Comment ça va, citoyen Lepage ! — Occupée, citoyen! mon camarade est allé prendre un verre. Et un des bonzes de la Révolution : — Alfred, ne laisse donc pas entrer dans la loge..... nous serions envahis!.. — N'a qu'à fiche le camp c't'oiseau-là!... — Dis, hé ! si on allait se dessaler la dalle ! — Eh! Bidaud,passe-moi donc ton journal! Sur tout cela persévérait le concert des crieurs : « Organe Communiste !... Deux sous !... La Révolte!... La Batailleuse, avec la mélodie!... Dix centimes! » do- minant grôlement, comme des fifres sur des tambours. Brusquement, en se retournant, le Bilatéral aperçut Ravicre et sa fille, séparés de lui par une seule rangée. L'autoritaire lui tendit la main avec expansion, tandis que,abaissant les cils, Eve saluait de sonairde rancune. Hélierl'examinait avec douceur.et sous la petite écharpe claire qui abritait la chevelure châtain, ombrait d'un treillis délicat le front et les joues, il la trouva infini- ment gracieuse, sans en être ému. L'autoritaire dit sombrement à Hélier : — Ca va mal, très mal ! Dans son œil mi-fermé, une immense tristesse ap- paraissait : 222 LE BILATÉRAL — Ah t nom de Dieu de nom de Dieu t vous l'avez connu place de la Bourse, mon pauvre Séverin t — Eh bien ! — Il a éteint son gaz... il s'est suicidé t Misère! Et j'ai rien su... que trop tard !Un vieil ami comme ça !.. Il allait mieux, il guérissait... oui, sa convalescence al- lait bon train...il ne s'est tué que pirce qu'il se voyait trop faible encore pour gagner sa vie... parce qu'il ne voulait pas être un fardeau pour les autres... Hélier prit une figure désolée, d'ailleurs ému de cette mort. Et Ravière, farouche, son grand menton convulsé, criait d'une voix qui prenait les entrailles : — Quatre déjà qui se sont tués !... Oh ! des caractè- res comme on n'en rencontre que dans les anciens de la Commune... tous se tuent pour ne pas nous tombera charge... des cœurs de fer pour eux-mêmes !... ah ! tonnerre, est-ce que ce foutu tas de coïons de jeunes ne vont pas bientôt déterrer les pavés ! Des fois j'ai envie de commencer à moi tout seul ! J'tiens plus à la vie... non, j'y tiens plus ! Tout se bondait. Aux promenoirs sans sièges s'ac- cumulait la foule, en roulis pesants, et les plus chan- ceux avaient encore une place sur la banquette, contre le mur. C'était en permanence un piétinement de gros souliers, coupé de la sonorité nette de quelques paires de sabots. Un homme roulant par terre* avec un Aouh ! réjouit la multitude, une grosse impatience débuta, les têtes énervées tournaient sur les cous nus, sur les cols, sur les épaisses écharpes, sous les frais pseudo-burnous féminins. Et deux figures attiraient le Bilatéral : une vieille, à mille plis sinueux, convergents, sous un bon- net de tulle très blanc, très raide, le frais bonnet ancien, aux brides translucides, et, dans les houles pleins de trous d'ombre de la galerie de droite, une tête barbue,LE BILATÉRAL 223 farouche, immobile, que les deux verres de ses lunettes, immenses, avec un rejaillissement de lumière en deux ellipses d'ambre, décoraient de fantasmagorie, ren- daient pareille à une apparition de géhenne. Puis l'impatience s'élargissant encore dans les mille machines cérébrales, tout étant bondé tellement qu'au dehors on se voyait forcé de refuser le monde, un rythme s'éleva. — Le bu-reau !... le bu-reau !... le bu-reau !... Avec les grosses semelles en cadence et les femmes trépidantes. — Le bu-reau ! Mais une voix : — Louis Mi-zel !... Louis Mi-zel !... Puis, une autre : — Le vlààà ! Impétueusement la mer moutonne, le plutonien peu- ple debout sur les banquettes et les chaises, tandis qu'au fond, ironique, monte un claquement de mains. C'est une blague. Bientôt, la trouvant bonne, d'autres la re- prennent, avec développement, fausse émotion, et de nouveau les applaudissements, jusqu'à ce que deux, trois éditions ayant lassé la foule, il ne reste plus pour se lever que les obstinés naïfs. — Eh bien ! voilà le populo ! murmura un petit homme à l'oreille du Bilatéral, un petit homme triste dans sa veste bleue, les yeux noirs planes, comme noyés d'ex- périence amère : — J'ai fait quarante-huit, soixante-et-onze !... Et la Nouvelle ! — Vous connaissez les hommes ! — J'crois bien ! Trop ! trop ! Ah ! le populo ! Plus formidable, du nébuleux chaos, de ces poitrines accélérées, s'élançait la clameur : -«--224 LE BILATERAL — Louis Mi-zel ! Louis Mi-ze! ! Enfin, sur la scène, un apôtre apparaît, mouvant le petit monde de ses cinq doigts, les bras épandus : — Citoyens t — Louis Mi-zel ! Louis Mi-zel ! — Citoyens ! Il gueulait formidablement, en ténor barytonnant, fi- nit par obtenir le silence : — Citoyens, nous allons composer le bureau. — Allons-y !... Alors, l'apôtre : — Le citoyen Chabert s'est fait excuser... il est ma- lade... Vous savez que le citoyen est toujours fidèle à ses promesses... nous proposerons donc que la prési- dence soit occupée par le citoyen Dezure. Un petit silence. Puis : — Que ceux qui sont d'avis que le citoyen Dezure soit président lèvent la main. Des mains se levèrent. — Bien! L'avis contraire !... Personne t Le citoyen Dezure est nommé président à l'unanimité. Alors monta, en jaquette brune, maigre et doux, un peu Christ, le citoyen Dezure. Et se penchant, appuyé sur la table : — Vous savez que... c'est la 'coutume révolution- naire., que le bureau soit nommé par l'assistance... Que ceux qui ont un premier assesseur à présenter le disent. Faible tempête, noms vagues, et l'on entendit par la répétition : — Boulland !... Magne !... — Boulland ? Magne ? fit Dezure avec bonhomie. Que ceusses qui veulent le citoyen Boulland lèvent la main.Un peloton de doigts voletèrent. — Bien ! L'avis contraire... Personne !... Le citoyen Boulland est proclamé à l'unanimité. Mais une voix : — Il n'est pas présent le citoyen Boulland... Il esta Gharenton, — On affirmait qu'il était là... — Oui ! non ! Oui ! — Alorsse qu'on désigne un autre nom. — Magne !... non Bellerose !... Camard !... Grévy !.. Dans la houle des cris gais, pesamment gamins, le vieillard, sans fâcherie, plus Christ avec ses longs che- veux, son mi-sourire d'attente, agitait la drôle de petite sonnette. , La ricaneuse multitude, dans une vernale fermenta- tion, avec les Océanides et les Gorgones amusées, mon- trait toutes ses bouches mouvantes, ses yeux chatouil- lés de lumière, l'électricité des grimaces dans la brume des pipes innombrables : — C'est ça, Gamahut !... Et Ferry!.... ' La sonnette allait là-dessus, par intermittences, ta- potait sa claire coupetée, avec la voix de Dezure : — Citoyens ! Citoyens I... Voyons, Bellerose ou Ma- gne? — On a dit Magne le premier ! — Non, Bellerose ! — Non, Camard. — Camard n'est pas présent. — Est-ce qu'y ne Ferait p:is à Bicêtre, des fois? — Ma foi, fit Dezure, j'ai entendu Migne. — Magne refuse. — Alors que ceusses qui veulent du citoyen Bellerose lèvent la main....Bien!... L'avis contraire... Personne? Le citoyen Bellerose est proclamé à l'unanimité. 13.ii 226 LE BILATÉKAL — Pas du tout ! crie une voix... Magne devait être proposé... — Puisque Magne a refusé ! — C'est égal... Magne ! Magne ! Des syllabes s'entrechoquèrent, la bataille des mots, puis, brusquement, tout s'évanouissant en lassitude, les pipes se coalisèrent dans un crescendo de fumerie, et le bureau se forma. Mais un orateur s'était levé, les pectoraux amples, les épaules arrondies : — Citoyennes et citoyens... Quand l'heure est enfin venue où la terrible nécessité met aux prises un pou- voir criminel et corrompu avec le peuple affamé... Un long hurlement s'élança : — Louis Mi-zel! Louis Mi-zel ! Au fond de la salle c'était une rigolade, une fausse pantomime indignée de gens qui ont payé six sous pour voir une bête curieuse, et tous les loustics s'animaient, les fins amateurs de boucan. Mais l'apôtre à la voix de cuivre, devant l'impuissance de la sonnette, s'élança d'un praticable, mugit: — C'est honteux!... Ceusses qui ne sont venus ici que par curiosité peuvent s'en aller... et s'ils conti- nuent leur crapulerie anti-socialiste... j'invite les ci- toyens qui ont du sang dans les veines à les expulser... Dans le silence rétabli, seul, un homme en pseudo- redingote, à lunettes énormes, ricanait: — Nous avons payé six sous pour voir le citoyen Louis Mizel ! Mais la tempête virait, tous les loustics réduits à une prudents taciturnité, et trois barbes impétueuses as- saillirent la longue redingote, l'emportèrent. Des in- sultes l'accompagnaient : — Hé ! baveux ILE BILATERAL 227 — Ratichon dégommé ! — Mouchard ! Et l'orateur recommença : — Citoyennes et citoyens... Quand l'heure est enfin venue où la terrible nécessité met aux prises un pouvoir criminel et corrompu avec le peuple affamé... Il allait, il montrait l'insuffisance du Parlementa- risme, et, de tous côtés, les blasés bâillaient : — C'est appris par cœur ! grommela le petit homme au Bilatéral. Il le laisse bêtement voir ! Pas fort ! L'orateur s'enflait, ouvrait les bras : — Ce qu'il faut, c'est l'énergie, c'est l'énergie des masses, c'est la cohésion, c'est l'homogénéité, c'est le courage de frapper nos tyranneaux, c'est une résolution incessante, c'est... — Ça ne se dit plus ! dit dédaigneusement le petit homme. Le succès était maigre, toute la salle en colloques, et seuls, quelques vieux convaincus, quelques femmes, quelques naïfs avançaient la tête, écoutaient les énumé- rations pauvres de l'orateur. Il se tut enfin, et, dans la galerie, l'homme aux lunettes diaboliques frappa vague- ment des mains. Un autre orateur était debout, du type sec, dolicocé- phale, très haut et dont le front jaune mouvait conti- nuellement : — Citoyennes et citoyens... le monde est plein depuis des milliers d'années... de gens qui s'occupent d'expli- quer par des hypothèses ce qui est inexplicable... et qui vivent grassement de notre sottise... Nous, citoyens et citoyennes, nous voulons introduire dans la science... nous voulons les choses sûres, positives... nous ne de- mandons pas qu'on nous donne la Lune, ni qu'on nous promette une âme immortelle... nous voulons notreI . a28 LE BILATÉRAL pain de chaque jour assuré par notre travail de chaque jour... nous voulons la récompense juste de nos efforts... nous ne voulons pas, en vertu de je ne sais quelles vieilles dames nommées Propriété ou Ordre, crever la faim par le chômage, ou par un travail exagéré, in- grat, tuant, criminellement mal payé... Une pause. L'orateur, son lent, septentrional débit, étonnaitunpeulafoule.Ilbut.levasesinterminablesbras. — Citoyens et citoyennes... il y en a qui se creusent la cervelle pour savoir s'il y a un Dieu, et si ce Dieu est carré, rond ou ovale... — Ha I ha ! ha ! Le peuple était content. Un large, un bon rire circu lait sur les barbes, et le dolicocéphale, encouragé, s'a- vançait, enflait un peu le bas registre de sa voix. — Nous sommes fatigués de payer ces fadaises... fatigués de payer un troupeau de bourgeois, une horde de prêtres... nous sommes fatigués de nous prosterner devant les fantômes de l'imagination... nous savons de quel bois sont faites les idoles au nom des- quelles on nous a si longtemps asservis... Il est venu le temps où l'ère positive va s'ouvrir... où l'on ne nous nourrira plus de superstitions mais de bon pain blanc, citoyens et citoyennes, de bonnes côtelettes et de bonne soupe... Car rien ne manque sur la terre, car les richesses sont suffisantes pour nous donner à tous le nécessaire et même le superflu... Songez que des centai- nes de millions d'hectolitres de blé restent, sans pouvoir être consommés, dans les greniers des Etats-Unis. Que dire, en présence de pareils faits ? N'est-il pas plus cl tir que le jour que l'imbécillité et la cupidité bourgeoises sont seules entre vous et ces richesses, seules entre les bouches affamées de vos petits enfants et cette quantité immense de provisions non consommées....LE BILATÉRAL 229 — Bravo ! hurla le peuple. Lui continuait, citait des chiffres, énuméraitles For- ces inutiles, les Produits stagnants, tapait sur l'idiote Organisation qui ne savait pas les répartir, sur l'infâme sottise qui n'arrivait pas même à jouir des bienfaits de la Science, qui restait abrutie devant ces richesses dé- cuplables, inerte et béante comme un enfant devant un jouet rare, terminait : — Quant à vos mandataires, quant à ces hommes que vous envoyez à un Parlement de Ferrys, à ces gens qui sont censés vous représenter... ces gens qui doivent soi-disant faire vos affaires... ils ne font rien pour vous !.. ils ne sont pas plutôt assis dans cette chambre honteuse pleine de filous... qu'ils oublient toutes leurs promesses. Non pas que votre député ne fasse aucune affaire... ah ! non... il a même le plus grand souci d'en faire une... et une bonne !.... mais cette affaire-là, ci- toyennes et citoyens... ce n'est pas la vôtre... c'est la sienne ! Le bon rire remontait, coupé du grand claquement de mains. Puis, une reprise des petits fourneaux de tabac, une fumée plus dense, et un nouvel orateur sur- gissait, à pas méthodiques. — Tiens, Lesclide ! cria Ravière au Bilatéral. C'était lui, effectivement, qui se risquait à discourir dans ce milieu hostile à l'Anarchie, mû par une gloriole, les membres du Cercle lui ayant d'ailleurs promis un auditoire impartial. Le président, un peu nerveux, se leva pour exhorter le peuple à 11 sagesse : — Nous espérons, citoyens et citoyennes... nous avons confiance que vous écouterez la contradiction, avec l'impartialité qui... avec la justice qu'on est en droit d'attendre de... de vous ! — Bien !... Bravo !.. '!If 230 LE BILATÉRAL Lesclide fouillait la salle, rencontrait le regard d'Hé- lier, son léger sourire, et s'irritait, de suite poussait des syllabes rapides, hautes : — Citoyennes et citoyens... tout en étant en harmo- nie d'idées avec beaucoup des opinions professées ce soir, il est un point essentiel où je diffère... C'est que je ne crois pas à l'efficacité d'aucun genre de gouvernement, bourgeois ou populaire. Tout gouvernement est lapeste. Tout gouvernement est l'esclavage ! Oh ! je sais bien que d'excellents esprits, que des intelligences studieu- ses ont essayé de combiner l'Egalité et l'Autorité... j'admets même que leurs, doctrines résolvent la ques- tion sociale au point de vue matériel... mais, quoi qu'ils fassent, ils nous donnent des Maîtres en nous donnant des Représentants... En vain disent-ils que le Pouvoir appartiendra aux plus éclairés. Cette tyrannie, la ty- rannie de l'Intelligence, n'est pas moins insupportable, pas moins attentatoire à la dignité humaine... Non, ci- toyens, il ne peut nous convenir de subir une tyrannie quelconque, tyrannie d'Argent, tyrannie de Mérite, toutes ces tyrannies se valent... et l'organisme hu- main réclame une liberté absolue, sans restrictions, il réclame cette forme sociale que l'effroi des despotes bour- geois couvre d'insultes, il réclame l'Anarchie I... De vieilles barbes grommelèrent, la salle ricanait dédaigneusement, et de ci de là, comme des ilôts sur un lac, en menus groupes, des Anarchots enflaient les bravos, projetaient d'âpres prunelles enthousiastes sur Lesclide. — Assez ! assez ! gueula la foule, irritée de ces bra- vos. — Citoyens... de l'impartialité! supplia lePrésident. Lesclide, dans tout cela ne cherchait que deux faces: celle d'Eve et celle du Bilatéral. Eve restait froide en-LE BILATERAL 231 core, pourtant souriait légèrement à l'Anarchiste, tan- dis que le ratiocinateur, paisible, examinaitla salle, per- pétuellement revenait aux lunettes géantes qui étince- laient dans la pénombre, à ce drôle de diable qui se te- nait là impassible, noir, hermétique, perdu dans l'énor- mité de ses cheveux, de sa moustache, de sa barbe d'Erèbe. Et Lesclide criait plus haut, avec des gestesde menace qui voulaient l'attention du Bilatéral: — Ah! citoyennes et citoyens... n'avons-nous donc pas assez vu l'inefficacité du système qui devait tout sauver, au dire de nos prédécesseurs révolutionnaires, n'avons-nous pas vu l'absolue inefficacité du Suffrage Universel pour remédier au moindre de nos maux ? Quels progrès avons-nous faits en quinze ans de Répu- blique, quelles misères ont été soulagées, quels abus refrénés?... On peut le dire, on peut le dire sans crainte, nos maux n'ont pas diminué,ils ont augmenté... et c'est à peine si, malgré les capitaux accumulés, si nous avons un morceau de pain de plus que les serfs d'avant 1889... — Nous avons moins ! cria une voix. — Oui, oui ! hurlèrent deux femmes... On crève plus que jamais t Lesclide continuait : — Le fond du Parlementarisme, c'est la corruption, une corruption plus hypocrite et plus hideuse que celle des anciennes cours, la vente à l'encan des places et des hommes, et nulle conscience n'y résiste. N'avons- nous pas vu successivement se corrompre tous ceux en qui nous avons mis notre confiance ? Le bagne oppor- tuniste enferme-t-il moins de criminels que le bagne de Badinguet? Depuis le répugnant Ferry jusqu'à Cle- menceau, combien de révolutionnaires d'hier, aujour- d'hui satisfaits et repus ? Waldeck-Rousseau n'a-t-il pas dit, en un jour de cynisme, que ces radicaux si gueu- 1 II 232 LE BILATÉRAL lards à la chambre étaient les premiers à solliciter des places pour leurs créatures... Aussi, de ce vil système, nous ne voulons plus, et nous ne prétendons pas que, le jour où le balai révolutionnaire passera sur la pour- riture, nous ne prétendons pas qu'on le remplace par aucun système analogue... nous ,e réclamons que le libre concours de tous les honnêtes gens... nous ne refusons de discuter aucune opinion sincère... nous travaillons pour une cause juste sans nous attarder aux personnalités. Nous appelons à nous tous les meurt- de-faim renfermés dans le bagne industriel, nous leur disons : Vous êtes hommes, vos droits sont sacrés, vos droits sont indestructibles, nul ne peut vous en dérober une parcelle, nul n'a le pouvoir de faire des lois ou des règlements en votre nom, nul n'est assez capable pour créer votre bonheur... Nous leur disons : Vous êtes tous égaux, vos intelligences se valent malgré les déclama- tions de faux philosophes, vous êtestousdignes devaquer à vos propres affaires. Ah ! je sais bien que les bour- geois crient que les citoyens ne seraient pas assez sa- ges pour se conduire eux-mêmes ! Mais une telle affir- mation, outre qu'elle est un attentat à notre dignité, ne soutient pas une minute l'examen d'un homme sé- rieux. Est-ce que tous les jours, df\ns nos fabriques, nous ne voyons pas des ouvriers réyliser des travaux compliquas p r le simple accord, par une discussion rai- so mable ? Est-ce qu'il serait difficile d'appliquer cette méthode à quelques questions toutes simples de Justice et de Distribution ! Allons donc ! Ceux qui le prétendent sont aveugles. L'homme est infiniment moins bête qu'ils n'essaient de le faire croire ! — Bien alors ! cria un Trois-ponts.... Faut toujours pas que le peuple soit bien malin pour avoir été bête si longtemps !LE BILATÉRAL 233 Lesclide haussa les épaules, but nerveusement et la salle se mettait à rire avec férocité, lasse de son effort de tolérance, prête à écraser l'orateur sous les huées s'il n'atténuait pas l'intransigeance de ses principes. Il eut la finesse de le comprendre, et la crainte de paraître ridicule devant Eve et plaint par le Bilatéral abattant sa bravoure sectaire, il dévia, très adroit, plongeant en pleine eau sentimentale, dans la généralité révolu- tionnaire, peignant des misères, des suicides, criant lamentablement les souffrances du peuple, les familles frémissantes dans les gels du galetas, le grelottement du pauvre à la porte des boulangeries. Ses pâles joues s'en- flammaient, la sombre ardeur mystique palpitait au bord de ses prunelles, et il eut sa splendeur d'apôtre. Eve, maintenant, s'émouvait pour lui, le cœur plus ample, délicieusement battant sous son joli corsage de panne orné de petits flots de tulle dans l'échancrure. Furtive, elle épiait l'ennemi, le Bilatéral, et son indignation était immense à le voir froid toujours, avec son vague sou- rire, sa bonhomie lucide. — Ah ! citoyens et citoyennes, comptons sur l'énergie, sur l'effort personnel... répétons-nous constamment que du jour où il n'y aura plus d'intérêt particulier dans la société, ce-jour là viendrait la grande harmonie de la Justice... que nous avons tous le même droit naturel, (Il appuya sur Naturel, en regardant le Bilatéral) de vivre et de jouir des richesses du Sol et de l'Industrie... et quand sonnera l'heure delà délivrance, de cette déli- vrance que l'on n'acquiert que dans les heures tragi- ques où l'on entasse les pavés, soyons tous ensemble debout, vigilants, infatigables, soyons prêts à sacrifier notre vie pour supprimer tout tyran, soyons tous la main dans la main, prêts à nous entr'aider, dans la conscience que nous devons vivre dans l'Egalité, la Li- berté et la Fraternité universelles....234 LE BILATÉKAL Les Anarchistes gueulaient formidablement, cla- quaient des pieds et des mains tandis que beaucoup de Collectivistes, ne découvrant aucun vice anarchiste à la péroraison, se joignaient à l'acclamation, faisaient, par ostentation de tolérance, un succès à Lesclide. Eve, tout heureuse et fière, à cette minute, avait l'âme chaude, surélevée en beauté par l'enthousiasme, telle- ment qu'Hélier en se retournant pour dire une parole à Ravière, fut ébahi de la subtilité de grâce qui émanait d'elle, l'enveloppa d'un coup d'œil d'artiste. Mais une femme s'avançait vers la rampe, dans une condensation d'énergie et de bravade, tragique et li- vide, les prunelles projetées follement sur la foule, et sa voix suraiguë étonnait les révolutionnaires : — Je ne suis pas révolutionnaire. Je ne veux pas le pillage. Je ne veux pas la guerre. Je ne veux pas de révolution violente. Mais il y aura une révolution mo- rale... Le monde, le globe est un fruit qui mûrit autour du soleil. De même l'homme est un fruit qui doit mû- rir... — Neuf mois ! cria quelqu'un. Un grand rire roula dans la fumée, toute l'assemblée encline à un intermède, à un écrasement féroce et joyeux de l'orateur. Elle, gagnée d'hystérique colère, affectait pourtant le calme, tournait et retournait son discours avec l'idée que la foule ne l'avait pas entendue : — Je ne suis pas révolutionnaire... Révolution mo- rale... Le monde est un fruit..... Sa clameur acide se perdait dans le gros bruit de la cabale, comme une petite flûte parmi des trombones. Le bon Dezure agitait infatigablement sa sonnette : — Citoyens !... Citoyens !... Et le silence s'étant un peu rétabli : - La terre n'a d'abord produit que des sauvages...LE BILATÉRAL 235 L'homme est si fier de sa science, mais cette science n'était pas, à l'origine, plus belle que celle des ani- maux__ — Oh ! Oh 1 — Oui. Voyez le nid de l'oiseau. N'est-il pas mieux construit que la demeure de l'homme primitif I Regar- dez la fourmi.... — Parlez-nous des femmes ! — Pour parler des femmes, parlons des femelles... — Oôôh ! — .... des femelles des animaux. — Le coucou ! — Regardez la poule : elle élève ses petits, les guide... Des gloussements l'interrompirent, une gaieté sau- vage, implacable et bon enfant, et elle restait là plan- tée, une fureur immense dans ses pauvres yeux, l'atti- tude du martyre. Mais le peuple s'étant tu de nou- veau, par pure canaillerie, pour compliquer la farce, elle cria : — Je croyais au moins que vous me respecteriez. J'ai droit au respect comme toutes les femmes : Je re- présente ici l'image de votre mère.... — De ma belle-mère 1 — .... l'image de votre compagne.... — Oôôh ! — En définitive, n'est-ce pas à une femme que vous devez le jour ? N'est-ce pas à une femme que vous devez vos meilleures jouissances?... — Oôôh ! — Et pour parler vulgairement, n'est-ce pas une femme qui vous fait la soupe ? — Ça n'est pas si vulgaire ! — Vous êtes indignes d'une femme. Vous n'êtes pas capables de l'élever... I il 236 LE BILATÉRAL Mais des cris d'animaux, toute une ménagerie dé- chaînée hurlait à travers la salle, tandis que, dans l'excès de leur rire, de petits vieux perdaient l'équilibre, de sévères barbes tombaient les unes contre les autres et des femmes se tamponnaient les paupières. Elle, silen- cieuse, recueillie, parut un instant méditer un mauvais coup, puis penchant à la réconciliation : — Je vais finir. Pour la première fois que je parle en public, c'est encourageant ! — Ce n'est pas mal pour un début I Une lueur passa dans ses yeux, la lueur de son pau- vre orgueil souffrant qu'un rien eût consolé, tellement qu'elle se tournait vers l'ironiqne encourageur, balbu- tiait quelques mots perdus dans letumulte, dans lehur- lement brutalde la foule noyant sans pitié la supplication de sa victime sous la férocité d'une bonne blague. Alors, écrasée, lamentable, avec un geste d'exécration, elle se résigna, elle alla réfugier sa vanité saignante dans les coulisses, tandis qu'un nouvel orateur survenait, un gaillard farouche qui, vingt minutes durant, avec des virulences, des coups de pieds sur le sol, des élans qui le pliaient en deux, cria sous différentes formes : — Vous êtes des imbéciles ou des feignants... vous venez à des réunions comme celle-ci par curiosité... et nos groupes d'études sociales sont abandonnés... à peine si nous touvons moyen d'avoir une centaine d'in- dividus par quartier... vous ne voulez pas vous donner la peine d'étudier la question sociale... vous restez là le bec dans l'eau à subir toutes les injustices et vous ne faites rien pour vous tirer du fumier... ma parole d'hon- neur ! je me demande quelquefois si les intrigants ont tort de vous traiter d'idiots.... Le peuple, d'abord cinglé, s'ennuyait prodigieusementLE BILATERAL 237 aux tautologies du furieux, et lui, rouge, suant, tré- buchant d'indignation, continuait, continuait. — Concluez donc ! fit un pochard. — Oui, concluez... concluez... — Je vais conclure, allez! grogna-t-il. Car ne croyez pas que c'est pour m'amuserque je suis ici. J'aimerais cent fois mieux être àla maison, dans ma petite famille, à étudier, à m'enrichirun peu le cerveau... — Concluez donc ! — Je conclus, citoyens, que tant que vous ferez les imbéciles et les feignants, il ne faut pas compter sur une avance... il ne faut pas compter sur vos chefs... je conclus que vous devez étudier et travailler au lieu d'aller boire des absinthes ou de courir les rues comme des badauds. Voilà ce que je conclus. — Bravo ! Bravo ! Une figure familière émergea, grave, encadrée de longues mèches de cheveux, le sinciput chauve, le Poète. Le peuple, de suite, montra son plaisir, l'oreille tendue sympathiquement. Il commença posément, avec beaucoup de charme, parla tristement de la Semaine Sanglante, des folles atrocités versaillaises : — ... Puis, tous ces crimes abominables, ils les ont fait lourdement retomber sur la Commune, ils l'ont chargée de leurs ignominies. Mais, citoyens, on com- mence à le savoir de nos jours, il n'y eut jamais une Révolution aussi humaine que celle de 71. Humaine, elle le fut trop hélas ! et trop scrupuleusement honnête aussi. Que penser de ces buveurs de sang qui ont fait garder la Banque de France par leurs bataillons,qui Ont eu le scrupule de ne pas reprendre aux bourgeois ces milliards volés aux pauvres !... Quels hommes féroces que ceux qui ont nourri leurs propres ennemis, qui ont II. 238 LE BILATÉRAL épargné les milliers d'assassins capitalistes qui se trouvèrent entre leurs mains et qu'ils ont laissés s'éva- der de Paris!... Cependant, on nous a reproché /les massacres,ces fameux massacres inexpiables, entendez- vous bien, citoyens !... ces massacres qui se rédui- sent à quelques prêtres, à quelques-uns de ces si- nistres ennemis du Peuple, toujours du côté des plus forts, ligués contre nous à travers les siècles [pour nous maintenir dans la servitude du corps et de l'esprit. Mais notre plus grand crime, paraît-il, ce crime que les op- portunistes déclarent ineffaçable, dont nons porterons, à ce qu'ils disent, la responsabilité jusqu'à la fin des siècles... entendez-vous bien, citoyens... c'est la fusil- lade de Lecomte et de Thomas... Et. à ce propos, citoyens, il faut que je vous raconte un souvenir : « Le jour de ce malheureux événement je remontais la rue des Martyrs, lorsque je fis la rencontre d'un citoyen de mes amis... il avait la figure égarée et deux grosses gouttes lui coulaient du front: « — Eh bien ! Qu'est-ce qu'il vous est arrivé, lui dis- je, vous me semblez tout troublé ! «—Je suis bouleversé... s'écria-t-il, bouleversé jus- qu'au fond de l'âme. « — Ah ! Et pourquoi donc ça ? « — J'ai tiré dedans ! « — Vous avez tiré dedans ? « — Oui. « — Et dans quoi avez-vous tiré ? « — J'ai tiré dans Clément Thomas ! » Eh bien 1 citoyens, je pais dire que l'état de ce citoyen était celui de beaucoup d'autres. Oui, la plupart de ceux qui ont pris part à l'affaire des canons de Montmartre, répugnaient à la violence, la plupart n'ont cédé qu'à la nécessité, entendez-vous bien, citoyens 1... ils n'ontLE BILATEKAL 239 tiré dans Clément Thomas et Lecomte que par devoir... Je vous ledemande... Je vousledemande... qu'auraient fait ces généraux s'ils avaient réussi dans leur ten- tative ?... Est-ce qu'ils n'auraient pas fait fusiller des centaines de citoyens? Vous souvenez-vous de l'entrée sournoise des troupes dans Paris endormi, vous souve- nez-vous du factionnaire Turpin, lâchement assassiné par les gardiens de la paix et l'attaque sur le poste de la rue des Rosiers ? Cette attaque nocturne, sans motifs, c'était tout ce qu'on peut imaginer de plus lâche... Et plus tard, citoyens, quand le général Lecomte ordonna le feu sur des femmes, quand un affreux massacre ne fut évité que par la fermeté des soldats refusant de ti- rer et faisant eux-mêmes leur général prisonnier !... Qui osera nous dire que ce n'était pas un acte de guerre de fusiller ceux qui voulaient verser notre sang ? Et puis, parmi ceux qui étaient présents, beaucoup se sou- venaient des massacres de 48. Le citoyen même dont je viens de vous entretenir avait eu son père fusillé... bien d'autres se trouvaient probablement dans les mêmes conditions le jour où l'affaire a éclaté... Ah! les opportunistes sont bien venus à nous accuser de ces pec- cadilles, quand aucun de leurs historiens n'ose remon- ter aux atrocités de ceux qui ont fait verser des larmes amères et pousser des rugissements de vengeance aux pauvres femmes et aux orphelins des suppliciés de Juin 48 et de Mai 71 : Le Poète était sombre, laissait retomber ses deux bras, le Peuple l'encourageait chaleureusement. — Il y a encore cette affaire de Saisset dont Du Camp parle. Ce Saisset, d'après les opportunistes, était un parfait héros. Hé bien! écoutez... Un jour le vieux De- lescluze — ah ! celui-là, ils ont pourtant dû reconnaître sa grandeur et sa loyauté!—m'envoie pour ordonner le \il 240 LE BILATERAL feu aux buttes Montmartre. Je communique l'ordre, et, devant mes yeux, on ouvre le feu. Je regarde un instant, puis je me retire, parfaitement convaincu de l'excellente besogne que faisait là notre artillerie. Mais voilà qu'il arrive tout à coup un citoyen tout bouleversé : « Ci- toyen, me dit-il, qu'est-ce que vous faites donc, vous tirez sur les nôtres à Levallois-Perret.» —Pas possible, lui répondis-je, je viens moi-même de donner l'ordre d'ouvrir le feu sur les Versaillais.... Cependant, je vais voir, avec d'autres citoyens; le feu de nos pièces sem- blait régulier, dirigé sur l'ennemi. «Vous voyez bien, c'est une erreur I » Bon !... nous attendons ... l'artille- rie allait son train... nous, ignorants, nous étions très satisfaits à l'idée du tort que ça causait aux Versaillais, quand brusquement arrive un second citoyen, hors d'ha- leine : « Mais citoyen, crie-t-il... C'est insensé... il y a méprise... faites donc cesser le feu de votre artillerie sur les nôtres à Levallois-Perret ! >> « Eh bien ! citoyen., il avait raison... cette canaille de Saisset avait reçu de l'argent de Versailles pour corrompre nos canonniers... entendez-vous bien, citoyens ?... et après on viendra nous reprocher !... Ah! c'est trop fort.... Je vous demande un peu quel gouvernement... quel chef d'armée au ser- vice de n' importe qui n' aurait pas fait fusiller ce gre- din-là?... Et voilà leurs héros. Il allait, d'une allure aisée, séduisante,passait àd'au- tres histoires et peu à peu l'apologie de la Commune grandissait son discours, le jetait aux larges phrases euphoniques. Aux périodes tristes, il excellait, navré, et sans l'emphase méridionale pourtant, sans tomber aux exagérations inutiles des hommes-clairons. Le Peuple le goûtait extrêmement, silencieux, avec des éruptions brusques de sympathie, des approbations primesau- tières, et il termina dans le triomphe. Mais une clameurLE BILATERAL 241 énorme s'éleva, toute la foule debout, rugissante, les mains tendues, les coiffures, les casquettes levées fré- nétiquement. — Louis Mizel !... Bravo 1... Vive Louis Mizel !... Vive Louis Mizel t Mizel, avec peine, s'avançait dans la houle, atteignait la petite porte des coulisses, tandisque le bureau se le- vait respectueusement, s'inclinait devant le grand révo- lutionnaire, et il y eut une minute de trouble, de chau- des poignées de mains, des congratulations bégayantes. Puis, Louis Mizel parut dans la crudité lumineuse, hâve, les joues gonflées tristement de la misérable graisse des prisons. Des gens murmurèrent : — Il n'a pas maigri le petit père ! Ses yeux, rouges au pourtour, tremblaient un peu sous son front ample et frêle. Ses cheveux descendaient en masse sur les oreilles. Il était glabre, un air de pertina- cité miséricordieuse, et il s'appuya une minute, dans un éblouissement. Puis vague, inharmonique, forcée, sa voix descendit surlaMultitude.Gelaalla.it mal, les mots rechignaient, revenaient plusieurs fois, et au bout de quelques phrases il parut effrayé, timide, novice, et beaucoup croyaient qu'il ne persévérerait pas. Il se dressa, fit une large respiration, et ses bras s'ouvri- rent, son timbre s'égalisa : — On a besoin, on a grand besoin par ces temps de ténèbres, par cette époque de républicanisme menteur, de sentir le courant révolutionnaire courir à travers une salle. Car rien n'a changé depuis l'Empire que le nom, c'est même pire, l'hypocrisie rend le mal plus hi- deux.... Il ne virgulait pas, n'espaçait pas normalement les périodes, jetait l'un sur l'autre les termes comme les pauvres gens lisent un journal, et pourtant, une chose 14 ■ •■!242 LE BILATERAL émouvante et large commençait à sourdre du chaos. De plus en plus la voix devenait douce dans son chevro- tement, un charme s'exhalait des notes cassées et tremblotantes. Alors, il s'anima, une vigueur accompa- gna sa mansuétude tandis qu' il parlait de la patience du peuple de Paris : — Ah oui ! il est devenu bien patient, bien patient, le peuple de Paris. Tant de malheurs ont passé, une misère si cruelle dans les mansardes, tant de pauvres fil- les dévorées par la prostitution, tant de familles mourant lentement, lentement devant les foyers sans feu... et pourtant il se tait le peuple de Paris ! L'attention énorme de la foule, toutes ces immobi- les faces, ces attitudes qui se portent en avant, cela commençait à marquer la grande harmonie qui sou- lève, dilate l'âme de l'orateur, la fait jaillir toute. Mizel, dans une mélancolie de sacrifié, humble à la fois et puissante, laissait venir quelques demi-teintes de sa destinée noire, de ses espérances une à une assassinées sur la grand'route sociale. Il avait aspiré si haut, avec la trop intense volonté de l'Eden, et que ses jours ne couleraient pas sans qu'eût fulguré la date sublime de la Délivrance ! Maintenant, et cela se sen- tait infiniment, maintenant, après les prisons, les exils, le pain noir, le supplice et l'injure des parias, il retrou- vait les hommes comme à son aube, désunis, couards et paresseux en bonté. Et il commençait à concevoir avec épouvante, avec une pointe refoulée de rancune aussi, que l'Univers et la race humaine ne subissent pas l'impétueux élan des cœurs de flamme, et que (ce qu'il avait repoussé si furieusement jadis !) que la lutte durait depuis des millénaires, que sa génération n'y représentait qu'une infinitésimale pause, non le tout formidable qu'il avait conçu !LE BILATÉRAL 243 Aussi, lente, appesantie, allait sa parole, avec des reprises d'espoir, le vœu démesuré de ne pas retourner à la cendre sans exaucement. Puis, reprenait la rési- gnation, son deuil navrant : — Oh ! Il ne faut pas avoir de reconnaissance quand nous faisons quelque chose pour le peuple. La reconnaissance est dangereuse, la reconnaissance fait la tyrannie... Nous sommes assez récompensés, tenez I quand nous avons la conscience d'avoir accompli un peu de bien. C'était une âme de héros, farouche, haute, pure, qui parlait en ces mots, et le courant naissait, l'in- duction révolutionnaire peu à peu élargissait les re- gards, et le silence, un silence qui faisait oublier les pipes, planait là comme à la minute solennelle où les fidèles se voilent la face pendant la descente du Sei- gneur sur l'Hostie. Mizel commençait à le capter, le Peuple, tous ces rêveurs vagues, tous ces chercheurs d'Eden immédiat, les obscurs absolutistes et les rai- sonneurs acharnés, les instincts et les embryonnaires intelligences. Surpris, les curieux se taisaient, avec au fond une terreur mêlée de bizarre attendrissement. Il perçut cela, et sa frissonnante éloquence aborda le grand sujet de la soirée, la Commune et la Semaine San- glante. Qu'était-elle cette Commune que les Parasites, les hommes de proie, les hideux banquiers, les manu- facturiers dévoreurs de chair humaine, les horribles hommes de Gouvernement qui violent la volonté du pays, que toute l'ignoble race exploiteuse, bassement, tentait de maculer depuis le désastre? Qu'était-elle cette Commune qui s'était levée si redoutable, cette Com- mune dont le nom faisait encore trembler toute la meute? Quel était son crime si grand, irrémissible? — Son crime? C'est d'avoir montré à tout ce monde dei!"r I il 244 LE BILATÉRAL gouvernants patentés, à tous ces jurisconsultes élevés dans les écoles, à tous les personnages soi-disant con- sidérables ou compétents, de leur avoir montré que point n'est besoin d'être de la caste pour organi- ser un système social... de leur avoir montré que des hommes choisis dans le Peuple, parmi les déshérités, étaient capables, en se basant simplement sur la Jus- tice, de faire une œuvre sociale, splendide et logique. Ah ! C'est cela qui les fait trembler, c'est cette dé- monstration de l'iniquité de leurs privilèges qui les fait sortir tout blêmes de leurs cavernes, comme un trou- peau de bêtes malfaisantes, qui les fait bondir lâche- ment sur les cadavres de leurs victimes vaincues. Ah ! c'est que, pendant la «Commune» personne n'a eu faim, personne ne s'est vu refuser le pain de la né- cessité... alors que, pendant le Siège, toute la bande gouvernementale a misérablement échoué à nourrir Paris, la Commune a accompli ce prodige de l'alimen- tation d'une grande ville investie, et, tenez ! les bour- geois mêmes, citoyens, les lâches qui devaient jouer le rôle du chacal et de la hyène après la bataille, les bourgeois ont été généreusement nourris par le Peuple souverain... Les vieux Communistes, là épars, tous avançaient la tête, dans l'horripilation enthousiaste, se cherchaient sombrement du regard, et, le souvenir grandissant au fond de leurs crânes, des choses douces, profondes ou tragiques y revivant brusquement avec l'intarissable colère de la défaite, l'écrasement de leurs cœurs, le broiement de leurs espérances, tous suspendaient leur âpre attention aux paroles de l'orateur. Et Mizel, alors, se mit à dire ce qu'avait voulu la Commune, avec une large voix désolée, s'attardant à ce pnssage entre tous doux à son âme, en consonnanceLE BILATÉRAL 245 avec ses instincts de charité universelle. Elle avait voulu, la Commune, la fin du prodigieux servage, l'é- vanouissement du capital dévoreur, la mort définitive de la monstrueuse exploitation des milliers de ventres par les insolentes minorités, la revanche de tous les misérables qui agonisent dans les bas-fonds, de tous les pauvres petits enfants qui blêmissent dans les ténè- bres, de toutes les vierges vendues pour un morceau de pain, elle avait voulu l'hosannahde la joie universelle, la symphonie de la béatitude, le travail doux aux bras, doux à l'intelligence, la Communauté sublime de tous les efforts, l'ascension lumineuse des intelligences, la large terre enfin conquise par le genre humain avec un immense tressaillement de paix, de fraternité, d'a- mour traversant les espaces... Ces grandes phrases tremblaient sur ses lèvres har- monieusement. La haute sincérité, la communion de la personne avec lap:irole, yétaitpour tous évidente. Il levait les yeux, dans un rêve, posait ses deux mains, nerveusement, avec une supplication confuse, sur sa poi- trine. Des femmes pleuraient, des hommes se cachaient la face; à demi levé, Ravière sentait s'allumer la lampe de justice au fond du sanctuaire de la pensée, et Eve, sa pure face d'oréade trempée d'une volupté d'extase, la chair parcourue du frisson de la chevrette fauve qui rêve à la natale forêt, de la nostalgie de la liberté per- due au delà des formidables horizons, contemplait Mizel, accompagnait chacune de ses paroles de prière et de gratitude. Et 'brusquement, elle eut un saisissement eji voyant le négateur, le douteur, le froid analyste, le Bilatéral qui, lui aussi, dans une pâleur d'émotion, en- terrait son visage dans ses mains. Et devant ce remuement de la salle, sa frissonnante sympathie, la condensation électrique des enthou- 14.246 LE BILATÉRAL siasmes, une onde d'espérance entrait subtile dans l'ora- teur, une faible ombre de la Foi révolutionnaire des ères d'antan, et sa grêle voix devint large, le grondement farouche de l'émeute y naquit. — Est-ce que cette tentative est restée infructueuse... est-elle bien vraiment morte, la Commune... ne nous a-t-elle pas laissé un héritage de force créatrice pour faire germer l'humble grain de liberté, pour en faire une plante immense et splendide sous le soleil frater- nel... Ah ! les assassins ont bien cru l'avoir étouffée à jamais, ils ont cru la fusiller au poteau de Satory, ils ont cru l'exiler à la Nouvelle-Calédonie... Mais déjà'elle repousse. Sur ses branches mutilées voilà que les ra- meaux reparaissent... voilà que les bourgeons verts se remettent à vibrer... pleins de printemps... voilà que l'arbre semble devoir reprendre son grand feuillage et sa floraison blanche... Ah ! non, n'est-ce pas, elle n'est pas morte ! Elle sort de sa funèbre crypte, elle montre sa poitrine sanglante mais formidable... et bientôt, peut-être, sous l'écroulement des iniquités, sur les inso- lents palais de la bourgeoisie impitoyable le Coq Rouge ouvrira ses grandes ailes, poussera sa clameur de Vic- toire et de Délivrance !... L'immense grondement l'interrompit, l'applaudisse- ment sauvage delà foule conquise, et c'était une oscil- lation de faces comme les petites crêtes d'écume sur la mer ténébreuse. Les sanguins hurlaient frénétiquement; il y en avait de blêmes, immobiles, la tête basse, savou- rant une pensée de triomphe; d'énergiques, carrant leurs mentons, les narines tremblotantes; d'autres, le crâne vibrant, qui tressaillaient comme au passage d'une musique de cuivre; et de so-bi-s bilieux, pleins de ran- cune; et des nerveux aux- prunelles insupportables Ravière s'était mis debout, levait un poing de menaceLE BILATÉRAL 247 vers le plafond; l'enthousiasme juxtaposait sa lumière superbe à la beauté d'Eve et Malicaud, au fond, en proie à son idée fixe, tâtait avec fièvre sa poitrine, où une saillie indiquait la place de son éternel revolver. Tranquille, lui, avec un grand dédain, le Bilatéral re- gardait toute la salle, analysait la tempête frissonnante, la houle des têtes, tout ce peuple inconscient comme un vent d'équinoxe, tandis que les curieux, plus effarés, béants, gardaient un silence d'épouvante, plusieurs même se mêlant à l'applaudissement du Peuple. Mais Mizel, avec maintenant un peu de sang appau- vri à ses joues blafardes de prisonnier, avec, dans son incoercible âme révolutionnaire, une minute de foi nou- velle, reprenait son discours. Les voix, les mains s'apai- saient dans la reprise d'attention. Il disait la grande Bataille, les jours épouvantables, l'Esclave, l'Armée, se ruant en avalanche sur l'Œuvre humanitaire, les formi- dables faubourgs croulant avec lenteur, les barricades héroïques, opiniâtres, superbement opposées à des for- ces décuples, et les hauts Incendies, torches démesu- rées de la lutte fratricide, puis les représailles plus horribles, plus froidement méditées que toutes celles du Monde antique. — Tenez ! n'accusons pas le soldat, ce misérable ins- trument de la tyrannie, c'est un ignorant, un frère à éclairer. Mais les chefs sans entrailles, civils et militai- res, Thiers et Gallifets de toute envergure,ah ! ceux-là ont fait une œuvre innommable...ah ! ceux-là sont l'horreur de l'Humanité... ceux-là, tenez ! nos descen- dants croiront à peine qu'ils ont existé, tellement ils dés- honorent la race française... tellement leur bassesse est grande !... Hélas, il s'est trouvé pire encore... le concevra-t-on dans cent ans?... Il s'est trouvé des hom- mes de sang-froid, dans notre race généreuse... des248 LE BILATERAL conseils de guerre pour contiauer l'œuvre ignoble de la vengeance capitaliste... la vengeance des bandits qui se cachaient pendant la bataille... les lâches abri- tés au fond des caves, tenez !... qui n'ont pas su nous pardonner leur terreur ! Ah I l'affreux poteau de Sa- tory où des milliers de vos frères, de vos fils ont péri pour avoir osé vouloir la délivrance humaine !..... La Vengeance, en rauques hurlements, jaillissait dans l'atmosphère de fournaise^ dans l'épaisse fumée, de nouveau interrompait l'orateur, et beaucoup souf- fraient amèrement, sentaient se rouvrir leurs plaies, les yeux fixés sur le tragique diorama de l'année hideuse, sur leurs compagnons croulant dans les maré- cages fades du sang, dans l'inhumaine puanteur des fonds de cale, sous le fiévreux soleil de la terre d'exil. D'un geste doux, Mizel dompta la rumeur, et sa voix descendit aux basses notes funèbres, presque chucho- tantes, et très distinctes cependant. Partout, en des carrefours inconnus, par Paris, la France, l'Étranger, reposaient les dépouilles des pauvres Sacrifiés, et di- manche, au Père-Lachaise, sur la grande tombe des Fédérés, c'était, dans un hommage à tous, dans un symbolique hommage, que les révolutionnaires allaient s'incliner: — Vous y viendrez tous t Vous voudrez montrer que ce grand, ce noble Paris palpite encore de virile justice, vous voudrez que l'Univers sache que toujours ici, le Droit est vivant dans les cœurs, qu'ici nous n'oublions pas les tentatives superbes de nos aînés, qu'ici nous som- mes prêts encore à mourir pour la cause pure, pour la magnifique cause de la Régénération humaine !... C'était la fin, une apothéose, l'embrasement de tou- tes ces âmes, une clameur folle, inhumaine, de fauves lâchés, de Singes Stentors dans la profondeur d'uneLE BILATERAL 249 forêt, qui, quelques minutes sonna dans la salle, atti- rant la foule au dehors, les passants effarés, pour s'atté- nuer avec de courtes reprises, pour mourir enfin dans la débâcle de l'évacuation, le clapotement lent des se- melles et ne laisser en souvenir qu'une large fumée s'évanouissant lentement sur les murailles humides, dans les Ténèbres taciturnes.VII La manifestation commémorative de la Semaine San- glante fut, cette année-là, selon la progression coutu- mière depuis l'Amnistie, plus forte en nombre que tou- tes les ascendantes. Dès une heure de l'après-midi une grande multitude de révolutionnaires et de curieux cir- culaient au Père-Lachaise. Aux boulevards adjacents, à l'entrée, aux points stratégiques de la droite du ci- metière, une police considérable, d'agents, de munici- paux, avait été disposée avec des instructions brutales et tracassières. Sur la grande voie déclive du Centre, entre les hut- tes grisâtres des Trépassés, sur le gravier, humide d'une pluie nocturne, suintant, clapotait une humanité encreuse, et les torses, en haut, ondulaient sur les li- vrées de tristesse à peine frappées de la neige d'un col, dupourpre d'une écharpe, d'une plume, d'un emblème, du soufre des immortelles. Les faces, là-dessus, étaient de petits plans vagues, noyés dans la faible transsuda- tion lumineuse, non pas blanches, mais roses, pres- iiiF 252 LK B1LAXÉKAL m que rouges sous un ciel de schistes et de porcelaines. Quelques oisillons flottaient, de petites balles noires, opaques, frappant à vifs coups d'ailes de passereaux, mal armés pour le vol, ou à tranchants cinglements d'hirondelles. Vues d'en haut, les figures, dans les pénombres, n'a- vaient plus ce rouge, ce rose, étaient pâles, et Paris restait peu visible, sous un tulle, avec les colonnes rous- sâtres des cheminées sous le poudroiement solaire, des fumerolles partout, en pelotons, emportées parallèle- ment dans l'horizon, un échelonnement de grisailles, des mélancolies d'édifices couverts de mousseline am- breuse et le Panthéon, très haut, tout vague, couleur d'aniline ternie, pareil, hors les symétries terminales, voguaient sur la ville im- à une des nébulosités qu mense. D'abord paisibles, malgré une sourde nervosité due à l'attitude de la police, les démonstrations, vers deux heures, commencèrent à se troubler. A ce moment le groupe de la Lecture socialiste de Belleville, |qui passait au boulevard Ménilmontant, drapeau rouge entête, fut accosté par un officier de paix et sommé de remettre l'emblème. Après une brève résistance, les révolution- naires obéirent, mais le récit de l'aventure circula ra- pidement par la ville, et les groupes suivants la connu- rent longtemps avant d'atteindre le Père-Lachais\ Beaucoup préférèrent reployer leurs drapeaux, mais la députation du journal La Délivrance, après avoir d'abord cédé comme les autres, brusquement se révol- tait, à une centaine de mètres du cimetière, laissait son porte-drapeau le citoyen Derboz, très excité, bran- dir nerveusement le symbole rouge. Presque immédia- tement, sans sommation, des agents tombaient sur le groupe, empoignant Derboz, et une collision débutaitLE BILATÉRAL 253 au milieu du gueulement furieux de la foule. Déchiré en loques, le drapeau ne fut conquis qu'au bout de cinq minutes. Quoique la résistance des Socialistes eût été toute passive, cependant les agents avaient frappé à plein poing, de préférence au visage, et des citoyens s lignaient, d'autres montraient des ecchymoses De nouveau le récit se propagea; deux ou trois députations défilèrent, indignées, mais obéissantes. Une question restait encore à résoudre : l'Autorité oserait-elle interdire le drapeau rouge à l'intérieur du cimetière ? Qu itre groupes, les « Prolétaires de la Cha- pelle, >» l'« Union centrale de Ménilmontant, >» la «Ligue anti-militariste de la Villette et les « Communistes » de Charonne, après s'être consultés, risquèrent le paquet, déployèrent simultanément leurs emblèmes dans l'Al- lée centrale. Là, comme à l'extérieur, la police, renfor- cée de municipaux, se précipita, mais devant la bruta- lité de l'attaque, les coups de poing au visage, la résis- tance se développa plus positive, et une bagarre impé- tueuse s'engagea sur la pente. Elle dura dix minutes si bien que les agents et les municipaux finissaient par se servir de leurs armes. Alors seulement, les manifes- tants cédèrent. Presque au même moment, une autre échauffourée naissait, sur la pente herbue, près du mur des Fédérés, à cause d'un drapeau noir et d'un drapeau rouge. Là' une foule immense, chargée à limproviste, opposa sa force d'inertie à l'attaque avec, de ci de là, quelques éveils brusques ds bravoure. Puis, tout parut s'apai- ser, et les discours se succédèrent sur la tombe des victimes de la Semaine Sanglante. Vers trois heures, au moment où l'orateur Guerche commençait sa harangue, le groupe des « Collectivis- tes Fédéraux du xive arrondissement >. entrait au 15!" I I 254 LE BILATERAL Père-Lachaise et s'engageait dans l'avenue circulaire. Vers lemili: ude la route, avec l'assentiment du groupe, Ghailloux, le « Fils de fer », dégaina le drapeau rouge. Un officier de paix, très poli, s'approcha : — Vous ne pouvez pas arborer ici cet emblème ! — Ici? demandaRavière en s'avançant... Et où donc, pourrons-nous/.... — Près du mur.... là, vous serez chez vous ! — Bon ! s'écria Ghailloux... je le replie... mais là-bas, nom de Dieu ! je l'arborerai envers et contre tous !... Tout au longde l'allée, Rigaud, Laënnec et Ghailloux gueulèrent contre les sergots, excitant le groupe à la résistance, et Ghailloux répétât : — Je l'arborerai envers et contre tous ! — Faudrait pourtant pas faire de bêtises inutiles! grommela Ravière*. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, ils entendaient mieux la rumeur de la multitude des manifestants, et surtout la formidable voix de l'orateur Guerche. Quand ils parvinrent à une cinquantaine de toises, Chailloux s'arrêta, dégaina le drapeau d'un geste méticuleux, la mine froide et opiniâtre, encouragé d'ailleurs par la majorité de ses camarades. Puis, plus lents, tous re- prirent leur marche. Mais, à quinze mètres du débou- ché, un commissaire en écharpe s'avança, suivi d'une douzaine d'agents et s'écria : — Je vous somme de me remettre cet emblème ! Ghailloux s'arrêta, et ses yeux planes se tenaient immobiles sous ses paupières de héron, tandis qu'il os- cillait avec raideur, à petites amplitudes. : — Est-ce que vous m'avez entendu ! Le « Fils de fer », d'un air d'absence, d'incompré- hension de rustre, continuait son balancement, si bien que l'autre, fouetté, étendit le bras. Alors, mécanique,LE BILATÉRAL 255 très dure dans sa lenteur, la main du porte-drapeau se porta toute plate contre le commissaire et le recula. Les agents évoluèrent, encore placides, d'une rudesse bonhomme. Immédiatement, Rigaud jaillissait, inter- posait sa plantureuse stature, avec l'ascension torren- tueuse du sang dans son frontal de sanguin, et quel- ques secondes d'indécision naquirent. — On ne touche pas ! mugit Rigaud. Posté en colosse, dans la splendeur de son exubé- rance, avec l'éveil fou de ses narines et de ses yeux, il travaillait électriquement les compagnons, et dans tout le groupe s'avançaient de pâles faces, la vie pro- jetée au cœur, ou de rouges, analogues à celles de Rigaud, ivres. Beaucoup hésitaient, les entrailles mal à l'aise, n'osant souffler un mot de conciliation, et de la douceur pouvait encore harmoniser la scène. Mais brusquement, en réaction d'incertitude, trois agents tombaient sur Rigaud, le c.:ptaient avec une fauve impétuosité, et l'un d'eux levait le poing sur l'her- cule: — Sacré nom de Dieu ! Un furieux élan de taureau,un énorme coup humide, et un uniforme croulait sur le sol, tandis que les deux autres-filaient par la tangente. — J'en suis ! cria le petit Laënnec, précipité comme un projectile auprès de Rigaud. Puis, un malaise formidable plana, l'instinct chez tous d'une contingence perfide, d'une pesante solida- rité à refuser ou à prendre, puis, des hurlements, la résolution des téméraires entraînant les calculateurs, une griserie de bêtes aux larges prunelles vacillantes, une brutalité guerrière qui avançait les torses près du drapeau, dans la rancune féroce de la police, et sur- tout Laënnec, Chailloux, Jeanmain, Destorges, le petit ri 256 LE ÈILATÉRAL Lambourde, grondant comni3 des dogues, avec des balbutiements d3 carnage. Cependant, massés, en silence, d'une minière redou- table, les agents venaient tous ensemble sur le dra- peau. L'Athlète, dérivé à l'inconscience belliqueuse, rugit : — Avale ca ! Le poing immens3, jeté droit, tombait horriblement sur les naseaux d'un agent, les déformait à vie, et de- vant la face saignante de l'homme écroulé contre ses compagnons, les « Collectivistes fédéraux » clamaient la victoire, tandis qu'un rauque rire de furie carnas- sière éclatait aux lèvres do Rigaud. — Vive la Commune ! Vive la Commune ! Alors le commissaire, pâle et morose, embêté de l'intensité de l'aventure, cria: ■— Dégainez ! Les sabres jaillirent, leur clarté formidable dans la lumière de fièvre, sous linharmonique firmament nébu- leux, et l'horreur fouetta les moins braves, une sub- tile et froide éclosion de sagesse qui ouvrit de l'espace aux agents, fit refluer, à pas nerveux, à l'arrière, des révolutionnairesblêmes, aux yeux fureteurs. Les agents chargèrent comme une horde, et Destorges croula, le crâne rouge, scalpé près de l'oreille. Une défaillance de Rigaud,de Laënnec,de Chailloux, et c'était l'éparpillement, une panique de moutons ; mais l'hercule, d'un larynx de cuivre,poursuivit sonbé- gaiement de bataille, apparut brusquement armé d'une énorme canne, tandisque Laënnec,àl'improviste, clouait un couteau dans le bras d'un agent. Alors, les hur- lements se reformèrent, l'enthousiasme barbare, et du renfort survint. C'était, à l'avant-plan de la déclivité herbue, toute une grappe de spectateurs, d'abord trou-.LE BILATÉRAL 257 blés, que la charge au sabre exaspérait, et qui se déci- daient à lapider lapolice. Et sur toute la pente et dans la profondeur du mur des Fédérés, une clameur s'é- largissait, coupait la harangue de l'orateur Guerche, sa puissante basse rauque : — On tue ici!... On assassine nos frères !... Les masses fluèrent, une humanité de chaos, vague, sans pôles, qui s'interposait entre les municipaux et les agents survenus de la cime et de la route trans- versale pour écraser les Collectivistes du xive. A l'écart, contre le mausolée de la famille Revenaz, Ravière contemplait douloureusement la mêlée, la ju- geait stupide et puérile, des deux mains contenaitEve- Elle, induite belliqueusement,sa jeunechairentempête, émue par la sauvagerie des clameurs comme par une fanfare de clairons, tirait vers la foule par intervalles, lesyeux tout grands, pleins de fluorescences, tandisque le père lui murmurait des paroles d'apaisement, disait le ridicule du danger auquel le groupe s'exposait. Pour- tant, graduellement, son indomptable sens de vieux révolutionnaire l'emportait, balayait sa sagesse, les trépassés de 71 défilaient sinistrement par son crâne, l'écho épouvantable de la SemaineSanglante, le souffle flamboyant des barricadfs, et sa voix s'éteignait, une muette colère hérissait ses j oils, faisait son haleine courte, ses nerfs phosphoriques. Puis, de nouveau, le bon sens l'emportait, il recommençait de prêcher Eve. Mais, au jailliss'ment des sabres, au croulement de Destorges, tout à coup l'ouragan frissonna sur son cœur, et, ouvrant des bras de menace, capté par l'in- coercible instinct, il se rua au secours des frères. Eve, libre, armée d'un fragment de latte ramassée au bord du sentier, le suivit impétueusement, et il ne restait plus à l'arrière que quatre ou cinq timides et \M258 LE BILATÉRAL ! Malicaud. Lui, grave, avec une face de dédain, se refu- sait à dépenser son énergie à ces choses, les estimant piteuses. Mais, aux fluctuations de la lutte, sa bouche vibrait, une résolution dense, toujours plus définie, la - vision d'une œuvre solitaire, s'accroupissait au fond de si cervelle, lui mettait aux pupilles l'héroïsme ta- citurne d'un magnifique barbare. Cependant, sur le remblai,dans la multitude contra- dictoire, une charge bestiale de police et de munici- paux évoluait à l'improviste, au milieu de résistances fluides, la plupart s'écartmt avec épouvante, et l'on apercevait des baïonnettes pointant dans le tas, des agents acharnés surdes craintifs, des femmes, de pau- vres vieux, puis des fuites, amorties dans le pullu- lement noir, des écroulements, des empoignades con- fuses, brèves, des silhouettes s'éparpillant parmi les tombes de la bordure, tandis que des lamentations, des acclamations exacerbées,des phrases exhortantes s'en- trechoquaient. Un homme, la veste ouverte, posé de- vant un municipal gueulait : — Frappe, cochon (...Allons, frappe, charcute ! Mais, en bas, au débouché de la route, la lutte res- tait formidable. En retraite d'abord, les Fédéraux re- bondissaient au combat, entraînés par la frénésie de Rigaud.la survenancc de Ravière, la grâce belliqueuse d'Eve, et tout à coup l'hercule conquérait le sabre d'un sergot, le brandissait dans un large moulinet de triomphe. Alors les agents reculèrent avec un frisson de peur sourde, péniblement pressés épaule contre épaule, oppressés pir la foule descendant du remblai, et par surcroit, l'un d'eux, bêtement, assommait un de ses compagnons d'un terrible coup de tête. — Chargez donc! cria le commissaire, inquiet, les lèvres blanches.LE BILATÉRAL 259 Cependant, à voir l'avantage des Fédéraux, la foule du dévalement réagissait davantage, les escarmouches partielles s'accumulaient sur les gramens boueux, des tètes saignantes surgissaient dans le fourmillement, des bouches ouvertes, déformées, frénétiques, et des flambaisons de haine, un hérissement fanatique, chez beaucoup une espérance nerveuse, démesurée, que la collision allumerait Paris, sonnerait l'heure rouge de la Revendication, tout se résolvait en acclamations de guerre : — Vive la Commune! — Vive l'Anarchie ! — Vive la Soci ilel Des agents tombèrent; un féroce municipal s'enseve- lit sous les poignes, son fusil lancé par dessus la mu- raille du cimetière. Accouru aveuglément au secours, un autre le dégageait, une fièvre de beau soldat dans ses énormes prunelles, mais une pierre, claquant con- tre sa tempe, à son tour l'aplatissait. — Vive la Sociale ! Cependant, au commandement du commissaire, les agents du débouché reprenaient la charge vers le dra- peau des Collectivistes, sans ardeur, mal à l'aise de- vant l'exaspération de la bagarre. A l'arrière, sur les flancs, la foule étouffait leur élan, et les Fédéraux, en bon ordre, aguerris, les accueillaient sans f liblesse, à coups de couteau. Puis les agents s'enflammèrent, s'a- charnèrent, et dans la sourde et gauche mêlée que dominait la haute stature de Rigaud, ses gestes colos- ses abritant le drapeau rouge, les sabres creusèrent un grand trou, abattant des socialistes, terrifiant les autres, tandis que le commissaire criait : — Allez donc !... Allez donc !... Mais la foule, reformée dans un crescendo, un élan Il 260 LE BILATÉRAL immense les masses'du dévalement précipitant Pavant- garde, chva par quatre tronçons la petite phalange des sergots, et Rigaud se mit à beugler la victoire, 1 Lnkde Sang' SafaCe rayéed'une hideuse es- - Méfiance ! cria quelqu'un... C'est -un piège On veut tous nous massacrer! Et cette simple exclamation semait le trouble l'é- veil électrique de la grande terreur de Force o.culte qui hante le peuple, glaçait la bataille, tellement que les SnÏ , hT^ rePrenaient du terrain, implacables devant a défaillance des groupes, tapant au hasard acharnes sur les débiles. Des groupes pourtant, tenaient avec solidité des Celtes belliqueux, d'anciens Commu- nards farouches, quand, à la cime, un roulement de tambour vibra, puis une voix grêle et dure ' - ... On va foire faire feu... on va faire feu... Que les bons citoyens se retirent ! C'était, la main planante, solennelle, en pronation un haut commissaire ceint de l'échappe devant une trentaine de municipaux déployés en largeur, fermes froids, de farouche obéissance. - Pour la deuxième fois... On va faire feu! M a panique éclata, formidable, la multitude ruée vers les chemins, parmi les tombes, harcelée, lardée par la police, ne songeant plus à la défense, rabaissée à un instinct lamentable d'herbivores, les plus forts enjambant les faibles. Seul, autour du drapeau le groupe formidable s'opiniâtrait à l'émeute, Rigaud Laennec, Chailloux, Jeanmain, Ravière, presque l to-' tahté du Cercle, tandis qu'une nuée de braves, som- brement accouraient se joindre à ce bataillon sacré- et dans 1 intervalle des têtes houleuses, la face d'Eve' surgissait, les joues roses de sang batailleur, sa petite LE BILATÉRAL 261 main brandissant gauchement son informe morceau de bois. Indécis jusqu'alors, Malicaud céda devant l'inten- sité du finale, vint se mêler, en silence, à ses compa- gnons. Barb re, dans une splendeur contenue de chef Shoshone, il respirait l'odeur du sol remué, induit téné- breusement à la fureur mugissante des Fédéraux, et sa mystérieuse résolution s'amplifiait, le serment intime de ne pas laisser finir l'année sans avoir accompli une œuvre forte, consommé le sacrifice de sa vie. Plus haute, très claire, la voix du commissaire re- prenait, pendant que les municipaux descendaient la pente : — On va faire feu !... Pour la troisième et dernière fois... Puis, une voix plus grave : — En joue !... Les fusi's basculèrent tandis que les sergots s'écar- taient pour laisser passer la fusillade. Alors, pâle, l'o- rateur Guerche s'interposa avec un large cri : — Ne tirez pas! Ils donneront le drapeau!... Ci- toyens... ces rixes sans résultat font la joie de nos en- nemis... fs exultent... je vous en supplie... ne dépen- sez pas vainement vos forces... Remettez le drapeau! Tous écoutaient, hésitants, regardaient le « Fils de fer. » Lui, d'un coup d'œil minéral, constatait l'absur- dité de la résistance, et, résigné, avec le remords d'une tentative inutile, il murmura : — Sauvez-vous, camarades... ça devient bête... faut que je le remette ! Les« Fédéraux» cédèrent, glacés, leur enthousiasme croulé devant la déroute des autres, devant cette mi- traille prête à les foudroyer, et Chailloux s'avança si- lencieusement pour remettre l'emblème pendant que les autres se sauv-ient, s-.ns grand'peine, à cause de 15. 262 LE BILATÉEAL Rigaud et de Laënnec à la capture desquels s'achar- naient les agents, tous ensemble, parmi les tombes. Malgré tout, le colosse leur échappa, après avoir passé sur le ventre d'une demi-douzaine de sergots, mais le Breton, cerné, finit par se rendre. Et la rumeur finale, les derniers cris de nge, les sanglotements des faibles, le clapotement des poursui- tes, les cliquetis des sabres et des baïonnettes, s'éloi- gnaient, mouraient. Froidement, sans hâte, Malicaud avait gravi la route transversale, et il se tenait en haut, tragique devant l'immensité de Paris violescent sous l'inharmonie des nuages. Une imprécation lente et basse vibrait sur ses lèvres, un serment de ven- geance contre les scélérats qui font massacrer le peu- ple par la police, le vœu d'une immolation mémora- ble qui ferait connaître aux hommes que, malgré tout, on ne piétine pas inutilement la multitude, que des vengeurs croissent silencieusement dans les ténèbres, dont la main, sans trembler, accomplira le sacrifice, exécutera la sentence sanglante sur les misérables!H TROISIÈME LIVRE Le Bilatéral lisait tristement. Trop penché, le thorax appesanti sur la table, tirant par manie les élastiques de ses bottines, il se congestionnait. Ses oreilles se mi- rent à bruisser. Alors, il s'arrêta, il se tint dans une méditation. — Pas ça encore... pas ça! murmura-t-il d'un air de mécontentement. Puis, par réaction fantasque, avec une, humidité lasse aux yeux, il so mit à hurler comme une bête au fond des bois. Inquiets, sa femme et ses enfants, assis pour la veillée, le regardèrent. Il s'arrêta, et se mit à rire. Devenue pâle, si femme lui cria: — C'est terrible !... On croirait que tu deviens fou... tu es fou ! — Fou ? Ce n'est pas dans la famille... non, ché- rie, dans ma famille on ne devient pas fou! — Il y en a eu un dans la mienne, répondit-elle. Maisï 264 LE BILATÉRAL m. c'est bête de me faire si peur, mes nerfs ont tremblé jusqu'aux pieds. — Ma pauvre !... Quand on lit trop longtemps,tu sais, on éprouve comme çades besoins de gueuler... Ce n'est pas la première fois, hein ? ^ — Non, mais je ne peux pas m'y habituer... Enfin, c'est pas malin, non, pas malin t Alors, il se leva, les bras en croix, avec deux larges bâillements, et portant sa masse sur sa femme, il s'étaya là, mit un baiser sur le cou délicat. Elle, qui adorait son homme, reçut gentiment la caresse,' at- tirait la tête du Bilatéral, y promenait ses lèvres. — T'es une jolie gamine ! fit-il. Elle rit, montra vite ses dents fraîches, irrégulières, ses yeux bleus, disant : — Tu dis ça !... Mais je suis du rassis pour toi. — T'as dix ans de moins que moi. — Mais tu n'es plus jaloux.... dis, pourquoi n'es-tu plus jaloux ?... Je crois que tu me trompes 1 — Moi!... Le plus brave homme de la création ! Tu peux me suivre ! — Je paierai quelqu'un. Le Bilatéral se détacha, tangua par la chambre. Il se heurtait aux meubles, s'appuyait une seconde, fai- sait, à des places fixes, craquer le plancher, et c'était une personnalité heureuse, pure et haute. — Tn nous donnes froidavec ta marche ! fit la femme. Je n'ai jamais vu personne faire une telle tempête dans une chambre ! Il s'arrêta, s'étaya contre l'armoire, avec un doux sourire. Condensation du foyer, la table l'absorba. Sur la nappe rouge, à folioles noires dessinées filandreu- sement, c'était une belle coulée de lumière. L'om- bre d'une plume enjambait une brochure, avec un'( LE BILATERAL 265 petit trou blanc vers l'angle de la pointe; un dé à cou- dre, à mille fossettes, accueillait le spectre émané d'un fragment de prisme, des boutons s'échelon- naient entre un polyèdre de faux jais, à galerie centrale, une pantoufle de l'enfant Jeanne, bordée de panne, des journaux et un bambin Jésus de faïence. Autour, la famille, les têtes dans l'intime tremblement de la lampe, et Hélier se sentait le cœur tout tendre, tandis qu'allait, implacable mesureur de béatitude vitale, le petit balan- cier de la pendule. Pu s, ses yeux s'absentèrent, et ce qu'il dénommait « l'arrivée de la meute dans le buisson cérébral », l'é- carta des choses ambiantes. Le Jésus de faïence, par affinité, évoquait devant l'objectif mnémonique un chambranle de cheminée, dans un muet salon, chez sa marraine la mystique et sa grand'mère. Sur cet autel, couvert d'idoles familiales, le Bilatéral revoyait, avec un tremblement d'extase, un autre Jésus, en cuivre vert-de-grisé, et deux vases de pierre jaune, deux apô- tres de marbre noir... Gela, une minute, le menait dans une étroite, très longue, sépulcrale nef, ses nervures téméraires rejointes à la mystérieuse altitude, dans la pénombre féodale, 'es verreries toutes grêles versant, par la translucidité des saints polychromes, de caver- neuses lumières, et là rôdait un rare peuple féminin, là priait la tante mystique, quelquefois s'élevait la dis- crète épouvante des Pater et des Ave du Chemin de la Croix. Plus tard, il sa retrouvait dans la chambre à coucher de ses villégiatures d'enfance. La paix y était suave, la blancheur des murs un peu froide, et par la mousseline des fenêtres pénétrait la rue claire prodigieusement nette, tapissée de cryptogames et d'herbe, où des cu- rés glissaient dans une douceur noire. Trois livres I266 LE BILATÉRAL Îacoh H ' St°lre ParaPhrasé* de Joseph, fils de Jacob, des paroissiens centenaires, des imag s bleu barbare dans une dentelle de papier, frappa a cureté du gamin. Délicieusement lssi's, atKa„ L premier dejeuner; „ ^ ^ - **to poéSIe enguirlandée d'historiettes. Mais, en bas a ,é gère marraine mystique rentrait de la première messe bientôt une céleste odeur de café sourdait sous la p ' Il descendit, les sens bouillants de fraîche gourme dise, d'une voracité de jeuno chien, embrassait grand' mère brune, a tante mi-encapuchonnée de noir, ef plein de joie chaude dévorait le pain pur, si délicat contait ses lectures à la grand'mèrequi, sa cervelle h meu blee encore de bribes, murmurait d'une voix sans Ss agréablement comique : tts' « C'est toi, divin café, dont l'aimable liqueur Sans altérer la tête, épanouit le creur. » ' Le déjeuner finissait. Un pendule immense à dis- que de cuivre, tapait, sans hâte, la chute des gouttes do vie et la meute du Bilatéral poursuivait la klep! sydre du khalife Haroun-al-Raschid, offerte à l'Empe- reur d Occident, puis le khalife s'évanouissait vers la Mecque, à d'âpres solitudes jaunes, entre de secs bri- gands .smaelites cahotés sur le cou des dromadaires Mais, vers l'orée du désert, proche l'Egypte Hélier Couvrait le Sérapeum, le fantasmagorique secrets hierat,ques. Absorbé par un certain Sésourta- sen, vamqueur des peuples armés de l'arc il dérivait par sourdes transmutations, à la chute du ciel du ba- ron d Espiardde Colonge, et, féeriquement, les phrases toquées d'un opuscule naviguèrent au buisson I\ LE BILATÉKAL 267 « Les grandes pyramides, édifiées en prévision d'une » catastrophe planétaire, dans un but de sauvetage d'ê- » très et de choses, furent des ouvrages énormes de » préservation... Cette plage renferme les ouvertures » de longues galeries, par lesquelles on peut entrer à » des labyrinthes, à d'anciennes habitations prodi- » gieusss... bases des pyramides dont celles-ci sont » les pesantes flèches... Les Grecs, ces grands en- » fants, divaguèrent sur les temps passés... Un globe » nouveau.venu, qui paraît ne savoir où se poser... A » l'île de Waïhou, des centaines de statues colossales » de pierre... » Et, longtemps, amplifiant les phrases remémorées, il rôdait amoureusement par la pensée d'Espiard, son large, son formidable concept, le drame super-anti- que, l'écroulement du ciel sur la pauvre Terre, les in- commensurables pluies d'aérolith^s qui humilièrent, firent idiotes de superbes races, ensevelirent l'effort de l'homme ancien vers la lumière... Horripilé, le Bilaté- ral, écoutait la lamentation, la cloche d'alarme sonnant le glas à la civilisation contemporaine : « qu'il viendra » un jour, comme aux profondeurs du passé, et qui » n'est pas tellement distant, peut-être, où la Chute du « Ciel recommencera, où l'horrible chaos de pierres » anéantira nos immenses richesses, et la mer impé- » tueuse achèvera le désastre commencé par le téné- » breux Espace ! » Attardé encore à ce que dit d'Espiard de la Lune — que c'est un astre intrus émergé dans l'orbite terrestre, un satellite trop puissant pour la menue planète, d'ail- leurs une ruine, une pierre démesurée prête à se rom- pre, percée de cinquante mille puits —il s'écartait, rêvait à un soir où descendait un timide croissant parmi les constellations occidentales.. Oh! un soj.rsi, doux! t! ; ;.! 268 LE BILATÉRAL C'était sur ces champs précaires, hors Paris, que le caprice du monstre industriel, un à un, dévore. L'au- tomne y reposait lourdement. Les platanes, aux routes moites, avaient semé de larges feuilles cuivreuses, et sur les champs noirs, les vignes guenilleuses, un petit bois transparent, flottait une brume si charmante, si évocatrice de souvenirs ! Elle mouillait, attendrissait l'épidémie, les narines. Hélier et un amibien cher descendaient par là. Et, avec la brume, revenaient les immensités de la mémoire. Ils descendaient sans hâte. Sur la route cendreuse, quelques maisons épiaient, de leurs pupilles de vitre à travers des arbres délicats, et une usine allumait de quadrangulaires fournaises dans le soir débutant, puis, un canal misérable, un bassind eau dormeuse s'ouvrant en ellipse parmi des rives molles, aux marcescents peu- pliers, quelques bateaux sommeillant dans l'eau toute noire, des rais de fantastique lumière s'évasant là-bas, sous une arche de pierre... Peu à peu venait une conversation délicieuse, pleine de bonnss paroles, peine de charité... sur la directen des aérostats !... Où donc l'ami maintenant ? Loin, aux antip3dr s, au fond de l'Australie ! Ah ! vies vécues ! Disposés à l'horizon les précieux écrins, les sanctuai- res de divin enthousiasme, les soirées de vers luisants, les minutes de tendresse, d'étreinte aux bords des (he- mins, tous les b'eus, les gris, les rouges des firma- ments de jadis ! Dispersés à l'horizon ceux qui ont par- tige nos pauses, partis au loin, au trépas, à l'oubli ceux qui reparaissent quand, solennelles, funèbres, se lèvent les draperies du souvenir, qu nd se rouvrent les divi- nes salles cérébrales où sont restées vivre les scènes écoulées! Ah I Et brusquement le gouvernail revint à Hélier, la sylla- I;Iv LE BILATERAL 269 bition informe de sa toute petite fille — elle avait huit mois — le tira du gouffre spéculatif. — Ati, ati, ati... tch ! tch !... Hëëë hûû... tch ! tch! Il fondit sur la table, bruyamment y posa ses cou- des. Enclose dans sa forteresse, une lourde chaise d'antan, le bébé Claire suçait une clef, aussi grave, aussi sévère qu'un roi de Ninive. Mais, quand elle vit tout près la lourde tête du Bilatéral, sa barbe chiffonnée, elle tourna vers lui ses larges yeux sombres. Lui, amoureux, l'analysa. Elle se penchait, avec un jeu délicat de petites mains, avec un torse bien ferme dans la robe rouge, la tête émergée sur la ba- vette blanche constellée d'étoiles bleues. Tout à coup, elle sortit de son assyrienne gravité, et un sourire lui passa doucement sur les joues, en rais de lumière. — Oh ! cria-t-il. Elle, ouvrant ses lèvres humides, divines, refaisait : - Tch! tch !... Ati! ati!... Rêveuse, mettant en lumière le coquillage d'une de ses oreilles, elle lâchait sa clef, et ses pattes d'oisillon rôdaient sur la table, péchaient une plume de poule, un jouet de zinc dont elle tambourait par saccades, curieuse de sonorité. Alors, dans l'envie que ces me- nottes le touchassent, il approcha plus près la face, et elle y glissa d'abord ses fraîches paumes, allant, venant comme une petite repasseuse, tandis qu'elle bavait de plaisir : — Ati ! ati ! ati ! Enfin elle prenait, tirait, labourait la chair pater- nelle, s'embroussaillait aux poils. Mais dans une crise, il l'enlevait, l'enceignait dans ses gros bras, trottant par la chambre avec des aboiements de tendresse, fouillait des lèvres le cou si bref encore, la délicieuse270 LE BILATÉRAL petite bouche humide, et ses cris augmentaient, s'en- sauvageaient : — Es-tu drôle tout de même ! fit la mère avec gen- tillesse. Tu gueules pour tout ! Le tout petit être, sous la folle multitude de baisers ahuri, avec des prunelles béantes, un tremblement de' cils quand la barbe revenait en charge, riait cepen- dant, déjà avait la charmante lucidité de la tendresse la sécurité heureuse. — Je t'aime! Je t'aime! Je t'aime ! chantait le père sur l'air de « II était une bergère! » Puis il la déposait, il embrassait encore chaque doigt et tâta.t le crâne puéril, la grande solution de conti- nuité du sinciput, chaude, palpitante. — C'est bien mou crâne ! Elle et Jeanne, du reste. Al- bert c'est toi... tout toi! Tiens, tu vois, lui ila plusde vo- lume d'ensemble... maiselles.cllcsont une plus grande capacité de toute Ja partie qui vient devant les oreil- les. C'est dans ma famille d'avoir peu de tête en ar- rière et beaucoup en avant. — Eu es-tu fier, hein ? de ta famille, s'écria la mère. Puis, inquiète : — Tu ne crois pourtant pas qu'il est bête, le petit? — Lui! fichtre non. Mais il est moins humain que les gamines... il sera plus un spécialiste. Sa tête tra- vaille doucement... et quelquefois ça vaut mieux. Fais bien attention, je vais le forcer à penssr ... Avec des pelures de pommes de terre, armé d'une figuration de couteau, le gamin fabriquait un hachis et, animé, par intermittences levait son blanc visage vers le père ou la mère: — Ferai-je un joli dîner pour vous? Oui?... Est-ce que je suis bon comme du pain ?LE BILATÉRAL 271 Et à quelque taquinerie légère de sa trop vive, trop mouvante sœur : — Mais tu es méchante !... Le père s'approcha, contempla. C'étaitunetrès blonde tête, pesants sur le cou gracile,une tête à cheveux drus, couchés ou dressés comme des blés, dont les pointes avançaient un peu sur le joli front tout blanc, un front haut, coupé rectangulairementauxtempes,plutôt étroit, où couraient deux sourcils légers, argentins, et là- dessous les yeux, septentrionaux, pâles et un peu trem- blants, abrités sous l'ombre de très longs, miraculeu- sement beaux cils. La face petite, à carnation yorks- hirienne, était à peine rosée au milieu des petites joues, et la lumière, en plein sur cette pâleur su- perbe, détachait les lèvres,. les dents irrégulières, co- quillagcuses, Les deux petites mains grasses, lourdes, sortaient du velours noir de la robe, au bout des bras ronds, et le père avait au cœur une vénération, trouvait royale la beauté du petit mâle. Les doigts doux du Bilatéral alors se posèrent sur la tête du gamin et d'une grave et tendre voix — Petit... une histoire ! — Mais je te fais un gentil dîner ! fit-il. — Ça ne fait rien... dis-moi d'abord une histoire. Alors, le petit visage s'éleva, les yeux tremblants abrités sous les cils mi-baissés, et une lumière suave errait sur l'iris et la sclérotique, tandis qu'un immense effort, une vraie souffrance, tourmentait le front : — Y avait une 'tite fille... etelle tomba dans l'eau..- et y avait un 'tit garçon qui rit... et ça était méçant... et y avait un animal... et animal dit... Je veux mordre cette 'tite fille... et y avait un ce val ... et ce ceval courait derrière la 'tite fille....272 LE BILATÉRAL ! L'enfant s'arrêta, épuisé, la petite bouche tremblante, et le père caressant le front : — 0 joli front blanc ! Derrière ta muraille claire... de belles corolles vont resplendir... et de bons fruits n'est-ce pas, Albert, de bons fruits mûriront derrière la muraille? — Quelle muraille ? demanda brusquement Jeanne, l'aînée. Elle avait quatre ans. L'art éternel l'avait faite suave de corps et d'esprit, de splendeur blonde sans tache, et toujours la cervelle en travail: — Toi, dit le père, tu es notre chef-d'œuvre. Dis-moi une histoire. — Les grands yeux superbes s'allumèrent et, eupho- niquement, l'enfant débuta: — Y avait une fols... une petite fille, et un petit garçon... et leur papa leur avait défendu... défendu... de sortir de leur zardin... et d'aller dans la campa- gne... et un zour, ils étaient sortis du zardin... et ils ne retrouvaient pas leur cemin... et ils pleuraient... et le soir était venu avec de petites étoiles... et y avait un grand bois, devant eux... Elle allait, avec d'adorables emphases, et un petit frisson aux épaules quand la petite fille et Je petit garçon s'avançaient dans les ténèbres de la forêt : — Y avait des bêtes partout... on voyaitleursyeux... et les bêtes criaient... et tout à coup un lion cria... Elle mimait la marche monstrueuse du fauve, son énorme corps s'avançant sur les enfants, et la terreur des petits êtres cachés derrière un arbre : — Et le lion sauta sur eux... et les zêta parterre... et il voulait tnanzer le petit garçon et la petite fille le frappa sur la tète... alors il voulait manzer la petite fille... et le petit garçon le frappa sur la tête... alors....Y LEÏBILATÉRAL 273 Tous, jusqu'au bébé Claire, se penchaient, écoutaient le conté, l'intervention du bon éléphant qui extermi nait le lion, quand la sonnette de l'appartement les interrompit. — Qui peut venir? Paresseusement, le Bilatéral se levait, allait ou- vrir: — Tiens !... Quel bon vent ?... Entre la lueur de l'escalier et celle de l'appartement, c'étaient Raviérc et Eve, lui tout trouble, elle raide, comme interloquée. — C'est un mauvais vent qui nous amène ! s'écria le Collectiviste. Et il se prit à rire, de son grand rire d'émotion, à coupetées aboyantes. — Entrez donc ! fit Hélier. Ravière entra lourdement, soudain silencieux, tan- dis qu'Eve semblait suivre à regret, ne pas compren- dre. Le Bilatéral, amicalement, les conduisait, avan- çait des chaises avec une précipitation maladroite et bon enfant : — Là! fit-il... .Te suis content de vous voir... M lis une nervosité tenait Eve et Ravière, elle pâle, regardant vaguement ce nid de béatitude, ces enfants, la jeune femme; lui saisi d'un embarras de paysan sensitif. Cependant, Marcelle s'était levée, avec une gentille moue de bienvenue, tandis que le Bilatéral présentait son monde : — Ma femme... mon bon camarade Ravière... Sa fille... Mademoiselle, je vous présente mes gosses ! Eve, devant ces suaves petits humains, revenait à li normale, criait : — Oh! les beaux! sont-ils beaux! — Et solides ! dit Ravière. 274 LE BILATÉRAL Jeanne arrivait vers Eve, à pas de mystère en lou voyant, .nduite familièrement par la ifelle vte" e't brusquement elle l'aborda • § ' cette XtdeT" V0US VaWen! °Ù —-aceté AuSî . fleUr,r0UZe' - à la Mai^n dorée, ou, ? Albert, jaloux de voir Jeanne accueillie tendrement par Eve, voulut alors exhiber son talent personne7so„ tnomjje, et d'une voix énorme, de contralto, u e'v0 " P oJ g.euse chez un petit homme de trois an se me tait à chanter, fanfaron, victorieux, rigide : «C'est un mari... c'est un mari... ,, «Cest unmarideCorneville! » Alors, dans un grand rire, les timidités se dissipè- rent les nouveaux venus se sentirent à l'aise Zl que le bambin continuait : ' "dlS « De Corne... de Corne... de Cornevi-i-lle!„ fer7u^ate de îlfIatéral- ^^^ ^ ma f— une minute! " ™" *' ^ Caus™ Il avait allumé une seconde lampe, invitait Ravière ,- d'Albert semblabie^n^VimS^t ïr \: xes' ;a répénèrent-Da-ia «S™ 21? fUdlyUX du Buterai, encombrée a instruments de phyS1que et de paperasses les deux hommes s'asseyaient en face l'un de l'autre Le rato cmateur se mit à sourire avec douceur ^avIèTlt^r1™ e" qUOi je Pu- ™ «rrir? mut^'d£;tgêne'tournaitieboutond---LE BILATÉRAL 275 — Vous savez, c'est pas pour moi, c'est pour Eve... moi, je me fiche de quelques mois de prison... Je suis venu sans lui dire, vous avez dû voir... — Oui, elle paraissait étonnée. — C'est par rapport à notre affaire de ce soir, j'ai voulu vous demander un conseil... vous êtes un homme de bon conseil... Et il se mit à dire l'aventure du Père-Lachaise. Hé- lier, très intéressé, haussait les épaules devant la ma- ladresse de la police, l'absence de tactique qui jette éternellement l'Autorité au chausse-trape : — Vous comprenez 1 termina Ravière. Ils ne m'ont pas arrêté, mais ils me connaissent, ils peuvent venir me pincer demain avec Eve. Je vous dis, pour mon compte, je m'en f... ! Mais elle, quand même elle ne serait pas arrêtée personnellement, si elle me voyait en prison, ça lui ferait trop de peine!... Je serais allé chez mes amis... mais c'est la gueule du loup... trop connu ! Alors, j'ai pensé que vous pourriez m'indiquer, pour quelques semaines, une retraite... me recomman- der dans un hôtel de braves gens. Le Bilatéral se promenait de long en large, pesam- ment : — Ecoutez! Voici ce qui va arriver presque certai- nement. Pendant deux ou trois jours l'Autorité va poursuivre sa sottise... la force d'inertie! Puis, des re- proches, des clameurs... tout s'apaisera. Ils seront alors trop embêtés déjà avec leur dizaine d'arrestations sur les bras, pour en faire de nouvelles... trop heureux de laisser mourir l'affaire. Au maximum, une dizaine de jours à vous terrer. Et prenant solidement les deux épaules de Ravière, avec une autorité cordiale : — Restez ici ! '276 LE BILATÉRAL — Oh! riposta Ravière, nous flanquer sur votre dos comme ça... vous êtes déjà cinq! — Allons donc! Nous avons quatre chambres, delà literie à enrcvendre... laissez-moi faire... puis,comme on dit au théâtre, c'est pour votre fille, voyons, pour votre fille ! Ravière, ému, pressait la main de l'autre, puis se mettait à rire largement, en ânonnant sa reconnais- sance : — Faudra que je le dise à Eve, maintenant I Et il parut embarrassé : — Ah ! oui, je s lis ! fit Hélier. Elle a une pointe con- tre moi... mais je vais la faire accepter, vous verrez, d'un seul mot! Et comme Ravière le regardait, surpris, Hélier se mit à rire : — Hé oui ! Vous avez accepté pour votre fille!... Pardieu, elle acceptera, elle, pour son père ! Puis, ouvrant la porte prestement, il appela la jeune fille, et quand elle fut devant lui : — Voyons! Vous m'en voulez... vous avez tort! Il faut garder votre colère pour les malhonnêtes gens... il y en a tant! Moi, je vous estime... estimez-moi! Et pour commencer, acceptez mon hospitalité pour une dizaine de jours... Il parlait avec tant de naturel, en vrai hôte, qu'elle perdait ses rancunes, honteuse, envahie de sympathies vagues. — Puis, ajouta-t-il, en clignant de l'œil au Collecti- vist;, c'est pour votre père! Et comme elle acceptait, rougissante, en balbutiant, Hélier coupa court en ramenant ses hôtes en famille Le thé était servi, Jeanne et Albert se tenaient en si- lence, dans la joie d'une veillée inattendue, sensuelle- LE BILATÉRAL 277 ment attentifs à la brioche et aux petits fours. Débu- tée dans la gêne, la collation devint bientôt aimable, animée du joli clair-obscur de la table, des gloutonne- ries d'Albert, et les jeunes femmes, assises l'une à côté de l'autre, sympathisaient graduellement, conver- saient de choses puériles. Puis, les gosses endormis, tandis que Marcelle, Eve et la concierge bousculaient toute espèce de meubles dans les chambres voisines, Hélier et Ravière s'attardaient en spéculations sociales, et le Collectiviste, fouillant soi existence hasardeuse, y retrouvait une infinité d'incidences chaudes, palpi- tantes, vêtues de couleur vive, que l'autre écoutait, at- tendri, envahi d'une mélancolie démesurée à voir tant de martyres, tant de sacrifices, aboutir à un quasi- néant, par l'absence de nœud logique, par la diver- gence fatale des cerveaux. 16! H III !.( Les quinze jours passés chez le Bilatéral eurent une influence considérable sur la destinée d'Eve et de Ra- vière. Dans les discussions qu'amenait l'ardeur ratio- cinatrice des deux hommes, Je Collectiviste, sans dé- faillir dans son fanatisme révolutionnaire, puisa des arguments supplémentaires pour se détourner du Parti possibiliste et se rallier au Guesdisme. Pourtant, il hésitait encore, trouvant la décision à prendre formi- dable, dominé par la peur qu'ont les plus énergiques consciences devant l'anathème des cosectaires, les ca- lomnies, les verdicts de trahison. Mais rien, dans cette période, ne lui plaisait autant que d'entrer dans le refuge du Bilatéral, d'aider, de ses grosses mains sin- gulièrement dextres, au maniement de délicats ins- truments de physique, de surveiller une expérience. C'était son monde, la satisfaction de sa constructio- manie, et il montrait une grande précision de coup d'œil, rendait de sérieux services, non sur le coup, mais après des réflexions opiniâtres. Et le physicien,'280 LE BILATÉRAL pour la millième fois peut-être, s'étonnait de l'extrême compatibilité aux sciences positives qu'ont si souvent les âmes mystiques, les Ampère, les Faraday, les Moi- gno... Eve, elle, n'avait pas abdiqué toute malveillance contre le Bilatéral, ne pouvait atteindre l'équilibre des sentiments, une cordialité tranquille, ses antipathies d'antan transmuées en crainte indécise, en trouble qui ne lui permettait pas de dire une phrase à Hélier sans balbutiement. En revanche, elle s'était complète- ment éprise de Marcelle, captée à la fois par l'idio- crasie et les qualités sensationnelles de lajeune femme, sympathique à la couleur de ses yeux comme à la forme tendre et timide de ses pensées, et cette affec- tion.Marcelle la lui rendait avec une constance douce et profonde. D'ailleurs, la quinzaine coula sans trouble, comme l'avait prédit le Bilatéral : le gouvernement, tracassé du fiasco de sa tentative autoritaire, goguenarde par les feuilles radicales, n'osa poursuivre trop rigoureuse- ment le procès et se contenta de trois ou quatre con- damnations. Mais, pour être resté quinze jours absent du bureau, Bavière perdit son emploi. Presque immé- diatement Hélier lui en dénicha un plus lucratif dans une fabrique d'instruments de précision qui exploitait un de ses brevets, et le Collectiviste, ennuyé d'habiter le xive où il rencontrait perpétuellement ses col ègues du groupe des « Collectivistes fédéraux, » préféra s'é- tablir à Montmartre pour préparer à l'aise son adjonc- tion dans l'armée guesdiste. Il réussit a céder son ap- partement de Montrouge avec une légère perte, et dès le milieu de juin il s'établissait près du Clignancourt. Pour Eve, tout ce mois fut une attrayante période de transition,une intérieure rupture avec tout son passé,LE BILATERAL 281 le renoncement de sa lassante idylle avec Lesclide à qui elle ne songeait, malgré le succès oratoire de l'anar- chiste à la Ligue Socialiste, qu'avec une ennuyance profonde, la stupéfaction d'avoir cru pouvoir s'attacher à ce lugubre homme. Elle eut son heure de large paix, des affections tranquillt s pour les enfants Jeanne, Albert, Claire, une estime indéterminée mais non désagréa- b'.e pour le Bilatéral. Surtout son amitié pour Marcelle s'approfondissait. Par malheur, la jeune femme d'Hé lier tombait à cette époque dangereusement malade. De constitution moyenne, apparemment sans défauts héréditaires, Marcelle, depuis plusieurs mois, déclinait à la suite d'unaccident abortif déterminé par une chute, et des négligences, deux ou trois rhumes successifs contractés pour n'avoir pas suivi les prescriptions pru- dentes de son mari, venaient de déterminer une crise pulmonaire, une désuétude brusque de tout le système. Le médecin du voisinage, gros pléthorique insoucieux, laissa progresser la crise. Mais Hélier, persuadé après quelques jours du caractère funeste de la maladie, fit venir des praticiens moins obscurs, et leur verdict fut terrible, une véritable condamnation à mort mitigée des vagues phrases de confiance dans la nature, de l'aumône de consolation faite à la douleur de l'époux. Hélier, alors, se mit à lutter pied à pied, veillant la plus grande partie de ses nuits, s'ingénîant à seconder les réactions de vitalité de la jeune femme. Mais vers la fin du mois, il devenait impossible, à son esprit trop habitué à l'analyse, de méconnaître le triomphe de l'anéantissement, la progression implacable du Nir- vana. 16. -35™III k( Une heure de silence et d'épouvante venait de cou- ler, et Marcelle percevait toujours plus un Etre un Monstre, qui se tenait près d'elle, en embuscade EUe toussa sèchement, tenta de clore ses prunelles. L'hor- rible angoisse les rouvrit. C'était l'ombre encore, mais déjà, sur la fenêtre à contre-orient, une fine trame diurne se tissait Alors elle tourna la tête à gauche. Sur le lit de fer, accoté au sien, la face d'Hélier émergeait de l'édredon, comme élargie par les ténèbres, et son épaule musculeuse, ses jambes repliées montaient sous la surface pâle des draps. Son haleine était isochrone, facile, sans ron- flement. Plus loin, les enfants dormaient. Tous trois s'étaient dénudés, les petites chevilles de Jeanne esca- ladaient le fond du berceau d'osier, surhaussé sur deux chaises; Albert était de guingois, sa tête croulée du traversin, et leurs menues respirations saines entre- coupaient celle du père. L'étouffement, plus implacable, pesa sur Marcelle, 4V,284 LE BILATERAL S Elle écarta ses bras, avec une navrante supplication au Monstre, et la toux reparut, féroce. Une minute elle trépida comme ces pauvres pigeons qu'on étrangle pendant les ventes, puis, d'un misérable effort, elle at- teignit le bras d'Hélier, le secoua. A son habitude, il s'éveilla de suite : — Hé bien ? — J'ai peur, Hélier... si peur t Il se mit sur son séant, le cerveau soudain lucide. Déjà la lueur aubale précisait les formes, mais, la con- gestion lui tenant encore les yeux, il ne voyait qu'em- bryonnairement. Ala fin, il analysa sa femme, l'affreux labeur qui la métamorphosait.Dans les pupilles déme- surées, le vague venait, l'écroulement funèbre ; une grâce tragique palpitait sur la face en désuétude ; des forces sournoises semblaient acharnées sur elle, une chimie cruelle qui la dévorait par corpuscules, incoer- ciblement défaisait l'harmonieuse électrolyse vitale. Alors, une pitié infinie le gonfla, et il fut devant elle tout humble, la vit auguste et vénérable. Il dévora le sanglot qui s'éveillait en lui, se pencha : — M'aimes-tu ? dit-elle. Elle l'attira, amoureuse de sa vitalité, espérant y puiser de la force. Lui, doucement, à reprises délica- tes lui baisait les joues, mais bientôt elle étouffa plus fort sous la forte tête opaque, et elle la repoussa len- tement, avec désolation, en retenant la main d'Hé- lier. — Veux tu boire? fit-il. — Oui. Il sauta du lit, il lui donna la bo.'ssonpar cuillerées. Une minute elle parut affermie, fixa Hélier avec une lamentable tmtative de sourire. Il se détournait, tout timide. Sur les vitres, '"oréeLE BILATÉRAL I 385 parisienne émergeait du blêmissement nocturne, un astre suave luttait entre des cheminées vaporeuses,et les premiers moineaux dirent leur joie aux arêtes ter- nes des corniches. Puis, la charrette du lait rabroua le pavage, la crénelure des nues s'opalisa, diaphane, et cette pauvre genèse du jour était un délice incom- parable. A mesure, Hélier trouvait la mourante plus redou- table, luttait contre l'obsession de se mettre à genoux devant elle, et d'implorer son pardon. Devina-t-elle, y eut-il seulement consonnance ? Elle dit : — Il n'y a pas de meilleur homme que toi sur terre ! Alors, il croula sur ses genoux, il murmura un flot de choses vagues et tendres. Brusquement, il s'arrêta. L'abominable toux retentissait avec le bleuissement suffoqué de la face, la trépidation de bestiole mou- rante. — Chérie ! Chérie !... Petite femme ! Ma douce pe- tite femme I Les grandes prunelles s'épanouirent encore, comme cramponnées à celles do l'homme ; la main pâle rampa sur la couverture, implora un refuge. Cepen- dant, dans l'éclaircie de la crise, Marcelle articula.des lèvres, une phrase insonore. Lui, ne percevant aucune syllabe, avança l'oreille : — Je crois que je vais mourir ! dit-elle. L'horreur de la chose, le noir attouchement du néant durcissaient la pauvre face grêle, et il passa sous la voûte frontale un glacial chaos de choses évanouies.de fantômes furtifs et innombrables, d'événements défor- més et de paroles confuses comme le vent dans un tremble. Puis, la nébulosité se fondit ainsi que des brumes sur un rivage, une fraîcheur divine enveloppa les cli- I 286 LE BILATÉRAL ches de la mémoire, les périodes d'âme passèrent eu- phoniqueiïkent, tendres à faire pleurer, pures et juvé- niles, avec du Paysage, du Foyer, des Saisons. Inta- rissablement, les voiles se levaient, la féerie omni- forme continuait son flux , large par delà tous les horizons, jusqu'au fond de l'Univers, et comme perdue dans l'immensité des âges. Mais le vague, la cristallisation tombale, le lourd présent redominèrent, pleins des ombres infranchis- sables, de l'amère détresse de la destinée close. Alors elle eut pitié d'elle-même, dans un abandonnement, une déchéance plus profonde que l'épouvante, et elle pleura sa mort, en grosses larmes d'enfance. Abruti par ce drame, Hélier faisait le vœu de pro- digieux élixirs, de liqueurs de Jouvence, de mysté- rieuses nourritures reconstituant une poitrine d'agoni- sante. Tout à coup, il la vit pleurer, et devant cette suprême misère, ces trop misérables larmes de mori- bonde, il succomba, il s'abandonna au grondement de son cœur et, la face sur la laine blanche du lit, de terribles sanglots labourèrent sa poitrine. — Tu pleures? Tu pleures? dit-elle... Tu le crois donc ? Je vais passer ! Elle vit crouler le Monde, les Formes disparaître, et elle tira vers elle soi époux, avec un sinistre appel de lutte : — Tu le crois ? Ses larmes tarissaient, avec la recrudescence de l'effroi, l'impression nette du Monstre brandissant une griffe pour l'étrangler. Il venait aussi de l'aveuglement sur ses yeux, les ténèbres de la nuit éternelle. — Sauve-moi, Hélier !... Oh, sauve-moi ! Elle se dressait presque, formidable d'épouvante. L'âme folle, il imagina de se fâcher, la gronda : LE BILATÉRAL 287 — T'es bête !... Tu penses bien que si tu me dis des choses pareilles, je dois pleurer I... Tu vas mieux au contraire... Tu viens de passer la crise que le mé- decin avait prédite... et comme tu l'as bien passée, tu guériras t Elle buvait ces paroles, y puisait une dernière sua- vité de vie, et les doigts réfugiés dans la main d'Hé- lier, elle dégusta cinq minutes de paix, dans un alan- guissement presque doux, tandis que la forme des cho- ses réapparaissait avec lenteur devant ses pupilles. On entendait la respiration des petits : — Mes enfants ! fit-elle. Son crâne débile se nourrit de maternité, de l'idée de sa chair multipliée dormant dans les couchettes, et une germination amoureuse , un informe rêve d'a- venir, sans mots, l'éloigna de son agonie. Alors, Hé- lier dit : — Ecoute, je serai de retour dans deux minutes ! Elle dit « oui » tout bas, en ce moment inapte à réfléchir et à s'apeurer. Il s'en alla, les muscles trem- blants, passer une redingote dans son refuge. Là, d'un large et triste geste, il ouvrit la fenêtre. Une plaintive aurore frôlait les nues, élargissait un lac polychrome gardé par des monticules, et des om- bres charbonneuses s'écartaient aux versants des nua- ges. Une statue colossale fondait dans un désert jaune, dévorée par les rayons, lentement coupée par des la- mes d'argent, et la Butte avait un charme noir, posée encreusement sur le lever, avec des maisons froides sous la peluche des arbres traversée de meneaux resplendissants. Mais un courant cinglait les régions hautes, et de maigres nues fumeuses s'atteignaient, s'écrasaient, comme des escadres naufragées sur un océan de platine.288 LE BILATÉUAL Annihilé là deux minutes, sur l'allège haute, Hélier maudiss lit la vaguerie des choses, l'architecture con- fuse du monde. Mais, dans une cour, un robinet ruis- selant désorienta ses impressions. Il crut entendre une source, et élisant un pays ige dans ceux de l'Aurore, il s'y pelotonna, suppliant l'âme des choses, rêvant une béatitude puérile. Mais le paysage croula, ses ci- mes dévorées par du rose, un mascaret de fonte rouge brisant ses longues ravines, lentement s'orangeant verdissant. Un cippe colossal y montait, jusqu'à là front.ère argentine d'un nuage : — Ayez pitié ! Ayez pitié ! balbutia-t-il. _ Une fumée solitaire gravissait le ciel, culbutée par l'haleine matinale, et, par une fenêtre ouverte, Hélier examinait un pauvre homme chauffant une bouillotte au-dessus d'une flamme trouble, et il avait envie de serrer la main à cet homme, fraternellement. Mais un remords le mordit; il venait de gaspiller là cinq minutes ! Et la toux de Marcelle, par reprises exténuées, lui parvenait, le poursuivait comme une meute de bêtes monstrueuses. D'une main colère il se frappa, saisit sa redingote encore semée des taches jaunes d'une promenade pluviale, dévala l'escalier. Le mari de la portière était debout déjà, absorbant un petit cognac, tout vêtu de vieux bleu décati, et prêt à partir pour I'atelier.Hélier.lui glissant la pièce, lui donna un mot griffonné pour la mère de Mar- celle, puis l'adresse du docteur. L'homme mit sa cas- quette sur-le-champ et déguerpit. Le Bilatéral remonta chez lui, pesamment, s'attar- dant aux paliers, et des imaginations de fétichisme le tourmentaient, des offrandes propitiatoires au fond de sanctuaires cuivrés de la lumière des cierges, fleu- rant le mouton et l'encens; des apparitions de vieilles ië LE BILATÉRAL 289 femmes marmonnant autour des piliers, sous une pein- ture de Christ au Calvaire, de troublants Pater, des Ave mystérieux terminés du glissement des chaises; des rustres agenouillés à la margelle d'une fontaine miraculeuse ; des gens qui portent des images et des formules cousues dans leurs vêtements. A sa porte le mascaret de ses artères l'arrêta dans une terreur aiguë. Vivait-elle encore? Et il lui apparut un crucifix roussâtre, entre deux flammes très faibles au plein jour, vacillant en face du cadavre de son père. Puis ce fut le Christ de Van Dyck, une vieille copie sinistre qui s'émiettait chez un de ses oncles: — Du courage donc ) gronda-t-il. Il poussa sa porte. Il y avait silence, un hideux si- lence , et il ôta ses pantoufles, marcha sur ses bas, et l'aura mortuaire lui effleurait la peau. Enfin il en- tendit son souffle, il s'arrêta. Une joie subtile, pro- fonde, irraisonnable le berça, une brusque espérance, une allègre foi dans le praticien qui allait venir,dans l'efficacité d'un remède inconnu, et il entra dans sa chambre. Marcelle était étendue, les paupières closes, ayant rejeté les couvertures de sa poitrine, la face bleuâtre, soulevant ses côtes dans un atroce labeur de respira- tion asphyxiée. Alors, tout espoir mourut en lui, noyé dans un morose fatalisme, et lorsqu'elle se mit à tressaillir sous l'impitoyable étranglement de son mal, violescente, il cria de sombres malédictions. Cependant, il se précipitait vers elle, dans un amour démesuré, s'offrant vaguement en holocauste aux forces immanentes pour la sauver : — Marcelle !... Dis? Tu m'entends? — Quoi donc? fit-elle. Ses cils tremblotèrent.lentement levés sur le6 yeux, 17 I290 LE BILATÉBAL et déjà elle n'avait plus de regard, et ses deux pupil- les vides, insensibles à .la lumière, vaguement cher- chaient le Bilatéral. — C'est déjà soir? demanda-t-elle. Le pauvre homme répondit : — Oui. D'un tendre effort elle tâta, elle chercha son mari, et quand elle eut sa main: — Où sont les enfants ? — Us dorment déjà ! — Ah! La lutte hideuse continuait, l'asphyxie, le noircisse- ment sinistre, mais une paix s'y mêlait, le calme épouvantable des minutes suprêmes. Déjà était entre eux l'interposition incommensurable, et lui, dans l'a- bomination de ce lointain, le cœur brisé, voulait une parole d'elle encore : — Veux-tu boire ? Les planes prunelles roulaient lentement, un râle de catarrhe s'élevait de la poitrine, et la chair misé- rable se battait toujours contre cet horrible étouffe- ment. Alors, il se demanda, stupide, s'il n'éveillerait du moins pas Jeanne.Il se leva, alla au lit de l'enfant et devant la charmante statue qu'elle faisait, mi-nue il trouva son idée féroce. — Ah ! misère ! misère ! Il s'assit, il regarda, plein d'horreur. Des mi- nutes coulèrent, de monotonie funèbre, le déclin uni- forme, le plombement de la misérable femme, et lui se levait par intervalles, l'embrassait. Puis, un final soulèvement contre l'atroce sépulcre, un souffle dé» bile, et les yeux aveugles s'immobilisaient, une main allait et revenait, guidée par un ténébreux instinct. Un peu de râle, la tête remuée sous les forces incommen-LE BILATÉRAL 29i surables, l'affreuse indécision d'un sourire sur le bleuissement des lèvres, sur les dents resplendissan- tes, et elle ne bougea plus. Il se jeta sur elle, il la prit dans ses bras avec de rauques paroles d'amour, et elle était chaude encore, le cœur n'avait pas cessé d'osciller, une oscillation infiniment faible et qu'il percevait pourtant. — Dis, Marcelle... Marcelle ! Le cœur s'éteignit, mais elle était souple entre ses bras, il la couvrait ardemment, il grondait une formule indécise de prière, il l'embrassait chaque seconde, et les enfants restaient à dormir, accompagnaient de leur petit souffle paisible le rythme de la pendule. Puis, des secondes abominables fluèrent, tandis qu'il poursuivait ses supplications, son humble chuchote- ment de tendresse, et tout à coup il poussa une cla- meur frénétique en la sentant froidir. Alors, saisis, les petits enfants s'éveillèrent.IV Vers neuf heures, épuisé d'angoisse, horripilé dans son « home » lugubre, Hélier sortit, laissant ses en- fants à la garde de madame Haldat, mère de la morte. L'âme fanée, excessivement mou, il posait sur les trottoirs un pas lourd et presque ataxique, déviant un peu vers la gauche, avec du vertige dans un de ses lobes cérébraux. La rue, comme le sens de ses rê- ves, acquérait une originalité bizarre, estompée trop rudement à l'une minute, puis vaporeuse, lointaine, invraisemblable. Il ne souffrait pas, dénué seulement d'impressions blanches, habité d'images moroses : mares d'automne, éteules sur un sol de cendre, lan- des, villes encreuses perdues sur des rivages de som- meil. Quelquefois, un choc plus violent des fardiers, le retentissement d'un timbre do tram, l'énervaient, le tiraient de sa condensation terne, et alors il était frappé d'un insupportable désir de joie et de sécurité. Sorti de la rue Ordoner, il se trouva sur l'odieux294 LE BILATÉRAL Barbès-Ornano, vraie via de nécropole, où tout le jour circulent les chars des morts. Là, contre un arbre abrité de ciment à la base, il fit escale. Des maçon- neries y croissaient, emplissant les trottoirs d'escar- res et de gravois. A l'une d'elles, entre les échafau- dages, trois manœuvres travaillaient sur une plate- forme et trois maçons sur un pan de muraille, en cot- tes plâtreuses, en corps de chemises, avec des culot- tes rafistolées. Le bizarre soleil, par intermittences, leur bondissait sur la nuque, puis s'évanouissait en- tre des cumulus, et le Bilatéral s'attardait à ce tra- vail de polypes, à la rotation du treuil, ennuyé lorsque, d'un tas de chaux, s'élevait un horrible pou- droiement autour de la tête d'un manœuvre, ou lors- qu'un autre transportait des pierres sur son crâne, d'ailleurs très mécontent de ce qu'ils se refusassent tant de dégrèvements de souffrance : le petit véhicule pour aller du treuil au mur, le ciment fait en réci- pient clos, un treuil construit plus adéquatement à la besogne__ Puis, dans un léger ricanement, il se désintéressa d'eux , vit, l'espace d'un éclair, les peuples de la Méso- potamie enchaînés à l'édification de villes colosses, et soudain eut son tressaut, l'âpre colère que sa femme eût disparu de ce monde. Un corbillard passa. Devant le soleil submergé, le firmament était de soie perle, et le cocher, de rigidité minérale, apparaissait comme une saisissante statue, un fier profil d'ébène dépoli, avec des lignes extraordi- nairement fermes. Son chapeau, son mantelet, chaque pli, avaient la même acuité, peignaient un âpre homme nocturne, un fantôme admirable de deuil ; et le che- val était noir aussi, et noire la luisante voiture, vrai édicule de septentrionale douleur, hellénique pourtantLE BILATÉRAL 295 par une pureté de contour, par des colonnettes harmo- nieuses. Hélier ôta son chapeau, avec un grand salut respec- tueux, et longtemps laissa ses prunelles accompagner, le petit troupeau sombre qui ondulait derrière le, cada- vre. Puis, se trouvant là tout bête, les cils humides, et une femme le dévisageant, il recommença de rôder. Maintenant, à travers sa peine, de fugaces problè- mes le harcelaient, sur la photophonie, sur les ovovi- pares de la mer et les fusils à répétition. Puis il re- vécut un jour d'hiver, avec un chemin boueux entre la virginité argentine des champs, et des soldats alle- mands dévalant prudemment une côte, comme des insectes sur une jupe de soie blanche. Mais les fusils revinrent, avec la vision d'une bataille où, sur douze lieues de front, s'acharneraient deux millions de bê- tes humaines. Puis une chanson délicate pleurant sur un violoncelle, et de nouveau la photophonie et la trans- mission des images à distance ; enfin, terriflquement claire, la silhouette de la morte : — Pauvre douce femme ! Oui, douce. Aux dures distractions de l'époux, à ses fantasques réponses, à ce qu'accumule d'ennuis un homme incapable de mettre un livre, un habit, un us- tensile en place, elle opposait une jolie patience, quand même maintenait l'ordre, et toujours restait amou- reuse, prête à la caresse. Silencieuse s'il travail- lait, attentive à ses paroles, heureuse du plus mé- diocre bout de promenade au long du Clignancourt, juste jalouse au point où c'est aimable, tenant en pro- preté son petitpeuple d'enfants... Lapauvre trépassée ! Aussi lointaine maintenant que les tribus du Rig-Veda, chantant les hymnes d'Agni au pays des Sept-Fleu- ves !... ■■">vmm.< MÊÈ296 LE BILATERAL C'était un soir d'automne qu'il avait eu la bravoure de l'aborder. Il la guettait déjà longtemps, à la des- cente de la rue Ramey, rarement échouait à la croiser, vers huit heures, après l'atelier. Ce soir-là, contre sa coutume, il avait, étant à un baptême, légèrement abusé des alcools et il allait comme un poulain, dévo- rant les trottoirs d'un pied véloce. Elle parut enfin à la crête, près de la rueMuller, un peu traînante, pâle et gentille de lassitude. Alors, mal- gré tout, il eut grand'peur. Il avança pourtant, se mit à balbutier. Elle ne répondait rien, très grave, conti- nuait d'avancer, en sorte qu'il avait le cœur plein de honte et aussi de compassion. De maudites gens les re- gardaient, les marchands des quatre saisons coupaient de cris rauques ses paroles. Par une surprenante bru- talité il lui prit le bras, et elle tremblait pitoyablement, voulait se dégager. Mais il l'endormait de choses plain- tives, peu à peu l'amena à répondre. Sans savoir comme, ils se trouvèrent montant la Butte. Au sortir du corridor fantasmagorique d'une ruelle, sous un ciel mort, s'ouvrit un portail de splendeur, un énorme triangle sphérique de lumière. Dans le fond, dans ce large gouffre oblique, la polypière dardait ses phosphorescences, son chaos de lucioles éparses, des gares enceintes de phares polychromes, des routes rectilignes ou faiblement courbes, des plans perpendi- culaires projetant de petites constellations de lampes, des astérismes de vitres, de vagues globes vaporeux, des entrelacs de reflets, des surfaces de pénombre adorable au bord de puits d'encre et tout cela d'ex- pansion énorme, de superbe lutte animale contre la froide voracité de la nuit. Lui, au-dessus de cette ruche soirale, trouva une éloquence accélérée de fièvre. Un souffle chaud escala-LE BILATÉRAL 297 dait les pentes, et elle écoutait, rassurée. L'histoire d'une heure fut là charmante, infiniment pure, et le contrat signé de se rencontrer tous les soirs, de se connaître quelques mois..... — Fini ! fini ! balbutia le Bilatéral. Une voiture frôla sa redingote, et il s'écarta sans émotion. Ici, le boulevard de la Chapelle était, comme le peuple, pauvre et hâve, la terre et les asphaltes cra- puleuses, et les fanes pleuvaient abondamment des ra- mures. Des hôtels urineux, incrustés de suie, projetaient leurs plaques de location, mais le rugissement des mam- mouths de fer, sous un pont, l'optimisme d'un colossal labeur consolaient de ces cavernes morbifères. L'arrière-façade de la gare du Nord émergeait sur le parchemin spongieux des nuages. Elle était noire, pesamment contrefaisait un fronton de monument, et, par intermittences, il y bondissait le clair duvet de la Tapeur, la forte haleine minérale du carbone. Aux lisières, c'était l'avare densité des façades, la com- pression d'habitats sans air, une monotonie calcaire, variée des petits trous ombreux des fenêtres, du schiste et du zinc des toits. On ne sait quelle confidence sourdait du tout, une voix lente, âpre, familière pourtant, qui attestait la vitalité du terroir, et que la dégénérescence est peu probable dans ce labeur, dans ce combat ravivé par les périodiques retours des saisons, par l'instabilité des pluies, des brumes, des jours glaciaires, par tous les contingents de la nécessité forçant l'homme à se détourner de l'énervement du plaisir, à faire face aux violents défis des choses. La journée grisonnait davantage. Partout, les dé- chirures bleues pâlissaient, s'hydrataient,et les chaînes des cumulus, leur argentine orographie, s'aplanissaient 17.298 LE BILATÉEAL en grandes surfaces ardoise. Une escadrille sillait, des nébulosités noires et pointillées de clartés comme des ailes de pintades. En même temps circulait une haleine aqueuse, que le Bilatéral aspirait douloureusement, tout au long du bassin de la Villette. Là, une alacrité moderne côtoie la lenteur d'antan, et inévitablement on rêve de Hollande, en face du microcosme dor- massant des bateauxde halage. Certains ont des robes d'acajou, d'autres une belle coque do cirage, et à beaucoup le bois simple, amoureusement poli, rayonne des teintes neutres, du roux sobre au jaune foncé. Un gouvernail cochenille s'harmonise au vert malachite d'un autre, et les carènes pesantes, les sabots, les barges plates, parfois alternées de modernes ogives, sont des « homes »,des demeures disant une vie flot- teuse, la béatitude des paysages déroulés à l'aise de- vant les vitres des fenêtres minuscules. Cependant, un haut pont convexe tenta l'ennui d'Hé- lier, et il l'escalada. L'eau grelottait, d'un vert attendrissant, à facettes douces, bordée d'entrepôts rougeâtres, à toitures sur- plombantes de zinc, et comme évanouie au loin à l'ombre de puissants magasins dont le fenêtrage, sur la bri- que, se délimitait de pierres blanches. Un vieillard dé- chargeait du charbon, sept chiens se poursuivaient en indécente cavalcade, un chariot de foin oscillait en soubresautant. Il s'étalait partout des ballots écrus, des caisses blanches, des tonnes où l'on voyait rôder aux interstices, à pas circonspects, des corps bleus de pigeons. Des pailles d'or traînaient sur des poussières noires, des pavés et des briques s'étageaient réguliè- rement ; un engrenage à treuil, aux ajours délicats, par ses crampons invincibles saisissait, soulevait d'im- menses fardeaux, les déposait clans la gueule d'un en-LE BILATERAL 299 trepôt, docile d'ailleurs, tout soumis à un pauvre petit homme; et un martelage abominable, des centaines de maillets battant des fontes sonores, jaillissait d'un bâtiment embryonnaire à la base du pont. Mais lapluie débuta, tamisée, vernissant le ventre des embarcations et, dans son réseau pâle, les tons de bi- tume devenaient gris. Le Bilatéral se détourna du ca- nal vers la ville. C'était une vieille estampe, une sur- face plus trouée que la Lune, pareille à une colossale succession de carrières. Sous la batiste pluvieuse, les nuances, les teintes occidentales, une modestie de colo- ris, d'abord morose, puiscapteuse, nuée délicieusement à la prunelle anatomiste, développait ses harmoniques sur Belleville et La Villette. Parfois, entre les barytes, les chromes satinés, les rouges brunis, les jaunes doux et rares, s'élevait un vif rayon d'émeraude ou une note de hardi vermillon, puis, loin, tout retombait dans un bleuissement plombé, une violescence tranquille. Les hautes cheminées usinières, en obélisques tron- qués, une tourelle à huit pans, de modestes pointes d'é- glise, des clochetons mêlés à la nue, une coupole triste, déchirée par l'intersection des toitures, des polyèdres indéterminables, écimés, fenestrés, en créneaux, cli- vés commedes cristaux,des arcatures inégales apparues entre les poutrelles d'un polygone, toutes ces formes surgissaient dans l'horizon de pierre, entrecoupées de l'innocence d'un arbre, parcourues d'un rampementde fumées dont la pluie coupait l'ascension ; et de la masse hétérogène jaillissait pourtant une pensée de pondéra- tion, le fondamental équilibre du travail humain. Humide, Hélier submergeait là son tourment, se sen- tait l'esprit croupi comme un marécage, mais le large nimbus s'épuisa, des courants thermiques, énervants, passèrent. Le zénith s'élevait sur une voûte plus large,300 LE BILATEKAL ,1 '. ■ :ii i s une délicieuse voûte translucide, avec encore quel- ques rouilles rares roulant à la bordure. Alors, il s'éveilla, l'épidermc désagréable, échauffé par les flots libérés de chaleur latente, refroidi par l'evaporation de l'eau croulée sur sa redingote. Les dissonances des marteaux sur la ferraille lui devin- rent odieux, l'expulsèrent du pont. Il reprit la vague- rie, entre des charrettes lentes, l'oeil levé vers les ma- gasins, les inscriptions évocatrices de voluptés noma- des — Transports pour Rouen, les Andelys, Elbeuf, le Havre. Mais, tandis qu'il doublait l'église de Saint- Jacques Christophe de la Villette, un remords le prit d'avoir laissé seuls ses enfants, et voulant couper vite et court, il s'égara dans le margouillis des ruelles, pé- niblement s'orienta à travers ce misérable et indus- trieux quartier. Perpétuellement, les trois petites sil- houettes, leurs idiosyncrasies adorables lui tracassaient la cervelle, et un mot lui flottait aux lèvres comme une condensation de tristesse, plus noir, plus lamentable que les histoires funèbres, lues le soir au lit, à douze ans. Il le répétait, s'en rassasiait avec une douceur na- vrante et opiniâtre : — Orphelins!., orphelins! Ah ! chéris ! Ils étaient seuls là, avec la mère re- froidie dans la chambre à côté, seuls, étonnés, aban- donnés. Qu'il allait être doux et triste de les abriter contre soi ! Il galopait, il avait retrouvé sa voie, mais la forte accoutumance flâneuse l'attardait encore aux recoins tentateurs, aux lisières fumeuses où s'estompent les prodigieux peuples du travail, les cages gorgées de bêtes humaines emmêlées aux brasiers et aux organis- mes de fonte. Surtout la compagnie parisienne du gaz l'arrêta. Par l'énorme entrée, les pyramides de coke,LE BILATERAL 301 larges comme des édifices, superbement noires, à net- tes arêtes sur l'albâtre de l'horizon, saillissaient entre les hautes tours de briques où le formidable tirage allumait des flammes diaphanes dans le jour blême, des flammes qui, aux soirs oxigénés de l'hiver, posent des phares antiques sur le quartier. Puis, au détour de la rue de l'Evangile, cinq cirques noirs, sobrement vernis par la pluie, profilaient leurs co- lossaux alambics, leurs colonnes de fonte, les rais dé- licats de leurs échelles, leurs coudes lourds, les der- niers décroissant là-bas, s'affinant avec l'espace, dres- sant à leurs crêtes de fins treillis, des croisillons d'encre sur les mousselines du firmament. Le remblai du chemin de fer s'allongeait, parallèle, tous les fils télégraphiques courant finement de poteau en poteau rejoindre les isoloirs de porcelaine, avec quelque chose de discret, de subtil et d'intellectuel. Une petite son- nerie tintelait, invisible. Le charme amer de l'endroit, ce qu'il symbolisait de rude et d'ingénieux, terrassait la force du Bilatéral et il y séjournait vaincu, avec des soupirs de dyspnée. Elargissant encore la philosophie condensée là, un Christ apparut, dans une grande niche cintrée, une niche sénile déjà, non par la grise attaque du temps, mais par la fumée, le charbon, les acides, un sombre Christ sur une croix forgée, avec des épines de fer au front et, à ses côtés, deux navrantes couronnes d'im- mortelles, deux arbustes ensevelis dans une implaca- ble suie. — Allons ! fit Hélier. Il s'arracha du paysage, mais un torrent de sensa- tions persistait, lui détaillait des contrées houilleuses, des silhouettes de fusain, une terre sans végétaux, des organismes métalliques dressés sur la stibine des302 LE BILATÉRAL firmaments — nerfs de cuivre, muscles d'acier déve- loppés en roues , en poutrelles, en nervures , en fou- gères, — les sanglots de Moloch , les rugissements de la vapeur. Puis,extraordinairement doux, un autre paysage, naquit, net, lucide , avec des rumeurs de nature, des clartés tièdes tressées aux Alhambrasdu tra- vail, où les silhouettes humaines, purifiées de la souil- lure noire,domptaient sans brutalité la Matière—l'âge électrique après l'âge du Charbon. Hélier, cependant, atteignait le boulevard Ney, au rebord des fortifications. La pluie ne reprenait pas, et la coupole, élargie continuellement, parut de neige, chaste, sans une macule sur ses frontières resplen- dissantes. Alors, la première citerne bleue parut, pâle d'abord, puis creusée, approfondie par le choc des ou- vriers atomiques, abîme de calcédoine entre des colli- nes rondes. Les pentes des fortifications furent insup- portablement belles, toutes les petites lances de l'herbe égrisées au retour du soleil, et le malheureux homme se détourna. Mais le charme, à gauche, était "plus tendre encore, sur les cytises du railway, sur les reliefs moel- leux des folioles où se roulaient des gouttes, avec des pauses et des reprises de frou-frou et, lavées, sur leurs pédoncules capillaires, des diplotaxes couleur soufre se massaient en peuplades. — Et elle est morte ! répéta-t-il. Il eût été tellement doux de la mener au soleil encore, de lui faire voir des feuilles et des prairies, la Seine rampant contre la proue de l'île Saint-Denis !... La rue Ghampionnet parut ; de l'épouvante emplit le cœur du Bilatéral, et il monta les escaliers avec tous les revifs de l'aurore, avec la réapparence des espoirs conçus et étranglés hideusement. D'une main faible, il introduisit la clef, et c'était dans les chambres leLE BILATERAL 303 même, oui le même silence qu'au matin, si bien qu'il recommença de voir Marcelle trépasser. Mais une petite voix s'éleva, pleureuse, le piqua au cœur, et il l'écouta sans bouger, affreusement tremblant, l'âme pleine de négations ténébreuses, sans se débattre contre les lar- mes qui tombaient largement de ses prunelles.Il se reconquit, s'essuya la figure, et sur la pointe des pieds fit les trois pas qui le séparaient de la salle à manger. La porte s'ouvrit, et lui, hors d'haleine, re- garda : — Ah ! mon Dieu ! Près de la table, sur le solsafrané, appuyée au treil- lis d'une chaise, Jeanne se tenait dans la longue robe de chambre en cotonnade double, à minces lignes blanches entrecroisées en parallélogramme, avec le nœud flottant jusqu'aux bas de grosse laine. De là émergeait sa tète intellectuelle, les cheveux croulant par nappes lumineuses dans le cou, sur le front. Sa douce personnalité immobile, sa main fine posée à un barreau, elle chuchotait une, délectable histoire au petit garçon. Lui, lourd et adorable, debout, laissait entrer en ses grands yeux pâles, la mimique abondante de sa sœur, la grâce vibratoire de la conteuse. Sa forte tête, ceinte de la pleine lueur, aux denses cheveux hérissés, de blondeur franche, sans or, pesait sur son306 LE BILATÉRAL I I 1 , cou suave, trop ténu, offrait aux yeux du père une proie de baisers délicatement neigeuse. La face naïve, Scandinave de teint, écartait deux lèvres humides, et il balbutiait son ravissement trouble à Jeanne, se ba- lançait avec gaucherie, dénudant sa jambe pure sous sa robe bleue bordée de panne et sa petite jupe de fla- nelle jaune. Cependant, à l'autre bout de la table, dans la chaise close, s'épanouissaient les yeux du bébé Claire, noirs, larges et splendides sur les joues fines. Elle pleurni- chait sur un doux mode, délicieuse petite Ibère en face des blonds aînés, et régulièrement apparaissaient ses huit dents dans l'innocence mouillée de sa bouche. Le père se précipita sur elle, la prit avec une rude ten- dresse, de violents baisers amoureux sur tout le petit être tiède, tendre, emprisonné contre sa large poitrine ; et elle, à l'explosion, répondait d'un tout fin rire, four- rageait la face de l'homme de ses dix doigts aranéens, sans frayeur, tout affectueuse et léchant la barbe noire. — 0 petite déesse, petite Claire, grondait-il. — Hé hé hé! fit-elle. Puis elle parut tout à coup grave, avec des prunelles studieuses, et son index svelte s'allongea. Sur la man- che du père, une mouche patinait, et la mystérieuse philoscience de l'enfant s'excitait à la bestiole pâturant ses ailes, s'arrêtant, repartant, électrique et charmante, et l'ombre d'impressions complexes métamorphosait à mesure le visage du bébé Claire. — Mais embrasse... embrasse-moi donc ! fit passion- nément Hélier. Alors, les bras frais du baby, dégagés des manches flottantes, tremblèrent autour de la grosse tête brune, avec un tâtonnement berceur, un moite cri :LE BILATÉRAL 307 — Hé... hé! — Mais moi je veux un baiser ! cria Jeanne. — Mais je veux un baiser ! dit Albert aussitôt. Les blonds étaient venus, accrochés aux cuisses du père, leurs faces levées vers lui lumineusement, ten- dres et impatientes : Il s'agenouilla brusquement, avec un sourd cri d'an- goisse, et il les avait sur sa poitrine tous trois, réfugié dans la mollesse de leurs chairs, sa bouche vorace abaissée sur leurs têtes innocentes, écartant près d'eux la brutalité du Destin. Puis, assis sur les planches, con- tre le mur, il s'abandonna librement à leurs escalades, le bébé Glaire au centre, abrité au giron, les blonds lui rudoyant le crâne et les épaules avec des entrecou- pements de caresse. Au dehors, les plus grosses nues avaient péri sur les surfaces bleues, et une vibration blanche accourait par les vitres, obliquement bondis- sait dans la chambre. Etonné soudain que les enfants fussent seuls, Hélier demanda : — Où estgrand'mère? Jeanne, appuyée sur lui, dans la sérieuse besogne de lui tisser la barbe, répondit : — Elle a dit de revenir de suite... — Bon! Puis, la petite fille interrompant son labeur, avec un air de songerie, terrassa le père d'une affreuse ques- tion : — Et quand que maman reviendra? Et Albert répéta, enfonçant l'épine : — Quand que maman reviendra? Le Bilatéral regarda la porte de la chambre à cou- cher. Tout au fond de son cerveau, le fantôme s'immobi- lisa, nébuleux d'abord. Puis le drame glacial et livide,308 LE BILATÉKAL ses lignes minérales sous les grands plis du suaire, l'Immanence farouche, le reliquat lamentable de l'être restitué aux éléments... Quoi donc? Quel sens? Là, solitaire, les mains croisées sans doute, les yeux clos elle gisait pourtant, celle qui avait conçu les trois pe- tits, l'individualité qui tant de nuits avait dormi con- tre la poitrine de l'époux, et le Dévorateur la remettait aux forces, aux immuables fatalités tisseuses de for- mes. La claire voix enfantine de Jeanne coupa la rêve- rie, comme une clochette d'angelus dans les cendres du Crépuscule : — Eh bien, père? Il la regarda si tristement qu'elle eut peur et se mit plus près de lui, avec une grave caresse frissonnante. Alors, l'autre blond, surpris de les voir immobiles et s'étreignant, cria : — Mais je vous aime, papa!... Dans la minute de silence, le pendule disait la dé- suétude éternelle, on entendait la chanson d'un men- diant, l'irruption des premiers déjeuneurs chez Des- truel, une agile apode revenait devant les vitres, avec un menu sifflement. Hélier, à pleins bras, tenait sa grappe d'enfants, et son âme s'endormait, défaillait sous l'attouchement de l'Inconscience.VI — Voilà grand'mère ! cria Jeanne. L'entrée craqua sous un pas prudent, et madame Haldat parut avec des pommes de terre frites, un pot de soupe et du bœuf. Hélier s'avança près d'elle et lui pressa la main. Alors, elle se mit à pleurer en silence, tandis que les petits dansaient devant les pommes de t6rrc. — Dire qu'elle m'a parlé hier encore! fit-elle. — Elle m'a parlé ce matin! répondit Hélier. La vieille femme déposa les provisions, craintive comme dans une église, puis resta sangloter un ins- tant dans son tablier. Le Bilatéral cachait son front contre la poitrine du baby Claire, grelottant, puis, brusquement, il prit la tête de la vieille femme et l'em- brassa. Alors, elle murmura : _ Vous êtes si bon, Hélier! Vous ne l'avez pas mé- rité! Et après un silence : — L'avez-vous revue?310 LE BILATÉRAL i — Non, dit Hélier. — Elle est si belle... Comme une Sainte Marie!... Je ne puis pas croire qu'elle est morte... Je crois tou- jours qu'elle va se lever... C'est la concierge qui à lavé le corps et qui a fait la toilette... Elle est bien adroite... C'est très bienfait! Mais avez-vous mangé? — Non. — Bon Dieu! Comme vous devez avoir faim!... Il faut déjeuner... Gustave est allé faire la déclaration à la mairie et commander le convoi et les lettres... Dé- jeunez-vous? — Je voudrais, dit Hélier, que nous déjeunions dans mon cabinet... Je vais ôter les papiers de la table. Les blonds, silencieux, ne se détournaient pas des pommes de terre, avec une gentille expression" gour- mande. D'un geste triste, le père leur donna quelques effilés, et leur joie électrique et leur grâce participaient un peu des cruelles splendeurs de la Nature débordant sur une pauvre souffrance humaine. Doucement, la vieille femmedisposa le déjeuner dans la chambre d'arrière. Hélier ne voulut que de la soupe et du pain, horripilé par le bœuf, et il mordillait sans énergie, s'étonnait des faïences, du vin tremblant dans sa cage verdâtre, de la damassure du linge, de l'iris des verres... et qu'elle ne verrait ces choses jamais plus ! Suffoquant, il ouvrit la fenêtre. Sous la sentimen- talité claire du ciel,à douces écailles, à golfes ardoisés, à ailes de ramiers, de bizets, à légères cavernes d'écume blanche, à monticules obtus, une atmosphère de fraîcheur pressait doucement la montée des Buttes, et c'était comme une belle côte de Seine, de long, at- tendrissant attrait. Dansle gai travail d'après pluie, le vert des arbres se fonçait en troupeaux, montait, tour-LE BILATERAL 311 nait, flottait en vagues, en buissons et, dans les angles tremblés, dans les demi-cirques, les dentelures feuilletées des maisons étaient pareilles à des crénelu- res châtelaines. Une, là-bas, la plus haute, semblait darder cinquante tourelles (ses cheminées) sur une flaque coquelicot, avec une façade chanvreuse, barrée au bas d'une cahute de craie neuve. Sur le pylône délicat, à mille meneaux, du Sacré-Cœur, un grand levier déti- rait ses bras obliques, au haut d'un mât, et deux cor- des y pendillaient, capillaires, perdues dans un treillis de polygones bleus, tout cela d'une grâce curieuse, comme d'une fantaisie sémite tracée sur la conque du firmament. A droite, s'effilaient deux peupliers, échan- crés par dessus de sombres masures caduques, entre deux rangs de frondaisons, puis tout seul, un petit cube pâle, un Eden entrevu par une porte de verdure juste assez ouverte pour accueillir une mesure de lu- mière et d'air frais. Enfin, une grosse habitation rose, libre dans le ciel, sans un arbuste autour, sur un coin de vif argent où elle était comme une aéronef vo- gueuse... Alors, une nausée troubla l'estomac du Bilatéral, et il dut boire, coup sur coup, trois cuillerées de vinaigre. Ah ! comme le moindre repli de ce monde cruel avait de grâce I Si l'on ne devait pas redouter, continuelle- ment, le pesant coup de marteau du fatal, le broiement des vies que l'on aime à voir vivre à côté de la sienne, quelle iconolâtrie'charmante emplirait les journées! Ah ! nom de Dieu de misère... de misère.... Avec un geste d'exécration, il ferma la fenêtre, en frappant du talon le plancher, et il circulait comme un grand animal lugubre, les poings rigides. — Ne voulez-vous pas un peu de cognac ? demanda madame Haldat. Si2 LE BILATERAL I H I — Merci, mère... non ! Elle le regardait aller avec un respect peureux, at- tendrie de ce qu'il aimât tant Marcelle, et peu à peu cette idée lui creva le cœur et elle se remit à pleurer. — Pourquoi tu pleures, grand'mère ? demanda Jeanne. — Du courage t dit le Bilatéral. Mais il en manquait lui-même, contenait, avec une peine infinie, le flot âpre qui battait sous ses paupières. Cependant, il tapait sur le dos de la mère, à petits coups. — Allons, maman... allons, allons! Cette pauvre vieille femme, alors, lui jeta ses deux bras autour de la tête, en lui criant : Vous êtes le bon Dieu, vous !... Il n'y en a pas comme vous au monde I Ce qui, au fond de l'homme, alla réveiller les paro- les de Marcelle, presque semblables, murmurées du- rant l'agonie. Et, après une phrase douce, il s'en alla vers son laboratoire, enfermé là dans une demi-ombre, à revoir des choses très vieilles dans l'histoire de sa vie, la lamentable évocation des catastrophes. VII Vers quatre heures, l'irrésistible envie flâneuse re- prenait le Bilatéral, et il s'en allait le long du boulevard Magenta. Une ampleur moderne y ouvrait la chaussée, quelque chose des villes aérées du vingtième siècle, un grand fleuve de ciel bordé par la saillie des toits. Deux frères de la Doctrine chrétienne le précédaient, en cheveux gris, lents et majestueux sous leurs lon- gues soutanes à manches oscillantes. Le vêtement, presque neuf, moiré discrètement, dans sa morte élé- gance attrayait, et les grands chapeaux avançaient une pointe obtuse, leurs poils de ci de là érigés, tan- dis que deux carrés longs de linge tremblaient sur tout ce noir comme des ailes épointées, soulevées ryth- miquement par la marche, avec un effarouchement gai aux gamineries du vent. — Ah ! ceux-là I pensait le Bilatéral. Il créa, pesamment heureuse, une communauté d'hommes enfouie entre des forêts. Les jours coulaient, monochromes, des annales cristallisées, chaque heure 18314 LE BILATERAL immuablement prévue. Eux, dans cette existence de pendule, peu à peu oubliaient la vicissitude, blanchis- saient, sans colère dérivaient à l'inconscience.... — Mensonge !... des amitiés très tendres, conden- sées, se nouent. — Et le jour arrive où il faut voir mourir l'élu !.... Ces deux-là, s'aimaient-ils ? L'un, plein de sang, avec des creux d'aniline aux paupières, un tempéra- ment à réactions vives, austère pourtant, et chez l'au- tre du jaune, la charpente en relief, plus de constance, sans qu'on puisse dire qui des deux peint le mieux la vie exceptionnelle, mi-brahmes, mi-parias. Brusquement, ils entrèrent dans la gare du Nord. Alors, privé d'eux, le Bilatéral s'échoua, et un soldat lui prit la prunelle. Devant la puissante façade, c'était un fantassin, allant, venant, terne, avec la santé mixte du métier, l'œil tempéré. Un cigare qu'il ôtait, remet- tait maladroitement, laissait à l'arrière la vapeur d'une machine qui démarrerait sans hâte, à petit feu. De près, tout l'individu, sous la capote griselée, avait pau- vre couleur, mais, en s'éloignant, Hélier lui trouvait du charme: d'abord une grande teinte bleue, une dou- zaine de petites médailles argentines (les boutons), puis cinq taches rouges, rieuses — épaulettes, culottes, shako. — Mélancolique, un sac de toile bise et forte lui pendait aux épaules. Là dedans, il restait un humble de la campagne, triste et naïf au point qu'Hélier avait envie de lui glisser cent sous, paternellement.... Le boulevard s'écoula dans la place de la République, et sur son clair cylindre de pierre, la statue noire, la haute statue, sa draperie ruisselante, son musculeux bras érigé, se découpa sous un ciel de savonnée claire, sous un groupe de beaux cumulus, un peu roussis, à rocs de basalte : LE BILATÉRAL 315 — Et moi aussi, j'ai cru un jour qu'un mot allait balayer les souillures et la misère 1.... Grande statue, grande statue, naguère je tremblais en passant à ton ombre ! Sur l'immense place oblongue, flottait le peuple noir do la civilisation, diapré de ballons enbaudruche, de ga- rances militaires, de voitures renoncule et d'étincelants bébés ; de jeunes platanes, égaux, frétillaient sous leurs feuilles immenses, et le ric-rac des urbaines, le martelage clairet des chevaux, la glissade des trams, le cri d'un clairon survenu de la caserne du Prince- Eugène, cettre intrépide vitalité reportait le Bilatéral cent ans plus loin, dans une explosion rancuneuse de pessimisme. — Alors, plus,un seul de ceux qui passent ici.... Puis, la même harmonie de sensations le ramena en arrière, aux humanités frustes. Et il vint, devant son imagination, un coin do sauvages, entrevu un jour, dans une province pouilleuse, à l'heure où déjà l'ombre est longue. Un village de terre brune s'ouvrait en pa- rabole, l'arc d'ailleurs coupé do lignes rectangulaires, sous un formidable firmament bleu nué de néphrélite. Nulles fenêtres, des portes de trois planches, et les ha- bitants assis morosement, en habits ternes. Une sur- face de soleil cuivre à droite, une surface d'ombre so- lide à gauche. A l'orée, une maigre pyramide de tuiles (l'église), découpée avec un relief phénoménal, une nerveuse colline dans le Sud, et trois hommes dispo- sés sur l'horizon, trois traits de bitume mat.... et pas un arbre, pas un arbrisseau, pas une bête, rien qu'une herbe dure comme la bruyère, une herbe de fonte grise et de rouille, claquante, prête à flamber, lugubre symbole de l'ingratitude du lieu, de l'infécond habitat sans source. Et gravement, dépourvu d'auréole, le H l ï ï 316 LB BILATÉRAL disque descendait la parabole lointaine, nu, rouge et farouche comme un dieu de colère.... La vision s'anéantit et, dans la rue du Temple, le Bilatéral ressassait un problème sur la polarité magné- tique de l'oxigène. — Tiens ! fit-il, arrêté brusquement. C'était devant la droguerie complémentaire du sys- tème Raspail. Un gros homme pesait du sulfate de zinc, une caissière manipulait de la monnaie, et toute la boutique avait une apparence triviale et bon en- fant. Alors s'épanouit au fond d'Hélier la période adora- ble du Muscle, des Ilelmintes, du Désert et de l'Etoile. En ces jours, la Force et la Longévité hantaient le jeune homme. Il se voulait formidable et très pur, sanctifiant sa vie aux terres vierges, invincible comme Bois-Rosé, mais plus exorable, d'âme plus haute. Tou- jours, dans ce rêve, renaissaient les termes-types, prodigieusement délectables : Espace, Incommensura- ble, Brise, Harmonie, Ramures, Savanes, Etoiles, So- litude, Forêt — et il ne pouvait les articuler sans un remous suave dans les artères. Ivre de ces choses, le jeune homme, au gymnase, projetait verticalement, au bout de son bras, cent vingt livres à la volée, fran- chissait plus de six mètres d'un bond, et sans lassitude boxait, ondulait aux barres, au trapèze. De tous ses amis, Hélier fut en ce temps l'Hercule, un paradoxal Hercule amoureux de sophismes, de romans, d'inter- minables périgrinations, et perpétuellement maudis- sant les villes. Oh ! certaines aubes, certains soirs !... A trois, s'adorant d'une amitié d'anges, la sensation simple d'être sous bois, de se croire unis éternelle- ment, avec des causeries hyperboliques, leur imagina- tion commentant leur Paradis, et que leur sagesse, laLE BILATERAL 317 grandeur de leur âme dépasseraient, dans la soli- tude, celles de tous les misérables civilisés!.... Puis, la nuit s'éployant, son infini frisson sur les chairs ado- lescentes, ils scrutaient la carte astrale, et sous le' vi- trail d'une branche, sous des meneaux divins, de se répéter, en échos, le nom d'une constellation, ô mon Dieu que c'était donc doux, que c'était donc doux ! Mais le jeune homme n'était pas sans hypocondrie. A songer toujours au muscle et à la santé, il s'établissait un fervent souci de nourriture saignante et d'hygiène, une préoccupation de biftecks et de médicaments. L'étonnement de tel petit malaise faisait se fourrer le « Coureur des Bois » aux manuels médicaux. Alors, il trouva Raspail, et Raspail fut Dieu, une immense figure de sagesse et de philanthropie surgie par dessus l'hu- manité, méconnue et crucifiée. Les Ascarides, les Lombrics, l'astuce des ïipules du Choléra, tous les peuples souterrains défilèrent sur l'aiguë imagination, et quelle épouvante, quels tâtements de flancs! Long- temps, l'Univers en fut transmué, toute vision fantas- magorique, chaque parcelle de chair en proie, pour Hélier au pullulement des monstres. Par bonheur, le Manuel, dans une affirmative papale, enseignait la guerre ténébreuse, l'infaillible anéantissement des pa- rasites. Dès lors, au Muscle, à l'Étoile, se mêla la for- teresse du Camphre, de l'Aloès, du Goudron, de l'Ail et de l'Eau sédative, si bien que, parmi les plus suaves souvenirs, les vermifuges se dressaient, idéalisés, at- tendrissants et secourables. — Oui, oui, murmura le Bilatéral avec désespoir. Et, plus sombre, il ballottait au travers de la voie populeuse, entre la multiplication des marchands de vin restaurateurs, atteignait la rue Rivoli. Là, un ins- tant, il hésita, avec une tentation vague de s'enfoncer . _.,._-—318 LE BILATÉRAL il dans le centre, puis arrêté devant la Tour Saint-Jac- ques. L'heure était très tendre. Le ras gazon du square, vert-jaune, tenait des ombres sans mouvement, et les-dernières nourrices, bonnets roses, mauves, à dé- licats gaufrages, les rubans longs leur rampant au dos, exposaient la chair neuve des homoncules au so- leil. Saint-Jacques la Boucherie gravissait, d'un élan allègre, les hauteurs, et le saint,les bêtes symboliques, les longues gargouilles sèches, étaient fréquentées du pierrot, lourd et familier, parfois risquant un vol de parodie entre les hirondelles. Pascal se tenait morose sous la clef de voûte, strabique un peu, comme re- muant un des problèmes lourds de ses années de désué- tude, tracassé de la vision abominable de l'abîme. Quand le Bilatéral eut vécu là dix minutes, un som- meil d'âme l'avait repris, et il eut envie de la Seine, traversa les ponts. La librairie des quais, cette ency- clopédie qui va de la clef des Songes au Positivisme de Comte, la numismatique disposée dans de petits mé- daillers vitrés, la statuaire des figurines roses et blan- ches, le reporta jusqu'au Pont-neuf. Il revint. Déjà beau- coup d'artisans retournaient do l'atelier, suants et ra- pides, parmi de petites vieilles drôles, et des méridio- naux jouaient à la main chaude, hommes et femmes, avec cruauté, au delà de la place Maubert, tandis qu'une foule bleuâtrede lanterneurs,penchés surunpont, con- templaient une grue à vapeur jonglant avec des cubes de pierre. Les tours de Notre-Dame étaient deux blocs de tourbe sur le couchant, des bric-à-brac s'étalaient sur les trottoirs, et sur le seuil de la Halle aux vins, deux douaniers en culottes blanches rêvassaient. Là, l'idiocrasie du fleuve ouvrait Paris subitement. Aux bords dissemblables de l'horizon, la voûte s'é- tayait, très vaste, d'une concavité lente et haute. Sur leLE BILATÉRAL 3i9 perle azur des fonds, un fusain capricieux avait gri- bouillé des hachures, de larges coups, des masses com- pactes, des ombres légères, au hasard, et les maisons saillaient, s'enfonçaient, dominées des poutrelles fines des cheminées, parfois de paratonnerres, cernées de frondaisons jeune et vieux vert, avec l'ascension cen- dreuse d'une église, le trait d'une colonne, l'aplatisse- ment pesant, énorme, du panorama de la Bastille. Les arcatures du pont Saint-Germain, leur musculature mé- tallique suivie des mailles goudronneuses de l'estacade, s'opposaient au pont d'Austerlitz opaque et pâle. Une épouvantable armée de barriques dévalait de- vant la Halle aux vins, monotone, amusante, pareille à une halte de bêtes océaniques, d'amphibies digérant sur une plage australe. Puis, des débarcadères pau- vre honteux, des parallélipipèdes de poutrelles, des pier- railles poivre, des pierrailles ocre en monticules, des baraquements, une cahute enguirlandée de capucines et des files de voyageurs survenant, abordant, rapetisses, à trottements de mulots sur les pentes. Sur le pont Saint-Germain, le roulement des voitu- res, à mi-contre-jour, semblaitténébreux, précis cepen- dant, tandis que surl'Austerlitz, cinglé d'un large rais, la procession était plus blême, singularisée par l'éva- nouissement des roues, les omnibus comme voguant sur l'éther. L'eau était belle, discrètement. La proue des stcam- boats la froissait, la teintait de neiges, et l'on voyait filer des grouillements de coiffures humaines autour d'une cheminée ronde, tandis que l'homme d'arrière, sous son vélum, imprimait des déviations légères à la barre. Partout, dormaient des barques à faible mâture, des vapeurs minuscules, une drague, des péniches char- bonnières, des yoles, un cosmos très doux. Des pein-i 320 LE BILATERAL tures, crues, monochromes ou entrefilees parsemaient les cokes de vermillons, de noirs épais, de gros verts. Un homme enfonçait dans l'eau une longue perche, un caniche jaillissait d'une cabine, un marmot dévo- rait un grignon de pain, un marmot en culottes vastes, en bras de chemise, avec des bretelles comiques sur les épaules, et les ombres des choses s'avançaient tou- jours plus larges sur le paysage. Entre les arbres du bord, des némocères s'étagcaient en nébuleuses. — 0 Polyédrie des choses, grommelait le Bilatéral... et que perpétuellement des batailles se livrent sur l'i- nanité d'une formule, par la prétention regenteuse de cerveaux intenses mais pauvres ! Il quitta le fleuve. Par la rue des Fossés-Saint-Ber- nard, au long de la grille, les chats de la Halle aux vins rôdaient parmi les futailles. A l'encoignure, près d'un robinet à l'eau, ils se tenaient en horde, dans l'im- mense paresse des bêtes de chasse au cerveau incons- tructeur, aux rêves bruts. Tous, faibles de ventre, sans moire sur la fourrure, ils réalisaient des splen- deurs fluides, des virtualités de coercion brusque, des musculatures électriques, la beauté d'élan, de luxe, le potentiel d'une offensive foudroyante pouvant sail- lir, momentanée, de leur amour de l'immobilité et du dormassement. Leurs grands yeux élastiques, divers selon le pelage — émeraude, chrysopale, jaune or, jaune topaze —, leurs elliptiques prunelles gran- dissantes avec les ombres, quêtaient vaguement une aumône aux passants, et leur stupidité semblait pro- fonde, la stupidité d'organismes purement restrictifs, d'encéphales qui jamais ne devaient créer de formes. Sombres, aux ventres blancs, à manchettes de cygne, ou rouges, de fourrure rase ou ursine, ou gris de cen- dre ou gris de stibine, ou neigeux, ou rayés en « tab-LE BILATERAL 321 bies » anglais, certains couchés dans l'indifférence, d'autres debout dans un demi-éveil de splendeur, quelques-uns flairant précautionneusement des ordu- res, ils irritaient Hélier par leur magnificence bar- bare de carnivores, par l'indépendance superbe et pleine d'ennui de leurs têtes rondes et féroces. Mais il les quitta, et il montait lentement par la rue des Ecoles, puis par les rues des Carmes et Valette, pleines de concentrations de pourriture humaine, de lessive, de rogatons, d'exhalements de chambres ou- vertes, d'eaux croupies et de pelures de Brie ammonia- cales. Des chaises avançaient sur le trottoir, du monde dînait, une pauvre marmaille grouillait sur les pavés, et beaucoup d'ouvriers, la tête nue, se figuraient pren- dre l'air sur le seuil des portes. Mais, aux marches du Panthéon, en face de la Bi- bliothèque. Sainte-Geneviève, des hommes, des femmes, accroupis, couchés, rappelaient on ne sait quelles an- ciennes estampes de pèlerins en attente à l'entrée des Sanctuaires. Hélier les dépassa, s'arrêta près de la rue Saint-Jacques, avec un grand soupir de lassitude leva la tête. Un souffle dévie tombait, une haleine toute char- mante sur sa chair. Elles, les apodes, prenaient un der- nier bain de béatitude, une nage emportée, voluptueuse, avec de grands cris. Comme des demi-croissants som- bres, leurs ailes ramaient, frappaient ou s'immobili- saient dans un planement, tout le corps pareil à une ancre suspendue, une ancre sans câble, horizontale, em- manchée du fin trait de.la queue. Leurs bonds, leurs frôlements, emmêlaient, démêlaient des constellations noires sur le pâle zénith. Souvent, quinze ou vingt s'unissaient, filaient vertigineusement par un détroit des maisons, bientôt reparaissaient avec une violenteil 322 LE BILATÉRAL [i I siffierie, une ivre clameur de bêtes nerveuses et, con- tre les arêtes, les schistes des toits mansardés, à ras des murs, c'étaient comme des projectiles; puis, à un obstacle, impétueusement adroites, elles développaient une incomparable aisance, remémoraient la vélocité des truites aux eaux vives de la montagne. Triste, sous elles, allait la rue, le pauvre fiacre sou- bresautant, le cube omnibus et le pitoyable peuple homme allongeant ses petits compas sous la pesanteur du torse. Mais, là-bas, un fragment du Luxembourg semblait un colossal mouton vert, avec des clairs de jeune salade sur l'opacité totale et lareluisance légère du toit du Pa- lais. L'Occident était là, un crépuscule à peine né, des couleurs très simples, un canal de laiton, des mares jonquille, et les nuages par-dessus, en infinité de frag- ments de lignite et de plumes violescentes, sur un fond de vélin glacé. Au zénith montaient, en fuseaux, trois troupeaux d'agnelets bientôt dispersés, foudroyés sur une plage très pure. Déjà le Panthéon, ses surfaces mates, était un som- bre, doux, merveilleux colosse de clair-obscur, et Saint-Etienne du Mont, dans l'entrebâillement, montait sa tourelle, sa façade dissymétrique, grave sur la chute claire des maisons, au dévalement de la Montagne Sainte-Geneviève, sur le bleuissement chaste, divin, capteur de l'Orient. Hélier s'attardait là, et un sourd blasphème d'indi- gnation, une rancune d'éphémère, lui emplissait le crâne. A grand'peine, il s'en détacha, entra au Luxem- bourg. Les hommes, sous les arbres, devant le bassin, les statues, promenaient des chairs molles. Des plumes resplendissaient, des argents de cols, l'orange lumière _____LE BILATERAL 323 s'abattait sur une face de grâce, une voiture d'enfant roulait ses roues à moyeux filamentaires, un soldat os- cillait derrière un massif, sa base semblable, par les interstices, à des corolles mouvantes de balisier ; un mioche, en matelot, délicat, ses cheveux hérissés comme des éteules; continuellement empaquetait des cail- loux, voulait les mettre dans le chapeau de son père : — Prenez un gâteau, papa! Une dame,gantée très haut, taille absurde d'atrophie, les coudes écartés comme des articulations d'insecte, semblait une sauterelle en velours noir. Et le Bilatéral allait au bassin et remontait sur la terrasse, alternati- vement. Le crépuscule effleurait l'eau terne, légèrement spu- meuse où flottaient encore quelques batelets à voiles, des batelets mal gréés de pauvres, et les platanes, les marronniers, toujours plus charbonneux, à rares pores rouges, à pertuis jaunes, dessinaient une frontière molle sur le firmament. Le Palais était mort, avec une seule lueurà l'entrée, et l'Observatoire, perdu dans l'allée, au fond du rêve, avait une majesté éteinte, va- gue et hiératique. Partout s'élevait la population au- guste des statues, sur la rondeur dure des orangers, sur les nacarats évanouissants, les neiges, les soufres des parterres, la tapisserie blême des gazons. Un mor- ceau de Saint-Sulpice émanait, comme un bloc de mine- rai; une pointe de tourelle, dans une échancrure, était semblable à un préhistorique outil de silex, et les gens taciturnes, digérant, s'enveloppaient de fantas- magorie tendre, allant à pas discrets, ou assis, en tor- peur, sur les bancs de pierre blanche, semblaient par- ticiper du trépas lent de la lumière. D'abord, au ciel, des laines roses, des blocs de nickel, des cachemires jaunes, des cimes rondes s'étageaientI 324 LE BILATERAL sur l'abîme de lazulite. Quelques stratus, minces lames d'ardoise, se tenaient tranquillement au bas horizon. Puis, tous les clairs avaient vibré un quart d'heure, s'épandant en notes aiguës, en carillons de lumière, en ténus altos, en harmoniques sur les cordelles de tou- tes les capillaires nuances du spectre. Puis, grossirent, se massèrent les coloris plus sombres, bientôt le rouge sur le bleu noir, les graves symphonies du Nocturne approchant, les formidables basses de la gloire cou- chante. Puis resta la monotone lueur, la traînante, répétitive portée du gros pourpre, une note infiniment basse et mélancolique, envahie, variée lentement par la cen- dreuse nuit, par la plaine concave semée du trille étin- celànt des constellations, des constellations jaillissantes entre les défilés,les cratères des monts de vapeur, dans les ténèbres d'un éther sans Lune. Et ça pesait affreusement sur le Bilatéral, sur ses fi- bres irritées par le regret amer de n'en pouvoir jouir, de ne pas y baigner une chair insouciante, une tête où n'habite pas le souci d'une séparation éternelle. Et il restait accoudé sur une balustrade, sous les nues étoi- lées, à respirer tout ce que la nuit avait de tiédeur et d'éléments nervins, solitaire, silencieux, regardant en lui couler une tragédie irréparable, où mouraient une à une les entéléchies heureuses qui avaient vibré dans son cerveau pour l'avenir de la Morte.VIII Au sortir du Luxembourg, dans l'omnibus de Mont- rouge-Gare de l'Est, sur la banquette pelée, Hélier éprouva un très grand bien-être dans les membres, la volupté du repos après une fatigue saine. Dans ses prunelles lasses, ses compagnons de tram pénétraient comme des êtres de daguerréotype, sans relief : deux hommes élargis, brachycéphalcs, beaucoup de gras- ses dames, et les coulées de la lumière, alternativement auréolaient des têtes, précisaient un pli de capote, fi- laient furtives sur les vitres, pour reparaître plus abondantes devant les cafés, aux carrefours. Le Bila- téral se sentait en pleine vie, en pleine santé, malgré toutes les angoisses du jour. Son sang coulait libre- ment, sans congestion aux reins, au crâne, et le dé- sir du bonheur lui revenait comme naguère, plus in- tense peut-être. Ah! pourquoi donc être morte? Elle pouvait vivre heureuse, aimée, mère de beaux en- fants, nul obstacle dressé sur sa route, sans ennemis. Et il répétait, d'une manière vague, sur un rythme, 19 / 326 LE BILATERAL I en s'efforçant de s'assoupir, les cils entrefermés : — C'est pour toujours.... C'est pour toujours !....... Mais peu à peu, une oscillation lui remuait la gauche crânienne, menue, comme un pendule aigu et très bref; l'obsession survenait, sa progression incoercible dans le centre moteur, et il naissait une autre phrase, en mélopée lente, toute lourde l'une seconde, et fluente, aérienne, le moment d'après : — Si elle pouvait revenir, pourtant? Il s'hébétait en cette fantasmagorie, les vertèbres électriques. Quelquefois, d'un geste brusque, il levait la tête, secouait les paupières avec la résolution d'é- merger du î-êve. Il y retombait par insensibles degrés, avec un grandissant vœu, une puérile espérance: — Si elle pouvait revenir, pourtant? Cette simple phrase exagérait sa dynamique céré- brale, l'écrasait d'une lassitude infinie, tellement qu'en dix minutesle sang lui congestionnait tout l'en- céphale. Alors, un terme s'éleva, revint, domina, fut la condensation de sa pensée: « Catalepsie »... Oui, pourquoi pas? Il y avait tant, tant, tant d'exemples! Et les anecdotes s'accumulèrent; la demoiselle aux brillants et le fossoyeur; l'enfant qui, au bord de la fosse, frappa les parois de son cercueil; ceux qui ont dévoré leurs mains, leurs bras, dans l'épouvante du sépulcre. Par concordance apparurent les saints de l'Inde, ensevelis vivants, déterrés vivants; les bêtes engourdies aux mois de gel, sous la terre, dans des cavernes; puis, subit, un tableau macabre, une pauvre toile rousse où Lazare s'éveille, se lève fantasma- goriquement au Verbe du maître.... Le tram s'arrêta, Hélier descendit, dédaignant la correspondance, repris du besoin de marcher. Mais son rêve persista, avec des clairs-obscurs de funèbre etLE BILATERAL 327 d'allégresse, et un nouveau centre d'obsession, incroya- blement précis: Une lueur orange, dialysée, errant à travers l'opacité ombreuse, sur la pureté neigeuse du lit, et les cils de la morte, immuables, traçant des rais de cendre sur les joues glaciales; et les lèvres effroyables, souriantes, noirâtres sur la clarté des dents... et sous les plis du suaire, un frisson faible, infiniment faible... et le ram- pement d'une main. Puis, cette main allant toujours, allant toujours... dans une luttî fluide, subtile et si- nistre, et sans que le visage tressaillît, et sans qu'une ombre de vie parût sous les paupières bleuâtres... — Si c'était vrai ! balbutia le Bilatéral. Ses dents tremblaient. Il s'arrêta devant le petit abreuvoir du Ro^hechouart, y but un grand gobelet d'eau froide, tandis que des horizontales le frôlaient, affreusementmiserables.il s'engagea parmi elles, sous les arbres, et les offres mélancoliques le poursuivaient : — Viens chez moi, beau brun !.... Comme il se dégageait avec trop de douceur, dans une négation miséricordieuse, l'une s'acharna : — Dis, tu verras comme je suis bien faite... Je suis très polissonne... Et plus près, en chuchotement: — Je ferai tout ce que tu voudras... Je demeure à deux pas... — Non... merci.... — Allons, reste un instant... écoute donc... mais écoute donc!... Ne t'en va pas comme ça!... Tu seras content de moi, tu verras ! Elle lui serrait le bras contre son sein, et il n'avait pas le courage de la rudoyer, détournait seulement la tête, avec une oscillation de refus. De câlinerie rau- que, elle continua :I n I 328 LE BILATÉRAL l.ii — Sois gentil, viens, décide-toi tout d'un coup... dis, beau brun!... Et puis, je ne suis pas exigeante... — Combien ? dit-il, très bas. — Pour toi... trois francs.... Il tira son porte-monnaie, tendit les trois francs, et elle le contemplait avec des yeux vagues et pas durs, très jeune: — Tu paieras tantôt. Mais lui, glissant les trois francs dans la paume, il se dégagea enfin, à grands pas. Elle le poursuivit : — Je ne veux pas... viens ou reprends ton ar- gent..... — Garde-le... pour me porter bonheur! dit-il som- brement. Et il songeait que des centaines de millions de fem- mes existaient sur la face du monde, prodigalement, et que l'horrible néant avait tout juste dû voler la sienne. Cependant, il hésitait à s'engager dans le Clignan- court, immobile sur l'île ronde d'asphalte du carre- four, où un grand réverbère l'arrosait de pluie jaune. Les marronniers marcescents s'enfonçaient par les allées, avec un luxe de petites flammes à travers leurs ajours, un chalet à un sou décevait l'imagination par le charme dépoli de ses vitres, puis une logette- bureau de fiacres, un kiosque à journaux, polychrome, une colonne lumineuse au Byrrh incarnat, au smalt Boyer, et l'opulence des hôtels du Delta et de la Civette éclatant en bruyantes lueurs, en grandes vitres ada- mantines sur la concavité des façades...... Sa répugnance croissait devant la chaussée mon- tant au nord, dans une ignescence fumeuse, son peu- ple intarissable, 'l'omnibus au regard d'escarboucle qui y dévalait. C'était pour lui un portail de géhenne,LE BILATÉRAL 329 une orée de lamentations. Il fit de la main gauche un geste de résolution, enfin se mit à gravir la pente. Plus fantasmagorique, sa vision de catalepsie reve- nait, l'exaspérait, et il heurtait les passants. Ah ! quelle joie surnaturelle si, dans la familiarité du logis, il la retrouvait assise, crochetant le couvre-chaise qu'elle avait commencé, avec le bébé Claire dans son giron... Et pourquoi, cependant, une telle chose ne lui arriverait-il pas ? Pourquoi n'aurait-il pas une seule fois une chance de rustre gagnsnt cent mille francs à la loterie ? — Ah ! folle tête... misérable bâtisseur de nuages ! La brouhaha des marchands des quatre saisons aga- çait sa méditation comme des tipules acharnés sur un herbivore. Inconsciemment, il lesécoutait, ses idées déviées par leurs cris : — Voilà ! un sou la carte, on la vend deux sous partout!... La hollande !... La hollande !... Allons, mon beau saucisson !.... Le joli poisson de Seine !... Trois sous la romaine, elle est bien bonne !... Sar- dines de Nantes, sardines nouvelles... Des fraîcheurs de nature, pâle salade, carottes con- formes, beaux oignons de cuivre, voisinaient avec d'af- freux fromages et toute la cameloterie des peignes, des boutons de manchettes, des simiiors et similar- gents. Plein de faste, un épicier étalait une forteresse de dragées, à crénelures roses, à donjon paille et ar- gent, des bazars ruisselaient de vernis et de métaux tandis qu'une flore délicate édénisait une boutique de choses mortuaires (couronnes, souvenirs, marcassites multiformes); le peuple flânait, montant et descendant comme une fourmilière dans un sentier. Quand le Bilatéral fut à la cime, à la fourche Ra- mey-Clignancourt où débutait un habitat plus terne,330 LE BILATÉRAL il ralentit sa marche. Quelques minutes sa vision pa- rut s'amplifier encore, une colossale espérance de ré- suscitation dont son sens intime s'approchait, s'éloi- gnait comme un diptère d'une lampe. Dans sa cer- velle lasse, amoindrie par la longue veille de marche et de douleur, c'était un chaos morbide, un terminal crescendo, et un instinct nerveux lui faisait essourdir son pas au dévalement de la rue Ramey. A gauche, des rues montaient vers les Buttes, et dans l'une d'el- les vibrait un coin de légende, des façades posées sur des abîmes, des fenêtres translucides d'un charme de nébuleuses, de petites voies lactées. Mais le Bilatéral arrivait au bas, traversait le marché, la rue Letort, et brusquement ses pensées virèrent, sa crédulité tré- passa. Ah ! elle était à jamais partie, détruite pour l'é- ternité, sa mort venue de causes lentes et naturelles, et le cadavre, là-haut, n'avait pas bougé... n'avait pas bougé ! Et faible, les nerfs morts, vaincu par la fa- tigue, sa pensée cristallisée à l'approche du Réel, au- cune chimère ne tressaillait au fond de son encéphale tandis qu'il tournait lentement l'angle de la rue Ghain- pionnet. IX Le Bilatéral entra; des voix qui chuchotaient se tu- rent, et il demeura surpris de voir Ravière et Eve as- sis près de madame Haldat. Les enfants étaient absents ; il eut la fantasque frayeur qu'onneles eût couchés dans la chambre de la morte. Ravière se leva, vint lui pres- ser la main sans une parole, avec la majesté trapue de ses heures sérieuses. Eve élevait un regard dilaté, avec une palpitation légère de la pupille, et quand elle eut murmuré trois mots de sympathie, elle continua d'ob- server le Bilatéral, d'une manière timide et curieuse. — Où sont les enfants? demanda le père. — Dans la chambre d'arrière... tous vos lits y sont, répondit madame Haldat. — Merci ! Et il oublia de s'asseoir, veule et tragique contre la muraille. Dans le cône de lumière, madame Haldat montrait une personnalité inoffensive, à tendres dépres- sions vieillies, pleines de pénombres; Ravière dévelop- pait son grand menton barbare, le cuivre mat et sablon-333 LE BILATÉRAL ! neux de ses joues, tandis qu'Eve concentrait la finesse des nuances, l'infinie puissance de la grâce. Le Bilaté- ral la regardait, sans savoir, peut être parce qu'elle était jeune et femme comme l'anéantie. Elle rencontra ce regard vague et une chose farouche la parcourait, faite de sympathie, de malaise, d'une impression né- buleuse. — Ils dorment donc? fit Hélier à la vieille femme. — Oui. Brusquement, il s'élança vers la chambre des enfants et l'on entendit des baisers, puis un rauque, un lamen- table sanglot. Alors, Eve, toute grelottante, dressa la tête, et elle ne se souvint pas d'un étonnement sem- blable. — C'est un homme, dit tout bas madame Haldat, qu'est doux comme un agneau et fort comme un lion. — Je vous crois. Eve écoutait toujours, sa fine tête tendue vers la porte, et son cœur grondait contre son thorax à l'idée que, dans l'ombre, cet homme pleurait. Puis, il y eut un trouble silence que coupait un far- dier dansant sur la chaussée, et le Bilatéral reparut, contenant sa lèvre tremblante avec ses dents. — Est-ce que je ne puis pas vous aider à quel- que chose... unecommission, n'importe quoi? demanda Ravière poliment. — Tout est fait, n'est-ce pas, maman ? — Oui... tout... Un paquet de formules à bordures noires était sur la table, qu'Hélieressayait de ne pas voir, répugné. Pour- tant, il en remit une à Ravière : — Oh ! Gustave en a expédié une pour monsieur, fit madame Haldat... elle doit être chez lui à cette heure.LE BJLATEKAL 333 Ravière, néanmoins, prenait la lettre, et Eve tres- saillait nerveusement tandis qu'il la dépliait, craquante, grinçante. Le nom de Marcelle apparut en longs carac- tères, bondit aux yeux du Bilatéral. Il étouffa, le cœur muet, très pâle, tandis qu'Eve avertissait le Révolution- naire d'une légère pression sur son épaule. Il ne comprit pas, lut lentement et dit : — Alors c'est pour demain, à deux heures... Nous y serons. — Merci, dit gravement Hélier. Mais Eve trouvait son père stupide, devenait toute rouge de honte. Quelques minutes coulèrent, effarouchées. Discrète- ment, Eve épiait encore le Bilatéral, et l'histoire qui sillait sur son sens intime était lointaine et indéchif- frable, neuve, entremêlée d'émotions blanches et noi- res. Quand elle se leva pour partir, elle eut-un silen- cieux élan de mansuétude, elle prit entre ses deux mains la droite d'Hélier d'un air singulièrement hum- ble. Et sa personnalité exquise, le divin de la forme et delà jeunesse, la grandeur capteuse des yeux, rafraî- chissaient un instant l'âme du pauvre homme, puis creusaient plus profond l'abîme. 19. I I I X L'enterrement de Marcelle eut lieu le lendemain, au cimetière de Saint-Ouen, sans luxe. Solitaire, en tête, Hélier souffrait de la cérémonie, l'estimant abominable, une implacable invention de barbares, et il entendait, derrière lui, le chuchotement de la foule, ses inévita- bles gaietés à peine assourdies. La route écœurait, bordée de masures-guinguettes, defritureries, de champs vermineux et de marchands de souvenirs, avec, pour- tant, des ouvertures sur l'horizon, de jolies attitudes, de paysages. Enfin, le cimetière fut là, il fallut assister à l'horri- pilant enlèvement du cercueil, dans le faux recueille- ment de la foule. Par l'après-midi estivale, une vie pure errait entre les tombes, beaucoup de pollen flot- tait. Des arbres noirs, en rangs, allaient par les allées, les jardinets pieux surgissaient parmi les pierres tra- vaillées de cryptogames, les menuiseries lugubres, le fer roussi, et il y avait de nombreuses tombes, de fraî- cheur lamentable, vernies, sans (patines, à ors nets,336 LE BILATÉBAL avec les verroteries, les statuettes, les couronnes cou ■ leur de soufre... Les assistants s'allongèrent en bande interminable, dans une voie étriquée, et tout à coup les porteurs stoppèrent. Un tas de terre s'exhaussait à côté de la sinistre fosse féodale. Alors, une sueur très froide s'osmosa aux tempes d'Hélier; avec une respira- tion longue, il songea à l'antiquité hellène, au doux vase des Cendres. Ah! c'était moins glacial, moins âpre, et ceux-là avaient raison qui voulaient bannir l'affreux cérémonial sémite ! Les cordes grincèrent dans le silence; il y eut un petit choc. Résigné, Hélier jeti la première pelletée, d'autres suivirent, et le bruit allait s'assourdissant'. Puis, après avoir prié son beau-frère de l'excuser, le Bilatéral se déroba. U s'en allait par une sente déserte, sous des cyprès guenilleux, la pensée de quelque chose de plus irré- vocable étant entrée en lui, comme si le trou du sé- pulcre venait de dévorer quelque infinitésimale espé- rance demeurée encore, malgré tout. Maintenant, le Futur semblait fixe, immuable, un Futur de vie mi- nérale, cristallisée, tout un segment d'amour d taché de son être. En vain, dédaigneux de pessimisme, il essayait de se figurer des heures consolantes, une petite grisaille de bonheur, il restait impuissant à créer que des givres, des contingences hivernales. L'inoffensive morte était de celles qu'on se figure im- possibles à remplacer, tant elles ont de passivités ai- mables. Entre elle et l'époux, nulle des scènes toxiques qui rongent le souvenir; au plus, d'enfantines querel- les. Dès qu'il élevait la voix, elle avait crainte, se tai- sait, pâle au rugissement de l'homme. Lui, sans ombre de férocité naturelle, devant ce servage se trouvait sans armes: aucune gronderie n'aboutissait... Avec * ILE BILATERAL 337 cela, bonne ménagère, point gaspilleuse, allaitant elle- même ses petits, amoureuse de propreté... Les bras ballants, le Bilatéral allait au hasard, dés- emparé, frôlant des tombes. Des fourmis exploraient les herbes, un passereau vibrait, et un piéride reve- nait continuellement, se posait une demi-minute, ou- vrant et refermant le petit cahier jaunâtre de ses ai- les. Alors, il se souvint de piérides pareils, voletant à travers son enfance, sur les remparts d'une ville morte où il dépensait ses vacances. Souvent, sa grand'- mère l'amenait aux villages de ceinture, sur des plai- nes de vergers et d'emblavés, et r'e grands peuples de moulins à vent tournaient leurs croix sur le circulaire horizon. De la bouche édentée, surgissaient des phra- ses zézayantes, toujours entrecoupées du « ze ne suis pas rice, mon enfant, mais si z'étais rice ze voudrais vous rendre tous heureux... ze plains votre pauvre papa et votra pauvre maman... mais ze i e su's pas rice i >> Certains moulins dormassaient, d'autres al- laient d'ua élan plus véloee à la brise crépusculaire ; l'enfant avait u i peu de vertige lorsqu'on rasait les meuneries. Alors, les ailes hélicoïdes lui paraissaient colossales, la grand'n ère ne faillaitpas à conter l'his- toire du gamin téméraire projeté dans les nues. Des mares semaient les pacages, le petit s'arrêtait à re- garder les bœufs, et la bonne vieille disait comment, dans s i jeunesse, elle avait vu une vache encorner une paysanne, la lancer à dix pas. — Elle en est morte ? demandait le petit, plein d'horreur. — Oui, elle en est morte, la pauvre femme! — La sale bête !... Oh ! la sale bête ! Et les bœu"s, leur attitude pacifique, pour l'enfant devenaient des bêtes de mystère, si bien qu'il gre-V 338 LE BILATERAL lottait si l'un d'eux, debout, regardait. Aux beugle- ments surtout, il croyait ouïr la voix des lions, et la vieille femme devait le rassurer. Cependant la ville reparaissait, sa dysharmonique tour quadrangulaire debout sur lagrand'place, entre les tourelles, les cam- paniles, les toits ardoiseux et ils pénétraient entre les frustes remparts, au long de la rivière terreuse, des demeures taciturnes, à double escalier de pierre bleue. Il y circulait beaucoup de prêtres et de moines. — Partie aussi la grand'mère... partie, partie ! murmura Hélier. Une forme sombre se profila au détour du sentier. Le Bilatéral leva les yeux. Dans un vêtement de laine, c'était Eve Ravière, d'une pâleur fine, translucide, sous la capote de crêpe au voile relevé. Comme lui, elle avait eu le désir d'un peu de solitude, et le hasard les mettait face à face. Il fut étonné de la trouversi douce, etsurtout de la mélancoliedeses yeux. Elle, déconcertée, indécise, pourtant tendit la main la première. Puis, spontanément, avant toute réflexion. — Je suis certaine, monsieur, que si nous pouvons vous aider en ce triste moment, vous ne nous oublie- rez pas ? — Je ne vous oublierai pas... Elle écoutait la réponse, semblait en étudier l'in- flexion, sa tête charmante inclinée à gauche. — Merci ! fit-elle. Elle avait rougi. Elle resta là une minute, embar- rassée devant cet homme qui regardait distraitement une croix de violettes et d'immortelles posée sur une dalle tumulaire, ne trouvant plus une parole. Puis elle eut peur de le gêner, hâtivement murmurait une salutation. Il s'inclina, et elle s'en allait à brefs pas nerveux, sans pouvoir s'empêcher de se retournerLE BILATÉKAL 339 une ou deux fois. La silhouette du physicien, un peu lourde, disparaissait avec lenteur. — Comme il est triste ! pensa-t-elle. Et elle était reconnaissante à l'homme de l'âpreté de son chagrin, de sa tristesse immense pour avoir perdu une femme. LXI Dans la vie d'Eve il n'y eut pasde période plus con- fuse que celle de ce mois de juillet. Quand elle tentait l'analyse des deux saisons écoulées, un cycle immense tournait devant elle, mais ce cycle était vi Je. Ses tenta • tives de tendresse avaient avorté, l'une dans la turpi- tude, l'autre par un inco2rciblc ennui auprès de Les- clide, par l'infertilité de ce morne homme. Une nau- sée perpétuelle de ces deuxidylles lui faisait critiquer davantage le monde et elle niait rageusement l'amour, tournée davantage vers l'apostolat, vers le futur orageux de la Révolution sociale, délaissant pourtant les as- semblées, avide de rêvasserie solitaire. Mais la crise d'âge palpitait d'autant plus 'ormida- ble, la revendication des germes dans sa chair nubile. Elle vivait dans celte électricité particulière où une feuille d'arbre, un enfant, un géranium sur le bord d'une fenêtre, une nuance tendre dans le ciel, laplainte usée d'un orgue, induisent soudainement le sang,em- plissent de navrement la poitrine. En même temps H fi 342 LE BILATÉRAL s'édifiait la multitude des Paradis de ces crises, les brefs soulèvements de jouissance où l'univers se con- dense dans une caresse. Les longs crépuscules y superposaient des alan- guissements navrés, desévulsions'd'espérances. Après le dîner, il lui était impossible de lire, impossible de vaquer à quelque besogne. Un insurmontable instinct la poussait dehors, vers les fortifications. Le plus souvent, Ravière l'accompagnait, et il s'asseyait pour en fumer une, tranquilledevantSaint-Ouen, Saint-Denis, les côtes lointaines. Elle, évoluant de long en large, se prêchait des choses sages et calmes, mais si vainement! L'instinct opiniâtre la flagellait, allumait ses veines de cambium fécond et, sombrement ivre, elle se voyait en- tre les bras d'un doux homme, dans la béatitude de l'abandon. Les petits hannetons de la Saint-Jean l'effleuraient, des adolescents soufflaient une sonnerie militaire, l'O- péra lumineux s'épandait entre les collines. Elle cher- chait une image, la personnification de son désir, et dos figures d'hommes passaient en elle, vaguement, comme des ombres derrière une vitre dépolio. A ces fluctuations, elle usait la trame de vie. La nature farouche et rongeuse troublait sa pondéra- tion, lui maigrissait les joues sous le grandissement noir dos yeux. Fantasque, elle dégénérait en volonté, beaucoup plus débile au travail, en proie aux désirs ridicules, l'échiné lasse, un de ces jolis êtres féminins que dévore la fécondation retardée. Les lectures lui étaient terribles, bouleversée aux plus minimes ten- dresses,pleine de rancune contre la félicité des aman- tes, et des visions honteuses la fréquentaient, des di- vinations aiguës, subtiles, des choses auxquelles il lui répugnait do songer, des débauches. Il s'y mêlaitLE BILATERAL 343 la perversion de l'appétit, les violentes envies de sa- lade submergée de vinaigre, de rude charcuterie, ou même de charbon de bois, le charbon dont elle allu- mait le fourneau de la cuisine. ~ Cependant, depuis la mort de Marcelle, trois fois la semaine, Eve allait voir les enfants du Bilatéral. Lui, en général, était absent, mais elle trouvait madame Haldat installée définitivement auprès de son gendre. La bonne femme ne décessait pas le panégyrique d'Hélier, et la jeune fille l'écoutait avec patience, oc- cupée principalement des petits. Auprès d'eux, ce fut d'abord un état d'âme fiévreux, une fraîcheur âpre entrecoupée de jalousie. Puis, aies connaître davantage, ils la firent captive, et elle passait dans leur vibrante société une heure pacifiante et naïve, des palpitations éphémèrement éteintes. Maintenant, quand elle rêvait l'Eden, une autre volupté s'y mêlait que la sexuelle, la volupté des petits amoureux inconscients qui pen- dillent à une jupe, et ces petits amoureux, toujours, avaient la ressemblance de Jeanne, d'Albert et du bébé Claire. Quelquefois, tandis qu'elle s'attardait avec eux, le Bilatéral revenait de sa promenade. Il restait sombre, ruminant son chagrin. Tout de noir vêtu, assis contre lacheminée,il balançait sa chaise obstinément ou bien dévissait ou revissait un porte-crayon. Les enfants s'appuyaient à lui, lui posaientbeaucoup de questions, et Jeanne exigeait un conte. Il les soulevait, les dépo- sait, avec des élans de paternité, surtout aimait abri- ter le bébé Glaire sur sa grande poitrine. Eve, devant lui, perdait toute aisance, semblait gauche et petite fille. Elle avait quelque crainte,d'ail- leurs, une curiosité puérileetaussiunremords, comme d'une ancienne offense commise envers lui. Il restait1 I 344 LE BILATÉRAL un mystère, une créature excitante pour son imagi- nation, à qui elle songait à perpétuité, cherchant à se figurer le contour de son caractère. Elle n'y réussis- sait pas. Parfois, il s'exaltait très haut en elle, e.i dehors du mond;, presque un immuable, avec le re- tour de ce soir où, sous les frênes de Montparnasse, il avait dit la précession des équinoxes. Puis, Eve se souvenant de son dédain de la Révolution, il s'abais- sait, étrangement insensible, ironique pour la souf- france des pauvres diables. Pourtant, comme il ai- mait ses petits ! Mais on peut aimer ses petits et n'a- voir pas bon cœur pour le Peuple. Ce problème la poursuivait après les crépuscules, exaspérait ses insomnies. Elle ne pouvait nier, lu moins, qu'il ne fût secourable, ni qu'il ne prêchât la justice, mais elle exigeaitplutôt de l'impressionnabilité en lui que de la bienfaisance ; et un orgueil fondamen- tal la poussait, une répulsion fière contre les hommes qui sont irréprochables dans leurs actes, mais qui dédaignent la foule. Puis, elle avait souvent présentes ses paroles dénigreuses sur le rôle de la femme dans la progression sociale. Elle tentait de lui être sympathique, tout simple- ment. Eile ne le pouvait pas. En vain, elle voulait le classer parmi ses affections. Réchappait, d'une allure décevante; effarante, un froissant aspect d'aristocratie. Quelquefois, elle s'animait à décrier son ton, sa ma- nière, soi pédantisme,puis hyperbolisait confusément ces mêmes choses. Et de jour en jour elle constatait, avec révolts, l'exhaussmient du Bilatéral au fond de sa conscience. Pourtant, cette figure d'homme se maintenait en elle extrêmement chaste, u.i peu solennelle, sans partici- pation à ses écarts nervo-sexuels, à ses visions de LE BILATERAL 345 caresses. Toute cette période, Hélier fut une quasi-en- téléchie. Non qu'elle ne subît quelque vision, mais si fugace, avec tant d'effroi, comme d'un inceste, qu'à peine si elle frôlait sa substance. Mais la brutalité du sommeil viola cette innocence. Une nuit chaude, une de ces nuits caniculaires où le rayonnement nocturne est imperceptible, où la terre garde l'orageuse thermo-électricité du jour, elle fléchit sous un rêve. C'était dans une petite rue, derrière un mur de planches, et il faisait noir, il ne scintillait qu'une lanterne verdâtre. Des gens passaient derrière le mur, invisibles, marmonnant des syllabes désarti- culées. Brusquement, elle avait senti un bras sous sa taille, un bras câlin, sans saccades, qui l'attirait ir- résistiblement. Elle cédait, elle avait les chairs tur- gescentes d'un désir prodigieusement doux, et une bouche se mit à courir sur ses épaules, sur sa poi- trine, lente et chaude. Alors, elle avait levé le front. Dans la pénombre, c'était lui, le Bilatéral, pâle et sé- rieux, implorant. Elle se sentit esclave, tendit vers lui ses lèvres, dans une tourmente tellement impé- tueuse qu'elle s'éveilla. La chambre était suffocante, une congestion fron- tale hébétait Eve, tout son encéphale flottant dans le désordre. Elle rejeta sa couverture, ouvrit les yeux. Une opulence charmante errait sur la fenêtre, sur le plancher ; le tissu des légers vitraux tombait contre la muraille en ombres nickelées. Elle soupira, ses idées s'ordonnèrent, elle rumina son rêve. Il tenait encore sa chair, il la faisait trembler d'ivresse, tellement qu'elle prenait son édredon entre les bras en gémis- sant d'amour. Puis, avec la circulation du sang, la pudeur l'envahit, et elle se leva, ouvrit la fenêtre. La lune dichotome se tenait très haut, dans un346 LE BILATERAL I éther immaculé. Lequartier dormait comme un maré- cage, parcouru de maisons et aussi d'un souffle aro- matisé de foin. Des ombres courtes s'abaissaient sur l'oade lunaire ; les toits et les fenêtres projetaient leurs arêtes en géographies fantasques ; des vais- selles d'argent semblaient semées sur le pavage. La jeune fille se penchait, à moitié nue, se plaignait puérilement aux cruautés intangibles. Maintenant, la dispute s'engageait en elle, le perpétuel cycle de la tentation qui tour à tour éloignait Hélier, le rap- prochait. Et elle gardait un frisson peureux, avec une impression de sacrilège pleine d'enfantillage, l'impres- sion nette que la réalité de son rêve était chimérique entre elle et le Bilatéral, la barrière infranchissable. Son orgueil, pourtant, se rebellait. Pourquoi ne se- rait-elle pas attrayante pour lui co.nme pour tout au- tre ? Était-il plus beau, d'une autre pâte ?... Puis, dans une froide horripilation, elle conçut son remords. Cette pauvre femme morte, à peine enter- rée I 0 mon Dieu, c'était sale ! Quelle rien du to:it il faudrait être ! H aurait bien raison de la mépriser le Bilatéral, si elle osait penser à lui. Oh ! oui, qu'il au- rait raison ! D'ailleurs, c'était fini, elle n'y pensait plus du tout. On n'est pas maître de son sommeil, n'est-ce pas? Et la preuve, c'est que la meilleure .per- sonne du monde rêve quelquefois qu'elle a tué ses père et mère. Un peu d'équilibre lui revenait dans l'épanouis- sement ralenti de l'heure. Son cerveau divergea, la densité de l'idée première décrut, tandis que surve- naient des phrases communistes, des estompes d'ora- teurs, le profil de Ravi ère, des instructions de la pa- tronne sur la lingerie, puis Lesclide. Celui-là, depuis plus d'un mois, elle ne l'avait revu. Elle eut vers luiLE BILATERAL 347 un pourt élan, comme vers un dérivatif. Mais, vrai, il était trop embêtant! Honnête, sans doute, mais aussi incapable de se faire aimer que de prendre la lune avec ses dents, et raide... raide ! Oh, non, pas celui-là! Alors, elle explora ailleurs, aux hasards de la sou- venance, effleurant Laramée, tentant la reconstruction de physionomies lointaines, à peine entrevues. Fatale- ment, elle revint vers Ilélier, avec toutefois une va- riante, un prétexte : les petits. Elle résolut de les ado- rer en mère, de cueillir en eux l'amour failli, tout bas susurra de gentilles paroles. C'est vrai qu'ils étaient beaux.... et le père avait raison de regretter celle qui les avait mis au monde. Comme il la regrettait! Ça fait honneur à un homme de savoir si bien aimer sa femme. Tant d'autres font la noce quand ils redevien- nent garçons! Lui, sans embarras, essayant au con- traire de se cacher... Ah ! c'était bien, très bien! Elle ressassa ces idées, avec une griserie généreuse au début, et graduellement elle en devenait morose. Au fond de si fémininéité, la fiction du Bilatéral in- consolable l'humiliait. Et son rêve revint, l'étreinte du sommeil, les lèvres chaudes et lentes, et elle as- pirait la nuit péniblement, folle de sa chair. Une barbe sombre s'inclinait sur elle, avec une douceur de four- rure, lui frôlait le cou, et évanouissante, les mains unies, elle chuchotait son allégresse.... Cependant, la lassi- tude dissolvait ses os; elle se levait à pas ataxiques et, par degrés, croulée sur le lit, le rythme de son ha- leine monta dans l'absolu silence.XII Eve, le lendemain, se rassura. Dans une allègre journée de travail, sans heurts, elle se sentit la vo- lonté très droite, et elle s'apitoyait sur sa débilité pas- sagère. Mais, brusque, après le dîner, la disharmonie reparut, les troubles de sa dynamique nerveuse et elle se renversait en arrière, avec des croisements vio- lents des doigts, une épouvantable impression de dé- faillance. — Qu'as-tu? demanda Ravière. — Rien du tout.... — Rien du tout? Ecoute, ne blaguons pas ! Tu as besoin de repos., oui !... Veux-tu passer une semaine à la campagne, chez Robert ? A la campagne ! A l'idée de quitter Montmartre elle s'épouvanta et d'immenses forces morales, ténébreuses, insinuantes, désespérées, protestaient en elle. — Non, je ne veux pas aller à la campagne ! — Fais à ta tête ! Il soupira, avec des haussements de sourcils, résigné 20350 LE BILATERAL à cette opiniâtreté égale à la sienne, apeuré, indigné de la voir maladive. — Ta ta! fit-elle. Ça va aller mieux! Il l'espéra, un sourire bref écarta ses lèvres. Elle, immobile, d'autant plus morbide, pleine d'exaspérations indéterminées, regardait la vitre. La crépuscule allait survenir, l'heure redoutable, sensuelle et odieuse. — Je vais voir les gosses du Bilatéral, dit-elle. — Si ça t'amuse !... — Tu sais bien que ça m'amuse... ils me font plus de bien que toutes les campagnes du monde. — Je ne dis pas non__ Elle fila. Ravière, les genoux haussés et le menton dessus, se cassait la tête à trouver quelque combi- naison pour rendre la paix à Eve. Qu'est-ce qu'elle avait ? L'âge ? Un homme ?... Et ça l'ennuyait terri- blement de penser qu'elle eût besoin d'un homme. Il n'écarta pas l'idée, pourtant, par justice. Il se sou- vint d'avoir entendu dire que des filles en crèvent. Est-ce que sa fille à lui pourrait... à cause de ça ? Il rumina la chose, avec infiniment de courage, très longtemps. Puis, en colère, il se mit à chercher parmi les gaillards honnêtes de sa camaraderie. Mais l'un était vieux, l'autre malsain, les tout jeunes lui déplai- saient par leur imbécillité, ceux de trente ans avaient du vice ou buvaient. Ah ! nom de nom, le choix n'é- tait pas facile ! . — Est-ce mon affaire au bout du compte? Il en roula une, se mit à la griller, mais sa préoc- cupation était si forte qu'il la laissait s'éteindre con- tinuellement. Pardi I que ce n'était pas son affaire. Est-ce qu'un soldat de la Révolution est propre à la pêche aux maris ? Pourtant, puisque Eve s'était mis le doigt dans l'oeilI Car enfin, elle avait échoué... EtLE BILATÉRAL 351 I Laramée, Lesclide apparurent à Ravière, lui échauffant les oreilles et le faisant cracher de mépris. Non, Eve n'était pas pour le bec de ces oiseaux-là!... Il fit un geste d'impuissance, les tempes suantes de lassitude, voulut du repos, reprit le moule à cigarettes. Mais l'élan persistait, le galop des impressions, si bien qu'il recommençait à inspecter la camaraderie, avec plus de dédain encore, une hauteur aristocratique, ne trouvant personne à la hauteur d'Eve. Brusquement, il laissa choir sa cigarette. — Diantre ! Toutes ses répulsions s'éparpillèrent dans un sou- rire. Ah ! nom de Dieu, oui, celui-là! De tous les hommes du monde c'était le seul à qui il la verrait appartenir avec joie. Si on pouvait choisir pourtant! Et pourquoi pas? Elle était crânement gentille, la petite, et le Bila- téral pas aveugle !... Déjà le sérieux lui revenait, une pointe de sombre, beaucoup de doute. Il s'acharnait à la chimère, cepen- dant, et son être déçu par la pratique des hommes, son âme de révolutionnaire échoué palpitait à une es- pérance fraîche, tandis que le soir croulait en vagues lentes sur les toits de Montmartre.w I mmmmmXIJI Quand Eve arriva chez le Bilatéral, madame Haldat était seule avec les enfants. Ce lui fut un apaisement, une véritable panique l'ayant saisie pendant qu'elle sonnait, et elle était pâle encore, palpitante. Les petits l'environnèrent : — Qu'est-ce que vous m'apportez ? demanda Al- bert. — Albert ! s'écria madame Haldat. Et Jeanne, d'un air scandalisé, mettant si petite paums contre sa tempe : — Albert! Lui, sans fausse pruderie, regardait les poches d'Eve. — Devine ! fit-elle. — Chocolat ? répondit le gamin. — Non.... Reine-Claude. Elle distribuait les bonnes prunes vertes, et le gamin dis lit : — Savez-vous ce que je ferai quand je serai grand ? 20.354 LE BILATÉRAL — Non. — Je vous achèterai un beau chien ! — Et moi, dit Jeanne, je vous achèterai un cheval et une voiture. — Ça va bien ! s'écria Eve. Ses ombres se dissipèrent au contact du bébé Claire et aux impudences d'Albert. Madame Haldat entamait 'histoire d'une femme blessée au boulevard Ornano : — Elle saignait du poignet.... que le sang sautait sur le pavé comme une petite fontaine, et il y avait un chien qui léchait ça derrière elle... Alors, elle est entrée chez le pharmacien et moi je suis allée voir où que ça s'était passé... Je suis arrivée à la porte d'une crémerie où y avait une mare de sang pleine de mouches... que ça retournait le cœur ! La concierge criait que c'était une bénédiction du bon Dieu.... qu'elle était punie par où elle avait péché et qu'y avait trois francs de carreaux brisés. Alors, un mon- sieur a demandé ce qu'elle avait fait. — C'est une cra- pule, a dit la concierge, qui est venue crier dans la loge. Je l'ai jetée dehors, j'veux pas de tapage chez moi, et alors pour se revenger elle vous a fourré son poing dans mon carreau, et ça prouve une justice!.... Alors, une blonde a dit : — Elle est pas méchante, je la connais ! — Comment qu'a dit la concierge, la gueuse ! Elle crie sur tout le monde ; bien fait qu'elle ait son tour !...... — Mais vous lui avez jeté un seau d'eau dessus la tête, a dit la blonde.... — Fallait-il me laisser frapper ? a dit la concierge. Puis alors, il est venu une jeune brune qui s'est mise à crier : — C'est bien fait ! Y a un Dieu ! Ah ben, y a un Dieu ! Ah ben, y a un Dieu !.... Avec un petit cri très doux, le bébé Claire s'endor- mait/^et Albert, sur une chaise basse, harmonisait desLE BILATÉRAL 355 images-réclames de la Maison dorée et de l'épicerie Tinot. Jeanne, elle, dans son butineur cerveau, amas- sait le récit de madame Haldat, tandis qu'une nervo- sité travaillait Eve. Tournée vers la croisée entr'ou- verte, elle voyait, par dessus les fortifications, sour- dre, dans le multicolore évanouissement du jour, deux mamelles terrestres, tristes comme une vieille estampe, poudrées d'une luminosité roussie, sous un vieux na- cre vaguement nué de sélénium et, seuls vestiges de la magnificence couchante, de rares groupes de cris- taux de cobalt, à peine victorieux des nues, trois ou quatre ovules soufre et une bandelette orange écrasée sur la cime tragique d'un coteau. Alors, la vierge vit reparaître le fantôme d'ennui, le rampant ennui de son rôle d'amoureuse inexaucée, l'insubmersible souhait d'une péripétie. Où donc le Bi- latéral ? Que faisait-il ? Marchait-il, bien triste, avec une figure pâle, au milieu des gens ? Et elle s'impa- tientait, le trouvait tardif à revenir, comme s'il eût promis audience. Si elle avait pu lui serrer la main, elle serait partie si tranquille ! Madame Haldat déshabillait le baby Glaire, et le pe- tit être, à travers le sommeil, avait des ruptures de sécurité, des projections de petits bras nerveux, naissait adorablement. Eve, tentée, voulut faire la toilette nocturne d'Albert, l'appela. Toujours assis de- vant le tabouret, d'une gravité de mage dans sa pe- tite robe gris-souris à volants, le gamin faisait oscil- ler un fil de laine. — Viens ici ! fit Eve. — Non ! dit-il. Et railleusement, contrefaisant : — Viens ici. Puis, se décidant, il arrive en décrivant un arc, se 356 LE BILATERAL livre avec une majesté dibonnaire. Eve le saisit, ôte lentement sa petite robe : — Une puce ! crie-t-il. Son petit cou survient, sa tunique rayée, puis la chemise en suave échancrure sur sa grasse poitrine. Mais madame llaldat, sournoisement, passe une fla- nelle mouillée sur les joues un psu poudreuses, et le gamin se crispe, s'empourpre, en larmes, crie : — Un mouton... là-bas, un mouton ! Puis tente de rire, d'attendrir la grand'mère, d'au- tant plus exaspéré, tempétueux, au prochain contact frigide. Mais enfin, le supplice finit, on passe la robe longue de cotonnade, et le voilà frais, lumineux, de la jeune vitalité plein ses beaux yeux, un peu contrarié encore, mais graduellement balbutiant, criant un « 110.1 ! non ! » frondeur alterné de : « J'ai des mou- les à vendre ! » Cet adorable corps d'enfant, sa molle forme mi-nue contre elle, avait apaisé Eve. Avec un vague sourire de béatitude, elle se renversait en arrière, sa polari- sation nerveuse virée à l'insouciance. Les chauves- souris commençaient à paraître au dehors, des némo- cères susurraient dans la chambre et, désireuse de garder le charme, Eve s'en alla. Une odeur grasse coulait dans les rues, des filles et des garçons se portaient vers la barrière ; dans la rue Letort, une douzaine d'adolescents jouaient au jar- dinier. Partout du peuple en manches de chemise béait devant les façades, nu-tête, et des ouvriers, des cochers achevaient leur pmvre dessert chez les traiteurs. Eve en enviait quelques-uns, de figure bovine, mais surtout deux vieux entrevus au fond d'un jardinet, absorbés dans une régalade de boudin à la fenêtre ouverte d'un rez-de-chaussée.LE BILATÉKAL 357 Quand elle arriva au petit marché, une hésitation la retint. Irait-elle sur 1i Butte ? Et elle soupirait, songeant qu'il fait triste partout pour les filles sans amour. L'infime Notre-Dame de Clignancourt découpait clai- rement sa plate façade, sa croix, et dans l'auréole rose, montait la tour à pans, le bout de flèche acérée. Six omnibus attendaient patiemment devant le bureau roussâtre, six omnibus presque blancs, et les chevaux abaissaient, au repos, leurs chanfreins résignés. Mais l'homme du premier véhicule arriva, ajustar examina les rênes, las courroies, et, au coup de sifflet, rampa sur son trôie aérien, se couvrit du gros tablier, essaya la roue du frein, puis, clic'.les bêtes allongèrent leurs corps blancs, pesèrent aux muscles d'arrière, clac ! les roues tournèrent, s'accélérèrent et la lanterne d'es- carboucle, tremblant.'., alla se mêler à tous les noc- turnes lumignons qui galopent à travers la ville. Un quadragénaire, un homme de poids, s'obstinait à suivre Eve et, vers la rue Simart, il l'aborda: — Mademoiselle.... Elle fit un geste de dédain. Il en parut troublé, con- tinuait : — Vous êtes adorable, mademoiselle... Je suis ri- che... Elle s'en fichait, par exemple !... Mais tout à coup, elle eut l'haleine coupée. A vingt pas, au boalevard Ornano, le Bilatéral passait. Prise alors d'une colère terrible : — Allez-vous en ! bégaya-t-elle. Le quadragénaire se mit à sourire : — Oh ! vous êtes méchante... mais une si gentille méchante ! — Allez-vous en !... Allez-vous en ! Par bonheur, Hélier, la tête basse, avait passé358 LE BILATÉRAL sans les voir. Elle n'en bisquait pas moins contre l'homme, l'aurait souffleté. Il persistait : —■ Vous auriez tout ce que vous voudriez.... — Mais allez-vous en donc, idiot ! — Pas polie, fit l'homme, piqué cette fois. Et soulevant son chapeau, railleusement: — Bonsoir, madame la baronne. Mais il grognait en s'éloignant, plein d'indigna- tion : — Salope, va ! Eve avait tourné le coin, suivait inconsciemment Hélier au long du boulevard. Il allait sans hâte, d'une manière peu ferme, vêtu comme toujours d'une re- dingote noire et d'un chapeau haute forme. Quand il s'engagea dans la rue Championnat, Eve resta indé- cise. Mais une force la poussait, et elle le suivit en- core jusqu'à l'épicerie Morel. Là, décidément, elle s'ar- rêta, après l'avoir vu rentrer chez lui. — Où donc irai-je? se dit-elle. Aucun endroit ne la tentait, et les rues, les boule- vards, sa chambre, tout lui parut souverainement triste. Ah ! si elle avait osé monter chez le Bilatéral, embrasser encore une fois la chair fraîche du petit monde. Mais qu'est-ce qu'Hélier penserait ? Pourtant, il savait qu'elle aimait ses enfants. Alors? Et la tenta- tion devint si forte qu'elle y céda. Lorsqu'elle arriva devant la porte, elle fut surprise de la voir entr'ouverte. Elle la poussa doucement, en- tra d'un pas léger, inconsciente. Elle stoppa de suite, fâchée de son indiscrétion. Mais, par l'entrebâillement de la porte du refuge, contre la fenêtre, elle aperçut Hélier et Jeanne qui lui tournaient le dos, Jeanne, si- lencieuse, un vieux cahier sur les genoux, traçait des arabesques. Mais, lasse brusquement de faire rôderLE BILATERAL 359 son bout de crayon sur le papier, elle tendit les bras vers le Bilatéral, avec un petit cri alangui, mendiant : — Papa, Jeanne peut venir ? Et la voilà dans ses bras, ronde et si friande, bien ser- rée, rêveuse. Le maigrelet rideau de tulle était levé sur la vitre ; le subtil dehors soiral s'introduisait dans la chambre : un grand pan de calcédoine, rongé au bas par les crêtes des toits, par la cime calcinée des Buttes, par le squelette de bois où s'abrite l'église du Sacré- Cœur commençante, un grand pan de calcédoine s'épanchait, encore finement teint d'une soutache de nue rosée par le crépuscule. Jeanne regardait, heureuse au solide giron paternel. Les finales ondulations solaires s'éteignirent, et à 50° d'ascension droite, trois quarts de lune roussie er- raient : — Méchante lune ! dit l'enfant. — Et pourquoi méchante ? Et montrant son petit poing droit, forçant de sa gauche le père à lever aussi un poing vers l'astre blême, Jeanne dit encore : — Méchante lune ! Lui, attentif au doux visage enfantin, vaguement s'étonnait de cette colère. L'astre pâlissait, se dédo- rait, s'argentait à mesure que descendait le gris plus lourd, versait sa pure réflexion de miroir céleste. Mais, bas sur les Buttes, mystérieuse dans le noir des ar- bres, une toute petite lumière pointillait: — Oh ! cria Jeanne, pauvre petite lumière, papa^ pauvre petite lumière 1 Lui, alors, attendri, regarda aussi trembler la lu- mière sur le manteau végétal des Buttes, comprit la colère contre la lune trop géante au gré de la fillette, écrasante pour le point de feu préféré :360 LE BILATERAL i — Oui, chérie, pauvre lumière! Et la délicieuse parole d'enfant alla, au fond de lui, remuer toute l'enfance, remettre le cadran du cœur vingt ans en arrière, évoquer les premiers bégaiements de la poésie, la germante intuition d'une lumière iso- lée, lointaine, ce doux sujet de tant de contes!... Eve, furtivement, s'en alla. Elle était calme, avec un sourire, et elle murmurait une chanson de J. B. Clément en remontant le Glignancourt. C'était un vague délicieux, une palingénesie de chaque fibre, où elle analysait peu de chose cependant. Continuellement, la petite Jeanne réapparaissait dans le giron du Bila- téral, et la vierge croyait impossible que le père pût aimer une femme qui ne serait pas aimée des enfants. Elle allait, trouvait les rues charmantes, d'un geste écartait les accosteurs, et, sans lassitude, se trouvait errante par les boulevards extérieurs. Le Chat-Noir, l'Elysée-Montmartre défilèrent, puis un peu de verdure autour d'un jet d'eau. L'herbe, frappée de lumière condensée, était intensément nette, très verte au bord du bassin; l'on distinguait les sphéroïdes ajourés des taraxacums, mûrs sur leurs fines colonnettes, et de minuscules glaives de gramen, quelques feuilles timides de trèfle. L'eau adamantinait ses faces aux rayons des lanternes et, seul, un chanteur de café concert, gla- bre et poudré aux joues, ému, contemplait ce coin, le- vait des yeux de bœuf, énormes, vers la vasque d'où débordaient encore des gouttelettes, chantonnait avec attendrissement: ! « Hi! Hi! Hi ! J'ai perdu mon gibus!» Et, depuis de longs jours, Eve n'avait passé des mi- nutes plus heureuses et plus saines.XIV La vitalité d'Eve, déclinante, eut vers ce temps son reflux, l'ère tonique qui trempe un être féminin. La chlorose recula et les perversités sapides, l'inertie mo- trice, tous les symptômes décadents. Quelque chose d'intrépide, de presque belliqueux, circulait par ses artères, réagrégeait la chair et l'encéphale. Allègre, dans une admirable renaissance électrique, elle avait une mélancolie pourtant, mais nullement celle qui tue. Les crépuscules redoutables, ces minutes où trépasse le spectre solaire au-dessus de la cité, où des induc- tions singulières avivent les fièvres, étouffent les mala- des, lui semblaient consolants maintenant. Elle mon- tait les voir agoniser, près du Moulin rouge ou par- dessus les barrières, avec des superstitions aimables, une puérile germination de poésie.Même les pluies,les fir- maments aux nimbus tremblants et phosphorescents, durs aux nerfs, quand le baromètre vacille, croule tout bas, quand la chair se dilate et souffre, elle y trouvait des délices, devenait hydrophile. 21I 362 LE BILATERAL En même temps, elle se faisait plus féminine, avec des exti étions de sa sociale manie, une charmante hu- milité, des prunelles désarmées, infiniment douces. Elle s'avouait la chose survenue, la chose immense qui métamorphosait l'apparence de l'Univers. Ses révoltes s'étaient détendues,plusfaibles à chaque reprise, comme des grives étranglées au piège. Un instinct, plutôt que sa raison d'enfant, lui montra la lutte vaine et même mortelle, et que cette période était la grande délibération entre le sépulcre et la vie. Elle fléchit, retrempée par la simple acceptation, et, chaque jour davantage, elle osait son rêve, ivre de suave servilité. Elle le poursuivait pendant les nuits de fournaise, propres aux insomnies, ces nuits du début d'août, con- densatrices de calorique. Dressée sur le bord du matelas ou étendue sur la droite, les jambes un peu repliées, elle créait les trois à quatre scènes de l'infinie béati- tude, des scènes peu abondantes en matière, mono- tones plutôt, et sa respiration s'amplifiait par intermit- tences, des phrases revenaient, non usuelles, les phra- ses de feuilleton, un vocabulaire de jeune fille à épithè- tes tendres. D'ailleurs, pour n'être plus combattues, ces visions étaient plus pures, moins entremêlées de bizarrerie, toute la pudicité d'Eve réharmonisée par l'équilibre des nerfs. Sans doute, avec l'acuité de sens amou- reux, elle subissait des attouchements, des fantômes de baisers, de très exquises étreintes, mais chastes, non disséquées par une maladive imagination. Le pesant reproche de son sens intime restait celui du premier soir : aimer l'homme de la femme à peine morte ! Souvent, à ce grief formulé sous son crâne avec un vague bruit de pelletées roulant sur un cer- cueil, elle prenait épouvante. L'autre, dans les pénom- kLE BILATERAL 363 bres, aux encoignures, surgissait subtilement, forçait la vierge à se cacher la tête sur son traversin, la pour- suivait au sommeil, en revendications hideuses. Cela pourtant s'atténuait, Eve graduellement plus imbue de l'axiome : « On ne peut pas faire de mal aux morts,» si bien que Marcelle s'évaporait, perdue, ou- bliée. Eve allait chez le Bilatéral très régulièrement. Cha- que soir elle se promettait d'espacer ses visites, mais ses lâchetés accouraient toutes ensemble aux mêmes heures, commeune horde de fauves au viandis. Alors, elle s'abandonnait, presque heureuse du vouloir vaincu, comme si elle en eut fait l'oblation à une divinité. Elle grimpait l'escalier paresseusement, et les cris des gosses saluaient en altos son entrée. C'était le plus souvent aux minutes de cendre, quand les dernières franges réfractées abandonnaient les nuages. Madame Haldat allumait la lampe, et la clarté cuivreuse se portait sur Eve, peigaait sa jeunesse de néréide, le chromatisme de sa beauté. — Bon Dieu ! disait la vieille femme. Qu'est-ce que vous avez donc ?... Vous devenez plus mignonne à chaque fois ! — Vous trouvez ? disait Eve. Puis elle avait la jouissance du déshabillement d'Albert, et même de Jeanne, tandis que madame Haldat continuait à se réserver le bébé Claire, dans une ido- lâtrie de grand'mère. On couchait enfin le petit monde, on l'embrassait au fond des couchettes, dans une ga- minerie rieuse, puis Eve se soumettait à la parlerie de la vieille, sans d'ailleurs s'en ennuyer, les nerfs joyeux par la simple sensation d'être là. Souvent, le Bilatéral survenait. Il avait maigri, quoique peu, avec une incohérence364 LE BILATÉRAL I ! dans ses yeux bruns, mais surtout paraissait las, d'une lassitude irréparable. Il saluait Eve, sans sur- prise de la trouver là, puis, assis devant la cheminée, comme s'il y avait eu du feu, s'absorbait en rôderies cérébrales. Plongé en cette période, par des affinités explicables, dans l'histoire ancienne, chacune de ses impressions s'en teintait, et les pachydermes de Stra- tobatis et les flottes de Sidon variaient curieusement les contingences de sa propre vie. Poli, il disait une parole de temps à autre, qu'Eve cueillait avec amour, puis il se replongeait au courant idéen avec un frisson frileux. Les formes coulaient, les théoriesaussi, un monde de relations métaphysiques^ et il était ainsi dans sa native essence, dans sa cu- rieuse idiocrasie spéculative que les chagrins isolaient si facilement de l'extérieur. Conscient de cet état, qui lui faisait se donner à lui-môme le nom de dié- lectrique, à l'état de santé il s'y dérobait en recherchant de force les hommes, les conciliabules sonores.où il ne pouvait échapper à s'induire sous l'action du pro- chain. Mais, aux périodes de géhenne, l'impuissance de socialité l'écartait des autres, le tenait fixé sur le pro- montoire de sa pensée, battu de grands souffles tristes. Pour Eve, cette attitude avait un lent charme, non sans un peu de frisson, comme au fond d'une nef froide ou à la lecture d'une histoire mystérieuse. Toutefois, à de rares intervalles, elle en avait aussi de l'ennui,' vagues prodromes d'un exclusivisme ombrageux qui exigerait bientôt davantage que la présence d'Hélier. La totale indifférence à sa grâce, ce regard détourné et inattentif du Bilatéral, irritait graduellement la fi- bre du joli être, faisait, lorsqu'elle rentrait au logis, Eve reconstater sa beauté et se sourire tristement au miroir à bordure d'ébène. LE BILATÉRAL 365 Ravière, lui, se réjouissait du péril neutralisé, et, par devers soi, admirait Eve pour l'excellence de son goût. Mais, en dépit de tout principe révolutionnaire, il avait du Bilatéral une idée tellement haute, qu'il tremblait pour l'issue. L'instinct paternel, amplifiant encore son affinité pour le ratiocinateur, il se trouva tout naturellement porté à l'aller voir plus souvent que jadis. Hélier arrivait justement à cette phase de tristesse où un compagnon redevient agréable, et par sa tournure tout idéenne, Ravière s'adaptait à ce rôle, admirablement. Alors, certains soirs, ils rôdaient ensemble. Les ca- prices du Bilatéral étonnaient l'autre, peu explorateur de sa nature. Desreplisimmondcs où le peuple grouille comme des vers dans une charogne, ils émergeaient aux coins d'opulence, parfumés de végétaux, habités d'une faune tranquille, mais les analyses artistiques d'Hélier, sans rien de préétabli, sans critérium d'ad- miration, n'étaient pas une pâture durable pour Ra- vière. Il écoutait cependant, surtout les premiers jours, avec une idée d'étude, mais préférait passionnément les choses plus positives, amenait des questions de science, de socialisme, de politique. Volontiers le Bi- latéral suivait cette pente, surtout quand il se fut aperçu de la fondamentale incapacité esthétique de l'autre. Hélier s'amusait surtout des remémorationsde Ravière, puisait avec un délice d'enfant amoureux de contes, sans jamais s'en lasser, dans cette destinée tumultueuse, dans cette vie d'homme-roman. Le révo- lutionnaire se délectait à narrer, rappelait un à un les fantômes rétrospectifs au tribunal de la mémoire, et c'était un microcosme d'êtres découlant de son cer- veau, avec la vibration nette du passé, la ténacité d'impression d'un encéphale énergique.366 LE BILATÉRAL I 1 i Comme c'est large ! mur- — Comme c'est large murait le physicien. Par saccades d'abord, puis harmoniquement, le Bi- latéral s'était remis au labeur, et la science, sa stra- tification réparatrice, quelques menus succès d'inven- teur, sans le consoler, lui rendaient pourtant de sa sérénité, de son équilibre de bon optimiste sympathi- que à la vie. L'invincible instinct qui, en lui, se ré- voltait contre le broiement du noir, qui s'opiniâtrait à la confiance dans l'évolution des êtres et des choses également défiant du fanatisme et de la satire, cet instinct lui ordonnait la lutte sage du travail, réagis- sait contre l'envahissement perpétué d'une sensation solitaire. Il obéissait à cette saine orientation, avec de fortes reprises quelquefois, de subits retours aune passagère misanthropie, des crises de violents clairs- obscurs cérébraux qui le faisaient s'enfuir vers le Mou- lin Rouge, les fortifications ou l'île Saint-Denis, et le mouvement, la vastitude des horizons, graduellement éliminaient l'amertume. Un soir, après de la fièvre, las, calmé, il se tenait non loin de l'église du Sacré Cœur, sur la Butte. Il faisait doux, du monde passait encore abondamment. Dans la clarté revêche des lanternes, le Bilatéral crut reconnaître Eve Ravière. Elle était seule, allait sans hâte, un peu tristement, et ils se saluèrent. Machi- nalement, il marcha près d'elle, avec des paroles va- gues. Sans savoir comme, ils s'engageaient un peu à l'écart, entre de grosses pierres blanches où les gens ne venaient pas, et le Bilatéral, distrait, la pensée en- volée, s'accouda sur un bloc, leva doucement sa face vers les constellations. A peine si quelques langes diaphanes obstruaient les voies firmamentaires, et la Galaxie s'épandait confu- 1LE BILATERAL 367 sèment vers Saint-Denis, avec Erichton à sa base, immense, et le Cygne presque au zénith. Taciturne, l'homme se prenait au cantique auguste de Varouna, et Eve, ralentissant son haleine, se figurait des jubilations incommensurables frôlant l'âme des initiés au gouffre des étoiles. Puis, la scène du Montparnasse silla dans sa mémoire et, s'identifiant à celle-ci, lui parut plus suave qu'un baiser d'amour. Et son vœu s'élargissait d'entendre le dénombrement des astres, une suppli- cation humiliée grelottait sur ses lèvres, et qu'elle n'osait dire, dans un effarouchement d'enfant, avec la frayeur que ce ne fût trop beau pour être transmis à son ignorance. Cependant, Hélier, avec un léger souffle mélanco- lique, abandonnait sa contemplation et il vit les yeux de la jeune fille fixés sur lui, gentiment. Il craignit d'avoir manqué de politesse et murmura : — Le ciel est exceptionnellement pur, n'est-ce pas ? — Oui, dit-elle. Et ses artères battaient tumultueusement. Pour- tant, avec presque de la souffrance, la voix indécise, chevrotante, elle dit: — Est-ce qu'il n'existe pas une étoile qui se nomme Sirius? — Oui, dit Hélier. — Laquelle, est-ce, monsieur? — Elle est absente... elle ne montera que demain matin... vers six heures... C'est une étoile d'hiver. Elle resta muette, très surprise et honteuse, ayant cru que toutes les étoiles s'éveillaient ensemble la nuit, rôdant sur la concavité bleue, à travers les dis- tricts célestes sans jamais crouler derrière l'horizon. Enmêmetemps,une idée mystérieuse gravitait en elle, toute fraîche et colorée, sur cette flore de feu éclose368 LE BILATÉRAL 'I le ter- selon les saisons tout comme les corolles sur reau sylvestre. Puis,elle s'enhardit: — Celle qui est là-bas... très bas... un peu rouge? — C'est Antarès. — Et la belle bleue? — Wéga. — Ah!oui... celle dont vous parliez à mon père... au boulevard Montparnasse. Il la vit émue, et nulle émotion ne lui plaisait au- tant chez les êtres jeunes que celle des astres. Un silence se fit et, comme naguère devant Raspail, Hélier vit s'ouvrir les annales de sa vie, l'histoire antique de son cœur, douce, belle et harmonieuse comme celle des Hellènes dans le cycle de l'humanité. Puis, avec une sympathie tendre, sa voix familiale: — Cela vous amuserait-il de les apprendre toutes? Elle baissa les yeux, pâle de la douceur de cette parole : — Oh! j'aimerais tant les connaître! — Montons! dit-il avec un sourire. Ils montèrent. D'abord, à larges traits, subdivisant la contrée diaphane, il dit les astérismes qui voguent éternellement sur le septentrion, puis ceux qui s'écou- lent, chaque jour reparaissent en accélération sur le Soleil. Puis, esquissant la petite Ourse, il montra la pointe délicate de l'Axe, et le quadrangle roulant len- tement tout autour, comme une aiguille obtuse sur une horloge. Elle écoutait, elle se grisait. Une béa- titude dissolvante fluait sur son échine, la pesanteur charmeuse de l'espace, et dans toute sa jeune chair c'était une iconogénie toute neuve, comme si un se- cond mode d'être s'ouvrait entre les ilôts de lumière. Au délicieux contact de la vierge, sa douce face trans- parente et comme éthérisée d'enthousiasme, l'âme uLE BILATÉRAL 369 d'Hélier s'échauffa, et il oubliait la leçon, vaguait aux quatre horizons de la plage bleue. Le Dragon, de sa queue fine, séparait les deux Cha- riots, et Céphée, troible, au bord de la frange pâle vacillait devant Cassiopée. Cependant, s'étalait un archipel argentin de quartaires, puis Pégase s'épa- nouissait. Sur la calcédoine surbaissée, ses frontières étaient prodigieuses, ses phares tremblaient avec harmonie, et nulle part la nuit ne s'étendait plus chaste. Mais à la fourche nébuleuse, le Cygne déployait sa candeur, la Flèche pointait ses veilleuses discrètes, Altaïr resplendissait sur l'Aigle. A mesure que les appellations capteuses étaient dites, Eve les répétait avec euphonie et d'une manière soumise. La grande face blanche du Bilatéral pxrtici- pait de la majesté de l'Espace, tellement que la vierge frémissait comme du contact d'un dieu et que, subtilement, la parole de l'homme et la splendeur de l'Abîme s'entremêlaient dans une luminosité. Maintenant, se creusait un pays pâle, par delà la phosphorescence du Dauphin, où vivaient des corolles fines comme des mourons sur un talus. Le Capricorne y dardait ses tertiaires ; à peine perceptible, le Verseau émergeait, tandis que le Sagittaire, nébuleusement penché sur la plaine croulante, regardait mourir An- tarès. Lentement, Hélier franchit le chemin de Saint- Jacques et, par Ophiucus, le trapèze d'Hercule, ils en- trèrent au portail merveilleux. L'hyperboréenne triom- phante ouvrait son calic;: bleu sur la Lyre, et la Cou- ronne, contournée sous le Bouvier, semait sa féerie hésitante, sa grâce de bijouterie marine. Arcturus arrêta le Bilatéral. Il l'aimait extrêmement, et ses heures les plus douces, jadis, étaient mêlées à la 21.Il 870 LE BILATÉRAL palpitation de l'étoile rose. Involontairement, il en parla, il dit à Eve sa préférence amoureuse, et cette petite confidence fut outre eux un lien, comme le premier don intime de l'homme à la femme. Mais, de nouveau, ils vaguaient sur l'Océan impon- dérable, entre des lampes vacillantes, la géométrie adorable de la Grande Ourse, par des régions hyper- boréennes, tranquilles et presque désertes. Puis, le Nord se repeupla, les îles flamboyantes se pressèrent l'une contre l'autre, l'innombrable pullulement près de Persée et d'Andromède, Algol, le Bélier, le charme at- tendrissant des Pléiades et la splendide rivale de Wéga, la Chèvre, cligna sur la mousseline de l'horizon. Tous deux se turent. Un étourdissement subsistait en Eve, l'impression d'un événement prodigieux, et elle restait appuyée à la rampe, la poitrine turgescente, n'osant plus regarder Relier. Sur l'âme peuple, affinée par bribes, c'était la descente d'une beauté ineffable, un chromatisme mystique, des chastetés de cristal, un subit élargissement du crâne, avec les teintes du firmament parcouru, l'ombre blanchissante des nébu- leuses, les migrations des atomes stellaires, la sévérité de l'Incommensurable, ce qu'est le romantisme à l'aube de notre siècle, une chose vague, profonde et ivre. Lui, cependant, depuis la mort de Marcelle, n'a- vait pas connu de pause plus oublieuse. Il restait touché de l'émotion de la jeune fille, de son ardeur vive pour la science sidérale, et les minuutes s'écou- lèrent. — Il est tard! dit-il. Ils descendirent les pentes, sans échanger une pa- role, surpris maintenant d'être ensemble. A chaque pas, des lambeaux de lumière s'évanouissaient devant eux, dans un rétrécissement d'horizon, par l'interpo-LE BILATÉRAL 371 sition des cubes blêmes des maisons, et ils se trou- vèrent dans les escaliers du Mont-Cenis. Puis, les per- spectives effacées, ce fut une ruelle moisissante un mur plein de têtes d'arbres pauvres, un coin sinistre et mélancolique qu'originalisait un réverbère d'antan, une jaune lumière d'escarpes. Là Eve, frémissante, se rapprocha de son compa- gnon. Il la regarda d'un air de force paisible ; mais le macabre recoin détachait merveilleusement les carac- téristiques de la vierge, la virtuosité naturelle de son élégance, le rythme du corps et du costume, tout le des- potisme de sa jeunesse superbe. Elle vit, surles yeux de l'homme, passer l'effarement de sa beauté, et sa chair chauffa, tandis qu'un peu de rougeur à ses tempes marquait ce premier triomphe de sapersonne physique auprès de l'élu. Mais déjà il retombait dans son accoutumance distraite, et son adieu, au bout du Clignancourt, fut sans trouble.1 kV XV L'amour d'Eve, si vacillant au début, empoisonné de tourments, dont toute espèce de haies obstruait l'avenir, s'éclaircissait comme un orage d'avril. Elle y marchait ainsi qu'à sa conquête, au grand but de son existence, tous les scrupules dissipés, avec la seule terreur de n'être pas désirée. Mais surtout du soir étoile sa tendresse éploya ses ailes. Aucune précise espérance, cependant. Elle vécut de l'excès de sa force, d'une surabondance de passion qui n'exigeait nul re- tour encore, le ravissement du sectaire vierge qui croule à la doctrine, sans arithmétique, par l'impé- rieuse poussée religiomane. Mais rien n'avait l'exquisité de ses nuits. Dès dix heures, enclose dans sa petite chambre, elle entre- fermait sa fenêtre, avec juste l'écart pour regarder en haut. Maintenant, ce qui vivait là, c'était une pa- trie à elle, miséricordieuse et immuable. Tout, frange aranéenne de nuage, voile de fumée, lueurs roses de Paris, tissait de l'enchantement, mais elles surtout,iijr 11 374 LE BILATÉRAL les lampes impérissables qu'Hélier avait énumérées De ces noms, elle n'en avait retenu guère que deux ou trois, mais qu'importe ! Sur chaque astérisme je ne sais quelles syllabes irréalisables reparaissaient des mots que la mémoire ne voulait pas redire et que' pourtant Eve sentait graviter dans sa substance ana- logues à la trace d'un pas sur des herbes, au frisson d une fanfare sur des emblaves. Ah ! chute harmo- nieuse des secondes ! Le plus pur de sa substance s'é- vaporait là, ce que peut contenir la virginité 'et la demi-civilisation d'une urbaine suave de ces choses •risées qui palpitent sur une âme, pareilles à une lueur tendre sur la piquerette du jour. Une à une tantôt dans l'interstice des vapeurs, tantôt sur le saphir tran- quille, les constellations se relayaient, et c'était un geste d'extase quand apparaissait une primaire Quelquefois, elle disait une parole, une phrase courte jaillie au hasard de sa tendresse, bizarre ou bien pro- fonde. Des alternances de rêverie la ramenaient en ar- rière, dans des vœux anciens, d'adolescence ou de puberté naissante, puis brusquement le présent rena- issait avec des modalités nouvelles, un amour plus dense qui la faisait se coucher contre le dossier de sa chaise avec un murmure de confidence. Puis elle se figurait des coins où elle serait bien, des coins drôles comme une briqueterie visitée pendant une excursion' un chariot de saltimbanques, un trou vert, au bout dé la Marne, dont des arbrisseaux cachaient l'approche et une abominable cahute de bois vers la proue de Hle Saint-Denis. Là, à l'étroit, elle écouterait parler une voix lente et douce, tandis que, parla solution des briques, les défilés des arbustes, la vitre du wagon la fenêtre de boue du hourdage, Arcturus clignerait famiherement... Alors, il arrivait àson impatience d'ê- ULE BILATÉRAL 375 tre insupportable, et elle se penchait, elle scrutait la rue, avec l'impétueux désir qu'il vînt, avec une prière vague à quelqu'un d'accorder un miracle, de la faire aimer tout à coup... Ah ! être prisecontre sa poitrine, être réduite en esclavage !... Le faubourg s'assoupissait, les derniers filtrements lumineux des chands de vin avaient agonisé sur les pa- vages, un café concert epandait encore un coassement de comique, et quand un passant solitaire avait tourné le coin, la rue, entre ses jaunes sautilleuses de gaz, au fond des hauts talus des façades, était bien un peu funèbre, avec un faux air de nécropole. Les artères d'Eve refroidissaient, peu à peu rede- venaient normales et même languissantes. Alors, le songe de cristal reprenait, la ravissante navigation sidérique sur la mer ténébreuse. LaLune décroissante troublait tout. Elle survenait, opaque, sur des tulles roussâtres, entre des masures abattues, des poutrelles et des planches, pareille à une pierre rouge polie, et presque sans lumière. Mais vite, elle s'animait, à cha- que étape plus claire, cuivreuse, puis orangepâle, jaune. A mesure, elle dévorait les petites étoiles, humiliait les autres, et une fraîcheur cristalline dissolvait la nuit. Eve en était contrariée d'abord. Puis, la morsure d'un rayon sur le plâtre, les petites mares des vitres s'illuminant aux façades, un mur rocailleux, velu de cryptogames noirs, avec un infini clair-obscur de re- liefs blancs, de reliefs jaunâtres ; un renflement de mansarde, semblable à une cabane posée sur un toit, avec le dormassement d'une lueur sur son croisillon ; une cheminée s'élevant comme un bloc de houille lardé de perles, dominé de pitons de corail ; la halte d'une nue de manganèse avec ses pertuis, ses sinuosités d'ile.Il il 376 LE BILATÉRAL , capricieuse, toutes les gammes d'une palette grise et blanche sous des glacis qui, du métal etdu coquillage, aboutissaient à des soies discrètes, à des laines idéale- ment lustrées, tout cela, avec la traînerie de ses mé- tamorphoses, devenait, pour l'esprit d'Eve aiguisé de renouveau, une féerie captivante, si captivante qu'il lui arrivait d'éclater en sanglots à se sentir vivre dans des choses si belles avec une destinée si incertaine !...... Vers cette époque,ellejfit une rencontre inattendue. Un matin, au haut du Clignancourt, Lesclide l'aborda. Ce lui fut une surprise que de le voir tout à coup près d'elle, avec sa face plus pâle et ses yeux plus bril- lants. Il avait su, peu de jours auparavant.par le « Pauvre », que Ravière habitait Montmartre, près de la Butte, et il arpentait le faubourg, sa sèche âme en peine amoureuse, prêt à toutes les condescendances. Elle, froide, à mille lieues de lui, ne songeait même plus à ce passé mélancolique qui était entre eux, ne soupçonnait pas surtout, la passion de l'anarchiste. Ce- pendant, après quelques paroles vagues, il se mit à dire: — Vous souvenez-vous de nos promenades? Le regard qu'elle laissa tomber sur lui avait un tel étonnement, qu'il s'en fâcha presque, comme d'une perfidie. — Oui, continua-t-il, même vous m'aviez fixé ren- dez-vous. Je ne vous ai pas revue. — Oh! fit-elle, nous avons eu tant d'embarras, mon père et moi. — Vous ne pensiez donc pas que vous me rendiez bien malheureux? — Vous! A son tour elle se sentit fâchée, comme si cet amour eût été une injure. Lui, douloureusement, reprit :LE BILATÉRAL 377 — Citoyenne Ravière, écoutez-moi. Je souhaite d'unir ma vie à la vôtre... Voulez-vous?., dites?.. Je tâcherai... je suis sûr de vous rendre heureuse. Horripilée, le cœur mortellement froid, elle eut un geste de répulsion; — C'est impossible! L'autre restait là, écrasé par cette parole irrémédia- ble, épouvanté à l'idée d'avoir risqué si légèrement son va-tout. Il bredouilla, voulut se reprendre, implorer une autre entrevue, puis cédant au désir de plaider sa cause. — J'ai quelque intelligence... Plus tard vous ne se- riez peut-être pas mécontente..... Mais sortie de la pétrification où la jetait cet aveu, cruelle, elle appuya son refus : — Non, non, jamais, je ne suis pas libre ! Et se détournant avec un bref salut, elle prit la di- rection opposée à celle qu'ils suivaient, implacable; et lui, sans un mot, les bras croisés, ulcéré jusqu'au fond de l'âme, la regarda partir, avec un immense désir de vengeance qu'il élargissait sur la Société tout entière.I ■fi I !;QUATRIÈME LIVRE Malicaud s'enténébrait, s'encageait davantage de- puis la Semaine Sanglante. Après le travail, d'un élan il regagnait sa rue, bondissait à son cabinet. Là, dans l'étroitesse, le funèbre du plafond bas, l'agonie du cré- puscule sur le soupirail de la cour, il se couchait à demi sur son lit, et maigre, lugubre, longuement re- tournait son éternel problème. La lâcheté des hommes lui paraissait plus profonde, la fraternité endormie, et en tout ami mouraient ses dernières confiances. Ses yeux ne viraient pas, noire- ment fixés sur la fenêtre, la chair abandonnait jour par jour sa face, son cou, ses maigres mains, et l'in- tensité de son Rêve tuait en lui l'appétit, l'amour vital, tout désir. Il était devenu complètement anarchiste, abhorreur d'autorité, amoureux de la communauté libre, sans chefs, sans juges, l'humanité régie par l'étroite unionil 380 LE BILATÉRAL f des frères, par la libre décision des individus, et gar- dée contre les tyrans par la vigilance et le dévoue- ment spontanés. Quand le crépuscule avait trépassé, que l'ombre lourde croulait dans la triste prison parisienne, il res- tait là encore, avec quelquefois un frisson frileux, un soupir de fièvre. Les minutes coulaient, l'immense mé- lancolie de la solitude s'abattait sur l'homme étendu, et toujours allait son intarissable songe, toute sa puis- sance cérébrale concentrée sur une image unique, sur son sacrifice, sur un rapide et puissant drame. — L'énergie individuelle! murmurait-il. Il se levait enfin, un instant circulait dans l'ombre, titubait aux meubles, et parfois alors le saisissait un bref attendrissement, l'impression de sa jeunesse, que des choses douces et belles s'épanouissent à la sur- face du monde. Des fragments d'enfance, sa douce mère, une lisière d'étang où était plantée sa demeure, des matins d'exquis printemps, le silence blanc d'une nuit d'hiver tandis que tendrement vibrait le foyer, un tarin qu'il avait, qu'il aimait, et le Père, son cos- tume moiré de limaille, sa grosse, lente, adorable ca- resse du matin et du soir! — Ah! soupirait le pauvre homme. Une allumette grinçait, la petite étincelle bleuâtre refoulait l'ombre, et il se trouvait assis devant une bougie, raffermi, ouvrant un de ses livres favoris, une des sombres histoires de l'énergie nihiliste, une des fermes exhortations du fanatisme révolutionnaire. Alors s'enflammait son âme, son cœur tumultueux commençait de frapper contre son thorax, et les phra- ses dansaient aux fluctuations de la lumière, le péné- traient, se mettaient à vivre dans son sens intime formidablement. Bientôt elles l'accablaient, le dila- iSLLE BILATÉBAL 381 taient, il devenait impuissant à en absorber d'au- tres, il se levait, il érigeait ses deux bras religieuse- ment, la prunelle électrique, les pommettes toutes chaudes : — Oui, oui... il faut compter sur soi... sur soi seul.... Commencer.... donner l'exemple, l'exemple.... il entraîne tout !.... Un vent large passait sur son âme, une sorte de sérénité souriait sur ses lèvres. Alors, il ouvrait la fenêtre, levait son front vers le petit rectangle de fir- mament posé sur la cime des façades, et une étoile le saluait, la rose lumière du monstre parisien tei- gnait le bleu noir des cieux purs, la pâleur des soirs de nues. — Il y en a Un peut-être. Et il se sentait grand, auguste, s'enorgueillissait un quart d'heure de la pureté de son but, de la beauté de son sacrifice: — Ils m'oublieront, sans doute... mais je ne tra- vaille pas pour la gloire t Des heures douces, faites mystérieuses par la dis- tance, sonnaient sur les toits, et le bouillonnement de la vie s'affaiblissait sur Paris. Quelquefois, l'enthou- siasme un peu éteint, du froid à ses vertèbres ab- excitées après tant de flammes, de nouveau l'étrei- gnait, avec mélancolie, la charmante foule des événe- ments puérils dressée sous la brume du Passé, et il fléchissait sa pauvre tête, serrait ses côtes entre ses bras, pris de dypsnée. Le cabinet lui semblait trop étroit, la cour mortellement triste et il prenait son chapeau, demandait âprement le cordon. Il vaguait par les rues de silence, jusqu'aux forti- fications. Sur le pouilleux boulevard Jourdan s'abattait la nuit,' I I 382 LE BILATERAL rompue de luminosités navrantes, et Malicaud allait furtivement aux flancs des talus encore toisonnés d'herbes fraîches, de gramens mouillés de serein ou de rosée. Les poteaux télégraphiques s'effilaient con- fusément et une suave petite haleine venait de la ban- lieue. C'était une plane surface, coupetée d'arbustes, de maisons endormies avec des abîmes de firmament, et l'Avenue d'Orléans contournait sa bordure de lan- ternes. Là, il respirait, avec une impression de solitude de savane, les bras croisés, et l'obsession y semblait moins âpre, rajeunie à l'attouchement des champs et des étoiles, les répétitives phrases allaient avec moins de fièvre sous le crâne du pauvre homme, et une misé- ricorde, une puissante phrase d'amour, d'universel bonheur s'y mêlait, la vision du futur de l'humanité. Impétueusement arrivait le dernier omnibus de Mont- rouge-Gare de l'Est, la voix d'un douanier ondulait, fugitive, des clartés de charmant mystère persistaient sur les maisons hors-barrière, et Malicaud succom- bait au retour des pensées grises, contemplait sombre- ment le fossé des fortifications : — Pour qu'ils soient heureux... faut que des hom- mes de cœur s'immolent ! Puis il lui arrivait de s'étonner que ce fût lui, Mali- caud, le fils du pauvre forgeron de village qui eût des idées semblables, qui se sentît prêt à un sacrifice si énorme et si désintéressé. Tout lui semblait factice, alors, ces champs dans l'ombre, les estompes de Mont- rouge, ces talus, ce fossé, et surtout sa propre per- sonne là debout, solitaire, effrayante : — Est-ce que le fils d'un forgeron ne peut pas avoir une grande âme ? Le doute, quelque temps persistait, le mettait malLE BILATÉRAL 383 à l'aise, moins fanatique. Mais, orgueilleusement, son front se relevait, il reprenait l'âpre confiance en sa grandeur, en la beauté de son sacrifice, et lentement il redescendait par la ville taciturne, allait quelques heures enfouir son trouble dans le sommeil. Plusieurs jours, une pluie mauvaise tomba le soir, sous un ciel d'étouffjment, dans une atmosphère de chaleur malsaine. Lui, n'en persistait pas moins en sa nocturne rôderie, abrité sous un parapluie en gue- nilles, et il recevait d'obliques averses au haut du ta- lus, de brusques coups de vent tiède, n'en rêvait pas moins intensément, plutôt aimait cet humide fondant sur le flambement de ses vertèbres et de ses tempes. Il n'échouait pas toujours aussi loin, choisissait des haltes bizarres, engoué de ruelles, de portails d'église, surtout d'une fosse ouverte, dans une rue solitaire, pour des réparations. Quatre lanternes rouges cligno- taient sinistrement, quasi au ras du sol, et les pavés entassés là, une barrière fruste de planches, faisaient un mystère, une œuvre de ténèbres, un travail équi- voque où, avec un frisson noir, il se penchait, con- templait interminablement la demi-ombre, se figurait une tombe géante, fantasmagorique, une large fosse commune, un de ces atroces sépulcres où, après le carnage, une armée entasse vitement, pêle-mêle, des cadavres. Il satisfaisait encore de téméraires envies, jusqu'à gravir les grilles du Jardin de l'Observatoire ou du Parc de Montsouris, à se terrer de longues heures, dans une demi-volupté puérile, caché parmi la végéta- tion, dans l'ombre exquise, et là ses pensées prenaient une forme de défi, de victoire, tandis qu'une Lune di- chotome montait entre des cheminées, mêlait une sub- tile pluie cendreuse aux denses feuillages.il | ! > i 384 LE BILATERAL I Ses sommeils étaient bons cependant, malgré une vie tellement nerveuse, mais brefs. Dès cinq heures il se levait, lisait jusqu'à l'heure du travail. Les ca- marades d'atelier, malgré ses façons insociables, ne le détestaient pas, le sachant sincère, généreux, incapable de platitude. Quelques-uns s'inquiétèrent de le voir si triste et si pâle, et le questionnèrent; il déclinait briè- vement toute explication, mais il n'était pas aussi fa- cile de se débarrasser des camarades révolutionnaires qu'il rencontrait. Ceux-là, surpris de sa longue ab- sence au Cercle, lui faisaient d'amicaux reproches, lui demandaient si, lui aussi, allait passer parmi les bour- geois comme Dumoulin, Sigault et ce trou du c... de Joseph. Il leur répondait d'un fier sourire de héros, dé- daignant de notifier sa complète conversion à l'anar- chie : — Je vivrai et je mourrai dans des principes ré- volutionnaires. Si l'autre alors, remarquant sa maigreur, ses prunelles maladivement élargies, s'informait de sa santé : — Je me porte suffisamment bien pour ce que j'ai à faire ! — Quoi donc ? — Tu verras. Il s'éloignait, laissant l'autre, perplexe, avec une idée de mystère et peu à peu s'épandait la rumeur que Malicaud devait préparer quelque chose de drôle. Ce- pendant la nature, dédaignée, maltraitée, se révoltait contre l'âpre volonté du révolutionnaire, et, par degrés, la poitrine devenait irritable, une misérable toux mar- quait la décroissance vitale du pauvre homme. « _.. MHMII Ce n'était pas le soir encore, et la foule, au Pont des Saints Pères, progressait en contre-jour, encreuse- ment, fantasmagorique. Un duvet hydraté tombait sur la fourrure des arbres, le fleuve, de mercure virant au laiton, s'aplanissait entre les paraboles lentes des rives, sous les graves colosses de pierre, les pyramidions sveltes, les taillis de cheminées, les fils noirs des para- tonnerres, et partout s'approfondissaient des vides iri- sés entre les schistes, dans les tourelles, les toitures. Le coloris d'un Occident pauvre, d'opalescence ma- lade, aux nues filandreuses, aux strates de deuil sur du cuivre pâle, dépoli, se fondait en haut dans un bleu farineux sur lequel circulait une bande de fins oiseaux apodes. Malicaud, assis, frileux dans la brise humide qui lui cinglait les oreilles, méditait, pareil à un sombre chien- loup. Sur les perspectives d'une triste ressouvenance, il revoyait la journée finie, son plaisir, ses sensualités basses, sa ridicule vanité. Ah! le sale jour. Et il le re- 22mm I i II :l I 386 LE BILATERAL vécut, mais par pauses inharmoniques, hyperboles et atténuations. Au matin, il avait songé que l'ère des tergiversations devait se clore. Alors, déchirant sa tire-lire de carton, longtemps il avait contemplé son pécule, tout en belles roues de derrière. Il avait grondé : — C'est ça qui pourrit le monde... n'en faut plus! Pourtant une pénétrante vénération l'avait incliné vers les pièces de cent sous omnipotentes, ces remueu- ses de l'âme humaine, formidables idoles génératrices de toute bassesse, de toute boue d'âme. Puis, sur ses lasses joues, un jeune sourire, un vœu de béatitude, une vivacité de reverdis : — Plus de travail... Je suis libre ! Il avait édifié une halte splendide, dix jours d'allé- gresse avant le sacrifice. Oui, libre ! Il irait en riche à travers Paris ! Et il était parti, vêtu de son complet quasi-neuf, en riche, hélas ! Alors, massées, ses remémorations saillirent : la matinée délicate coulant obliquement sur la ville, des babas acquis chez un pâtissier du Boulevard Saint-Mi- chel, un fiacre le roulant devant l'Opéra, la féroce chaleur du jour, les étrangers baragouinant aux ter- rasses des cafés, surtout son déjeuner au Grand Hôtel, cet affreux déjeuner parmi des gens qui avaient l'air de se foutre de lui, de sales bourgeois qui bouffaient à l'aise, tandis que, de colère et de gaucherie, il s'empoi- sonnait chaque bouchée. Puis, de nouveau, la prome- nade, l'accumulation plus violente de la chaleur, les tombereaux d'arrosage, une cendre défraîchissante sur les feuilles des arbres et toujours ces crapules riches devant les cafés,.les joailleries, les banques, les carica- tures des kiosques, les fleuristes... IL LE BILATÉKAL 387 Ah! les salauds! La kaléïdoscopie cérébrale s'alanguit une minute ; il releva la tête. L'escarboucle couchante s'horizon- talisait sur le fleuve, un large triomphe pourpre, une énormité de splendeur et d'angoisse, lente, pesante, immobilisante, qui se répercutait dans le crâne de Malicaud. Il se tourna vers le Pont-Neuf, et le rebours du drame apparut, chaque rayon désorienté. Là, l'onde sans éclat, adoucie, patinée, un enchantement mat dans le grandissement des tulles nocturnes, mais la vie rejaillissant aux altitudes des rives, en fanfares basses sur les saillies, en verrières solennelles aux façades, en tremblerie dans les peupliers. Et les crêtes, les angles de l'architecture, les monuments posés par l'art des siècles s'embrumaient, une colossale ma- jesté planait sur la Ruche, sur les aiguilles, les tours appesanties, le ravinement des façades, toute la pétri- fication formidable et creuse, le fourmillement de pe- tites cavernes humaines où déjà le microcosme lu- mineux, atome d'épargne de soleil, refoulait le néant nocturne, trouait la vastitude des ténèbres, le lamen- table désert noir de l'espace. — Très chic ! fit Malicaud. L'astre avait chu, et la Lune survenait comme un disque de bourre rouge, mièvre de lumière, tenant des édifices dans sa large base. Au loin, un hémicycle de pierre bornait Paris,et chaque steamer alluma deux yeux jaunes à la proue, qui s'élargissaient en fonçant vers Majicaud, deux yeux écarlates à la poupe, qui s'éloignaient, s'amincissaient comme s'en vont des contes éclatants, en hiver, à l'heure où le sommeil approche, où les charbons meurent sur les grilles du foyer. Alors, Malicaud retomba dans le drame intime. Ili ' M 388 LE BILATÉRAL se revit au Bois de Boulogne, roulant sa carcasse dans les allées, sur les coussins gris d'un fiacre, se mourant d'ennui à boire des bocks et à régaler son cocher. Puis, son retour, encore des bocks, des glaces, des cafés... nom de Dieu de nom de Dieu !... Que ça l'avait donc emm.... d'être riche! La Seine, largement, étalait sa nappe glauque et de la Lune pleine s'épanchait une autre rivière, resplen- dissante, jusqu'au pied du pont. Tout près, des mil- liers de courbes se tordaient en courts tronçons, sui- vant les pulsations du flot; derrière l'ombre du Pont- neuf, le sillon lumineux semblait brûler à basse flamme bleu de soufre, et plus loin, dans la glace claire, s'al- lumait de ci de là une paillette, une fine lueur ada- mantine. Perdus dans la clarté, les réverbères mas- saient leurs flammes, un bruissement arrivait des ponts, le barrage de l'écluse balbutiait, intarissable, et une poésie immense tombait de la face nébuleuse de la Lune. — Epatant ! murmura Malicaud. Il redescendit le quai du Louvre, monta le Pont-Neuf, et sa tristesse, un véritable remords du ratage de sa journée, grandissait sous son crâne tandis qu'il tra- versait le quai des Orfèvres. La Seine, étamée, à petits bouillons, avec une délicate sci filiation vert-bouteille, des pointillements émerisés, de minces raies paille, était là merveilleusement reposante, comme un noc- _ turne hameau aquatique, ses barques longues, brèves, à peine obtuses, amarrées par groupes ou solitai- rement, avec des fenêtres horizontales cnivreusement allumées ou blanchâtres, pareilles en couleur à des cinéraires maritimes. Et Malicaud, entre les silhouettes à l'ancre, en choisissait une au fond, une mystérieuse, évocatrice, ardente et douce d'Eden flottant. Sur la MLE BILATERAL 389 paix du port, les lanternes se réfléchissaient avec clarté, à peine tressautantes dans la palpitation du fleuve, mais plus vagues vers le Pont-Neuf, en voussures dé- chiquetées, en traînes écailleuses. Les peupliers par- laient intarissablement, vénérables, en murailles cen- dreuses, piquées de soies blanches, de lueurs de lam- pyres ; un steamer élevait au loin une voix plaintive, élargie, et Malicaud finissait par trouver une majesté énorme à ce quai pacifique. Puis sa dernière folie lui apparut — une fille — une courte aventure de chair, et il s'en alla, fauve, en hâte, au long du Boulevard Saint-Michel, de la rue Denfert, avec la sensation d'une avilissante, d'une impardonnable bassesse.i! I !! III Dans son humble caverne, étendu sur le vieux lit, le repentir s'élargit dans sa conscience, et c'était une pollution, une dévirginisation de l'être de sacrifice né en lui depuis la Semaine Sanglante, et peu à peu, de honte, il enfouissait son front, sa tête dans l'édredon, vaguement implorait la grâce des Entéléchies du Droit et de la Justice. Alors, dans son stoïcisme, ce que la nature en lui avait développé de résistance, de granit héroïque, s'affaissa. Un large sanglot gronda entre ses côtes. — Ah ! ah ! Il se sentait petit enfant, nu et orphelin. A l'horizon vital il se réfugiait au giron du père, de la mère, en- fouis dans la tombe. Il se replongeait au petit nid vil- lageois, aspirait l'odeur de la cuisine matinale, du café frais, du lait crémeux, du bon pain de froment judi- cieusement parfumé de seigle, et le large forgeron des- cendait, la lente et inlassable mère, ses yeux d'herbi- vore, résignés, disposait harmonieusement la cafetièrei II II 392 LE BILATÉRAL bleue, le pot au hit, l'assiette aux splendides tartines beurrées, les tasses, et l'ouverture du jour, souvent l'aurore encore appuyée aux vitres, était fraîche et suave. Les fibres tranquilles, la trinilé humaine con- sommait le repas aromatique, et Malicaud ne se rap- pelait pas une seule dispute grave. Le père partait au village, à la forge de Remy et, après la picorée aux poules, les légumes aux lapins, le fourrage à la vache, la mère venait s'asseoir une demi-heure au bord de la fenêtre claire tendue de tulle, un tulle où s'apercevait une chèvre abondam- ment cornue, mordillant un cytise, près d'une bergère armée d'un long fuseau. Elle dépliait le journal de la veille, cadeau quotidien de Remy, et lentement, à travers de fantasmagoriques lunettes, buvait le récit des faits divers, avec une imagination fraîche et re- verdissante comme l'avrillée. Et Malicaud plein de l'épouvante du vide, des fan- tômes laissés sous l'arche rétrospective, relevait son front, rouvrait ses cils, mais continuait, malgré tout, à subir l'indicible tableautin de la transparence gaie de la fenêtre, de la mère mouvant ses bonnes lèvres, effaçant parfois un gros pli du papier, et sa face sil- lonnée, émue aux péripéties pathétiques. — Mon Dieu ! Mon Dieu ! cria-t-il. Toute sa chair tremblait, des luminosités pourpres effaraient ses prunelles, et il sentait la déchéance de toute chose, l'inutilité effroyable de vivre. Dans l'om- bre, de ses mains tremblantes, il tâtait, il cherchait, il eut cinq minutes de folie, d'espérance que ses pa- rents allaient revenir de la tombe, le presser, l'abri- ter contre sa poitrine. -- Ma mère!... ma mère!... père ! Une féroce ironie émergea des ténèbres et des re- &LE BILATERAL 398 flets osmoses par la croisée, martela le cerveau du révolutionnaire, puis d'autres images se posèrent sur le prisme du rôve. C'étaient de hautes herbes qui enveloppaient, à rai corps, un grand chien roux, mouillaient son. pelage ras. Lui ne mouvait pas, fixe, la tête haute, et ses beaux yeux bruns erraient sous un vieux poirier, entre deux jeunes cytises, sur l'immense Orbe rouge qui semblait posé au bout d'un champ, sur la crête pâle des épis. Et le chien était plus grave qu'aucun philo- sophe, et la rondeur escaladait le ciel lentement, quittait les frêles sommités du froment, se mettait sur un saule court, sénile et brutalisé des hommes. Alors, la tête du poirier vénérable, s'épanouissait devant l'Orient comme un vitrail flamboyant, et les petits meneaux des ramures, à toutes les splendeurs du prisme, em- pruntaient une vie prodigieuse. Vitrail sans personna- ges d'église, mais plein de vivants, de tremblantes jeunes feuilles tissées du plus frais cambium, de char- mants passereaux silhouettés dans le jonquille, le ver- millon et le lapis de la sublime aurore. Le chien clignait des yeux, ne disait rien toujours, impassible devant le torrent de rubis pâles qui venaient trembler sur lui à travers le poirier, et le petit Mali- caud, étonné du calme de l'animal, l'appelait enfin, impatient. Un jour d'été — Malicaud avait onze ans—unepoule lui apparut, baignée dans une flaque de sable. Elle glous- sait doucement, mouvait ses ailes grises piquées de blanc, sa poitrine pâle, entreclosait ses yeux hyalins dans une sensuelle langueur. Le grand coq noir vint, la féconda, et il parut au gamin qu'ils le défiaient, et il eut mal au cœur, une sensation nauséabonde. Fa- rouche, il prit une motte de terre, visa attentivement I 894 LE BILATÉRAL le couple, et le renversa. Ils se relevèrent, hérissés, et s'enfuirent avec des cris rapides, aigus, insuppor- tables. Le maître d'école, homme ballon, tout rouge, em- menait mystérieusement le petit Malicaud vers l'Eglise, entre deux collines, et ils entraient dans le silence, montaient vers l'orgue. Alors, le pesant homme jouait lentement des choses tristes, et le petit garçon faisait aller la soufflerie des deux pieds, alternativement... Derrière la chaumière, sur un tas de paille, un grand cochon rose renâclait, et de tous les horizons, des ga- mins et des gamines étaient venus, implacablement curieux. Le saigneur surgissait'en veste madrée, avec deux mains maigres et interminables, des genoux de dromadaire. Il analysait son couteau avec douceur et persistance, debout près de la grosse bête, puis, bru- talement s'agenouillait sur la chair rose, maintenait contre le sol la hure. Et, une femme avançant la ter- rine, l'homme saignait avec largeur, le mascaret chaud et pourpre rebondissait, écumeux, et la misérable brute hurlait la mort, emplissait l'horizon d'un épouvanta- ble sanglot. Alors, les nerveux devenaient pâles, les frustes ricanaient et, peu à peu, le flot rouge roulant toujours, s'affaiblissait la clameur, se minéralisaient les prunelles de la bête, et elle pantelait encore faible- ment, dispersait sa pauvre vie en souffles sourds... Le jardin de M. Mathieu vivait entre de hautes gril- les, à pointes de lance dorées, et le château gravis- sait une colline, bâti de rouge entrelacé délicatement de raies jaunes et bleues, et sur les tourelles virait un homme de zinc armé d'un glaive. Partout, au fond de claires avenues, s'éparpillait une opulence de kiosques et de maisonnettes en cylindre, et d'immenses châtai- gners cernaient les pelouses.LE BILATERAL 395 Une fois l'an, à l'époque où tombaient les châtai- gnes, M. Mathieu ouvrait royalement les grilles, et des femmes et des enfants arrivaient en hordes, pleins de convoitise. Une frayeur auguste troublait Malicaud, et les herbes, les branches, les eaux étaient d'une subs- tance féerique, de velours, de soie rare; et il avait un chatouillis ineffable aux chevilles en rasant la terre pré- cieuse, en frôlant le luxe des plantes, immobilisé sur- tout devant les Kiosques, les maisonnettes cylindri- ques, dans une extase, un hébétement mystique... Mais, graduellement, l'énergie revint à Malicaud, dis- persa les visions, et sa noire silhouette se dressait devant la blancheur du lit. Quel mal avait-il fait, et pourquoi ces faiblesses de gosse? En somme, il avait voulu goûter de la vie bourgeoise, pour voir, et le fait est que cela l'avait embêté. Pas étonnant, après tout! Est-ce qu'un homme qui s'immole à une grande idée peut avoir du plaisir à avaler des bocks et des dîners au Grand Hôtel ou à rouler sa carcasse en voi- ture ? C'était bon dans le calme ces machines-là ! Il n'avait d'ailleurs rien à se reprocher qu'une blague pas forte, et voilà tout. Personne n'avait rien à y voir ni rien à y dire. Ça le regardait tout seul. Quant à savoir s'il recommencerait, c'était une autre affaire. Non, ça ne le tentait plus. Rien que de se mêler au bourgeois c'était une dégradation quand on avait dans la caboche ce qu'il y avait. Le mieux serait de couler ses huit jours à voir un peu de campagne, à faire de jolies petites pointes sur la banlieue, à aller vi- siter encore une fois les rues les plus pauvres de Pa- ris pour mieux se pénétrer de la nécessité de la chose. Ça, c'était digne de lui. Dans sa marche, il renversait une chaise, repris de la vie d'enthousiasme. Les grandes figures du Nihi-I, I 396 LE BILATEEAL lisme revibraient dans son sens intime, anéantissaient toute autre forme,et le catalogue fanatique, les larges mots frémissants, le poème de l'énergie individuelle, les indomptables luttes des hommes obscurs contre les hauts tyrans, contre l'omnipotence des armées et des magistratures incendiaient son âme, sa jeune, sa superbe ignorance. — Les héros ! les héros! grondait-il. Et une indignation, un étonnement colère grandis- sait en lui de ce que de tels hommes ne fussent pas plus prépondérants dans l'histoire contemporaine, que la terreur des uns, l'admiration des autres ne les missent pas perpétuellement en relief, juchés sur le plus haut piédestal, dans une éblouissante au- réole de gloire. Puis, son cri de résigné revenait : — Ils n'ont pas travaillé pour eux mêmes! Mais leur exemple était immense, fécondait l'idée dans les grands cœurs, et, comme leurs complots, in- vincible, leur histoire se transmettait, frappait à droite, à gauche, inquiétait les indifférents, fortifiait les révo- lutionnaires et sans presque jamais se montrer au grand jour, posait les jalons du monde futur, con- quérait les forteresses de la vermineuse bourgeoi- sie. Pourtant, ils étaient puissants encore, les cochons qui affament le peuple !Même, en apparence, ils étaient plus forts que jamais. De plus en plus ils accaparaient le Capital et ils humiliaient le Travail. Oui, la misère était aussi noire qu'il y a cent ans. On revenait au servage... on retombait à une féodalité pire, avec les rois Rotschild et les rois Vanderbilt. Et Malicaud, dans le vague de sa science de bribes, de sa science inéquilibrée, ramassée aux brochures, aux bouquins passionnés, voyait le monde plus sinis-IV Le Bilatéral monta, un lundi, verslesoir,sur les forti- fications, à la porte de Clignancourt. Il s'avança vers un redan, d'un pas oscillant, irrégulier, et s'assit. Le soleil, à quelques degrés sur l'horizon, d'ailleurs terni d'une mince vapeur, pouvait être regardé fixement. Hélier le regardait une lueur verte flottait devant lui lorsqu'il fermait les paupières. — Ah ! fit-il en abaissant le front entre ses doigts. Hanté de sa pauvre Marcelle, il se mit à rêver au Devenir. Dans le bon air doux, sain, encourageant, la navrante vision le torturait, contait l'absolue inutilité de toute chose, de tout effort. A cette heure doulou- reuse, sur le coin du redan, l'homme de résignation optimiste, dans un accablement terne et absolu, qui excluait la plainte, n'admettait qu'une seule pensée posi- tive, l'Anéantissement, cherchait à se figurer son absorp- tion dans les choses, la restitution de ses molécules à la nature, le brisement complet de son identité s'épar- pillant à l'espace en un peu de chaleur, un peu d'élec-I I 402 LE BILATERAL i i ' tricité. Mais son effort n'aboutissait pas à cette figura- tion du Nirvana, une ardente, une invincible protesta- tion sourdait de l'extrême profondeur de son âme ! — Belle affaire ! Sans cette horreur de la dissolution, comment les organismes pourraient-ils subsister sous les forces? Il releva la tête. Là-bas, à des lieues, sur le cuivre pâle, faiblement opalisé du couchant, une ondulation mince s'abaissait, se relevait, les arbres s'y profilant prodigieusement nets, menus comme des tiges d'her- bes ramusculées. Hors de cette crête fine de la ligne terrestre, les pentes, les lents coteaux, les vives col- lines étaient, sur toute la surface, des masses d'ani- line dans le voile des vapeurs pressées par la fraîcheur commençante du rayonnement nocturne. Un petit troupeau de nues ombrait la région crépusculaire où la rougeur montait vers l'or vif, puis à la diaphanéité de la topaze. Des flocons de fumée laineuse rampaient horizontalement, très lents, très doux, vers le nord. Plus haut, la pâleur des jaunes s'idéalisait, se fondait, se perdait dans le blanc de perle, lui-même évanouis- sant , annulé par les teintes bleuâtres qui, peu à peu, atteignaient la turquoise zénithale. Il souffrait horriblement de ces beautés délicates, à leur analyse exquise son cœur se déchirait : — Ah ! pourquoi donc celte beauté tellement ado- rable, tellement divine !... Sa large poitrine se gonfla, et dans ses yeux lucides, il passa une moiteur légère. Il revit le grêle fantôme, sa mnjesté douce, blanche et glaciale, songea que cha- que minute, implacablement, dévore cent existences. Puis, sur la splendeur occidentale, lui apparut un rêve engendreurde pessimisme, une mêlée de 1870, lehur- lement frénétique des batteries, la chair humaine sai-LE BILATÉRAL 403 à , gnante, l'épouvantable fureur de la vie contre la vie, l'atroce gaspillage de ce que la nature travaille inta- rissablement à perfectionner. — Qu'est-ce que cela fait ? Mille, un million, toute la terre ? De nouveau le paysage l'attira, le poigna de son charme, de s<îs gammes chromatiques infinies. Deux belles collines rondes, moelleuses, à cimes fili- granées, s'échancraientsur un mince étang céleste d'é- carlate, où longtemps les prunelles d'Hélier dormi- rent, paresseusement, délicieusement. Sur la grande pente septentrionale se développaientles taches crayeu- ses des villages, la fourrure mate des bois, des vi- gnes, les maisons extérieures avançant, reculant, qui toujours laissent un vide entre elles et les fortifications des cahutes de bois, verdies de moisissure, plan- tées en des champs misérables. Puis, la ravine, au bas du talus, lui prit un instant le cœur par le mys- tère des retraites aimées à l'adolescence, le souvenir de 'joies absorbées dans quelque trou touffu, vert, plein d'orties, de chardons, d'arbrisseaux, de taraxa- cums... Alors, il se leva, respira péniblement, comme si sa dyspnée morale étouffait sa poitrine, et très lentement, circula. Les hommes étaient de partout accourus sur les plates-formes velues ; des pauvretés flâneuses,con- tentes de la tiédeur, s'asseyaient, se couchaient. En les frôlant, Hélier laissait venir une vague rancune sur sa grosse face. C'étaient les blouses de toile bleue, les vestons luisants du labeur, les chapeaux ternis, rous- sis, les groupes de jeunes gens trop enlacés, impudi- ques, une vieille, la tête grotesque, enserrée d'un mou- des vieux aspirant la dormeuse félicité des r quadr pipes.404 LE BILATÉRAL — Pourquoi sont-ils si idiots !... murmura le Bilaté- ral. On aimerait de se dévouer pour eux ! Il avait tant fait leur analyse à l'heure de l'absinthe, aux réunions contradictoires, aux restaurants empoi- sonnés, qu'il était écœuré rien qu'à l'idée d'inscrire une nouvelle note, à propos d'eux. — 11 vaut mieux regarder les choses ! A ses pieds l'herbe foulée, frisée, en désordre, était partout de verdure faible, maisunegrâce humble sour- dait des flaques fauves, des petites houppes grainées. Devant lui, le paysage s'affinait encore dans le brunis- sement de l'heure. Il s'élevait, comme des colonnettes de rêve, quelques cheminées noires, un clocher idéal dans la chute de la clarté, des toits hésitants, perdus dans le gris vaporeux, incolores, comme mélancolique- ment abandonnés au sommeil du déclin. Plus près, d'autres groupes gardaient une vie de coloris languis- sante, des tuiles carminées, un rejaillissement de rayons rares sur les vitres, sur une façade vernissée. Déjà les lumières humaines s'allumaient, et le Bila- téral s'émerveillait qu'elles pussent tellement resplendir, lorsque dans la clarté vaguante du finale, on analysait si distinctement encore les coteaux, les collines, à deux lieues. A l'occident exact, au ras du sol bleu-noir, er- rait une lueur idéalement pâle, flottait un long nuage en fuseau, puis un ilôt de vapeur dans un grand ma- récage de laiton teinté de chrome, glacé de très faible émeraude ; plus au septentrion les déclivités étaient d'un vague adorable. Empoigné, debout sur son angle avancé, Hélier ne pouvait refuser de percevoir combien chaque minute était une chose profonde, saisissante, quelle valeur et quelle tonalité acquéraient les impressions devant cette tombée continue, harmonieuse, inévitable de l'om-LE BILATERAL 405 bre, devant ce flottement des formes, ces reflux de fu- mée légère, ce poïntillement successif des luminaires que les hommes allument sur leurs routes, à leurs fenê- tres, dans l'horizon mourant, d'immense mélancolie. — Tellement beau ! Tout à coup, il eut l'étonnement qu'apportent ces minutes, le troublant étonnement de vivre, d'être là, sur cet aérien promontoire, d'avoir son « moi » debout, se disséquant. Et il y avait des « mots » en quantité, qui passaient sur sa mémoire, le lassaient,acquéraient des bizarreries d'expression, se vêtaient de fraîcheur, de jeunesse, d'originalité, parfois s'obscurcissaient, perdaient tout sens, et le tourmentaient alors, l'éner- vaient, lui faisaient sentir une vaguerie désagréable sur la médiane frontale. Et penché sur la grande vallée, avec la nuit large- ment tombée, les vastes pans de ténèbres, les grison- nements, les surfaces de discret albâtre, des intimités translucides de fenêtre, la vitalité des gaz au plein air, le ciel surgissant à travers une trame aranéenne, ses constellations atténuées, indécises, le souffle inter- mittent d'une locomotive, des grillons, un chien, une cornemuse croisant leurs voix, bientôt Hélier se figu- rait un recommencement de la vie, je ne sais quel re- tour au mystère, une félicité de mysticisme et d'inno- cence, la volupté d'ensevelir la raison, le doute et la poi- gnante liberté de conscience, de se remettre en quel- que main hiératique, paternelle, sous un doux joug de certitude et de paix, de retrouver le bleu bête et suave, la ménagerie céleste, la folie des espérances, les intensités confiantes, la tendre immanence, l'inef- fable immortalité et surtout la croyance au sublime, l'adoration de quelque entéléchie acceptée à genoux, dogmatique et éternellement inanalysable ! 23.f m 406 LE BILATERAL [\ — Imbécillité bienheureuse ! cria-t-il en se redres- sant. Une stupeur restait sous son crâne, l'ivresse lourde de l'utopie. A travers toutes ses pensées repassait un rythme singulier, comme un marteau tombant sur une enclume cotonneuse, en une longue et deux brèves et qui lui causait un ennui considérable. Le Nirvana revenait plus vif de nouveau, dans le froid soufflant des campagnes, plus abominable après sa rêverie de rétrospectif, la pause de son organisme dans un re- nouveau de la Mémoire, dans la splendeur des formes évanouies. — Ah ! misère ! misère ! Tout autour, maintenant, c'était une lugubre solitude de lisière urbaine, les cabarets éteints, le tremblement louche des lanternes au boulevard Ney, tous ces habi- tants en sommeil, et, un peu loin, les loges de l'octroi. Des maisons guenilleuses s'étendaient,de sauvage tris- tesse, une chose sinistre émanait des terrains vagues et il y avait un cube noir, percé de vacillements lumi- neux, l'hôpital Bichat. Hélier sentait la dureté du vent sur lui, à travers sa, redingote estivale, confusément se mettait à songer aux rôdeurs atroces, à la faune polluée qui rôde par là, établit son provisoire habitat sur les herbes de l'o- rée parisienne. Une plaque, au haut d'un poteau, dans les pénom- bres, vibrait d'une manière agaçante; les rais des ré- verbères mouvaient singulièrement sur les talus, et les troubles surfaces cendreuses avaient, partout, les remuements lents, les saillies de monstrueuse forme animale,humaine, les tournures mauvaises de l'embus- cade. Alors, satisfait de la légère anxiété qui lui faisaitLE BILATERAL 407 oublier son pesant ennui, avec un peu de nervosité dans les jarrets, le jeu accéléré de son cœur, il tira sa montre, y lut l'heure en tournant le cadran vers la chaussée, et, l'induction d'une faible horripilation lui parcourant le cuir chevelu : — Je resterai ici une heure encore. Et se tournant vers la vallée,une minute attendri parle doux éparpillement stellaire, cette relative immanence reluisant à travers les ondes impondérables, il soupi- rait largement. L'opacité nocturne couvrait plus ma- gistralement l'espace,les derniers villages s'éteignaient, les chiens dormassaient et la soudanéité du froid suspen- dait l'amoureux grincement des grillons. Son malaise augmentait, quoique régularisé par la monotonie de l'impression. Alors, avec un demi-sourire, il tira de sa poche un de ces couteaux-canifs où il y a un disque à couper le verre. — Malgré tout, j'aime la vie ! Soudain, il crut entendre un pas furtif, les romans cadavres de l'adolescence surgirent dans sa chambre cérébrale, et il serrait la poignée, son regard farfouil- lant autour de lui, pir terre, avec un souffle. — Allons voir ! murmura-t-il ému. Il s'avança, farouche. A mesure, il percevait un frisson d'herbe, capricieux, un dévalement de petites mottes. Il assura sa lame, cria : — Qui va là ! Une voix grave, dans le vent, lui répondit. Alors, mû machinalement, il fit quelques pas encore, et soudain les tiges sèches claquèrent avec violence, un clapotement remua le sol, et le Bilatéral vit une masse blanchâtre qui filait sur la déclivité, à quatre pattes, qui bondis- sait sur la chaussée. Et béant, il reconnut un mouton.- La bête s'enfuyait au petit trot sous les lanternes.là l'i 408 LE BILATERAL Il se mit à rire, un peu nerveusement, de l'aventure et l'ombre semblait plus douce, le Devenir moins trou- blant. L'heure était passée enfin, il commençait à des- cendre le talus, puis tout à coup tressaillit. Une sil- houette cendreuse était là, à quelques pas, et ce n'était plus un mouton. Il n'en avançait pas moins, la face éclairée falotement par une lanterne du boulevard. Alors, une voix lente lui cria : — Bonsoir, citoyen Hélier ! — Hein ? fit-il. La paume abaissée en abat-jour sur ses sourcils, il essayait de reconnaître l'arrivant. L'autre se rap- procha, se mit en lumière, et le Bilatéral reconnut la face oblongue, la courte barbe foisonnante de Mali- caud. — Par exemple ! La drôle de rencontre ! — Je me paie le tour de Paris, le long des fortifica- tions, expliqua Malicaud... J'en ai bien encore pour trois heures. — C'est une idée originale. _ — Autant ça qu'autre chose... Je pense que je dor- mirai... Je veux dormir, quelques heures. — Ah ! fit Hélier doucement. Il avait l'impression d'une misère noire dans ce grand garçon, s'apitoyait : — Alors vous avez des insomnies ? ajouta-t-il. — Oui. Puis ils restèrent deux minutes sans rien dire, Ma- licaud creusant le sol de son pied, comme une bête nerveuse. Malgré le désespoir où le mettaient les axio- mes temporisateurs du Bilatéral, l'anarchiste avait de l'inclination pour sa personne, même avait toujours trouvé près de lui un charme incompréhensible, ai- mait les idées et les paroles de l'autre quand elles a'ef-iLE BILATERAL 409 fleuraient pas l'irritant problème du renversement so- cial. Et à cette heure, sur cotte orée ténébreuse de Paris, avec les tortures de son cœur, l'homme de l'énergie individuelle, l'homme âpre et solitaire, dénué d'ami- tiés tendres, avait son heure de brisement, un désir formidable de s'épancher en quelqu'un, de trouver la poignée d'une main cordiale, une parole de sympathie douce. Elargie de seconde en seconde, cette tentation lui faisait baisser les paupières, ému, avec une honte pu dique. Un accablement aussi, une désespérance le pre- nait à la pensée que le Bilatéral, loin de lui tendre cette main,.de lui dire cette parole, combattrait ses projets, si bien qu'une ruse se glissa dans son cerveau, la réso- lution de ne pas aborder le sujet terrible, mais un au- tre, les conspirations russes auxquelles il savait Ilélier favorable. Lentement, il se mettait à murmurer : — Citoyen Ilélier... vous avez lu... Ce chemin de fer miné en Russie... qu'est-ce que vous en dites ? — Quel dommage que ça ait raté ! fit le Bilatéral. — Hein ? S'ils avaient pu tuer cet empereur-ci... comme l'autre !... Croyez-vous qu'ils ont du courage, au moins, ces Nihilistes? — Ce sont des héros ! fit le Bilatéral, Une joie impétueuse apparut sur l'anxieuse face po- sée dans la pénombre. Mais la voix tremblante, avec insistance : — Vous ne voulez pas dire que ce sont des héros égarés... qu'il faut regretter leurs actions tout en les admirant ? Le philosophe voyait le grelottement de l'autre, son immense désir d'entendre reloge des révolutionnaires russes, et il répondit d'une voix affectueuse, heureux de plaire au,pauvre homme ; . . . .410 LE BILATBKAL — Non... pour moi ce sont des héros complets... leur révolte est glorieuse et juste... logique et néces- saire. —■ N'est-ce pas? cria Malicaud avec explosion... Ah! ils sont grands, ils sont beaux!... Ils allaient, ils revenaient, en flâneurs, et le révolu- tionnaire posait sa main sur l'épaule d'Hélier, avec en- core un reliquat d'anxiété, de défiance d'ignorant. — C'est bien sûr votre opinion ? — C'est mon opinion ! Une douceur alanguie détendit les lèvres du pauvre homme, la palpitation d'une minute heureuse qui mouil- lait ses grandes prunelles : — Citoyen Hélier... Je vous remercie... Ça m'a fait du bien ! — Quoi donc? — Votre idée sur la chose...Je dormirai mieux cette nuit. Ils circulaient comme deux amis sur le pouilleux boulevard, et leurs phrases s'entrecroisaient, tour à tour hyperbolisaient les héros de la sombre Russie. Une consonnance reposante unissait leurs mélancolies; depuis des années Malicaud ne s'était senti l'âme si tendrement chaude, et, si près de la minute tragique de son existence, il s'abandonnait à la douceur de cette fugitive amitié, il montrait les profondeurs de son sens intime, l'immensité de son dévouement aux frères hu- mains. L'autre, attendri, exorable, ne le contredisait pas, répondait aimablement, pris d'admiration pour l'organisation flamboyante, l'humble homme du peuple dévoré de l'amour du sacrifice. Puis, un embarras surgit, ils se turent, s'arrêtèrent.! Une misérable lanterne vacillait, les arrosait de lueur jaune ; les tonalités tristes de la chaussée, la fan tas-LE BILATERAL 411 magorie des masures, la monotonie noire des talus fai- saient un louche paysage. Malicaud préféra partir à cette minute, partir sur une impression forte et douce, et il prit la main du Bi- latéral, d'une étreinte nerveuse : — Adieu! dit-il. — Au revoir, plutôt. — Adieu ! répéta sombrement le révolutionnaire. Et il partait vivement, remué, le cœur faible. Le Bila- téral, un instant, le suivit des yeux, vit la silhouette noire décroître derrière l'hôpital, et inquiet, dans une angoisse sourde : — Pauvre homme ! murmura-t-il. F -'CINQUIÈME LIVRE ' C'avait été un des jours pesants du Bilatéral, un des jours de « fenêtre » où son cerveau refusait la beso- gne logique. Rôdant par ses chambres, continuelle- ment il revenait s'appuyer contre les vitres, ouvrir et refermer ses deux écoutillcs sur l'extérieur, celle des Buttes, celle des Fortifications. C'était grand charriage de nues. Il les voyait surgir, cingler délicieusement dans l'inempiissable abîme, celles du Zénith blêmes, vé!oces,souvent un groupe plus bas dépassant les flot- tilles, cassant, refaisant ses bords ou, fendillé, lais- sant une zébrure pâle apparaître. Plus bas, à mi-che- min de l'horizon, des nues noires, en délicates bour- res, roussâtres aux bordures, voyageaient sur un fond de vélin. Couchées,stratifiées dans la perspective, non loin de terre étaient des hardes couleur de ramiers, à grandes pennes, infiniment lentes, invariables. Ve-re,et la bataille vitale, sa farouche âpreté, la sot- tise des victoires et le navrement des défaites lui sou- levaient l'âme. MonDieu ! lastupidelutte, ce brutal mou- vement bourgeois tourné au pessimisme, à l'effroi d'une crise dont l'incapacité des possesseurs était seule la cause ! Lentement, il soulevait ses épaules, penchait sa grosse tête, parmi les clameurs delà discussion reprise par Goudemant et un bourgeois du système navet. — Ah! pauvres cervelles! Plus lourd, l'âme ténébreuse, avec un bâillement, il se remettait à ciiculer.III Un repentir farouche habitait Lesclide depuis sa dé- bâcle auprès d'Eve. Tous les jours, une bataille fu- rieuse reprenait en lui, secouait son organisme, et sa raide passion, cette minute vernale où avait poussé en lui la terne corolle, le gris désir d'union sexuelle, le révoltait, était pour lui un abîme d'ignominie et d'i- diotisme. La réaction se faisait violente, un besoin plus formidable de nivellement, d'irrréductible justice. Vrai, ça durait trop longtemps, et cet animal d'IIélier finirait par avoir raison... D'ailleurs, tout ce mouvement en plein air des anarchistes, au vu et au su des gouvernants, quelle force est-ce que ça pouvait bien avoir, je vous le demande ? Non, c'était marcher dans une mauvaise voie. Les sociétés secrètes, à!a bonne heure! Là, en n'admet- tant que des gaillards énergiques, éprouvés, un petit nombre, mais un petit nombre d'élite, on pouvait encore arriver à taper de grands coups. Qu'est-ce qu'ils di- raient, les bourgeois, si un de ces quatre matins la Chambre des Députés, ou une autre de leurs grandes 26=il li 462 LE BILATERAL machines, sautait? Pour le coup ce serait delà besogne, ça fortifierait le cœur des misérables, et quelle terreur dans le sale clan des exploiteurs! Qu'est-ce qu'il fallait pour ça? Dame, une dizaine d'hommes, et ce foutu bla- gueur de Renflô n'était pas si bête en affirmant que quinze compagnons décidés suffiraient à provoquer la Révolution! Dilaté de ces pensées, croulant chaque jour davan- tage à une terrible monomanie, Lesclide se mettait à chercher des compagnons, fouillait ses souvenirs pour la détermination de leurs caractères. Six paraissaient irréprochables : Lemboust, Rallot, Rouinat, Desvoges, Jambrésier et Blanquet. Ceux-là, c'étaient des lapins ! Sans doute, six ce n'était pas le bout du monde, mais six conspirateurs carrés pouvaient cependant faire de la terrible besogne. D'ailleurs, rien n'empêchait que... plus tard... Et la résolution de Lesclide fut prise. L'affaire, cependant, n'alla pas avec l'aisance des rêves de l'anarchiste. Deux des lapins, Desvoges et Blan- quet, avec des phrases tortillardes, s'excusèrent. Par exemple, ilspromettaient le secret! En revanche, Boui- nat et Jambrésier, instantanément s'enrôlèrent, d'en- thousiasme fou, avec la vision d'une œuvre délicieu- sement mystérieuse et colossale. Lemboust et Rallot, méticuleux, posèrent d'innombrables questions, objec- tèrent à quelques minuties, puis exigèrent une semaine de réflexion. Mais, les sept jours passés, ils se décidè- rent avec fermeté, jurèrent leur grand serment à Les- clide. — Nous ne sommes que cinq, pensa Lesclide... mais ce sont des éléments de premier ordre. Et, dans une première réunion, on décida l'achat de livres de chimie et de mécanique pratiques.LE BILATÉRAL 463 Jambrésier habitait, rue Mouffetard, deux chambres gigantesques, dans une caduque maison du commence- ment du siècle. Pavée d'hexagones rouges, les murail- les disharmoniques, le plafond d'extraordinaire altitude, avec les cheminées mi-modernisées, elles donnaient sur une immense et sale cour, dévorée d'herbes jaunes et de lichens. Jambrésier, amateur d'espace, y vivait mêlé à une population de chanteurs ambulants et de camelots de trottoir. Lui était ébéniste, nullement mal à l'aise, réalisant ses huit et ses dix par jour. Ses yeux circulaires, qui semblaient saillir quand il dis- courait, bégayant, dans un encadrement de barbe beau- coup plus épais à gauche qu'à droite, il était propre à l'enthousiasme, aux larges colères rauques, le torse trop long et de guinguois. Ses opinions étaient puissan- tes, enracinées dans une bonté naïve, dans un pesant cerveau. Econome, il secourait beaucoup de frères, sou- vent leurré, mais pourtant avait son pot. deux mille francs économisés en sept ans, avec l'arrière-idée qu'ils pourraient contribuer à quelque superbe œuvre révo- lutionnaire. Or, les quatre autres étant logés à l'étroit, les cham- bres de Jambrésier devinrent la grande cambuse du Conventicule. L'accouchement du but fut laborieux. Tous avaient leurs projets, et ces projets étaient énormes. Jambrésier choisissait la Chambre des Députés. Mais, selon Rallot, les sénateurs étaient pluspourris, tandis que Lemboust, avec une froideur butée, voulait la Banque de France : — La Banque!... ah! tonnerre!... voilà leur Dieu!... Ah! le jour où on frapperait la Banque! — C'est difficile... difficile.. murmurait Rallot.... Fran- chement, je crois que la Bourse offrirait moins d'obs tacles...F1 464 LE BILATERAL Lesclide oscillait entre des projets innombrables. Toutes les grandes institutions défilèrent, et jusqu'à ce malheureux Institut. Rallot, esprit critique, criait : — Car tous ces savants à la Pasteur et ces littéra- teurs réactionnaires aident, par leurs sales travaux, à maintenir la gangrène sociale ! Et les cinq, chauffés à l'âpre parlerie, gonflés d'espé- rances démesurées, surhaussés par la griserie conspi- ratrice, se contemplaient avec des prunelles élargies, rencoignés au plus profond de l'appartement, baissant la voix mystérieusement, avec délices. Quatre [réunions se gaspillèrent ainsi, tous ces hommes d'action aban- donnés à la passion discoureuse de vieux hanteurs de réunions contradictoires. A la sixième séance, pour- tant, Lesclide fit une proposition sage : — A quoi bon, remarqua-t-il, nous occuper dès à pré- sent de savoir à quel projet nous nous arrêterons. Sans doute, les événements nous indiqueront la meilleure voie à suivre... En attendant, je propose que nous ne nous occupions que d'étudier sérieusement les moyens... Il faut que chacun d'entre nous choisisse son département... ■— Ça me parait juste ! répondit Jambrésier. Et les trois autres ayant hoché la tête, ils se mirent à discuter les moyens. Il fallait de la chimie et de la mécanique... on avait les livres... maiscombien de chi- mistes et combien de mécaniciens? — Moi, dit Lemboust, je crois qu'il faudra trois chi- mistes et trois mécaniciens. — Je ne suis pas de cet avis, fit Lesclide... La chi- mie est de beaucoup le plus important de nos travaux... Je propose un seul mécanicien... — Mais, fit Lemboust, en revanche les manipulations chimiques sont plus faciles et demandent moins de main d'œuvre...LE BILATERAL 465 — N'importe... Y nous faudra tout au plus deux ou trois appareils d'horlogerie... très simples. Tous essayèrent de trouver des opinions originales, Rallot proposant que chacun fût à la fois mécanicien et chimiste, Bouinat étant d'avis qu'on commençât par la chimie, et qu'on remît à plus tard la mécanique, tandis que Jambrésier proposait de pratiquer trois semaines l'une, puis une semaine l'autre. Les phrases voletèrent longuement, en sourdine, avec un éclat parfois : — Crie donc pas, Jambrésier!... Brusquement, Rallot, Bouinat et Jambrésier se ral- lièrent à la proposition de Lesclide. Se voyant en mi- norité, Lemboust céda d'un air de rancune : — Qui sera le mécanicien? fit-il. — Si vous voulez bien, ce sera moi, fit Jambésier... car j'ai étudié pour être horloger. Mais Rallot qui ambitionnait aussi le poste, s'écria avec vivacité : — Moi j'ai commencé un cours aux Arts et Métiers... — Si on tirait au sort? demanda Bouinat. Le sort désigna Jambrésier. Alors, les yeux tout ronds, hérissé d'enthousiasme, il bégaya ridiculement, il affirma qu'il ne serait pas feignant, foutre de nom de Dieu! — Et mes deux mille francs, vous savez... grogna- t-il... va sans dire qu'y seront là pour la fabrication des machines quand nos plans seront prêts! Tous, les jours suivants, s'attelèrent à l'étude, avec la pensée de faire rapidement quelque chose d'épatant. Mais, les renseignements des volumes acquis étaient d'ordre général, peu pratiques, et il fallut chercher des ouvrages spéciaux. Jambrésier s'entêta à faire son af- faire seul, sans le secours de sacrés bouquins, et il rêvait à des combinaisons extravagantes mais, heureusement,¥ I 466 LE BILATÉRAL ; avait une bonne dose d'esprit expérimental, peu à peu simplifiait son affaire, réduisait ses proportions. De leur côté, les chimistes se décidèrent à ouvrir l'ère des expériences. Quatre flacons à doubles tubulu- res, des cornues, des tubes, un réchaud à l'esprit de vin, tels furent leurs premiers instruments. Lemboustet Bouinat étaientd'avis qu'on commençât immédiatement la fabrication de la substance explosive, mais Rallot les convainquit de la nécessité de se faire la main à des opérations moins dangereuses. Donc ils fabriquèrent de l'hydrogène, du chlore, et, le succès les enhardissant, abordèrent la décomposition du chlorate de potasse. Mais cette fois, la chose tourna mal, la cornue fit explosion avec un formidable fracas et les morceaux de verre, éparpillés à travers la chambre, blessèrent légèrement Bouinat et Rallot au visage. La première stupeur pas- sée, ils se regardèrent pâles etïrémissants comme s'ils venaient d'échapper à la mort. — Je vous l'avais dit, fit Lesclide, fallait mettre du peroxyde de manganèse. Effarés, les voisins ouvraient les fenêtres et même le concierge frappa, pour s'informer. Cette aventure les rendit très prudents ; et pour un temps ils abandonnèrent toute manipulation, revinrent à la théorie. Lesclide savourait les délices de sa conspiration. Il était content, se sentait un autre homme. L'œuvre, maintenant, allait progresser, grandir, féconde en ré- sultats. Le temps auraitraison des difficultés dernières. Les soirs libres, il rôdait autour des édifices, une joie de tyran satisfait lui chatouillant le cœur. Il dressait des plans, achetait au fur et à mesure les outils qu'il ju- geait nécessaires : cisailles, limes, petites scies à scier les barreaux de fer, foret. Et bientôt ce ne fut plus leLE BILATÉRAL 467 rêve de faire sauter un seul monument, mais celui d'une catastrophe plus effroyable, abattant le même jour, trois ou quatre des forteresses bourgeoises. Alors, lui, Les- clide, la tête du complot, serait un grand homme, et la Révolution serait assurée.IV C'était grande séance à la salle Tavié. Au pro- grammme, prudemment mixte, deux ordres du jour figuraient : Conférence d'abord, candidature municipale ensuite. Les malins des « Mains calleuses » avaient tout de suite éventé la mèche : un moyen de se faire une salle propre où le candidat guesdiste se taillerait une large réclame ! Seulement, on avait compté sans les zigs d'attaque. L'éveil donné par le « Prolétariat, » le cosmos révolutionnaire en branle, les anarchistes, à leur tour, après avoir ri de la zizanie qui poussait si dru dans le champ voisin, résolurent d'en tirer parti pour une active propagande. Le Bilatéral y avait rendez-vous avec Ravière .et se trouvait avant deux heures dans la salle. Elle était oblongue ; le ciel orageux y versait une lueur chétive, de l'ombre flottait aux entrecolonnements et, dans ce crépuscule, assis sur les banquettes de toiles cirées, des hommes et des femmes causaient, fantastiques. A droite, les anarchistes avaient déjà pris place, 2?470 LE BILATÉRAL li - très animés, leurs crieurs de journaux, en conquérants, le verbe haut, écrasaient sous le nombre et la variété, le solitaire vendeur de la « Revendication prolétaire »; la vente donnait, les compagnons exaltaient leurs espé- rances. Blanquet, décidé à faire du boucan, était pâle, Bouinat riait hostilement, Thénin, la main droite en- foncée dans la poche de son pantalon, tenait un revol- ver, et Lesclide, parlant bas àGarulle, avait sa tête des mauvais jours. Le Bilatéral les observait. La plupart étaient imber- bes, de vrais gamins, et, parmi les autres, on remar- quait des microcephalies, d'effroyables marasmes, du strabisme, des yeux phosphoriques de fous, un pêle- mêle troublant d'organismes hors d'équilibre. Quel- ques-uns même atteignaient la névrose : une blouse bleue, le nez pincé, hoquetait durement, terrifique, avec ses regards noyés comme d'une ivresse malsaine, son teint brouillé, consumé de fièvre ; plus loin, une tête virait dans une énergique négation, puis se penchait, les paupières battantes, et une main grêle s'efforçait d'arrêter ce chef indocile, saisissait fortement le menton, impuissante contre la folie héréditaire du muscle. Hélier se demandait s'ils n'étaient pas les héritiers des névrosés du Moyen Age, Flagellants, Danseurs de Saint-Guy, qui, eux aussi, devant leurs yeux épilepti- ques, noyés d'extase, voyaient le rêve d'un paradis facile, d'une béatitude acquise par la souffrance et la fraternité. Pourtant, un être tout à fait supérieur par- tageait leurs idées, et c'était un savant, homme de calcul, de méthode! Pourquoi? La logique aussi se catégorisait ? Attristé de leur'folie, Hélier songeait, les yeux sur la Marianne de plâtre, rechampie du bleu et du rougeLE BILATÉKAL 471 des drapeaux, trempée dans une lueur de rêve. Elle lui rappelait les Entéléchies enthousiastes de son ado- lescence, la Justice, le Bien, le Beau. La salle s'emplissait, des causeries plus libres haus- saient, gonflaient le brouhaha. Les crieurs continuaient leurs pérégrinations chantantes, accrus d'un libraire qui étalait, à l'entrée, un stock de brochures et de chansons. Les partisans des «Mains calleuses », grou- pés près de l'estrade, lançaient de loin des appels à leurs camarades, des encouragements, tandis que cha- que entrée d'anarchiste remuait d'une joie les frères et compagnons à droite. Distraitement, le Bilatéral écoutait un vieux brèche- dents, contant un épisode de la Commune. — Nous lui avons joliment rasé sa propriété à Neuilly. Il avait de bon vin dans sa cave. — Rasée ? — Oui, vous savez bien, à Neuilly,' à côté de la pro- priété de Rotschild. Nous avons tout démoli et mis les pierres en tas. Aussi, il l'a bien dit : « Vous avez bu mon vin, j'aurai votre sang ! » Alors un autre reprit, farouche : — Sur la route de Versailles, il en a fait tuer qua- tre-vingt-dix à coups de baïonnette ! — Et dans Paris donc, presque tous des innocents ! Tenez, moi, on m'a laissé bien tranquille; cependant je peux dire... — Aujourd'hui, avança un jeune optimiste, les sol- dats ne tireraient plus sur le peuple. Mais le vieux, dubitatif: — Faut pas s'y fier ; le soldat est joliment coquin quand il s'agit de chaparder. On n'a qu'à lui dire : « Ce que vous pouvez prendre est à vous. » Y ne manque pas son coup, allez. Nous en avons eu la preuve aprèsI I j i 472 LE BILATERAL la Commune, tous les soldats du xe avaient des mon- tres d'or... Il s'interrompit, leva sa pipe vers la galerie : — Tenez, là-bas, deux condamnés à mort ! « Quelqu'un » venait d'entrer, un rictus aux lèvres, sa toute petite tête surmontée d'un haut front étroit rayé d'une portée de rides profondes. Il déployait le « Soleil », provocateur des pieds à la tête avec son rire ironique, ses gestes immenses, son inconscience de fou. On le regardait de mauvais œil et il se cam- pait, à l'aise parmi l'hostilité générale, d'une gaieté farouche, même dépouilla sa veste, étendit ses bras aux manches de coton comme pour se préparer à un pugilat. Une effervescence plus vive se marquait partout. Dans l'orage travaillant l'atmosphère au dehors, la clarté avait des blêmissements tragiques, des éclipses formidables qui mettaient la nuit sur le moutonnement des têtes, et la tension électrique était forte aux péri- phéries, les nerfs secoués, mal à l'aise. Des gouttes de sueur dégoulinaient au long des tempes, tous les mé- plats luisaient, des lèvres affaissées ouvraient le noir des bouches ; des mains exaspérées tiraient sur les faux-cols, essayaient d'élargir, d'assouplir ce lien inaccoutumé ; des bras s'étendaient avec des retrousse- ments de. manches, de grands soupirs, et les femmes sans cesse épongeaient leurs visages. Une fièvre mor- dait la salle, un levain hostile, tout le fond batailleur du peuple remué à l'approche du météore. Hélier sentit une main se poser sur son épaule. Ita- vière était là et Eve. Ils durent reculer de quelques banquettes pour avoir trois places juxtaposées. — Eh bien ! dit Ravière, qu'est-ce qu'on me ra- conte : y a un coup monté pour faire du boucan.LE BILATERAL 473 — C'est donc ça, fit Hélier, que les Anarchistes sont si excités ce soir. — Les Anarchistes ? — Oui, là, tenez, à droite. — Tiens ! C'est vrai tont de même. Je ne croyais pas... Non, mais regardez donc les autres là-bas, sur le devant... Voilà Chailloux... et Rigaud... Ils ont l'air de ruminer un mauvais coup. L'ouverture était proche. Sur l'estrade, au fond, en- cerclée de miroirs à hauteur d'homme, les invités com- mençaient à se grouper : Musin, bienveillant, sa grosse face pâle, rechampie d'une barbe noire, son crâne quasi chauve où s'avance jusqu'au front un bizarre promon- toire de cheveux ras; Chalmière trapu, ses lunettes brillantes, nerveux, énergique ; Levrault, tête de mort pensive, les yeux en haut, répétant son discours ; un long gastralgique ouvrant une gueule de four pour bâiller, puis deux citoyennes en contraste, l'une de vi- sage sensitif, doux, honnête ; l'autre suspecte, plâtrée, avachie, entoisonnée de boucles fausses. Des interrogations se croisaient, des réflexions sur les orateurs. — C'est Desgaud, de l'Intransigeant. — Le docteur Musin, un gaillard qu'a le mot pour rire ! — Qui ça, Chalmière? — Celui qui est assis près de ce vieux sans nez. — Tiens, Levrault ; je le croyais mort. C'est mon an- cien commandant sous la Commune : un énergique, je l'ai vu à l'œuvre. Mais les bourgeois réclamaient tapageusement l'ou- verture de la séance, et une face en écumoire les me- naça de sa canne : — Ils se croient au théâtre, sans doute !474 LE BILATERAL Puis, se rengorgeant : — On voit bien que ce sont des bourgeois gavés et satisfaits ! Cependant, sur l'estrade, Ladrieux parut pour cons- tituer le bureau. Le groupe des anarchistes s'émut : — Pas de bureau ! — Oui, oui, pas de bureau ! pas de bureau ! Un tumulte grandit. De toutes parts des individua- lités se dressèrent, convulsives ; les mots partaient comme des balles, secs et durs, des voix fêlées de co- lère haletaient des motions, lançaient de grosses insul- tes. Mais les « Mains calleuses » se coalisèrent avec les les autres collectivistes ; les bourgeois menacés d'ex- pulsion, se turent. Ladrieux ayant profité d'une accal- mie pour insinuer que les tapageurs étaient des mou- chards, les anarchots, intimidés, cédèrent devant la réprobation. Mais à la candidature du Président, la lutte reprit et, comme si l'élection eût dépendu de la force des coups de gueule, les camps ennemis, cinq mi- nutes durant, échangèrent des noms. — Ça n'a pas été sans tirage ! fit Bavière quant tout fut terminé. L'orateur Planche porta le premier la parole. Tout d'abord, on l'écouta. Seul, le « provocateur » au Soleil tournait sa tête de linotte, jetait, en dessous, des regards d'inquiétante phosphorescence. Il ne disait rien pour- tant, se contentait de son rire silencieux de fou n»sé. Toute la salle, à présent, était pleine, et l'on étouf- fait davantage. Le jour tombait de biais par les vitres d'en haut, coupait en deux la salle dans sa longueur, l'une partie noyée d'ombre, l'autre baignée de lumière, avec la houle des têtes roulant sur les épaules ; et la blancheur réfléchie des faces, des cols, des plastronsLE BILATÉRAL 475 éclairait le roux, le bleu, le noir des costumes, faisait s'entrecroiser des rayons mélancoliques. Un géant, une espèce d'ours, avait pris place à côté du Bilatéral, un gaillard expansif et monotone qui sou- lignait les passages applaudis d'une réflexion : — Huml ils ont des armes, c'est vrai ; mais on a le feu. Nom de Dieu, je fous le feu, qu'est-ce qu'on risque, hein? Il goguenardait, jovial et féroce, poussait du coude Ilélier. — Des assassins !... hum! S'il faut les saigner, on les saignera... hein !... hum ! On mettra le feu, on ra- sera tout. Qu'est-ce qu'on risque? Moi, je n'ai pas le sou. Son roulis s'accentuait. Il exhalait l'alcool imprégné de senteurs humaines; d'ailleurs, ses abajoues rouges, sa nuque énorme, sanglante, révélaient l'apoplexie d'une éternelle ivresse. Planche approchait de la fin de son discours. — Attention ! dit Ravière, y va entamer la question électorale ! Vlà Ghailloux et Rigaud qui s'apprêtent. D'autres devaient se faire la môme réflexion, car un trouble naquit, une oscillation d'individus arrangeant d'instinct leurs vêtements comme pour un combat. Le « provocateur » au Soleil surexcité, cria : — Et l'Algérie ! Puis, écrasé sous les chut, il ouvrit son journal* se mit à lire. Mais, sous la galerie, un ouvrier demanda la parole. Ce fut un coup de foudre : tout le monde se leva. — A la porte !.... — A la tribune !... — Eh! muffe!.... — Qu'on me l'amène, gronda le géant, je le nettoie.476 LE BILATÉRAL Qu'il montre sa figure ! • A bas les voleurs 1 Le dessous de la galerie se congestionnait ; une ru- meur continue ronflait dans la salle, et de temps à au- tre, un remous faisait vaciller le groupe tassé autour de l'interrupteur. Ce n'était rien ! Mais tandis que Planche tentait de reprendre son débit, la discussion s'exacerba. — A la porte ! C'est un mouchard ! On ne vit plus qu'un tourbillon, puis, l'homme saisi, poussé, traça un sillage parmi l'agitation des bras et des têtes. L'expulsion, cependant, ne calma pas la foule, elle restait violente, prête à mordre et Planche hâtait la conclusion de son discours dans les continuels très- sauts du populo. — Qu'est-ce qu'ils ont donc, aujourd'hui ? murmura Eve, un rien les irrite. — C'est l'orage ! dit le Bilatéral. — Sacrebleu, fit Ravière, v'Ià le moment ! En effet, Planche arrivaitàla candidature, et Rigaud, dressé au premier plan, ricanait : — Ah! ah! voilà le vrai but de la séance. On vous répondra ! — A la tribune ! Rigaud, debout, entouré de ses amis, narguait la foule, tandis que Planche s'égosillait. — Malheur... hum ! grogna 1' « Ours, » faut le pren- dre par le cou. Alors, comme la foule continuait à hurler, Rigaud se décida à gravir les marches de la tribune. Mais Plan- che ne voulut pas lui céder la parole. — Vous attendrez que j'aie fini. — Il doit attendre ! — Parlez ! parlez !LE BILATÉRAL 477 — Ce n'est pas une motion d'ordre, fit Planche ; il aura son tour après moi. On se fâcha. Le président agita sa sonnette, parla dans la tourmente : — Laissez-moi vous expliquer... le citoyen... le ci toyen Rigaud parlera suivant la justice... Déjà un troisième orateur, un sauveur de situation montrait sa figure, et il se disputait longuement avec Rigaud, tandis que le vacarme augmentait : — Allons, Planche ! — Tiens bon, Rigaud ! Le sauveur, indigné, se retira et Rigaud gueula de toutes ses forces : — Citoyennes et citoyens !... Mais Planche de son côté reprenait : — Ce qu'il faut au parti révolutionnaire c'est un can- didat de protestation... de protestation contre... l'o- dieux arbitraire... contre... On ne l'écoutait pas, et la voix de Rigaud, dominant la sienne, parvenait seule à envoyer quelques phrases aux oreilles du public. — ... Un ouvrier peut nous sauver... des blagueurs de journalistes... fripouilles... on les connaît... Protes- tez sur le nom de Naillet. Des colloques s'engageaient partout, sans souci de 1 estrade, la sonnette du président même ne s'entendait plus, et Planche, enrauqué, ouvrant la bouche comme un mime, semblait aphone, tandis que Rigaud, dé- couragé, retournait parmi ses camarades. Sa retraite fut accueillie par des quolibets, puis une huée s'enfla : — Hou ! hou ! Les « Mains calleuses ., se mirent debout, tous en- semble, et Rigaud reprenait, par défi, le chemin de la 27.478 LE BILATERAL » la tribune, lorsque des citoyens se précipitèrent pour l'en empêcher. La bagarre commença. — Vive l'Anarchie ! Vive l'Anarchie ! Gela montait, par lentes périodes, comme un vent de tempête, au milieu de la stupéfaction de la foule. Ver- seau, d'une agilité de singe, bondit sur l'estrade. Les- clide, Blanquet, Thénin, Bouinat, Garulle, l'y suivirent. Planche, bousculé, se défendit, mais déjà Garulle,'de ses bras d'athlète, soulevait la table dont la carafe et les verres se fracassaient, la tendait aux copains, d'où, par-dessus les têtes, elle alla jusque près de la porte. Le gastralgique, les citoyennes, avaient abandonné la place ; Musin, Ghalmière, Levrault accouraient au se- cours du président, et pendant qu'on se fichait des ta- loches, les sièges prenaient le chemin de la table. Mais de toutes parts on accourait pour dégager l'estrade ; une bagarre forcenée se produisit, les mauvais coups débutèrent. Maintenant, au devant de la salle, sur la scène, des poings clos, des cannes, s'abattaient vertigi- neusement, des chapeaux s'envolaient au hasard, et les injures sourdaient de la mêlée, dominées du glousse- ment perçant des femmes. Les bourgeois, abrités à la galerie, s'amusaient dé- mesurément. Le Bilatéral et Bavière, devant le déchaî- nement féroce, la stupidité de ces socialistes s'assom- mant en famille, s'indignaient. — Non, mais là, fit Bavière, faut-il être des brutes ! Tenez, ces bourgeois là-haut, ils ont raison de rire. Nom de Dieu ! Tout ça tourne à leur profit. Brusquement, 1' «Ours», l'ex-voisin d'Hélier surgit d'un point de la bataille, poursuivant une blouse blan- che dont la face, déjà, portait la marque d'une gifle. — Arrêtez-le, hein ! Que je l'étrangle ! Mais la foule s'interposa, et « l'Ours » allongeant sesLE BILA.TÉRAL 479 formidables mains, grognant, empoignant au hasard, renversant d'un choc, rejoignait sa victime. — Hum ! tas de feignants. De quoi ? Une blouse blanche que je vous dis. La blouse blanche, terrifiée, reculait toujours, un coup de poing l'abattit. La foule murmura, prudente pourtant devant cette force énorme. Tout à coup le Bi- latéral entra dans le cercle. — En voilà assez ! — C'est pas tout ça, dit le géant radouci à la vue de son voisin. On ne fait pas de mal, hum ! Pourquoi donc qu'ils ont commencé, hein ? — Faut pas abuser de sa force. — Rapport à quoi, hum ! C'est une mouche que je vous dis, hein ! Une barbe soignée comme ça et une blouse blanche? Un revirement se faisait dans la foule. — Ah I nom de Dieu, c'est-il vrai, voyons ! gueula un ouvrier dans la figure du suspect, t'es pas un homme alors ! — Il en est ! Il en est ! Faut le saigner. — Allons ! fit Hélier, rien ne le prouve ! La blouse protestait, épouvantée : — Je suis un ouvrier... — De l'Usine du bord de l'eau ! — S'il en est, comment le saurez-vous ? reprit lé1 Bilatéral. Vous allez peut-être maltraiter un innocent. — Toi, fit un gamin blême, tu parles pour ton ca- marade. C'était un petit anarchiste rageur, un de ceux qui avaient déménagé les sièges. Ravière, hors de lui, se précipita. — Sale morveux, file ou je te fiche la botte au c... ! — Attends, tu vas voir, fit le gamin en s'esquivant^480 LE BILATÉRAL I !|l I La blouse blanche avait disparu. L' « Ours » se per- dait en explications confuses auprès du Bilatéral. Des doigts secs agrippèrent le bras d'Eve qui fut brutale- ment mise de côté et Lesclide se planta devant Ravière. — Tu battras un enfant ? Mais le vieux communiste, dédaigneux, répliqua : — De quoi te mêles-tu ? Eve se précipitait entre eux. Rageusement, Lesclide la repoussa, mais il fut enlevé, broyé contre le sol. C'é- tait le Bilatéral. La colère l'avait gagné, un souffle rau- que sortait de sa poitrine. — Bien tapé, ronfla 1' « Ours, » t'es un zig d'atta- que. Eve n'avait plus une goutte de sang aux veines. L'ac- tion d'Hélier la laissait sans force, dans une reconnais- sance, une admiration démesurées. Lesclide se relevait, enragé, se ruait sur son rival, s'accrochait aux vêtements, cherchait à mordre. En deux coups,l'autre détacha les mains qui le serraient, puis prenant l'anarchiste aux poignets, l'immobilisant: — Je suis le plus fort, va-t'en ! Lesclide lui décocha un coup de pied, le manqua : — Va-t'en ! fit encore Ilélier. La foule s'écarta. Toute une bande d'anarchots pa rut, guidée par le gamin, Garulle en tête, frayant la route aux autres. — Veux-tu le lâcher, vache! cria-t-il au Bilatéral. Et comme il levait le poing, Hélier lui lança Lesclide au ventre. L'hercule chancela, et l'« Ours », désireux de se réhabiliter, lui posa la main sur la poitrine. — Pas deux contre un, sinon t'auras affaire à moi, hein ! Ils restèrent une minute à s'examiner, leurs têtes projetées crapuleusement, énormes. Et tout à coup ilsLE BILATERAL 481 s'empoignèrent. Garulle, d'abord, serré dans les pattes, de l'« Ours », écrasé sous le poids du colosse, étouffa, tomba sur les genoux. Mais alors l'avantage lui revint; il glissa la tête sous l'aisselle de l'autre, se dégagea: — Crapule ! — Feignant ! Et le combat reprit. Garulle, par deux fois, martela la tète dure de l'adversaire sans parvenir à le troubler, puis ressaisi dans ' la formidable étreinte, il dut s'aider des deux mains pour éviter la rencontre des poitrines. Ils haletaient, à bout de souffle, s'en tenant à une in- jure unique,répétée : — Crapule ! — Feignant ! L'« Ours», coërçant sa force, se baissapour un écra- sement. Garulle en profita, et son crâne, brusquement relevé, donna sous le menton de l'autre. Les mâchoires craquèrent, l'Ours croula, et Garulle, implacable, écra- sait des deux poings la large face du vaincu. — Faut-il être féroce ! hurla le Bilatéral, en se je- tant sur l'athlète. — Attends, toi, tu vas avoir ton tour ! — Je ne vous crains pas, fit Hélier, mais vous feriez mieux d'en rester là. — Tu canes... je te fesserai ! — Allons, dit le Bilatéral, résigné. Eve, frémissante, s'interposait, suppliait Garulle. — Y se met derrière les/emmes ! ricana l'autre. — Laisse donc, Eve, murmura le Bilatéral. Et il l'écartait doucement,un peu pâle. Elle se cacha la figure, dans une impression d'écroulement, sanglo tante. Alors ce fut Ravière qui s'avança, mais les anar- chistes le repoussèrent. Hélier, cependant, attendait, dans une garde très convenable.nw ! 482 LE BILATÉRAL — Ah ! tu sais la boxe ! ricana Garulle, eh ! bien, pare-moi ça ! ^ Son poing visait la figure. Hélier para, et, retrouvant l'instinct de ses assauts de salle, tomba sur l'autre à coups nets, en plein nez. Puis, l'hercule ayant reculé, il y eut une piuse : — Bravo ! hurla un vieux de 48. C'est une bonne le- çon ! Maintenant c'était, dans Eve, un réveil de la vie, un hosannade victoire, une telle fièvre d'allégresse qu'elle avait peine à retenir les cris qui se pressaient sur ses lèvres. Mais quand elle vit revenir Garulle, impétueu- sement, ses épouvantes, toutes ensemble, renaquirent: — Nom de Dieu ! Je te montrerai ! mugit la brute. Alors Hélier, pour éviter le choc trop véloce,s'écarta, mais son poing avançait, atteignait continuellement l'antagoniste, le harcelait, lui coupait son élan. Enfin, reprenant l'offensive, il se fendit, il allongea un des grands coups de sa jeunesse, et Garulle, rudement, s'a- battit. Mais, dans la salle, au pied de l'estrade, la bataille continuait, de moment en moment plus féroce, avec des hurlements de femmes tirant leurs hommes par le bras et on voyait, de ci de là, un gaillard ensanglanté émerger de la foule tandis que de nouvelles recrues s'y ruaient. Brusquement, deux détonations retentirent. Une panique abominable coupa la bataille, un ahurisse- ment de bêtes traquées piétinant les unes sur les au- tres. — Quel est le cochon qui a fait ça? gueula Ravière. C'était Thénin. Excité, croyant l'heure venue de montrer son courage, ilavait sorti son revolver,en avait déchargé au hasard, les premiers coups. J >LE BILATERAL 483 Déjà des citoyens le désarmaient, le rossaient conve- nablement, et la panique se résolvait en colloques, en exclamations indignées, en bavardages intarissables, tandis que les fuyards, honteux, s'arrêtaient. Seuls, les bourgeois de la galerie, venus pour s'amuser, con- tinuaient leurs galopades, dévalaient lesescaliers,se sau- vaient dans la rue. Des agents parurent, un commis- saire en écharpe qui ordonna d'évacuer la salle : — Nous ferons mieux de déguerpir! fit Ravière. C'est trop bête ces échauffourées ! Au dehors, la clarté du jour les effara, et ils restè- rent à se regarder une minute : — Sacrebleu! s'écria Ravière... Vous avez une fa- meuse poigne tout de même, citoyen Délier ! Eve, rêveuse, pensait de même, et dans ce qu'elle avait de peuple, cet élément physique surhaussait le Bilatéral, exaltait l'orgueil de son choix, la tenait à côté de lui silencieuse, pleine d'un respect attendri, et toute frémissante encore à des retours de mémoire, à une terreur rétrospective de la lutte.' I Comme toujours, les doutes du Bilatéral se résol vaient en pérégrinations. Avec la répugnance de sa nature aux transmutations rapides, il restait hésiter devant Eve. Tout au long de Paris, à travers la multi- plicité d'impressions de son encéphale de puissant Celte, la vierge revenait, persistait, inecartable. Illuttait avec méthode, et les armes ne faisaient pas défaut dans son arsenal de philosophie polyédrique. Au fond, il était sur- pris de constater que l'existence, une fois encore, dé- jouât son sens intime. Par la complication de sa dyna- mique intellectuelle, la généralisation de ses goûts, il s'était cru plus neutre, très capable de tendresse, mais mort à la densité des passions. C'était faux. 11 ne vou- lut pas se résigner sans stage, vécut dans une trem- blante, nerveuse nébulosité, une mélancolie maréca- geuse, avec une grosse difficulté de se recueillir, de vivre dans l'habituelle clarté de son être toujours plongé au conscient. Quelquefois, cependant, arrivait un flux d'immense béatitude, une oppression humide et tiède,486 LE BILATÉKAL ' pareille aux après-pluie d'avrillée, quand reste un voile sur le zénith, le soleil au fond d'une citerne bleuâtre, les rayons atténués, dispersés en gerbes douces,, une netteté d'horizon sans éclat, une grande impression de palingénésie, de nature lavée et bienheureuse. Souvent aussi, par réaction, une pause âpre survenait, une lim- pidité froide de cerveau scientifique, quelque chose des hauts glaciers, des plis immobiles d'une cime, la conformation pleine d'arêtes de ces régions, la trans- parence des névés, la dureté des granits. Les mois de l'agonie végétale descendaient sur Pa- ris, travaillant diversement les organismes et tuant des catégories de malades. A nulle époque, les omni- bus n'ont tant de charmes, au soir, avec leur complexe population, visible par les vitrages un peu ternis d'ha- leines, ou tassée frileusement sur les impériales. Dans ses. alourdissements de tristesse, calé aux coins des boulevards, Hélier les regardait venir et disparaître. Au kaléidoscope moral, il se figurait tous ces destins unifiés quelques minutes dans un môme roulement, puis redivisés, versés à tous les chemins, s'éloignant dans les boyaux des rues, dans le mystère des longs ravins de pierre, montant à leurs petites alvéoles, s'abritant par myriades dans la nuit, le sommeil, le travail. Cependant, les marchands de journaux beuglaient avec mélancolie, de vieilles femmes encombraient les bancs d'attente, des étoiles de gaz se constellaient en annonce théâtrale ; une lanterne chinoise originalisait une boutique ambulante d'oranges, et, sur la surface oblique des étalages, partout se profilaient des colonnes lumineuses, tandis qu'un camelot hurlait la dernière grande invention du xixc siècle, la plume à tout usage qui, « de même que la plume d'acier a remplacé la plume d'oie, de même celle-ci remplacera la plume d'à-LE BILATERAL 487 cier! » .... La vie des omnibus continuait, isochrone, avec ses bramements, ses timbres marquant les trois et les six sous, la foule noire attroupée autour, armée de numéros d'ordre, et les trams allaient comme de jolies maisons d'ambulants, diaphanes, à glissement doux. Graduellement, Hélier oubliait l'ambiance et, aban- donnant les analyses, inquiet, tout tendre, il revenait vers Eve, démarrait dans une incertitude suave et cruelle. La tuerie d'octobre dévêtait les jardins et les prome- nades. Sous de jeunes platanes, la chlorose des feuilles aboutissait à une transsudation de lueur chrysopale, idéalement teintée de bai et qui fonçait aux platanes plus vieux. L'écorchure des troncs alternait de la fleur de soufre au blanc de petit lait, entre les ruines cendreu- ses de l'écorce. Au ferme édifice des marronniers, du bronze guenilleux restait pendre, et sur les ellipses, les croissants des pelouses dévorées' par de la broussaille, entre des manteaux de conifères, les feuillages d'ar- rière-plan surgissaient en flore surprenante, en grap- pes de cuir rouge, de peluche jaune, de roux de flamme, pleine de trous d'ombre, de cavernes molles et tissés de noires brindilles. Le soleil, dans des langes de mousseline, tourmen- tait le fond des allées, s'abaissait en rais de poudre jonquille, de corpuscules d'égrisée d'ambre, jouait dans les agonisantes feuilles une musique pâle sur lés teintes brûlées, les pailles, les derniers verts d'anémie, le fin noir chevelu des ramuscules déshabillées ; ou bien le vent allait, secouait le monde mélancolique des odeurs, les cellules végétales agonisées, emportait, comme une marée isochrone ou par nervosités giratoires, les jolies mortes légères, les soulevait sur l'herbe, sur les che-I I ï 488 LE BILATERAL mins couleur de poivre, parmi les variations ineffables de la lumière diffuse, et elles bruissaient comme des soies, comme des métaux laminés, se choquaient dans les tourmentes ou tombaient en coupetécs régulières, s'amoncelaient devant des tertres, des piédestaux, fai- saient des îles dormeuses, de ci de là, parmi laprogres- sion quasi-fluide de la multitude. L'ère des chloroses s'écoula, un hiver doux s'abat- tit sur la ville, et le Bilatéral, préoccupé d'un problème considérable de photophonie, souffrait et travaillait al- ternativement. D'ailleurs, il ne changeait aucune de ses habitudes, continuait à recevoir Eve et à l'instruire de science légère, de cosmogonie poétique. Il avait, près d'elle, une peur sourde, une incapacité de dire les pa- roles sexuelles. Lorsqu'elle l'écoutait, assise près de la table, il se reculait dans la pénombre pour bien l'obser- ver. Alors, une inquiétude farouche errait dans sa poi- trine, et il trouvait bête, presque brutale, la pensée qu'elle pût l'aimer d'amour. Appliquées pour lui-même, toutes ses facultés d'observation perdaient leur puis- sance. Des gestes