G EMILE VERHAEREM e à pignons 1910 KsS O^EDMOND DEMAN ^ÉDITÊUR^Q RUE DE LÀ MOflTAGnE-ôô"BRUXELLES [ i \ ■ ■ ■ .f, - _rl.V ■ ■agfcft?»' ■ ■ ! : ___ ■ Les Villes à pignons IL A ÉTÉ TIRÉ 35 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS 2 5 sur papier de Hollande Van Gelder 10 sur Japon Impérial EMILE VERHAEREM Les Villes à pignons BRUXELLES 6 DEMAM 1910 <8> L'Ancienne Gloire Dans le silence et la grandeur des cathédrales, La cité riche avait, jadis, dressé vers Dieu De merveilleux autels, tordus comme des feux : Cuivres, bronzes, argents, cartels, rinceaux, spirales. Les chefs vainqueurs et leurs soldats Y suspendaient les vieux drapeaux de guerre; Et les autels décorés d'or, Aux yeux de ceux qui sortaient des combats, Apparaissaient alors Comme un arrière immense de galère. D'entre les hauts piliers jaillissaient les buccins ; Des archanges farouches Y appuyaient leur bouche, Et, dans un gonflement de la gorge et des seins, Sonnaient vers les vents de la Gloire, La vie ardente et la victoire. Sur les marbres des escaliers, Les bras géants des chandeliers Dressaient leurs cires enflammées, Les encensoirs volaient dans les fumées ; Les ex-votos luisaient comme un fourmillement D'yeux et de cœurs, dans l'ombre; L'orgue, ainsi qu'une marée, immensément Grondait; des rafales de voix sans nombre Sortaient du temple et résonnaient jusqu'au beffroi; Et le prêtre vêtu d'orfroi, Au milieu des pennons brandis et des bombardes, Levait l'épée et lentement traçait avec la garde, Sur le front des héros, le signe de la croix. Oh ! ces autels, pareils à des brasiers sculptés, Avec leur flore énorme et leurs feux exaltés! Massifs et violents, exorbitants et fous, Ils demeurent encor, parmi les villes mortes, Debout, Alors qu'on n'entend plus les chefs et leurs escortes, — Sabres, clairons, soleil, lances, drapeaux, tambours — Rentrer par les remparts et passer les faubourgs, Et revenir, comme autrefois, au cœur des places, Planter leur étendard qui déchira l'espace. La gloire est loin et son miracle : Les archanges qui couronnent le tabernacle, Comme autant d'énormes Renommées, Ne sonnent plus pour les armées; Avec prudence, on a réfugié L'emblématique et colossal lion Dans le blason de la cité; Et, vers midi, le carillon, Avec ses notes lasses, Ne laisse plus danser Sur la grand'place Et s'épuiser, Qu'un petit air estropié. (fi) & Pauvres Vieilles Cités Pauvres vieilles cités par les plaines perdues, Dites de quel grand plan de gloire, Vers la vie humble et dérisoire, Toutes, vous voilà descendues. Vous ne comprenez plus vos hauts beffrois en deuil, Ni ce que disent aux nuées Tant de pierres destituées De leur ancien et bel orgueil. Vos carrefours, vos grand'places et votre port, Tout est muet et léthargique; Tout semble aller à pas logiques Vers l'horizon où luit la mort. Seule, quand le marché aligne au jour levé, Sur le trottoir, ses éventaires, Un peu de vie hebdomadaire Se cabre aux joints de vos pavés. Ou bien, quand la kermesse et ses cortèges d'or Mènent leur ronde autour des rues, L'émoi des foules accourues Vous Jait revivre une heure encor. Vos mœurs sont pareilles à vos petits jardins : Buissons corrects, calmes verdures, Mais une odeur de moisissure Séjourne en leurs recoins malsains. Vos gestes sont prudents, mesquins et routiniers, Vous ne penche% sur vos négoces Que des yeux mornes ou féroces, Qui ne comptent que par deniers. Vos cerveaux sans révolte et vos cœurs sans fierté, Se complaisent aux moindres choses, Et de pauvres apothéoses Font tressaillir vos vanités. Vous ne produise^ plus ni communiers ni gueux, Et vive% à la dérobée Des miettes d'ombre et d'or tombées Du festin rouge des aïeux. Pourtant, si triste et long que soit votre déclin, Notre rêve ne veut pas croire Que plus jamais la belle gloire Ne bondira de vos tremplins. Vous vous arme% encor de trop d'entêtement, Damme, Courtrai, Ypres, Termonde, Pour n'être plus au vent du monde Que des tombeaux d'orgueil flamand Et n'avoir plus aucun remords, aucun sursaut En ces heures de somnolence, Où le visage du silence Se mire seul dans vos canaux. (fi) Le Port déchu Un pauvre phare aveugle, où mord la rouille Quelques ancres sur le môle désert; Un cabestan fendu qui plus ne sert, Et tout au loin, le pas d'une patrouille. Nulle chanson de matelot ne brouille Les fils du silence tissés dans l'air, Des gens muets rentrent par nombre pair En des maisons antiques qu'on verrouille. Pourtant, au coin du quai, s'élève encor, Battue et gémissante au vent du Nord, L'image, en bois sculpté, de la Fortune. Mais que vienne l'instant où la nuit choît, L'eau se ternit et plus ne mire en soi, Jusqu'au matin, que l'or mort de la lune. Au long du Quai Dans le bassin aux bords tranquilles, Les mâts semblent un jeu de quilles Debout sur l'eau ; La lune est claire et clairs sont les nuages, Et les voiles et les cordages Laissent, sur les cargaisons sombres Des longs bateaux, Tomber leurs ombres. Une seule lanterne brille au loin; Un seul veilleur est le témoin Du calme entier et du silence ; A peine un menu vent rapide et vain. Agite-t-il, au quai du Rhin, Le branchage aminci et dépouillé des ormes La ville au loin et son port dorment. Dormes{, la ville, et vous, les gens, Sous le ciel glacial d'un décembre d'argent; Dorme%, les bateaux et les voiles, Sous les fixes regards d'un million d'étoiles; Dorme%, les âtres froids et les bois consumés, Et vous, les toits, les murs et les maisons, dorm Pourtant, de ci, de là, des clartés brillent ; La face ronde d'un marin Paraît, soudain, Au trou carré d'une écoutille. Les yeux d'un chat luisent furtivement ; Le carillon sursaute et s'exalte un moment, Et minuit tinte. ij , 1 ? Alors, Le petit port, Dont la vie est éteinte, Sous les micas poudreux du givre étincelant, Semble toute la nuit brûler d'un beau gel blanc. Le Chaland Sur l'arrière de son bateau, Le batelier promène Sa maison naine Par les canaux. Elle est joyeuse, et nette, et lisse, Et glisse Tranquillement sur le chemin des eaux. 17 Cloisons rouges et porte verte, Et frais et blancs rideaux Aux fenêtres ouvertes. Et, sur le pont, une cage d'oiseau Et deux baquets et un tonneau ; Et le roquet qui vers les gens aboie, Et dont l'écho renvoie La colère vaine vers le bateau. Le batelier promène Sa maison naine Sur les canaux Qui font le tour de la Hollande, Et de la Flandre et du Brabant. Il a touché Dordrecht, Anvers et Gand, Il a passé par Lierre et par Malines, Et le voici qui s'en revient des landes Violettes de la Campine. Il transporte des cargaisons, Par tas plus hauts que sa maison : Sacs de pommes vertes et blondes, Fèves et pois, choux et raiforts, Et quelquefois des seigles d'or Qui arrivent du bout du monde. Il sait par cœur tous les pays Que traversent l'Escaut, la Lys, La Dyle et les Deux Nèthes ; Il fredonne les petits airs de fête Et les tatillonnes chansons Qu'entrechoquent, en un tic-tac de sons, Les carillons. Quai du Miroir, quai du Refuge, A Bruges; Quai des Bouchers et quai des Tisserands, A Gand; Quai du Rempart de la Byloque, Quai aux Sabots et quai aux Loques, Quai des Carmes et quai des Récollets, Il vous connaît. Et Mons, Tournay, Condé et Valenciennes L'ont vu passer, en se courbant le front, Sous les arches anciennes De leurs grands ponts ; Et la Durme, à Tilrode, et la Dendre, à Termonde, L'ont vu, la voile au clair, faire sa ronde De l'un à l'autre bout des horizons. Oh ! la mobilité des paysages, Qui tous reflètent leurs visages Autour de son chaland! La pipe aux dents, D'un coup de reins massif et lent, Il manœuvre son gouvernail oblique; Il s'imbibe de pluie, il s'imbibe de vent, Et son bateau somnambulique S'en va, le jour, la nuit, Où son silence le conduit. La vieille Demoiselle La demoiselle en bandeaux noirs, Qui brode à l'aube et brode au soir, Toujours à la même fenêtre, Est assise derrière un écran vert Et regarde la rue et le temps gris d'hiver, De son fauteuil bourré de laine et de bien-être. Deux béguines ont salué l'apothicaire, Très bas, puis ont quitté son seuil à reculons ; Le sacristain s'en est allé che% le vicaire; Le cantonnier a balayé, à gestes longs, L'égout bondé de crasse et de fange velue. Et maintenant, voici, A l'heure de midi, Le jovial bourgmestre Qui vient, s'arrête, et longuement salue La demoiselle à sa fenêtre. Avec ses mains de pluie et de brouillards, Depuis des jours et puis des jours, Décembre Mouille les murs, les toits et les hangars; Heureusement que dans sa chambre, La demoiselle en bandeaux noirs Peut surveiller jusques au soir Un feu joyeux, où s'éclairent et bougent, Flammes! vos clairs papillons rouges. Elle aime vivre et s'isoler ainsi, Dans la tiédeur et dans l'ennui ; Tandis que son grand chat, ronronnant d'aise Auprès d'elle, sur une chaise, La regarde qui lentement marie, Avec ses maigres mains, Une fleur jaune au liseron carmin De sa tapisserie. La demoiselle Nourrit en elle L'amour d'une amour infidèle Silencieusement. Seul, le curé, qui la confesse, Connaît sa faute et sa faiblesse Et quel bourreau fut son amant! Ils n'en parlent jamais, bien qu'ils y pensent Avec tristesse ou violence, Quand le prêtre, les dimanches, s'en vient Parler de tout, parler de rien, Jusqu'au moment où dans l'ombre et la brume, Le premier réverbère, au bord du quai, s'allume. La demoiselle en noir s'est lentement flétrie, A recompter, dans son âme, les jours Qui lui furent douceur et menterie, Et qu'elle aime et déteste toujours. Elle a beau se blottir dans son coin tiède, L'ombre de ses regrets et de son deuil obsède Même l'heure où le soleil glisse sur son front las. Tel qui passe par la ville peut croire Qu'elle guette, du haut d'un morne observatoire, Depuis des ans, quelqu'un qui ne vient pas. Et quand la demoiselle aura compté ses peines, Combien de fois, au long des ans et des semaines ; ■ Et que son chat malade et importun, Un soir, aura fermé ses yeux défunts, Certes, implorera-t-elle le sort, Pour qu'il /'étende, à son tour, dans la mort; Alors, Pour la première fois, le jovial bourgmestre, A l'heure de midi, passant sur le trottoir, Y passera, sans saluer à sa fenêtre, La demoiselle en bandeaux noirs. Fête d'Hiver Aube joyeuse et joli gel, Toute la ville est cristalline Et se pare comme un autel : Teymionde, Alost, Lierre, Malines. Ouates, flocons, mousses, linons, La neige a chu par avalanches ; Si purs et nets sont les pignons, Que l'on dirait des nonnes blanches. La couche des glaçons vitreux Couvre les quais et leurs eaux noires, Et les gamins aux sabots creux Claquent du pied sur les glissoires. Patrons, aux carrefours nichés, Vous reluise% dans vos rocailles; Les fontaines des vieux marchés Brillent sous leur arroi de paille Et vers le ciel et ses joyaux, Dont la lumière est vive et prompte, Chaque clocher, de bas en haut, Semble un ex-voto clair, qui monte. Les Grands Mangeurs A l'auberge des « Cent Frelons », Dont l'ample hôtesse, à la prime aube, entasse En son corset trop dur, sa poitrine trop grasse, Une vessie ample et falote, Au bout d'un bâton long Ballotte. Octobre est loin, voici Toussaint et puis Noël; Et les boudins couleur de sang, Et les boudins couleur de miel, Chapelets noirs, chapelets jaunes, Se débitent par aunes Autour des étaux blancs. On fait kermesse en leur honneur : Le ferblantier, le forgeron et le sonneur, La bouche ardente et les yeux fous, Parlent, huit jours durant, du formidable trou Qu'il leur faudra, pour que la fête Soit belle et soit parfaite, Creuser, violemment, au centre De leur ventre. Et voici l'heure où s'allument les feux. Dans la cuisine aux carreaux bleus, Les cuivres nets, pareils à des cymbales, Vers les bâfreurs joyeux et fraternels Jettent, tel un appel, Leur cri de clarté franche et triomphale. Les gros boudins crépitent sur le gril; L'oreille entend comme un bruit de grésil Et la bouche se remplit d'aise. Autour de la nappe blanche trônent les chaises; Les convives, dispos et frais, Sur un signal venu du cabaret, Entrent l'autre après l'un, dans la grand'salle, Et la bombance colossale Au creux des plais fumants et monstrueux, S'inaugure, dans le silence. On mange, avec ferveur et violence; Les appétits larges et fastueux. Bouches pleines, lèvres poissées, Font merveille de l'un à l'autre bout Des deux tables, face à face dressées. On y boit ferme, et coup sur coup. L'ample hôtesse, dont les chairs reluisent et bougent, Travaille, à larges bras, dans l'or des fourneaux rouges, Incendiant la sauce avec des piments frais ; Sa claire et fraîche humeur ne se lasse jamais; Elle prodigue le sel et le poivre à la livre, Pour qu'aux tables, là-bas, les brocs entreheurtés Soient largement vidés à la santé Des autres brocs qui les vont suivre. Le haut sonneur Mandus Calix, Qui ne manqua jamais la plus mince kermesse, Raconte alors quelles prouesses Illustrèrent les gros mangeurs du temps jadis. 40 Son aïeul Nol engloutissait dans sa bedaine, Trois porcs entiers, au bout d'une semaine; Jan Klaverdonk, toujours creux et dispos, Ayant autour de lui rangé trente chopines, Expédiait quatre jambons de la Campine En les rongeant jusques à l'os; Son père à lui, Nestus Calix, marchand de pommes, Eût avalé, pour son repas, Anvers et Rome; Il dévorait en même temps, Tripes, boudins, lards, groins, pattes, oreilles; Le voir bâfrer était une merveille : Sa femme eut son dernier enfant Quand Nest Calix eut soixante ans. Mais le sonneur se tait, préférant boire, Que de parler de ceux qui ne sont plus Vivants que dans son cœur et dans leur gloire ; D'autant que, lentement, d'un geste irrésolu, Le fils du ferblantier se lève et tousse et chante. Oh sa voix rauque et lourde et trébuchante! D'un ton pleurard et faux, il raconte comment Une fille d'Alost tua ses deux amants Et la féroce et sanglante complainte Traîne, cahin caha, jusqu'au moment Où, d'un trop gauche mouvement, Il renverse sa pinte. Le forgeron sentant son appétit Qui peu à peu s'émousse et s'alentit, S'interrompt de manger et applaudit quand même. D'autres rient du poëme. Mais se poussent pour voir entrer en vacillant Un plat montueux d'aulx et de cervelas blancs. Les deux Terlink, frères ennemis, luttent A qui dévorera en quatre coups de dents, Un boudin long comme une flûte; Ils l'avalent, le Jront têtu, les yeux ardents, Sans un seul spasme, Et la salle rayonne et bout d'enthousiasme. Mais le sonneur qu'on avait cru A bout d'entrain et de frairie, Se rengorge, se carre, et tout à coup parie Qu'il mangera un jambon cru, Sans boire, en vingt minutes. On l'en défie avec fureur. Alors, le haut et violent sonneur Fait apporter l'objet de la dispute Et découpant de clairs et savoureux morceaux Sous la couenne rugueuse et saure, Se met à l'œuvre, et bellement dévore, Tel un héros. Les yeux rieurs et la bouche torchée, Il engloutit, à quadruples bouchées, Rompant un coin de pain, mêlant le maigre au gras Crispant sa lèvre ardente et goguenarde Et maculant, de temps en temps, le bord du plat D'un paquet jaune de moutarde. Tous l'admirent. Il mange avec ferveur. On dirait que le lard coule jusqu'à son cœur ; Les dents nettes, fortes et blanches, Mordent sans se lasser, l'ampleur ronde des tranches Il mange et mange, avec un tel amour, Qu'il mangerait durant trois jours, Sans parvenir à satisfaire Sa goinfrerie obstinément autoritaire. L'exploit du haut sonneur met fin A cette fête énorme et rouge de la faim. Minuit résonne à coups d'airain dans l'ombre; Seul, le ferblantier, vidant un dernier broc, De tous les brocs vidés augmente encor le nombre; Chacun s'en va, ayant bu fort, ayant bu trop. Sixtus, veilleur de nuit, aux carrefours écoute De grands pas inégaux heurter, au loin, les routes Tandis qu'au bout de ton bâton, Sous l'enseigne des « Cent Frelons », Tu ballottes, comme affolée, Pauvre vessie étrange et dégonflée. Les Rois C'est une troupe de gamins Qui porte la virevoltante étoile De toile Au bout d'un bâton vain. Le vieux maître d'école Leur a donné congé; L'hiver est blanc, la neige vole, Le bord du toit en est frangé. Et par les cours, et par les rues, Et deux par deux et trois par trois, Ils vont chantant avec des voix Qui muent, Tantôt grêles, tantôt fortes, De porte en porte, La complainte du jour des Rois. « Avec leurs cœurs, avec leurs vœux, Toquets de vair, souliers de plumes, Collets de soie et longs cheveux, Et blancs comme est blanche l'écume, F aider a, f aider ie, Vierge Marie, Voici venir, sur leurs grands palefrois, Les bons mages qui sont des rois. » « Avec leurs cœurs, avec leurs vœux, Jambes rèches, tignasses rousses, Vêtement lâche en peaux de bœufs, Mais doux comme est douce la mousse, F aider a, falderie, Vierge Marie, Voici venir, avec troupeaux et chiens, Les vieux bergers qui ne sont rien. » « Avec leurs cœurs, avec leurs vœux, Sabots rouges, casquettes brunes, Mentons gercés et ne% morveux Et froids comme est froide la lune Faldera, falderie, Vierge Marie, Voici venir, au sortir de l'école, Ceux qui demandent une obole. » Et sur le seuil des torpides maisons, Non pas à flots, ni à faisons, Mais revêches et rarissimes, Comme si le cuivre craignait le froid Sont égrenés, du bout des doigts, Les minimes centimes. Les gamins crient, Et remercient, Happent l'argent qui leur échoit; Et chacun d'eux, à tour de rôle, Et sur le front, et sur le torse, et les épaules, Se trace, avec le sou, le signe de la croix. Vieilles Servantes Flamandes Sur le métier des jours systématiques Les servantes, Nomes antiques, Tissent le mal, tissent le bien, Dont est faite la vie égale et mince De la province. Autant de fils, autant de liens! Et la navette ardente et rude Allant, venant, Trame l'imperméable vêtement Des habitudes. Avec la pâle et vieillotte clarté, De leur cerveau pieux et entêté, Les servantes jugent, blâment ou louent; Toute la ville est traînée à la barre, Chaque matin qu'un scandale se carre Les deux pieds dans sa boue. Elles serrent, sous leur noir bonnet, La vigilance aiguë et sombre, Et leur œil dur surveille et reconnaît Rien qu'à leur ombre, Tous ceux qui passent, Sur le trottoir d'en face. Ce que disent les murs Ce que dévoilent les fenêtres Leur angoisse veut le connaître. Dessous fangeux, recoins obscurs, Elles flairent comme des chiennes L'existence quotidienne Des plus humbles et des plus hauts; L'ample ménage du notaire 50 Et la famille du vicaire Et les affaires du bedeau, Tout est raclé sous les limes falotes Et féroces de leurs parlottes. En mantelets profonds et noirs, Le dimanche, elles vont au prêche; Au temps des offices, le soir, Elles longent, dignes et rêches, L'égout qui luit près du trottoir ; Elles causent et s'attardent sous les poternes En groupements obscurs, Et la lueur oblique des lanternes Double leur geste au long des murs. Dites, avec quel soin, avec quel %èle ! Dites, depuis quel temps! Elles servent invariablement Un vieux curé maussade et impotent Ou quelque vieille demoiselle; Ou bien encor, le marguillier, chrétien fervent Qui tous les jours entend la messe Puis s'en revient, par le couvent, Saluer, ponctuellement, La chanoinesse. Ainsi vivent-elles les servantes, là-bas, A Dixmude, Courtrai, Lierre, Deyn^e ou Termonde, Serrant la vie et mesurant le monde, Avec leur aune vieille ou leur pauvre compas; Ainsi mènent-elles brouter leurs existences Au petit pré de leurs désirs, Aimant les jours de fête où l'on prie à loisir Et les matins de jeûne où l'on fait pénitence; Et ne rêvant à rien sinon au clair moment Où l'on célébrera leur bel enterrement Avec le grand drap blanc et les quatre grands cierges Gardant leur corps et affirmant qu'il resta vierge. Les Jours de Pluie Au long des cours, des impasses et des venelles Des vieux quartiers retraits, La pluie Semble, à jamais, Chez elle. Elle y tombe depuis Novembre, Continûment, à petit bruit, Elle y tombe, le jour, la nuit; Et nul ne sa it quand elle aura fini De tapoter, avec ses doigts d'ennui, Les carreaux verts des pauvres chambres. Les lucarnes et leurs prunelles La regardent qui dure à l'infini; Et les vieux murs et leurs étais pourris S'imbibent d'elle. S'il arrive qu'elle tarit, Comme à bout d'elle-même, Une heure ou deux, quand le soleil s'amène, Longtemps, longtemps, L'oreille encor écoute, Goutte après goutte, Ses tintements derniers Dans la gouttière des greniers. Et les trottoirs et leurs pavés Luisent comme des os et des moignons Obstinément lavés; Et les ancres des vieux pignons Se souillent De pleurs de fer, de pleurs de rouille; Et lassé d'être un peu du temps, Leur millésime est là, qui pend ; Quand tout à coup, un auvent claque, Et l'eau recommence très longuement A choir, Jusques au soir, Parmi les flaques. Dans les recoins et les retraits Des impasses et des ruelles, La pluie, A tout jamais, Semble che% elle. Le Linge Leur coude nu sorti des manches, Et tout leur poids Pesant sur le fer chaud qui glace et broie Le raide empois, Les massives servantes Ornent de longs plis droits Et de courbes savantes Le linge blanc des blancs dimanches. A larges pans, le linge blanc Déborde De grands et superbes paniers. On le sécha, le long des cordes, Au vent vermeil, au vent léger Des vieux vergers. Et maintenant, le voici net et clair, Avec la bonne odeur des prés, Avec la bonne odeur de l'air, Entre ses plis menus et resserrés, Où fourrage, tel un museau Lourd, mais rapide, En chaque coin, en chaque vide, Le bout massif des gros fers chauds. De large en long, de long en large, Avec leur bras pesant et lent, Marquant de grandes marges Plates, le linge blanc, Les servantes repassent; i s Tandis qu'assise à la fenêtre basse, La maîtresse de la maison Surveille, interroge, clabaude A langue chaude Et brûlante comme le fer sur les tisons. Et les nouvelles de la ville Défilent, Et tous les voiles des ménages Du voisinage Sont soulevés férocement; Et l'on suppute, et l'on affirme, et l'on dément; Les maîtresses, aux airs de duègnes, Pour mieux savoir Feignent D'abord de ne rien entrevoir ; Mais les servantes les renseignent, Flairant le mal dans tous les coins, Prenant le ciel et la vierge à témoins, Et tout à coup crispent le poing, Là-bas, vers quelque rogue et farouche adversaire. Et maîtresses et servantes, bientôt d'accord Sur tous les vols dont l'échevin retors, 58 ■M..- Et le notaire escroc et l'armateur faussaire Ont ravagé le champ des communes misères, S'oublient à remuer, avec un tel emportement, Ces tas houleux de boue, Qu'une se brûle en soulevant, D'un trop rapide mouvement, Le fer chauffé, contre sa joue. Se dépliant, se repliant, Avec le va et vient tranquille et lent D'une aile d'ange, Parmi cet unanime étalage de fange, Se meut le linge immense et blanc. Le Dimanche Mille notes claires et gaies A insi que des monnaies Dégringolent du vieux beffroi vermeil ; Ce sont autant de sons de cloche Qui miroitent et qui ricochent Dans le soleil. Le vent au loin les éparpille, Les toits pareils à des mantilles Les reçoivent entre leurs plis; Tous les échos en sont remplis. 60 Les gens qui passent Les écoutent sur la grand place Tinter et cliqueter Par masses. Or, c'est dimanche, et c'est midi. La ville est propre et lisse; Chez l'orfèvre trois grands calices Illuminent superbement La devanture; D'un porche ardent d'architecture A pas dévots, à pas dormants Sortent, quittant le prône Les bons bourgeois et leurs matrones : Et tels se rejoignent et se saluent Et tels tournent le coin des rues Pour s'en aller vers l'esplanade Faire l'hebdomadaire et régulière promenade. D'autres gagnent « Le Cheval Gris » Par le chemin des Chanoinesses : Auberge fraîche et belle hôtesse, Poêle flambant, comptoir fleuri, Carreaux sablés et tables claires, Caves longues, larges tonneaux D'oii jaillit, ainsi que d'un tombeau Au creux des verres La bière. Et c'est vraiment un bon moment, Pesant de calme et de bien-être : De gros buveurs à la fenêtre Fument leur pipe et regardent les gens Ou bataillent aux cartes. Des béguines passent et des sergents, Et les mitrons avec des tartes. Les cloches, dans la tour, Carillonnent toujours, Mêlant leur bruit avec le bruit des verres, Avec la splendeur blonde et sonore des bières Et, quelquefois, avec l'éclat des vins; Et tout cela résonne, et tout cela s'égaie Toujours comme il convient D'un bruit minime de monnaie. (fi) (fi) Vanniers Dès le matin, au seuil des bouges, Sous une tente ouverte à l'air, S'assoient les gais vanniers Mêlant les osiers rouges Aux osiers clairs De leurs paniers. Les 7iasses et les clisses, Par lots égaux se répartissent ; On fait toilette nette Aux vannettes et aux bannettes; ^uuvMuiébtt Les paniers clairs des ouvriers flamands, Comme une solennelle escorte, Attendent tous, au seuil des portes — Ils sont pareils à des ventres gourmands — Et de leur tas d'osier tressé Et disposé en pyramides, S'épand la bonne odeur humide Des rivières et des fossés. Les gais vanniers chantants Fument, de temps en temps, A large lippe, Leur pipe. Et c'est alors qu'entre les doigts, Avec le plus d'adresse et de prestige, Se recourbent les tiges Des osiers droits; Le panier souple et robuste Vire plus follement au creux de leurs genoux; Le marteau frappe et tous ses coups Ajustent Une nouvelle couronne de liens Aux couronnes de liens anciens. Que les bateaux arrivent Qui les emporteront là-bas, de rive en rive. Un jour, ils partiront pour Formose ou Ceylan, Sans que cède leur dos ou que crève leur flanc. Ils seront fiers et lourds du poids de leurs richesses, Puis ils s'étaleront sur les grands quais vermeils, Avec l'or même du soleil En fusion parmi leurs tresses. En attendant dès le matin, Sous une tente, au seuil des bouges, Les gais vanniers Mêlent les blancs et serpentins Osiers aux osiers francs et rouges De leurs paniers. Et le brouillard qui se dissipe Et chasse au loin sa brume envenimée Laisse monter la petite fumée Bleue et joyeuse de leurs pipes. Le Grand Serment Saint Georges, Le président de ton serment, Se carre et se rengorge Superbement Quand au sortir de la grande messe Il défile d'un pas allier, Tel dimanche de la kermesse, Sous l'or bougeant de son collier. On le regarde En son orgueil marcher ; Les solennels et francs archers Du grand serment Lui font sa garde; L'heure est claire, les cieux vermeils : Vraiment C'est à croire qu'il porte Sur son torse bombé et ses épaules fortes Des morceaux de soleil. En un panier bordé de soie Sont étendus son arc et son carquois; Une tige de buis Dont le sommet lentement bouge, Tend, devant lui, L'ébouriffant plumage rouge De l'oiseau d'or qu'il abattit. Il traverse la rue aux Laines, La cour du prince et le vieux bourg; Il marcherait à grands pas lourds, Sans perdre haleine, Jusqu'au soleil couché. Mais tout à coup les tintamarres De la fanfare Lui font accueil, sur le marché, Les pistons crient et les tubas font rage Sans nul répit, sans nul arrêt, Et l'on promène du tapage De cabaret en cabaret. Bières rouges sous couronne de mousse Pour vous lamper gaiment A la santé du grand serment, Chacun s'en vient à la rescousse; On assiège les comptoirs clairs Avec des bi^ocs tendus en l'air. Les servantes passent et passent, Moites de hâte et de sueur Et refoulant à coups de croupe Parmi les cris et les rires, la troupe Toujours plus dense des buveurs. Le président du grand serment Est cahoté au va et vient des houles Et des vacarmes de la foule; On le bouscule en des bagarres A hue, à dia, jusqu'au moment Où la concassante fanfare Par le chemin qui suit la gare, Le mène au clos du grand serment. Le tir à l'arc paisible et seul S'étend, là-bas, près des tilleuls Qui versent l'ombre à qui la cherche Et d'où s'élève en contre bas D'un grand jet blanc, ainsi qu'un mât, La perche. Avec solennité, l'oiseau Tourbillon d'or, et tourbillon d'écume, Est replacé, là-haut; Et tel est l'ordre et la coutume Que si la flèche d'un archer S'en vient avant la flèche présidentielle n#6iwwtttttitkywwwwiit'utMiv MM Toucher La parure immatérielle Du bel oiseau, Là haut, Le chef du grand serment Payera jusques au soir, Abondamment, A boire. Et l'on se soûle en son honneur, Et l'on trinque, et l'on crie, et l'on hurle, et la peur S'accouple en des coins d'ombre avec la joie. Filles, qui traverseç par bandes les chemins, Les gars aux violentes mains Vous agrippent comme des proies. L'ombre se fait autour du vieil enclos Où commande Saint Georges Le dernier air des fanfares se clôt, Les cors s'enrouent et les bugles dégorgent Un refrain las qui n'en peut plus. Archers, vos bras sont lourds, vos doigts moulus, Et vos regards se voilent, Et vous ne save\ plus si vous vise% 70 L'oiseau superbe et pavoisé Ou la première étoile. Et par de longs et %ig%aguants détours, Vous revenez des vieux faubourgs Vers la grand'place où s'exalte la joie. Un pitre y fait le boniment Au président du grand serment, Et dans un coin le carrousel flamboie Et tourne, et tourne, en emportant Au mors aux dents de ses chevaux ardents, Mais immobiles, L'habituel recueillement Et le silence de la ville. <8> Les Pigeons En des paniers De jaune et reluisant osier, Ils sont partis, de lieue en lieue, Les pigeons gris, les pigeons bleus. Ils sont partis depuis deux jours, — Oh ! les cahots du fourgon lourd — Ils sont partis dans les bagarres, Les heurts, les cris et les sifflets des gares; Ils sont partis, sait-on jusqu'où, Mêlés et affolés, Pour quel lâcher tumultueux et fou ? Or, les voici, c'est dimanche, qui s'en reviennent Des montagnes méridiennes, Le col tendu et le vol haut, Et que déjà, Tout en suivant des yeux le dard d'une girouette, On les attend et on les guette Là-bas, Au fond des ruelles inquiètes Des deux Nèthes et de l'Escaut. Dans les greniers, sous les poutres vermeilles, On veille, Et sur la place, où le ciel vaste et clair Rayonne, on s'attroupe, le ne% en l'air ; Et là, sur les pignons où rien ne bouge, Seuls, les colombiers verts, Porte ouverte, régnent sur les toits rouges. Et tout-à-coup, plus haut que tours et coupoles, Les plus ardents se désignent du doigt, Une tache mince dans le ciel froid; On dirait une virgule qui vole Et s'approche, et grandit, et d'un coup d'aile Se détachant de l'infini, Vient effleurer le faîte et les moellons ternis Du vieux rempart et de la citadelle. De groupe en groupe, on crie et l'on s'excite. Les cœurs battent et des paroles, Dites très vite, S'affolent ; Le tumulte s'aggrave et gagne au loin, Dans la ville, les coins et les recoins; Celui qui le premier a reconnu Le vol loiyitain venant de l'inconnu, S'en va, l'orgueil au front, de ruelle en ruelle, Crier victoire et conter la nouvelle, Tandis qu'au même instant, Là-bas, dans une cour que les foules traversent, Sur son pigeon hagard et haletant, Le colombier vainqueur laisse tomber sa herse. Aussitôt pris, Le pigeon bleu, le pigeon gris, Est engouffré dans un fourreau de toile, Et le coureur le plus ardent, Il le passe à quelqu'autre après sa course faite, Et celui-ci courant, le repasse à son tour A quelqii autre, là-bas, qui d'un élan s'entête A gagner la grand' salle où se fait le concours. Torse bombé comme une voile S'enfuit, ce paquet lâche entre les dents. A l'auberge des « Trois Guirlandes », Sont installés les vieux joueurs, Qui s'angoissent et qui l'attendent. Il arrive, gorge sèche, front en sueur; Un silence se fait : le vainqueur se désigne, Et l'échevin, très gravement, consigne, Sur des feuillets lignés où pèse une écritoire, La victoire. Et surviennent après, ceux dont le sort Fut moins heureux, mais fut heureux encor ; Ils déclinent leur nom : tous gagnent; Il en accourt des bourgs et des campagnes, Avec, sur leurs pieds nus, la crasse des sentiers. Leurs bras levés balaient, d'itn coup de bière, L'âpre poussière De leurs gosiers; Et tels s'en vont, serrant leur bien, Et tels se croient nimbés de gloire El paient gaîment à boire. Seuls, les derniers n'ont rien, Et leur fureur et leur déveine se buttent Aux poings tendus des cris et des disputes. Et dans son prône, exaspéré, Le vieux curé Tance, flétrit, malmène Ceux qui confient le gain de leur semaine Au jeu mouvant D'une aile au vent, Et se moquent de la promesse, Faite à confesse, De ne point déserter Les dimanches d'été, La messe. Les Ruelles Avec le ruban noir de leur égout, Et, ci et là, de petites chapelles, A deux chandelles, Contre les murs obscurs, Debout, Les très vieilles ruelles Dégringolent, en ribambelles, Depuis là-haut Jusqu'à l'Escaut. Un pâle et morne jour de cave Frôle leurs pignons bas; Quoique lavés à tour de bras, Les seuils humides restent gras; Et c'est l'automne et c'est l'hiver : La banlieue est déserte et ses chemins déserts, Et seuls les vieux chiens hâves Sortent, fouillant la boue, ou tout-à-coup se roulent, Pattes en l'air, Parmi des tas de cendre et d'écaillés de moules. Heureusement qu'un beau matin, l'été S'en vient, de sa neuve clarté, Chauffer les murs dont le crépi s éraille, Et que l'égout et le trottoir Se repeuplent du grouillement noir Et des pieds nus de la marmaille. Les ruelles se réveillent soudain, Toutes portes ouvertes; Du linge sèche aux cloisons vertes Des tout petits jardins ; Les fenêtres et les plinthes sont peintes, La résine et la poix Ornent le corridor étroit Au bout duquel s'étale et se trimballe, Monumental, entre les deux parois, Le ventre enflé des commères enceintes. Alors, les nets et clairs logis Font bon accueil à ceux qui entrent; Sur les carreaux, le sable fin Inscrit de longs et onduleux dessins; La table, avec son gros bouquet au centre, Et son vase de verre noir Se reflète dans le miroir, Et les plaques du poêle reluisent Comme un autel d'église. Et l'on travaille, et l'on peine dûment, Et les enfants se suivent, Comme barques à la dérive, Et grandissent, sait-on comment. Les ans tombent par avalanche Et les jours sont les mêmes jours, toujours, Sauf le dimanche, Quand les femmes s'assoient en rond, L'après-midi, autour des tables basses, Et que, chauffant, chacune en son giron, La large tasse De café noir, qu'un flot de lait fait blond, Elles s'entrexcitent aux commérages, A gestes durs, à large bruit, Si bien que leurs langues font rage Le soir durant, jusqu'à la nuit. Et les hommes s'en vont fumer des pipes rouges, Là-bas, au loin, près du rempart, Où l'on boit ferme, où l'on boit tard, Au fond des bouges ; Puis reviennent, manquant le pas Et fluctuant sous des houles de bières, Avec, pour compagnon, le maigre espoir Que leurs femmes ne voudront pas, Trop nettement, s'apercevoir De ce roulis hebdomadaire. <$b <£> Coin Religieux En nn quartier quatre fois centenaire, Dont les hôtels et les maisons S'ornent d'un millésime ou d'un blason, Le séminaire Aligne, au long de sa masse carrée, Son double rang de fenêtres barrées. Des chanoines massifs en longent le trottoir Et le mur solennel d'où déborde un platane, Et les boucles d'argent ornant leurs souliers noirs Brillent, de pas en pas, au bord de leurs soutanes. La place tout entière est hostile au vain bruit, L'évêché la domine au fond et son fronton reluit, Et vers le soir, la cathédrale sombre Laisse flotter sur lui L'ample et mouvante nuit De sa grande ombre. Lieux de piété docte et de chrétienne ardeur : La province y cultive Sa croyance rébarbative Et sa ferveur. L'ancienne foi s'y développe âpre et valide, L'ordre la tient serrée en son poing dur, Et ses dogmes s'y consolident Comme de lourds piliers encastrés dans un mur. Et pour la maintenir ou l'affermir encore, Obstinément, au long des temps, depuis toujours, Tels gars de la bruyère ou tels bourgeois des bourgs Se font ses serviteurs ou se nomment ses prêtres ; L'église trouve en eux ses soldats et ses retires -, Ils ont le cœur ardent, la voix fruste et sonore, Et par dessus leurs yeux, ils ont tassé leur front Comme un moellon. Ainsi l'esprit des champs, rêche, têtu, gothique, Instaure, au cœur des villes apathiques, En un quartier silencieux, Sa forge lourde où se couve son feu; Il fit jadis leurs mœurs et leurs coutumes, Et leur terreur et leurs cerveaux, Et maintenant encor son ponctuel marteau Contrôle ou bat, sur son enclume, Chaque penser que jette au loin l'orgueil nouveau. Et les cloches sonnent et sonnent En son honneur, ainsi que des hérauts, Et les cloches le célèbrent et le propagent, De siècle en siècle et d'âge en âge, Du haut des tours, à coups de battants noirs. Elles le crient au vent et le crient à l'espace, Aux coins, aux carrefours, aux ruelles, aux places, Dès que l'aurore monte ou que descend le soir; Et la ville obéit dûment à ces voix rudes, Moins par amour peut-être ou par devoir, Que par longue et tenace et pesante habitude. (S) Les Saluts de la Paroisse A l'heure ou s'allonge le soir, En Automne, parmi les brumes, Et qu'une à une, Les lanternes, sur le trottoir, Les mantelets profonds et noirs Des vieilles femmes de la ville Vont, à la file, Tantôt dans l'ombre ou la clarté, Vers les quartiers que tranquillisent S'allument, Les églises. Sur la place pleine de vent Vivant, Deux tours régnent vieilles et seules, Et les tristes et traînantes aïeules S'en approchent en défilant, Toujours d'un pas égal et lent, Par le canal des Flagellants, Dont les sombres et longs miroirs Réverbèrent, au fond du soir, Le seul vitrail qui brûle, ardent et translucide, Là-bas, dans une abside. Les béguines et les curés Joignent leurs pas Aux pas des mornes vieilles, Toutes pareilles, Et par les longs trottoirs moirés, Dans leur robe de bure ou leur robe de drap, Monotones, s'en vont, comme elles, Au long des quais et des ruelles. Et c'est l'instant où les bateaux Hissent aux mâts leurs blancs fanaux, Et c'est l'instant où les boutiques Fixent aux clous leurs veilleuses antiques, Où l'on entend rentrer, en leurs impasses, Toutes les misères qui sont lasses : — Les mendiants, les éclopés, et les perclus; — Où la ville semble n'exister plus Que pour ce défilé, torpide et sombre, De gens en noir, qui s'avancent dans l'ombre, Fatidiques, comme les nombres. 2?