PIERROT NARCISSE ALBERT GIRAUD ERROT NAR SONGE D'HIVER COMÉDIE FIABESQUE Intcr folia fructus I M P R l BRUXELLES M ER1E VEUVE MO N N O M 26, rue de l'industrie, 26 1887 DÉDICACE A Iwan Gilkin. Voici bien trois ans et demi Que j'ai rimé « Pierrot Lunaire ». Je suis encore ton ami : Cest vraiment extraordinaire. C'est pourquoi, — puisque c'est mon sort, Captif de la rime et du nombre, D'avoir Pierrot jusqu'à la mort A côté de moi, comme une ombre, — Ces vers frêles, tout blancs de lui, Ces vers où j'ai baisé de givre, Loin des bassesses d'aujourd'hui, Tous les chers yeux qui me font vivre, Ce poème triste et moqueur, Qui sautille au rhythme fantasque, Au rhythme fantasque d'un cœur Qui serait un tambour de basque, Ce doux lys d'hiver, pâle et pur, O fleur de douleur et de joie! Ce lys de silence et d'azur, Ce lys de lune, je l'envoie D'un seul geste fier et tremblant, Malgré les ânes qui vont braire, Vers un Pierrot vêtu de blanc Qui me ressemble comme un frère ! A. ( PERSONNAGES Pierrot, sans profession. arlequin, neveu de Cassandre. cassandre, oncle d'Arlequin, député de Bergame. mezzetin, malade imaginaire, \ Premier abbé, . , } amis de Pierrot. deuxieme abbe, Troisième abbé, Le sommelier. eliane, nièce de Cassandre. Pierrot, en costume moderne. Tenue de soirée, en satin blanc. Col très haut. Gibus blanc. Paletot à pèlerine blanc. 25 ans. Arlequin. Maillot noir et blanc. 16 ans. Cassandre, Habit de sénateur. 60 ans. Mezzetin. Complet de fourrure. 30 ans. Eliane. Robe couleur feuille morte, cheveux noirs 23 ans. Les trois abbés en satin violet. SCÈNE PREMIÈRE A Bergame. Une nuit de carnaval. L'intérieur d'un grand café, fleuri de glaces et de dorures. Groupes de masques çà et là. Musiques lointaines et contradictoires. PREMIER ABBÉ Hé! Garçon! du café! DEUXIÈME ABBÉ De la Chartreuse! TROISIÈME ABBÉ A boire ! Pierrot, monte à l'autel, et voici mon ciboire, Et chante Alléluia, Pierrot, et bénis nous : Chante! Les desservants vont plier les genoux. DEUXIÈME ABBÉ Eh bien! Qu'attends-tu? PREMIER ABBÉ Chante : accomplis ta promesse ! Oh! fi du prêtre blanc qui ne sait plus sa messe. TROISIÈME ABBÉ L'église est belle, vois! L'encens rêve dans l'air, Le cher encens du kirsch, du kummel, du bitter. Je surprends la saveur des prières latines Dans le cantique en fleur que les bénédictines Murmurent doucement dans les flacons pieux. PREMIER ABBÉ Chante! Ou bien nous croirons que Pierrot devient vieux ! DEUXIÈME ABBÉ Chante l c'est l'heure folle et divine, ô ma pinte! L'heure qui danse, l'heure amoureuse qui tinte Comme un grelot d'argent au cou d'un épagneul. Chante ! cette heure est folle. PREMIER ABBÉ Un jour tu seras seul. TROISIÈME ABBE Chante ! cette heure est frêle et pleine de gavottes. Regarde ces flacons : on dirait des dévotes! Une cave à liqueurs, pour nous, c'est un couvent Très doux et très béat, onctueux et fervent. La chartreuse vous a des airs de pénitente Qui veut vous convertir, et dont la chair vous tente. Elle a le charme obscur d'un amour interdit. Sucre et velours, impie, et quelque peu maudit. On boit! c'est comme si l'on baisait une abbesse... On éprouve un besoin de courir à confesse! Et de se faire absoudre, et de recommencer ! DEUXIÈME ABBÉ Il ne nous entend pas, à quoi peut-il penser? TROISIÈME ABBÉ Fais un signe au jubé! Des musiques dormantes S'évaderont pour nous des cumins et des menthes, Et le riche plain-chant mystique des liqueurs Comme un orgue puissant réchauffera nos cœurs! PREMIER ABBÉ Je crois qu'on l'a bouché! DEUXIÈME ABBÉ Pierrot mélancolique! TROISIÈME ABBÉ Pierrot devient athée! PREMIER ABBÉ Il n'est plus catholique ! Un soir de carnaval! DEUXIÈME ABBÉ Mécréant ! A postât ! Crime contre la soif! Crime contre l'État! TROISIÈME ABBÉ Horreur! Demeurer sourd aux conseils de l'absinthe! PREMIER ABBÉ A la diète, Luther! DEUXIÈME ABBÉ Va-t-en ! Père Hyacinthe ! A la place d'un cygne il nous reste 'un oison. Défroqué de la joie, à la porte! TROISIÈME ABBÉ En prison ! PREMIER ABBÉ Allons! il en est temps : pour juger ce fossile Nous nous réunissons tous les trois en concile, Et nous l'abandonnons au pouvoir séculier ! Hé! Monsieur le bourreau! DEUXIÈME ABBÉ Monsieur le sommelier! LE SOMMELIER Bon ! TROISIÈME ABBÉ Vous alle\, d'après Vus ecclésiastique, Mettre à la question cet infâme hérétique. Veux-tu boire 1 Une fois! PREMIER ABBÉ (saississant Pierrot) Veux-tu boire? TROISIÈME ABBÉ (même jeu) Deux fois' DEUXIÈME ABBÉ Veux-tu boire? TROISIÈME ABBÉ Trois fois! PIERROT (se dégageant) Eh! Laissez-moi, je bois Depuis des heures, des heures, je bois à pleine Bouche, depuis des jours, depuis une semaine, Je ne sais, mais je bois, mais je suis ivre-mort! PREMIER ABBÉ Mais tu n'as rien bu, rien! DEUXIÈME ABBÉ Ivre ! c'est un peu fort! PIERROT Vous ne le voye\ pas? Je dis que je suis ivre! TROISIÈME ABBÉ Il est ivre? Et de quoi? DEUXIÈME ABBÉ De quoi? PIERROT De quoi? Du givre, De cet hiver soudain, si lucide et si clair, Et de la transparence adorable de l'air! DEUXIÈME ABBÉ Il est fol! TROISIÈME ABBÉ A lier! PIERROT Je suis ivre, vous dis-je ! Ivre du mâle hiver, du grésil, du vertige De toutes ces blancheurs qui songent sous l'azur. Le ciel chaste est plus grand, plus limpide, plus pur ; Le seul bruit de mon pas sonore sur l'asphalte Me saoule éperdûment de ma force et m'exalte. O ces acres baisers du vent dans mes cheveux! Mon sang bout. Je suis beau. Je sais. Je puis. Je veux. D'énergiques.parfums dilatent ma narine-, Et portant haut la tête, et bombant la poitrine, Le cerveau pavoisé de glorieux projets, Toisant tous les passants comme un roi ses sujets, Et cinglant du manteau cette race servile, Impétueusement je traverse la ville Et la campagne, en fête, ayant je ne sais quoi De viril et de fier soufflant derrière moi! PREMIER ABBÉ Si tu veux de l'hiver, Pierrot, je te conseille Le Champagne frappé : c'est l'hiver en bouteille, C'est le seul qui me rie!... PIERROT Oh! la neige me rit! Elle a je ne sais quel mystérieux esprit Qui semble un paradoxe exquis de la nature. Elle est la fantaisie, elle est la fioriture De ce monde banal, uniforme et malsain : La neige me ressemble, et je suis son cousin! DEUXIÈME ABBÉ La neige est ta cousine'! Eh! c'est un fier lignage! Nous ne te savions pas ce nouveau cousinage! TROISIÈME ABBÉ Elle est blanche ; il est gris : le cousinage est clair Dis « ma tante » à la lune! PREMIER ABBÉ Et « mon oncle » c TROISIÈME ABBÉ Là-bas, au Pôle Nord, n'as-tu point de petites Sœurs ? PREMIER ABBÉ Ni de belle-mère avec des stalactites 1 DEUXIÈME ABBÉ Pour boire à leur santé débouchons ces flacons! PIERROT Vos concetti sont lourds à côté des flocons De la neige qui tourne et qui valse et qui chante! Tombe, hermine des cieux, sur la cité méchante, Tombe comme un pardon sur ces êtres épais! Couvre-les de candeur, de silence et de paix! Et quand tous dormiront de leur sommeil stupide, Le page Fleur-d'Hiver prendra son vol limpide, Loin de leur rêve impur, vers la pâle forêt Où les lys de l'azur éternel, en secret, Pleureront doucement, un à un, sur sa tête. Et pour le consoler de votre ivresse bête, A travers les rameaux des vieux ormes frileux, La lune penchera ses rayons fabuleux, Et mon cœur chantera dans ces flûtes d'ivoire! PREMIER ABBÉ Une dernière fois, mon ami, veux-tu boire ? La moutarde finit par me monter au ne\! Veux-tu boire, à la fin, ou je... PIERROT Vous y tene\ ? Eh bien, oui! je boirai. Holà! le plus grand verre! Clarence! ton tonneau! Ta botte, Bassompierre! Un verre musical et profond comme un puits! (Il se précipite au dehors et revient avec sa coupe pleine de neige.) PREMIER ABBÉ Hé! garçon, du Pomard! DEUXIÈME ABBÉ Holà! garçon, du Nuits! PIERROT Non ! mais un vin plus fort que toutes vos tisanes, Aigu, brillant et froid comme les pertuisanes, Un vin couleur du temps, un vin couleur de l'air, Et ce vin, c'est la neige, et je bois à l'hiver! (Pendant ce toast, entrent Arlequin et Mezzetin.) ARLEQUIN Le toast est, sur ma foi, le plus galant du monde, Mais il n'est pas certain que l'hiver te réponde. Moi, je bois au printemps, car je suis amoureux ! PIERROT (étonné) Amoureux ! LES ABBÉS Il est fou! MEZZETIN (avec intérêt) Mais non : il est fiévreux. PREMIER ABBÉ Save^-vous d'où lui vient ce bel enthousiasme? De la neige! ARLEQUIN Il a bu! MEZZETIN Qui sait? C'est un miasme, C'est une maladie inédite, un nouveau Trouble de l'estomac, du foie ou du cerveau. Est-ce contagieux? PIERROT Pas du tout : prends un siège. MEZZETIN (pensif) Si c'était un remède?,.. Oh! garçon, de la neige! PIERROT Ce ?i'est pas un remède!... MEZZETIN (se ravisant) Ah!... garçon, du Kumme Cest pour me réchauffer, car je souffre du gel. Comme remède, hélas ! ce Kummel est bien fade ! PIERROT Hélas! non, Me^jetin : je ne suis point malade. ARLEQUIN Ni malade, ni fou, mes amis! — Amoureux! Je m'y connais; c'est comme moi : je suis heureux.-Je rougis, je frémis, je sens mon cœur éclore. L'amour*se lève en moi rose comme une aurore, Et je suis fou des fleurs qui fleuriront demain. J'aime. Je vais aimer. On dirait qu'une main Mystérieuse et frêle et pleine de paresse S'alanguit sur mon front pensif, et le caresse-, Et c'est une douceur dont j'ai peur de mourir. MEZZETIN (observant Arlequin) De quoi diable Arlequin peut-il bien se nourrir? Ses yeux sont frétillants et ses oreilles roses. — i5 — PREMIER ABBÉ Pierrot boit de la neige, et lui broute des roses! Ce sont là deux façons neuves de s'affamer! ARLEQUIN Ecoute-moi, Pierrot! S aime, je vais aimer! Et mon âme se fond dans cette rêverie. Elle est pure, elle est fraîche, et c'est une prairie Enfantine, couleur de songe et de matin, Une prairie humide, où l'haleine du thym Et le profond parfum des herbes écrasées Embaument le riant exil de mes pensées. Dis-moi, Pierrot, mon cher Pierrot, dis-moi pourquoi Quelqu'un est là, tout près de moi, derrière moi, Qui me regarde et dont je sens les yeux nocturnes Mensorceler la chair de baisers taciturnes, Et que je ne vois pas, et dont le cœur aimant Palpite sur mon cœur, et vient obscurément, Comme un écho lointain de la houle marine, S'apaiser et s'éteindre, ici, dans ma poitrine! — Ton cœur, n'est-il pas vrai, ressent le même émoi? Tu ne dis rien... Pierrot, je t'ai blessé... PIERROT (à Arlequin) (A part) Tais-toi! Cet Arlequin me trouble. Amoureux! Je l'envie, Et sa douceur m'irrite. On dirait que la Vie Se sert de cet enfant cruel pour m'assiéger. (A Arlequin)— Taisez-vous, Arlequin! Pierrot, c'est l'étranger, C'est le passant qu'on ne connaît jamais, l'avare De son cœur orageux et fou, c'est le barbare Qui pleure de ce qui vous fait rire, et qui rit De tout ce qui vous fait pleurer, c'est un esprit, Une lumière espiègle et pensive qui vibre Un peu plus haut que votre amour! Pierrot est libre! — Et ne me parle\ plus, car vous m offenseriez ! arlequin Comme vous aimerief, Pierrot, si vous aimie (Entrent Cassandre et Eliane.) — i6 — CASSANDRE Tout beau ! Que disait-on, et pourquoi ce. tapage'! Vous parliez politique ? ARLEQUIN Oh ! non ! ELIANE (à Arlequin) Bonsoir, mon page! Bonsoir, Monsieur Pierrot!... Vous ne dites plus rien Maintenant ; c'est très mal. Messieurs, save^-vous bien Que c'est inconvenant, et que je pourrais croire Que vous parliez de moi? PREMIER ABBÉ C'est une sotte histoire, Madame. Mez\etin est malade et se plaint De battements de cœur quand son broc n'est pas plein, Et puis ne souffle mot jusqu'à ce qu'il soit vide. Arlequin, votre page, est devenu candide Et chante des sonnets dignes d'un écolier Amoureux de sa bonne; et quant au chevalier De la blanche figure, il mange de la neige, Boit à la santé de l'hiver, du gel, que sais-je! Ils sont fous, arcliifous, refous, et contrefous ! ! CASSANDRE Eh quoi? Vous n'avez pas de passe-temps plus doux? DEUXIÈME ABBÉ Ils sont là tous les trois, mornes, défaits, lugubres, Comme de lourds pédants et des pions insalubres! Pierrot, croque-mort blanc, essence de vieillard, On va te saluer abisi qu'un corbillard! TROISIÈME ABBÉ Enterreur de la joie, échanson des ténèbres, Tu feras ton chemin dans les pompes funèbres! — i7 — . PREMIER ABBÉ Tu ressembles autant à ton blanc devancier Que le fils d'une reine au fils d'un épicier ! DEUXIÈME ABBÉ (à Arlequin) Pareils à des serpents, souples et mirifiques, Les premiers Arlequins étaient moins pacifiques. Leur perfidie exquise ondulait et sifflait ; Et le spectre solaire en fleur les habillait. Toi tu n'es pas leur fils : regarde ton costume ! Car tu n'es même pas un Arlequin posthume ! Non, tu n'es pas le fils des fils de l'arc-en-ciel : Ton habit noir et blanc a l'air officiel; Et je songe, en pleurant sur ces couleurs austères, A quelque vieux damier souillé par des notaires ! (Pierrot se voit dans la glace et jette un cri.) ARLEQUIN Pierrot, qu'as-tu ? ELIANE Pierrot, vous souffref... MEZZETIN Qu'est-ce? PIERROT (étendant la main vers la glace) Là! Là!... Quelqu'un.... (Il s'évanouit.) MEZZETIN Il est mort!... ELIANE (se penchant sur Pierrot) O la bigarre, 6 la Douce figure pâle!... ARLEQUIN Il va mieux. cassandre Une crise eliane Il est sauvé. arlequin C'est fini. PREMIER ABBÉ Ça dégrise Désagréablement. CASSANDRE -Messieurs, ma nièce et moi, Pour vous dédommager de cet instant d'émoi, Nous vous invitons tous à venir, vers on\e heures, Souper demain che\ nous... PREMIER ABBÉ Il faudra que tu meures Encor plus d'une fois, Me\\etin!... CASSANDRE Est-ce fait ? PREMIER ABBÉ Accepté! DEUXIÈME ABBÉ De grand cœur. CASSANDRE On sera satisfait. ELIANE Vous viendrez, Mez\etin1 MEZZETIN C'est un honneur extrême. — i9 — ELIANE Amener donc Pierrot'.... (à Arlequin) Et si tu veux qu'on t'aime, Amène ton Pierrot... A demain. CASSANDRE A demain ! SCÈNE DEUXIÈME L'avenue qui mène à la villa d'Eliane. Paysage de neige, et de grands arbres givrés Bourrasque et clair d'étoiles. PIERROT Suis-je encor loin? Oh! oui! Tant mieux! Si ce chemin Où je marche voulait marcher en sens inverse, Je marcherais ainsi, toujours... Il neige à verse, Le ciel est aussi noir qu'un nègre, et le vent fou M'échevèle et me plie en deux, et dans le cou, M'applique éperdûment ses froides lèvres blanches! Comme un oiseau blessé je bats l'air de mes manches, Et j'ai peur d'arriver où l'on m'attend. (11 fait quelques pas.) Mon Sort Se jouera celte nuit, et je me sens moins fort Qu'avant ce maudit soir de carnaval!... Je tremble. Quelque danger lointain me menace... (Ecoutant.) ... Il me semble Qu'on me parle tout bas... ...« Pierrot, dis-moi pourquoi Quelqu'un est là, tout près de moi, derrière moi, Qui me regarde et dont je sens les yeux nocturnes M ensorceler la chair de baisers taciturnes. Et qui »... Je ne sais plus... Arlequin m'a fait mal. J'ai peur de cet enfant : il me sera fatal... ... Je sens des roses sous la neige... ...« Une paresse . S'alanguit sur mon front pensif et le caresse! — Et ne me parler plus, car vous m'offenseriez! — Comme vous aimeriez, Pierrot, si vous aimiez'- " ... O ce bel Arlequin, je crois que je l'envie! Arlequin cependant, ce n'est rien que la vie, Que la jeunesse... hélas! ce n'est rien que cela! Rien que cela!... ARLEQUIN (de loin) Tra là! La hi là. La ho là! PIERROT Faut-il rester Pierrot, ou bien cesser de l'être1 Pourquoi vais je là-bas1 Je ne suis plus mon maître, Et j'obéis. A qui? Je ne sais. ARLEQUIN (de loin) La ho là! / PIERROT C'est la jeunesse. Rien que cela, que cela! Le rêve le plus fier vaut-il que l'on dédaigne La na'ive douleur d'un cœur jeune et qui saigne ? Vivre et rêver? Rêver ou vivre? Il faut choisir. (Il sonne à la porte d'Eliane.) SCÈNE TROISIÈME Le boudoir d'Eliane, couleur lilas mourant. Une psyché. Des fleurs. Une haleine d'ambre traîne dans les rideaux. Arlequin danse. ARLEQUIN La hi la! La ho la! — Pierrot! PIERROT Vous ! ARLEQUIN Quel plaisir De te revoir avant les autres!... Ma cousine Va venir : elle est là, dans la villa voisine, Et m'a prié de te distraire en attendant... Mon oncle est en affaire avec son intendant : Il déguste les vins destinés à la fête, Et ses préparatifs lui font tourner la tête ! PIERROT (contraint) Je ne vous retiens pas, Arlequin. ARLEQUIN Tu m'en veux? Je t'ai froissé... PIERROT Du tout... Je suis un peu nerveux; ARLEQUIN Bien vrai? PIERROT Mais oui! ARLEQUIN Tant mieux!... Tourne, que je te voie! Encore! Ton habit est beau.. Cest de la soie... Cassandre ne veut pas que je m'habille ainsi. Il est laid, n'est-ce pas, mon oncle? Il est aussi Grognon et déplaisant que mon maître d'école... C'est mal ce que j'ai dit? PIERROT Très mal, ô tête folle ! Car tu pourrais très bien lui ressembler plus tard'. ARLEQUIN Moi! PIERROT Toi! ARLEQUIN Moi ressembler à Cassandre, un vieillard ! PIERROT Cette flamme : Arlequin! Cassandre : cette cendre! Le plus bel Arlequin fait le plus froid Cassandre. Beau page imberbe et blond, charmant petit coquin, Vous aurez quelque jour aussi votre Arlequin, Auquel vous prêcherez l'abstinence et le jeûne! Il aura ce grand tort à vos yeux d'être jeune, Et vous aurez aux siens ce grand tort d'être vieux! ARLEQUIN Vieillir ? Mourir un peu tous les jours ! J'aime mieux Vieillir en une fois d'un coup de carabine! PIERROT Bravo! Bravissimo! Bayard! Mais Colombine Mais Eliane? Mais... ARLEQUIN Mais elle m'aimera Avant! Peste! Et sinon? PIERROT I ARLEQUIN Sinon? Elle attendra Sous l'orme! PIERROT Sous le saule! ARLEQUIN Elle vient! Je m'esquive!... Ta main?... A la bonne heure!.,. Et vive Pierrot! Vive Arlequin! Vive nous! Vive tout le monde! (II sort.) re Eliane; elle porte au poing une perruche attachée par une chaînette d'argent.) PIERROT (à Eliane) II Saute comme un pantin qu'on tire par un fil. A ses talons légers je crois qu'il a des ailes. Et c'est un tourbillon d'oiseaux joyeux et frêles Qui scintille et qui neige et qui fuse en jasant. Il ne courberait pas un brin d'herbe en dansant. Votre cousin devient un jeune homme, Madame. Il ne s'en doute pas, mais je crois, sur mon âme, Que vos jolis yeux pers l'ont métamorphosé. ELIANE Arlequin? cet enfantl... Il serait bien osé Et bien impertinent, n'est-ce pas? PIERROT Mais, Madame, S'il est impertinent, ce sentiment là, dame! Tous mes concitoyens sont des impertinents. ELIANE Vous vous trompe^ '• tous ne sont Pas inconvenants A ce degré... PIERROT Vraiment? ELIANE La surprise est flatteuse! Je ne vous savais pas l'humeur complimenteuse A ce point. Cher Monsieur, vous êtes fort galant; Et vous ne sauriez pas vous montrer insolent De cette façon, vous! PIERROT Arlequin vous adore, Il vous aime, Madame, et n'en sait rien encore... ELIANE Vous plairait-il, Monsieur, d'avancer ce fauteuil? PIERROT (obéissant) Il vous parle : sa voix chante comme un bouvreuil Tout au fond de son âme, et lorsqu'il vous regarde, Il a les yeux fleuris... ELIANE Monsieur, prenez donc garde. Il vient par cette porte un affreux vent-coulis. Fermer ** double tour... PIERROT (même jeu) Il vous aime, je lis Si bien dans sa pensée... ELIANE (nerveuse) Oh! la plaisante histoire, Que vous me chantez Monsieur. Je pourrais croire Que vous venez ici me demander ma main... PIERROT (étonné) Moi, Madame? ELIANE Attendez1.... au nom de ce gamin. Tâchez donc d'écouter avec intelligence. PIERROT Mais, Madame, je vous... ELIANE (piquée) Vous êtes d'une agence ? Vous plaidez avec feu Pour les autres, mais quand Cest pour vous, cher Monsieur, êtes vous éloquent Aussi? Vous jouez bien les menuets des autres, Trop bien ; mais à présent jouez m02 donc les vôtres ; Votre musique, à vous, doit avoir des appas... f écoute... PIERROT (sec) Excusez-moi : je ne compose pas! ELIANE (minaudant) Que regardez-vous là, Monsieur? est-ce ma ruche? Elle est du bon faiseur... ma guimpe? PIERROT La perruche! ELIANE Comment la trouvez-vous? PIERROT Adorable! Or et feu. Un vrai rubis qui vole... oh! c'est pour elle un jeu Charmant que d'être ainsi sur votre doigt perchée... ELIANE (riant faux) Vous enviez son sort? PIERROT Non! Elle est attachée! ELIANE (s'animant peu à peu) A merveille! Monsieur Pierrot! le tour est fin, Délicat, transparent, et je comprends enfin Le rébus!... Vous aimez les perchoirs sans chaînettes Je ne prise pas fort, pour moi, vos devinettes : Qui vous donne le droit de me parler ainsi? Le perchoir ne veut pas d'un perroquet transi. Dispensez-moi, Monsieur, d'écouter ces sornettes! PIERROT (avec un salut ironique) Vous m'offrez Ie perchoir, mais avec les chaînettes ! ELIANE Mais vous êtes un fat, Monsieur, un malappris! Qui pensiez vous entendre et quaviez vous compris ? Je vous connais très peu. Mon oncle vous invite. Je vous reçois. On cause, on plaisante, et puis, vite Sur un mot, sur un seul, Monsieur Pierrot sourit Avantageusement, et se met dans l'esprit Qu'on l'aime, et puis ce soir il ira, par la ville, Dans l'âme des badauds mirer son âme vile, Et leur dire : « Eliane? Elle m'aime, mais moi, Moi, je ne l'aime pas! » PIERROT (regardant longuement Eliane) Non certes! Sur ma foi Cette aventure-là doit demeurer secrète. Et l'on sera discret, si vous êtes discrète! ELIANE Discret! Discrète! Ah! c'est ineffable! Je vous Sais gré, Monsieur, de vous montrer si doux! Votre impromptu n'est point d'un comique ordinaire. Vous pourriez nommer ; « L'Amant Imaginaire » Et nous en amuser à souper aujourd'hui ! PIERROT Vous vous contenterez de « L'Amant malgré lui! n ELIANE (toisant Pierrot) Alors vous êtes sûr, Monsieur, que je vous aime? PIERROT (simplement) Mais oui! ELIANE Qui vous l'a dit ? PIERROT Hermione elle-même! Du Racine tout pur! C'est un fort bon auteur! ELIANE (s'oubliant) Du Racine arrangé par un contrefacteur ! Il se pourrait, Monsieur, qu'on sifflât votre pièce. Cassandre est un puriste; il adore sa nièce. Convenez qu'il aurait le droit, si je voulais, De vous faire chasser d'ici par ses valets, Comme un lâche insulteur de femmes que vous êtes, A grands coups de balai sur votre échine! PIERROT Faites. Vous m'aime^, Elianel... Eh bien? Et vos valets? Je voudrais bien les voir, ainsi que vos balais1 Vous ne balayez Pas -9 ELIANE (courant vers la porte, puis soudain dans les bras de Pierrot) Je t'aime! J'étais folle!... Pardonne-moi : j'ai tant souffert! Je suis frivole, Coquette ; je n'avais jamais aimé, j'avais L'âme sèche, l'esprit vide, le cœur mauvais. Tétais la Célimène inconstante et légère; Au véritable amour je restais étrangère, Et je riais des pleurs que l'on versait pour moi ; Mais maintenant je suis une autre femme; toi, Tu comprendras cela, tu seras secourable A la femme vaincue, à l'être misérable En qui tu fais éclore un lys surnaturel, Un beau lys aussi blanc que la neige et le gel! PIERROT Je n'aimerai qu'un lys du jardin de la Lune, Et qui se fanerait sous vos doigts. ELIANE Je suis une Malheureuse qui t'aime, oh! qui t'aime! Depuis Ce jour, ce jour cruel où je t'ai vu, je suis Une autre femme! Je me hais, je me renie ! ; Pitié ! Pitié de moi. Toute mon ironie Est mortel C'est par toi que j'appris la douceur ! Je veux être à la fois ta maîtresse et ta sœur. Pitié ! Ne marche pas sur mon cœur! c'est impie D'écraser celle qui s'abdique, qui s'expie Elle même, et qui couche à tes pieds son orgueil. Tu ne peux plus sortir de ma pensée en deuil, Tu me hantes, tu me possèdes, je n'existe Qu'en toi, par toi, pour toi... Je t'ai vu pâle, triste, Souffrant du mal obscur de n'être pas aimé!... (La perruche s'envole.) PIERROT (secouant la tête) Eliane lit mal dans un livre fermé. ELIANE (hors d'elle) Frappe-moi, meurtris-moi, mais parle. Ton silence Me tue. Oh! par pitié, vois ce cœur qui s'élance Frileusemement vers toi comme un oiseau mouillé. Il saigne, si la vie amère l'a souillé, Il saigne, mais ce sang lave comme un baptême. Sois bon, ne raille pas, aime celle qui t'aime. Calme-la, guéris la d'un baiser tiède et pur! Réapprends lui, Pierrot, la lumière et l'azur! Je t'aime... Ecoute-moi!... Je connais ta souffrance, Et je la guérirai! Laisse cette espérance Voltiger dans mon cœur comme un parfum subtil ! N'est-il pas vrai que tu souffrais hier, n'est-il Pas vrai? Rappelle-toi, Pierrot, ce soir de fête... PIERROT (à part) Je me rappelle tout!... O cette étrange tête Fraternelle et si douce, et qui me ressemblait! Cette tête pensive et pâle qui voulait Partager ma chimère et ma mélancolie!... La reverrais-je encor si j'aimais l'autre?... (à Eliane) Oublie, )* O pauvre âme en tumulte! Oublie! Cet amour Qui te métamorphose et t'éclaire, le jour Où j'en aurais pitié, deviendrait de la haine ! Ecoute... C'est la fin de toute ivresse humaine, Et ce serait la fin de la nôtre, vois-tu! Si je refuse, va ! ce n'est point par vertu, Ni par orgueil, ni par vanité, ni par feinte, Non... ELIANE Mais alors, pourquoi? Dis-moi pourquoi? PIERROT Par crainte! ELIANE Par crainte? PIERROT Je me sens, moi le fou, le railleur, Lâche devant l'épreuve et devant la douleur. Tu connais peu la femme, ô femme trois fois femme ! Mais nous serions demain la fable de Bergame. Crois-moi. Ce bel amour vient d'une vanité De femme : je n'ai pas, comme d'autres, été, Lamentable et piteux, languir sous ta fenêtre. Eliane vaincue a rencontré son maître. Ton âme de coquette a bondi sous l'affront, Et c'est par vanité que tu courbes le front ! Vanité! Vanité! Voilà toute l'histoire. Tu me ferais payer bien cher cette victoire, Et tu te vengerais, chaque jour, en détail. J'ai peur du vent qui souffle à travers l'éventail, C'est le même qui souffle à travers la montagne. Signé : Gastibel\a. ELIANE (comme au sortir d'un rêve et se calmant peu à peu) Pauvre amour en Espagne! PIERROT Tu n'y penseras plus, demain, à ton réveil. Hélas! ELIANE PIERROT Comme la neige aux baisers du soleil Tu te réveilleras froide et rose, étonnée, Disant : « J'avais rêvé que je m'étais donnée! » ELIANE Ainsi, je t'oublierai? PIERROT Sans peine, et tu riras De toi même et de moi quand tu me reverras. ELIANE (pensive) Peut être... PIERROT Ton amour était une amourette. La femme de Pierrot doit être une Pierrette. Es-tu Pierrette? ELIANE Hélas! PIERROT Tu n'es pas de mon sang, Eliane !... ELIANE Et pourtant, tu tiens le même rang Que nous,'et tes dieux aimèrent mes aïeules! PIERROT Mais les uns sont morts seuls, les autres mortes seules, Séparés par le sang dont ils étaient sortis, Punis de s'être aimés et de s'être assortis ! ELIANE (étonnée) Je ne te comprends plus, Pierrot : tu m'embarrasses ! Es-tu bien sûr de vivre? PIERROT (grave) Ecoute : il est deux races Vieilles comme l'azur et comme la clarté : L'une éprise de force et de réalité, Belle, luxuriante, héroïque, ravie Par la banalité splendide de la vie. Et cette race-là c'est celle des heureux ! L'autre est la race des rêveurs, des songe-creux, Et de ceux qui, nés sous le signe de Saturne, Ont un lever d'étoile en leur cœur taciturne! C'est la race farouche et douce des railleurs Qui traînent par le monde un désir d'être ailleurs, Et que tue à jamais la chimérique envie De vivre à pleine bouche et d'observer la vie. C'est la race de ceux dont les rêves blasés Se meurent du regret d'être réalisés! L'une est pleine de joie, et l'autre de rancune, L'une vient du soleil, et l'autre de la lune; Et l 'on fait mieux d'unir l'antilope au requin Que les fils de Pierrot aux filles d'Arlequin! ELIANE (souriant) La chose est vraisemblable, hélas! mais peu galante, Et votre métaphore est par trop violente! Oh! vous aurie\ bien pu, sans vous en trouver mal, Choisir, pour être juste, un plus bel animal! Requin me paraît dur.!... (Elle rit) PIERROT (vivement) Ah! cet éclat de rire Sonore, frémissant, et qui s'enfuit à tire D'ailes, comme un oiseau délivré vers le jour, Ce beau rire, Eliane, emporte votre amour ! ELIANE (riant plus fort) Cette comparaison semble moins familière. Requin m'avait déplu : j'aime assez la volière. C'est d'un style plus noble, et vous avez du tact. PIERROT i ■ à i iBi ifcU » Î'J H»? h m I §t Volière, plus j'y pense, est bien le terme exact ! Vous ne tarderez pas à confirmer l'image : Car votre âme déjà s'emplit d'un doux ramage ; Une colombe en rêve y murmure : « Arlequin ! » ELIANE Arlequin, après vous? Non! Ce serait mesquin... PIERROT Ce sera le plus fol oiseau de la volière ! ELIANE Arlequin?... Un enfant... PIERROT Et vous en serez fi ère Plus tard, après bien des étés et des printemps, Quand vous aurez trois fois ou quatre fois vingt ans! ELIANE Il se peut faire. . Dieu! j'ai perdu ma perruche! Ma perruche! PIERROT (cherchant) Là? ELIANE Non! PIERROT Je la vois : elle juche Là-haut... Chut!... Je la tiens! (Rattachant l'oiseau au poing d'Eliane). — Désormais, parlez bas, Quand vous direz des mots qu'elle ne comprend pas! ilfl % f m •kl'' ARLEQUIN (du dehors) Eliane ! « — 33 — ELIANE On attend... PIERROT (avec une politesse détachée) Prenez mon bras, Madame. ELIANE (même jeu) Avec plaisir, Monsieur. ARLEQUIN (entrant) Venez • vous réclame Depuis tantôt... mon oncle et nos amis sont là... PIERROT Quoi! tu ne chantes plus la hi la, la ho la? ARLEQUIN (faisant la moue) On chante quand on veut... ELIANE Quelle métamorphose Soudaine!. Mais non. PIERROT Eh bien qu as-tu ? Te voilà tout morose.. ARLEQUIN (contraint) PIERROT Je t'ai blessé? ARLEQUIN Je ne vous retiens pas, Pierrot... (Pierrot et Eliane sortent). Il m'a joué!... C'est infâme! c'est bas! Pierrot que j'aimais tant!... 0 la figure blanche! Tu me le payeras cher, et j'aurai ma revanche ! (Il se regarde dans la glace). A toi, Pierrot, deux mots! — Parle! — Je connais deux Amoureux d'Eliane, et sur l'honneur, l'un d'eux Est de trop!... Bien!... Très bien!... C'est superbe! ELIANE (entrant et se mirant) Une mouche Au coin de l'œil... une autre, ici, près de la bouche... Oh! comme je suis rose!... ARLEQUIN Eliane! ELIANE Arlequin ! ARLEQUIN Que fais-tu là, méchante?... ELIANE Et toi, petit coquin ? ARLEQUIN (tragique) Je me vengeais! ELIANE De qui? ARLEQUIN De Pierrot ! ELIANE Ah! Devine Ce qu'il me demandait?... Ma main! ARLEQUIN (éclatant) Bonté divine ! Mais je le tuerai, mais... ELIANE Non... Moi!. ARLEQUIN Mais.-.. ELIANE (très doucement) J'ai refusé, ARLEQUIN Vrai! ELIANE J'en aime un autre... ARLEQUIN (menaçant) Oh! ELJANE (soulignant les mots) Qui n'a pas osé Me le dire... ARLEQUIN (fébrile) Son nom? ELIANE Tu le sauras... Adieu! (Elle le baise au front.) ARLEQUIN Oh! je suis fou!... Mon front!... A l'incendie! Au feu! SCÈNE QUATRIÈME La salle à manger, sombre, avec toute la lumière sur la joie du dessert. En face de la grande fenêtre qui regarde le parc, une glace de Venise. PREMIER ABBÉ (à Eliane) Mille grâces! Vraiment, cette fête est charmante! ELIANE * Un soupçon de kummel? Ou bien un doigt de menthe ? — 36 — PREMIER ABBÉ Un doigt... PIERROT (avec une galanterie dédaigneuse) Un doigt, l'abbé, ce n'est guère, on le voit En regardant les doigts de madame... Un seul doigt! Allez-y de la main tout entière!... DEUXIÈME ABBÉ Adorable ! Le voilà bien galant!... ELIANE (piquée) Il l'est toujours... à table! PREMIER ABBÉ Touché! PIERROT C'est là surtout qu'il faut l'être... ELIANE A regret! PIERROT A moins d'être certain d'avoir le vin discret! ELIANE Je vous attendais là : cette heure est opportune! Vous allez raconter quelque bonne fortune? Sept hommes, au dessert, cela nous promet bien Deux cents confessions!... PIERROT Sept hommes, oui; mais rien Qu'une femme, et ce nombre en devient dérisoire! ELIANE Vous avez de la femme une idée un peu noire! PIERROT Noire? Oh! non! je le jure! Et cependant le noir Vous va si bien! ELIANE Et mon idée, à moi, ce soir, La croyez-vous très... blanche? PIERROT Oh! non! mais, en revanche, Elle pourrait bien être à la fois noire et blanche Comme le bel habit de votre beau cousin... Ou verte, s'il vous plaît, la couleur du raisin Trop haut! PREMIER ABBÉ Assez, mon cher! à propos de ce chiffre Et de cette couleur vous nous joueriez du fifre ? Assez-' Et vous, Monsieur Cassandre, dites-nous, Une parole sage, et qui nous rende fous. Ou bien toi, Mezzetin, chante nous ta ballade En l'honneur d'Hippocrate ! .. MEZZETIN Oh! fi! cette salade M absorbe .. et je l'absorbe, et cela me plaît mieux Que de chanter des vers en roulant de grands yeux. Et de m'écerveler à raffiner des pointes! O salade! On devrait te manger, les mains jointes, Si l'on avait deux autres mains pour te manger! PREMIER ABBÉ Mange donc, Mezzetin... (à part) Je saurai me venger! (à Mezzetin) Comment te portes-tu depuis tantôt, cher maître '! MEZZETIN Pas trop mal : un moment fugitif de bien-être, Trop fugitif, hélas! PREMIER ABBÉ Et cependant tes yeux Sont vifs, ton teint est rose... MEZZETIN (s'attristant peu à peu) Oh ! je ne vais pas mieux Pourtant... PREMIER ABBÉ Regardez-le, mes amis, ses oreilles A travers ses cheveux semblent des fleurs vermeilles ! MEZZETIN Oh! je me sens plus mal!... PREMIER ABBÉ Ta narine frémit... MEZZETIN Hélas! J'ai le vertige, et j'ai peur... CASSANDRE (à part) Il blêmit! PREMIER ABBÉ Ton ventre glorieux, après tant de batailles, N'a rien à redouter des plus vastes futailles ! MEZZETIN (de plus en plus anxieux) Mon cœur bat. . PREMIER ABBÉ Et ton nez, ardent comme un fanal, Semble un évêque en train de passer cardinal ! MEZZETIN Oh! j'expire!... PREMIER ABBÉ Expirer ! La bonne comédie! Ta face éblouissante a l'air d'un incendie! Les pompiers vont te suivre! DEUXIÈME ABBÉ El demain, les lourdauds De notre Observatoire apprendront aux badauds Qu'ils ont vu quel qu'immense aurore boréale! PREMIER ABBÉ Quelle santé superbe ! DEUXIÈME ABBÉ Effrayante! ARLEQUIN Idéale! MEZZETIN Je meurs... la terre tourne... à l'aide! un médecin! Je suis mort!... (II tombe sur la table.) CASSANDRE Il suffit. On le fait à dessein. Il ne parlera plus, s'il est mort!... Allons, vite, Ranimez-le... TROISIÈME ABBÉ Veut-on que je le ressuscite ? C'est facile: voyez plutôt!... Cher Mezzetin, Ces rieurs sont obtus, et je te crois atteint Beaucoup plus gravement que tu ne veux le dire! MEZZETIN Toi, du moins, tu comprends !... TROISIEME ABBE Comment pouve\-vous rire? Ne voye^-vous donc pas qu'il est malade ? MEZZETIN Oh! oui! TROISIÈME ABBÉ Malade! Très malade!... Il s'est évanoui Deux ou trois fois pendant qu'il mangeait la salade! MEZZETIN (attendri) O cet ami! comme il est bon! Je suis malade! CASSANDRE (à part) Il renaît! ELIANE (à part) Il sourit! TROISIÈME ABBÉ Malade serait peu... MEZZETIN (souriant) Oh! oui, très peu, fort peu!... TROISIÈME ABBÉ J'affirme, tête-bleu ! Qu'il est encor plus bas qu'il ne dit!... ARLEQUIN Son haleine Est courte! TROISIÈME ABBÉ Sa prunelle inquiétante est pleine D'une étrange lueur... MEZZETIN (riant) C'est cela! TROISIÈME ABBÉ C'est certain : Tu n'as plus qu'un moment à vivre!... Me^etin! Tu m'as l'air d'être mort!... MEZZETIN (se jetant dans ses bras) Tu me sauves la vie! ELIANE Si vous mourez a'ns'> Monsieur, j'en suis ravie! PREMIER ABBÉ O ce cher Me\\etin ! Pardonne : j'avais tort! Et maintenant, Messieurs, un cri : « Vive le mort! » TOUS Vive le mort! PREMIER ABBÉ Pierrot! tu gardes le silence! Pourquoi ne ris-tu pas? PIERROT (béat) O divine indolence! Céleste nonchaloir de la fin des repas! J'écoute la chanson du Kirsch : ne parlez Pas-Oh! taisons-nous : causer est une impolitesse. Ecoutons le discours que nous tient Son Altesse Le Kirsch, prince allemand de très vieille maison, Le Kirsch, âpre seigneur de cette âpre saison, Beau margrave givré d'argent pâle et d'hermine, Traînant derrière lui l'odeur puissante et fine Des profondes forêts où se grise le vent! ARLEQUIN Tout cela dans un verre? Résignation J'ai lutté contre moi, j'ai crié, j'ai souffert, Esseulé dans la nuit de mon âme blessée, Et, ma vie en lambeaux, je sors de mon enfer, Car j'ai trouvé l'enfer au fond de ma pensée. Je comprends aujourd'hui que mon rêve était fou, Que mon amour d'automne était presque une offense, Et j'arrache à jamais de mon cœur, comme un clou, Le tragique désir d'une impossible enfance. Et je t'offre ces vers, ô mon glaive! ô ma croix! Semblables à des soirs de Noël, blancs et calmes, Où plane vaguement, dans l'azur des deux froids, La palpitation souveraine des palmes: Ces vers d'un méconnu, ces vers d'un résigné, Ces vers où ma douleur devient de la lumière. Ces vers où ma tendresse a longuement saigné Comme un soleil couchant dans l'or d'une verrière. A une âme Par ces rhythmes plaintifs tu n'es point blasphémée"; Ne lève pas vers moi ces regards douloureux : Rien de toi n'a saigné dans ces vers amoureux, Ame pleine de lys! O toi, la seule aimée! Lis-les sans te faner, Ame pleine de roses! Je n'ai jamais douté de ton cœur maternel : Tu planes au dessus de l'univers charnel Et de l'aurore en fleur des belles gorges roses. Pareil à ces bateaux qui portent sur leurs voiles L'emblème vespéral de la Reine des mers, J'ai hissé ton image au sommet de mes vers, Pour braver la tempête, Ame pleine d'étoiles ! Mes désirs allumés et mes extases vierges, A travers la vapeur violette des soirs, Brûlent vers tes autels comme des encensoirs, Ame pleine de chants, de vitraux et de cierges! Et par delà le temps, Esprit doux et farouche ! Par delà l'heure vaine et le monde oublieux, Dût l'éternelle nuit s'enfoncer dans mes yeux, Le silence éternel s'enfoncer dans ma bouche, J'en jure par ta gloire et tes eucharisties : Rien ne pourrait en moi tuer ton souvenir. Et j'irais de nouveau t'aimer dans l'avenir, Ame pleine de ciel, de palmes et d'hosties ! Mystère Nul n'entendra jamais, ô douceur! ô mystère! Orgueil mélancolique et fier renoncement, O toi, ma chère joie, ô toi, mon cher.tourment, Le nom que te donnaient les enfants de la terre. Je mourrai loin de toi, nocturne et solitaire, Ton image en mes yeux, fidèle à mon serment ; Je conduirai tout bas mon propre enterrement : Le silence m'enivre et mon cœur sait se taire. 32 hors du siècle Mais ce mutisme même et cette obscurité Seront comme un concert et comme une clarté Qui rendront dans l'oubli ta mémoire éternelle; Car j'aurai fait chanter pour la race à venir, Au rhythme d'une messe ardente et solennelle, Comme un orgue pieux ton vaste souvenir ! Adieu Si la peur de la chair s'est dressée entre nous. Et si je ne dois plus t'étreindre, ô ma chimère ! Si nous nous séparons avant cette heure amère Où les baisers humains se font méchants et fous, Je n'en dirai pas moins ta messe à deux genoux, Toi l'aïeule et la sœur, la maîtresse et la mère ! De toutes les douceurs de ton corps éphémère J'écrirai quelque jour mon sonnet le plus doux. Venant de loin ma voix te semblera joyeuse; Et je te chanterai sur la lyre soyeuse De Pierre de Ronsard et de Remy Belleau : Et mes strophes seront la sonore fontaine Où tu te pencheras plus belle et plus hautaine, Comme un rêve de fleur qui se mire dans l'eau ! Tes yeux Tes yeux verts sont pareils à des eaux printanières Où rit le rire vaste et sauvage du vent; J'y regarde passer, ainsi que des bannières, De beaux rêves d'or vierge et de soleil levant. Mais parfois la science y met sa solitude, Et l'on y voit penser dans l'ombre, avec terreur, Captives à jamais de la même attitude, De hautaines douleurs de mage et d'empereur. Printemps splendide et pur! Hiver farouche et blême Tourment toujours accru du malheureux qui l'aime, Je ne puis oublier tes clairs et tristes yeux. Tes yeux! ô tes chers yeux! ô jeunesse! ô vieillesse! O le regard si jeune et si vieux qui me laisse Le regret d'être jeune et celui d'être vieux ! Roses d'Enfer Voix de mon sang qui pleure, et vous, voix de ma chair, De ma chair pantelante et folle! Voix pensives Plus hautes que le cri des houles convulsives, Taisez-vous, longues voix d'un passé triste et cher! Taisez-vous, longues voix! Voix des fleurs paresseuses! O voix, velours des voix, voix des fleurs d'autrefois Qui rêviez dans sa chair, qui chantiez dans sa voix, Voix des jasmins lascifs et des roses mousseuses, Taisez-vous! Je tairai ma honte et ma rancoeur. Le silence et l'hiver sont entrés dans mon cœur : Il neige du silence en mon cœur vaste et sombre. Neige, neige, ô silence, et tâche de couvrir Ces roses de l'enfer trop lentes à mourir, Et mon unique amour crucifié dans l'ombre. Départ Tes regards mouillés et bleus, Où dort un gouffre mystique, Ont les lointains fabuleux D'une douce Adriatique. Leur ciel languide est si pur, Leurs flots tendres sont si vagues, Que je crois voir dans l'azur Des bleuets fleurir les vagues. Je sens que leur charme amer Est plein de soleils féeriques Et de climats chimériques. Et sur leur profonde mer Mon âme, où l'orgueil expire, Cingle comme un beau navire. Aurore Lorsque, dans la clarté' flambante des métaux, S'avance le cortège où les saintes Maries, Portant leur diadème œillé de pierreries, Oscillent doucement sur de blancs piédestaux; Pour célébrer leurs cœurs transpercés de couteaux, On jonche le pavé de guirlandes fleuries Exhalant le parfum de leurs tiges flétries Vers les Vierges debout dans l'orgueil des manteaux. — Ainsi j'avais semé sous les pas de la Femme Les roses de ma vie et les lys de mon âme : La flore adolescente et neuve des vingt ans. Mais la Reine, d'aurore et de gloire embrasée, Passa dans la musique exquise du printemps Sans respirer l'odeur de mon âme écrasée! Soir de province Comme un pâle bouquet de jasmins et de roses, Le grand ciel s'est fané dans les langueurs du soir, Et la nuit souveraine, ainsi qu'un fleuve noir, Submerge lentement le sommet des toits roses. Le grand ciel s'est fané dans les langueurs du soit-Comme un pâle bouquet de jasmins et de roses. Les douces lèvres d'or du soleil aboli Rêvent sur le sourire éteint de la rivière. Baiser! Tremblant baiser d'azur et de lumière! Dans une immensité de silence et d'oubli, Rêvent sur le sourire éteint de la rivière Les douces lèvres d'or du soleil aboli. Les fenêtres d'antan regardent ma misère, Avec le long regard des yeux que j'ai fermés. Cristal des jours heureux! Parfum des cœurs aimés! Ames des parents morts tendres comme un rosaire! Avec le long regard des yeux que j'ai fermés Les fenêtres d'antan regardent ma misère. / Le Dauphin 1 Loin de ce siècle obscur, au fond de ma mémoire, Où d'anciens jours vécus m'éblouissent encor Et regardent mon âme avec leurs braises d'or, En un soir somptueux, où des fleuves de moire Roulent superbement vers le couchant vermeil Les fleurs du crépuscule et le sang du soleil, Au balcon d'une vieille et royale demeure Dont les vitraux pensifs, glorieux et lointains, Evoquent la splendeur des missels byzantins, Je revois, dans la mort ineffable de l'heure, S'accouder un gracile et rose enfant princier Qui pleure d'être heureux, et dont la tête lasse Plie adorablement sous l'orgueil de sa race, Comme sous un tragique et trop pesant cimier, Et qui vierge, et déjà fatigué de la femme, Semble, l'énigmatique et si frêle dauphin ! Prier le ciel d'été de lui montrer enfin Le songe de son cœur à travers une flamme, Pendant que la couleur de ce soir fier et doux, Où se plaint un appel de clairons nostalgiques, Caresse le duvet de ses lèvres magiques, Et s'attarde en rêvant sur ses longs cheveux roux. Dors en paix dans l'oubli des hommes, bel enfant! Dors avec ton désir dans l'oubli triomphant, • Loin de ce siècle vil et de ce monde athée, Et de tous ceux qui vont, lame déveloutée, Chercher éperdûment l'infini dans la chair ! Tu revis en un cœur à qui ton cœur est cher, Et qui chante pour toi, comme un orgue mystique, A l'heure vespérale où le ciel extatique, Rose comme un brasier de grands lys enflammés, Nous fait penser à ceux que nous aurions aimés. Le Regret de l'enfance A Iwan Gilkin Rouges lèvres d'enfants, lèvres simples et pures, Qui buvez la jeunesse ainsi qu'une liqueur, Rouges lèvres d'enfants, lèvres simples et pures, Rouges lèvres d'enfants, pareilles à des mûres Dont le sang saignerait doucement dans mon cœur ; Prunelles d'or brûlé, d'ambre ou de violette, Qui regardez le jour d'un regard étonné, Prunelles d'or brûlé, d'ambre ou de violette, Prunelles de vieil or et d'ambre où se reflète La joie inconsciente et frêle d'être né; Cheveux blonds et cendrés que le soleil effleure Longtemps après sa mort dans le ciel mordoré, Cheveux blonds et cendrés que le soleil effleure, Cheveux blonds et cendrés que les regrets de l'heure Caressent vaguement d'un amour ignoré; Mains royales où dort le désir des étreintes, Vous qui n'allumez pas la lampe de Psyché, Mains royales où dort le désir des étreintes, Mains jointes qui priez vers l'extase des saintes, Qui ne connaissez pas les fièvres du péché; Chairs roses qui chantez le triomphe des roses, Les splendeurs de la sève et les gloires du sang, Chairs roses qui chantez le triomphe des roses, Chairs roses qui rêvez dans la beauté des choses Et fleurissez les yeux éblouis du passant, Comme^vous faites mal à ces âmes trop mûres, A l'automne plaintif de ces cœurs épuisés, Comme vous faites mal à ces âmes trop mûres Qui sentent se rouvrir leurs anciennes blessures Et qui meurent tout bas du néant des baisers ! Lohengrin A Hector Chainaye O douce voix d'enfant, pleine de chanterelles, Chante dans la lumière autour de mon chevet ! Ton rire, comme un vol soyeux de tourterelles, Laisse neiger en moi son tiède et blanc duvet. O douce voix d'enfant, pleine de chanterelles, Chante dans la lumière autour de mon chevet! Regards sablés d'argent, couleur d'ardoise humide, Semblables à des lacs sous des cieux violets, Egayez lentement de votre azur timide La candeur du matin qui bleuit mes volets, Regards sablés d'argent, couleur d'ardoise humide, Semblables à des lacs sous des cieux violets! Rafraîchissez mon sang, lèvres ! Roses mousseuses , Qui parfumez le cœur en caressant les yeux! Eclairez-moi du jour de vos chairs paresseuses ! J'ai trop pensé, la nuit, et je me sens très vieux. Rafraîchissez mon sang, lèvres! Roses mousseuses Qui parfumez le cœur en caressant les yeux ! Comme un rouge brasier qu'attriste la chimère De voir jaillir un lys de ses tisons flambants, Je t'appelle du fond de ma joie éphémère, Tête royale et pâle aux longs cheveux tombants, Comme un rouge brasier qu'attriste la chimère De voir jaillir un lys de ses tisons flambants! C'est Lohengrin enfant qui, traîné par des cygnes, Vogue vers ma douleur comme vers son Eisa. Bannissant à jamais les souvenirs indignes Des cœurs tumultueux que la vie épuisa, C'est Lohengrin enfant qui, traîné par des cygnes, Vogue vers ma douleur comme vers son Eisa. Toi qui ne connais pas, mais dont lame devine Le vague et pur amour de Caïn pour Abel, Ouvre-moi le berceau de ta blancheur divine, Enfant miraculeux, cher enfant maternel, Toi qui ne connais pas, mais dont l'âme devine Le vague et pur amour de Ca'in pour Abel, Répands sur l'incrédule et sur le misérable Les pardons ignorants qui pleuvent de tes mains ! J'écoute la chanson de ta bouche adorable Comme un murmure en fleur d'invisibles jasmins. Répands sur l'incrédule et sur le misérable Les pardons ignorants qui pleuvent de tes mains! / L'Horizon qui chante \i ira Hib i, •4 Gare nocturne il I ! La gare est nostalgique avec ses beaux pavois, Ses fanaux de couleur aux clartés solennelles, Pareils, dans la nuit vaste, à de fixes prunelles Epiant le profil sinistre des convois. |!l ■ fil Dans la banalité de la foule je vois Passer rapidement des âmes fraternelles ; Mais le brusque rideau des ombres éternelles Me ravit à jamais leur visage et leur voix. ' i H3i Un spleen surgit alors des choses suggestives, Et du tragique appel que les locomotives Jettent comme un adieu vers les pays quittés. Et je traduis en moi les signaux que l'on sonne Par ces mots sans espoir lentement répétés : Personne ne m'attend et je n'attends personne! La Peur du voyage A Eddy Levis Sous le pont suspendu qui coupe en deux le soir, A travers le fracas, les feux et les fumées, Je regarde passer, les vitres allumées, Un train vertigineux comme un vaste éclair noir. De tunnel en tunnel de grands fanaux simulent. Dans la rapidité de leurs scintillements, Un jet éparpillé de roses diamants D'émeraudes en flamme et de rubis qui brûlent. Sous leur clarté bougeante obscurément reluit Le sinistre réseau des rails dans les ténèbres, Pareils à des chemins rigides et funèbres Vers les gueules de l'ombre et l'horreur de la nuit. Le ciel est orageux et l'atmosphère lourde; Le télégraphe pleure et tourmente ses fils; Et les convois ont pris d'inquiétants profils Œillés lugubrement d'une lanterne sourde. Il monte jusqu'à moi d'âcres exhalaisons De houille, de goudron, de bitume et de soufre Qui suggèrent en foule à mon esprit qui souffre De lucides climats et de fiers horizons. La distance et l'espace ont d'étranges musiques, Grêles comme un soupir du vent dans les roseaux, Vibrantes comme un vol de nocturnes oiseaux, Douces comme la voix lointaine des phthisiques. Ces fanaux, ces relents, ce décor solennel, Le sifflement aigu de ces locomotives, Cet immense horizon, ces musiques plaintives Chantent la volupté du voyage éternel. C'est là-bas que j'irais, ô mon âme blessée! Découvrir un pays d'où je suis exilé; Et ce vague désir, comme un cristal fêlé, Enigmatiquement tinte dans ma pensée. Comme le souvenir d'un monde antérieur, Je subis le pouvoir de ces noms nostalgiques Dont l'euphonie emplit de visions magiques Le songe lumineux de l'œil intérieur. O mes fleurs d'Allemagne, Heidelberg et Coblence ! O mon rêve d'étude et de sérénité! Ne m'attendez-vous pas, dans l'or des soirs d'été. Quand l'odeur des tilleuls parfume le silence? Il existe en Norwège un beau golfe gelé Où le soleil d'hiver rit sur la neige rose, Pareil au pur reflet d'une invisible rose Sur la froide clarté d'un lys inviolé. Je devine en Ecosse un lac plein de mystère, Qui renverse la nuit dans des flots étoilés, Où semblent s'échanger de longs regards voilés Entre les yeux du ciel et les yeux de la terre. Et je sais à Stratford des bois shakespeariens, Où les cygnes pensifs, sur les eaux taciturnes, S'imaginent revoir dans les blancheurs nocturnes Le fantôme appâli des cygnes anciens. L'Aveugle Par la lucarne ouverte, à l'heure coutumière Où les hommes du port regagnent leur maison, Immobile et muet, les yeux à l'horizon, Il regarde sans voir la mort de la lumière. Un rayon poussiéreux dans le logis obscur, Comme un ruban de feu traversant les ténèbres, Éclaire vaguement les grands gestes funèbres Et le profil d'un Christ éployé sur le mur. Dans l'infini du soir, exhalant des reproches Vers le soleil défunt disparu sous les flots, L'âme des cloches pleure, en de lointains sanglots. Lentement, doucement, pleure l'âme des cloches. Et toujours il est là, tragique, hypnotisé Par l'horreur du silence et de la solitude, Figé dans la farouche et superbe attitude Qu'imprime aux êtres fiers un beau rêve brisé. C'est un vieux matelot qui vit des jours épiques, Sur qui chanta la joie immense de la mer, Et qui, trente ans, vogua dans l'ivresse de l'air, Des docks de la Tamise aux îles des Tropiques. Adieu l'odeur du sel et les souffles marins ! Adieu l'essor géant des voiles palpitantes! Adieu les grands tillacs aux couleurs éclatantes Semblables dans l'azur à d'énormes cyprins ! A travers la stupeur de ses mornes prunelles, Où s'enfonce aujourd'hui la vaste cécité, Il regarde couler le vide illimité, Comme un autre océan aux vagues éternelles. II songe, et la lueur incertaine qui luit, Vespérale et sinistre, au fond de ses yeux ternes, Evoque le miroir aveugle des citernes Où vient sous les cieux morts se contempler la nuit. Son oreille s'affine, et les rumeurs sans nombre De la vie inquiète et du soir frémissant Dans ses cheveux dressés passent en croassant Comme un vol d'oiseaux fous sur les houles de l'ombre. Oh! si quelqu'un pouvait déchiffrer le secret De ces globes rongés par une lèpre immonde, Et dardés pour toujours sur le néant du monde, Chimère de Rembrandt! Dis-moi ce qu'il verrait? Il y verrait la cale, où de lourdes amarres, Qu'anime affreusement la masse de leur poids, S'enroulent dans des lacs de bitume et de poix, Comme un nœud de serpents dans la vase des mares ; Des caveaux empestés et des abîmes gras ; De visqueux escaliers où la flamme des lampes Jette un pâle reflet de poisson sur les rampes Et frôle d'un éclair le sommeil mou des rats; Et puis, dans cet enfer plein d'ordure et de boue, La fauve éclosion d'un fantôme vermeil ; Des zébrures de moire et des fleurs de soleil Imitant les tons roux des vieux cuirs de Cordoue; Un bouquet lumineux de chaudes floraisons Qui, dans l'obscurité des cachots léthargiques, Éparsèment le jour de leurs feuilles magiques, Et comme un lierre ardent grimpent sur les cloisons; Les obliques lueurs allumant par flambées, Sur l'étincellement des cuivres embrasés, Des langues d'incendie et des éclats bronzés Pareils, dans la pénombre, à l'or des scarabées ; L'espace magnétique illuminé d'oiseaux, Les trois-mâts solennels ouvrant leurs écoutilles Aux moussons paresseux de la mer des Antilles, Et buvant les parfums qui traînent sur les eaux; Et les soirs suggestifs où les grands soleils roses, Noyés dans la rougeur du gouffre éblouissant, Semblent avec leurs jets de lumière et de sang Des volcans sous-marins qui lanceraient des roses! - ÇF " > _ A une femme de quarante ans Dans tes grands yeux, emplis de chaude obscurité Où luisent vaguement les secrets de la vie, J'ai puisé pour toujours la chimérique envie D'un suprême plaisir que je n'ai point goûté. L'arome capiteux de ta maturité Enivre puissamment ma chair inassouvie, Et du fond du passé mon âme est poursuivie Par l'éternel regret de ta virginité. J'ai souvent jalousé, par les soirs pacifiques, Les vaisseaux attirants, lassés et magnifiques Dont l'orgueil du retour solennisait les mâts, Et qui semblaient traîner, derrière leurs antennes, Une émanation des ciels et des climats Qu'ils avaient respirés dans leurs courses lointaines. _ L'HORIZON QUI CHANTE 69 Le Charme de la Mer A Léon Cladel Bien mieux qu'une maîtresse, ô mer, tu me possèdes : Ta présence mystique occupe mes yeux clos; Tu roules l'infini dans chacun de tes flots, Et par tes horizons inquiets tu m'obsèdes. Je me souviens toujours de la première fois, Du jour déjà lointain où je t'ai regardée : Une vague emporta mon âme, et l'a gardée; Je pense me revoir, lorsque je te revois. Je t'aime au point du jour, sous les brouillards moroses Que déchire soudain le quadrige vermeil Auquel sont attachés par des nœuds de soleil Les chevaux du matin, frappés d'écumes roses. A midi, sous un ciel d'argent vertigineux, J'aime le chant superbe exhalé par tes lames, Et j'imagine ou'ir, dans l'or vert de tes flammes, Le ronflement puissant d'un orgue lumineux. Et quand le soleil meurt sous un éclair d'épée, Je t'aime avec souffrance, et je tremble de voir, Ensanglantant les eaux pacifiques du soir, Rouler en bas du ciel cette tête coupée ! Et plus sinistrement de toi je suis épris, Lorsqu'à travers l'horreur des nuits phosphorescentes, Comme un hideux cadavre aux chairs déliquescentes, Tu lances des reflets splendides et pourris. Mais surtout je t'adore en ces heures profondes, Où, sur le riche azur des lointains alléchants, Et parmi les adieux, les vivats et les chants, Appareille un vaisseau qui gagne d'autres mondes. Je me figure alors des pays fabuleux, Des îles de parfums vibrant dans la lumière; Et mon âme voudrait tenter une croisière, Et plonger longuement vers les horizons bleus. Ainsi toujours je t'aime, ô symbole tragique, O murmurant miroir des humaines douleurs, Qui par un vague appel de sons et de couleurs Invites doucement mon esprit nostalgique! Une immense paresse envahit mon cerveau : Ma chair inconsciente est à toi fiancée; Sur l'aile dçs pétrels s'envole ma pensée, Et j'ai perdu mon rêve et ma soif du nouveau. Toujours je te contemple, et ma tête se vide : Je n'aime plus, je n'agis plus, je ne vis plus. La vague emporterait tous mes êtres élus, Je ne la suivrais pas d'un regard plus avide ! Quand tu pleures, je pleure, et quand tu ris, je ris; Ma joie est un soleil nageant sur tes eaux claires ; Les tempêtes du ciel sont mes seules colères, Tes naufrages, les seuls que mon cœur ait compris. HORS DU SIÈCLE La nature et la mort sont les seules mamelles Où tendent les assauts de tes vastes baisers : Bientôt, dans ses plaisirs toujours inépuisés, Nous confondrons enfin nos deux âmes jumelles. J'écoute les esprits invisibles de l'air Déferler jusqu'à moi sur ta houle géante, Et je sens à travers ma cervelle béante Lentement s'engouffrer, ô mer, toute la mer ! Spectacle intérieur dont mon amour s'enivre, Je vois voguer en moi de mystiques vaisseaux Montrant et dérobant sur l'infini des eaux Leurs tillacs rayés d'or, de cinabre et de cuivre. J'absorbe tous les soirs, en un rouge sommeil, L'horizon triomphal incendié de moires, Et, comme un chant aimé qui hante les mémoires, Je berce, après sa mort, l'image du soleil. Le matelot rêvant qui veille sur la hune, Livrant sa chevelure au souffle des moussons, Me regarde élargir en lumineux frissons Le verdâtre reflet des fièvres de la lune. L'impassibilité de mes flots éployés Roule éternellement sur les glauques féeries. Et l'humide terreur des pâles pierreries Qui ressemblent aux yeux grands ouverts des noyés. Et souvent le plongeur entrevoit sous mes vagues, Dans un calme, un silence, un néant souverains, Des vaisseaux échoués que les astres marins Pénètrent de lueurs hypocrites et vagues ; Des végétations dont les rampants effrois, Pareils aux nœuds gluants de reptiles épiques, Enlacent goulument les ventres hydropiques Des nageurs engloutis dans les abîmes froids; Et les débris pensifs de villes qu'on ignore, Où chantaient autrefois les buccins belliqueux, Et qui sont habités par des poulpes visqueux Au regard immobile étoilé de phosphore ! A une Vierge gothique Je voudrais inventer des mots religieux, Semblables aux couleurs dont les maîtres gothiques Spiritualisaient le lointain des tryptiques, Pour peindre l'infini qui pleure dans tes yeux. Au fond de leur azur chaste et mystérieux Les désirs obsédants des trépas extatiques Surgissent à l'esprit comme ces croix mystiques Qui se lèvent en deuil sur la clarté des cieux. HORS DU SIECLE C'est pourquoi je t'érige, ô Vierge entre les vierges! Un symbolique autel criblé d'or par l'es cierges, Où blanchira le jour de tes pieds surhumains ; Et mes strophes, de nard et de myrrhe allumées, Encenseront ta gloire en pensives fumées, Et pour toi je joindrai mes vers, comme des mains ! A un Poète Ton livre est un miroir symbolique et puissant Que ton art a dressé pour les races futures, Et qui réfléchira leurs nouvelles tortures A travers des lueurs d'épouvante et de sang. Et quand l'immense horreur d'un monde finissant Aura débilité les plus fortes natures, Il renverra leur mal aux tristes créatures Qui crieront vers le ciel en se reconnaissant. Puis il disparaîtra dans l'infini des rêves, Et ses pâles débris, sur le sable des grèves, Retrouvés quelque soir par les peuples tardifs, Parleront vaguement de ces villes tragiques Dont la mer a noyé dans ses grottes magiques Le luxe douloureux et les joyaux pensifs. Le Clavecin A Georges Rodenbach C'était un clavecin triste, désaccordé, Avec son bois empli des choses anciennes, Et son clavier plaintif où des patriciennes Avaient de leurs doigts longs et pâles préludé. Sur l'ébène fleuri du meuble démodé, Pour parler tendrement à ces musiciennes, En son habit de soie et de valenciennes, Peut-être Buckingham s'était-il accoudé. Tout un monde défunt, charmant, mélancolique, Dormait dans les parois de la frêle relique, Où rêvait la douceur d'un siècle enseveli. J'entr'ouvris l'instrument, et de mes mains dévotes Je jouai lentement de lointaines' gavottes, Afin de réjouir l'âme du vieux Lulli. Le Spleen des lumières A Emile Van Arenbergh Tes sonnets sont pareils aux rubis séculaires Qui brûlaient sur le front superbe des tyrans, Et dont l'âme écarlate aux reflets fulgurants Eblouissait d'effroi les cerveaux populaires. Tristes comme la mort des cieux crépusculaires, Tes sonnets sont pareils à des yeux attirants Qui dans le vague iris de leurs globes souffrants Réfléchissent le sang des blessures solaires. Joyaux spirituels, qui, pour l'éternité, Serez victorieux de toute obscurité, Regards cristallisés dans l'orient des pierres; A travers un mensonge éclatant de couleurs, Vous symboliserez les humaines douleurs, Le néant du Soleil et le spleen des Lumières ! JT •■ > fSÉat * 'j? l art Curiosité A Iwan Gilkiu Mieux que moi tu connais la curiosité Qui plonge le Poète en d'austères études, Et le pousse à chercher, au cœur des multitudes, Les secrets de la vie et de la volupté. Par l'intime douleur chaque masque est sculpté ; Un remords pleure au fond des fières attitudes; Et tu trouves alors d'âcres béatitudes A troubler le passant dans son âme ausculté. Déchiffrant l'avenir des éphèbes novices, Tu devines en eux les crimes et les vices Passer comme un troupeau de pâles visiteurs ; Et quand les débauchés sortent des priapées, Ils sentent dans leur chair, ainsi que des épées, S'enfoncer froidement tes yeux inquisiteurs. Et leurs cerveaux obscurs, à la fin de leur âge, Se rappelaient encor le splendide mirage De ces grands vaisseaux noirs entrés dans le soleil Et les hommes du port, demeurés sur les grèves, Regardaient s'enfoncer les mâts, comme des rêves, Dans l'éblouissement de l'horizon vermeil ; A un Poète mort O vieux Maître expiré dans la raideur farouche D'un glaive éblouissant qui survit aux combats! Nous nous interdisons de venir sur ta couche Verser la lâcheté des larmes d'ici-bas. Nous saluons ton deuil avec des chants de fête; Nous suivons ton convoi d'un cœur stoique et fort Pour celui qui s'endort dans ta pourpre, ô poète! L'heure de la naissance est celle de la mort. Sous un nouveau soleil ton espoir vient d'éclore ; Ton sépulcre est pour nous un berceau triomphant : Car tu t'es envolé vers la suprême aurore, Superbe comme un Dieu, simple comme un enfant! Les Noces de Cana En ces temps abolis on l'Ephèbe attristé, L'élu de Magdeleine et des femmes bibliques, A travers la splendeur des soirs évangéliques Traînait comme un manteau sa vaste charité, Distribuant à tous sa riche humanité, Parfois il s'asseyait aux noces faméliques, Et leur épanchait l'eau des fontaines publiques Changée en un vin pur empli d'éternité. HORS DU SIÈCLE Ainsi dans vos repas, petits rimeurs avares, Pâles buveurs d'eau claire, ennemis des vins rares Où dans sa robe rouge habite un dieu vermeil, Je vous présenterai de ma main despotique Une liqueur si fière en sa pourpre mystique Que vous semblerez boire un coucher de soleil! ____ Le Sphinx A Hector Chainaye Les hommes ont raison : pour eux je suis fermé, Et pour eux rien d'humain ne pleure en ma pensée; Ma peine est au silence éternel fiancée : Ils ne connaîtront pas les êtres que j'aimai. Et quand j'avoûrais tout, quand j'aurais diffamé Le mystère où ma vie obscure est dépensée, Quand je dévoilerais ma chimère offensée, Leurs yeux s'aveugleraient à son vol enflammé. 1 g il t!l l i. j r m ' • - Eloignez-vous de moi : je suis plein de vertiges! Mon rêve est un abîme où tournent des prestiges, Où la lune blanchit des ossements rongés. Je suis un des derniers de la race divine, Et, mieux que les grands Sphinx dans l'énigme allongés, Mon âme engloutira celui qui la devine ! Les Mangeurs de terre A Georges Eekhoud Au temps des Le'liards et des têtes coupées, Quand la Flandre, à l'appel des tragiques beffrois, Noyait superbement les princes et les rois Dans le fleuve de sang des rouges épopées; Avant de se ruer aux larges équipées, Et pour se préserver des suprêmes effrois, Les Communiers baisaient, sous le geste des croix, Cette terre à laquelle ils vouaient leurs épées. O mon rude Poète! 0 cœur plein du passé! Silencieusement dans ton œuvre enfoncé, Gardant l'esprit flamand d'un mélange adultère, Jamais je n'ai relu tes livres sans y voir, Ainsi qu'en un cruel et splendide miroir, L'héro'ique baiser de ces mangeurs de terre Les Tribuns Le peuple a vu passer des hommes énergiques, Au masque impérieux chargé de volonté, Parlant haut dans leur force et dans leur majesté Pour tirer du sommeil les races léthargiques. Jetant au vent du ciel des syllabes magiques. Leur verbe, qui vibrait d'une âpre charité, S'emplissait, pour venger l'idéal insulté, De glaives menaçants et de buccins tragiques. La foule a retenu leur nom mystérieux, Et le lance parfois en échos glorieux Dans l'acclamation d'une ardente victoire. Le marbre légendaire où vit leur souvenir S'élève sur le seuil éclatant de l'histoire, Et leur geste indigné traverse l'avenir. Sous les Borgia A Georges Destrée Dans le palais superbe, où de jeunes esclaves Enlacent leurs seins nus comme des raisins d'or, S'allume dans la braise ardente du décor L'embrasement vermeil de la fin des conclaves Près des pages en fleur lissant leurs toisons flaves Que les baisers du soir féminisent encor, Siègent dans l'écarlate et les appels de cor Les cardinaux romains rouges comme des laves. fttf»" ; a./ - "... ... ■ .1*. x - ■. •,«••>. -.v .?• 5)..... 102 HORS DU SIECLE Ils adorent la chair comme un soleil levant; La voix surnaturelle et douce des eunuques Passe avec un frisson de plaisir sur leurs nuques ; Et les filles de Rome échevèlent au vent, Dans la nuit fantastique et fumeuse des porches, Leurs crinières de feu, semblables à des torches. Les Fauteuils Dans un cloître oublié de nos grèves natales, Loin des vaines rumeurs de ce temps blême et faux, Trônent de vieux fauteuils dont les bras triomphaux Enflamment puissamment l'ombre lourde des stalles. Évoquant la splendeur des époques brutales, Où les cœurs ressemblaient à des nids de gerfauts, Ils mêlent dans leurs cuirs des reflets d'échafauds Avec les soirs bronzés des mers occidentales. Sacrés par le silence, alourdis de soleil, Ils regardent les feux de l'horizon vermeil Blasonner d'ambre et d'or les carreaux des fenêtres ; Et, pensive aux échos d'un siècle souverain, Notre âme y voit encor, comme un rêve d'airain, S'asseoir le souvenir indigné des ancêtres ! Le Portrait du Reître A Jules Destrée Sur le rêve effacé d'un antique décor, Dans un de ces fauteuils étoilés de clous d'or Dont la rude splendeur ne sied plus à nos tailles, Le front lourd de pensée et balafré d'entailles, Repose, avec l'allure et la morgue d'un roi, En un vaste silence où l'on sent de l'effroi, L'aventurier flamand qui commandait aux princes Et qui jouait aux dés l'empire et les provinces, Celui dont la mémoire emplit les grands chemins, Celui dont l'avenir verra les larges mains S'appuyer à jamais en songe sur l'Epée. Dans ses regards de cuivre on lit une épopée : Des fuites en plein vent d'enfants et de soudards, De grands soleils couchants hérissés d'étendards, Et des flaques de sang, de femmes et d'entrailles, Et l'essor de la gloire au dessus des murailles, Et les chevaux fumants cabrés vers les cieux fous! Oh! quel poids de mépris tu fais tomber sur nous, Rêveurs silencieux prisonniers de nos rêves, Toi dont le cœur battait sous les baisers des glaives, Et volait à la mort sous les drapeaux claquants ! Les hasards de la guerre et les rumeurs des camps, Les grelots des mulets, les cahots des guimbardes, Les danses de lumière au bout des hallebardes, Les doublons de la solde et les appels du cor, Toute une éblouissante aventure est encor Chantante autour de toi dans les ombres fleuries Que verse sur ton front l'orgueil des draperies. Monceaux de diamants, de vases florentins, Lacs de brocart et d'or à l'entour des festins, Vastes étoilements de seins nus, de chairs roses, Amours ivres vautrés dans du sang et des roses, Longs soirs vus à travers les vins orientaux, Tous ces grands souvenirs traînent dans tes manteaux. Et telle est ta magie aux feux du crépuscule Que notre esprit pensif superbement recule Vers les temps abolis et les hommes éteints, Et qu'éveillant en nous des ancêtres lointains, Tu fais, au plus profond de nos âmes paisibles, Sonner étrangement des clairons invisibles. Cuirs de Cordoue A Francis Nautct O cuirs couleur de feu, d'automne et de victoire ! Qui flambez dans la nuit d'un antique oratoire Où la lourde splendeur des jours passés s'endort, Mystérieux et roux comme de grands lacs d'or, O cuirs couleur de soir, de faste et d'épopée ! Vous rêvez longuement de ces traîneurs d'épée Qui, sur la braise en fleur de vos coussins gauffrés, Inclinaient autrefois leurs masques balafrés, Autour desquels nageait une odeur d'aventures. O cuirs qui flamboyez dans la paix des tentures ! Pareils à des couchants tragiques et houleux, Vous avez vu surgir des hommes fabuleux, Que les yeux de leur temps s'hallucinaient à suivre, Et qui, sur une mer d'incendie et de cuivre, O cuirs couleur d'orgueil, de guerre et d'horizon ! S'embarquèrent un soir de la chaude saison ; Et c'est pourquoi, puissants, fauves et chimériques, Vous conservez encor des reflets d'Amériques, Et vous songez dans l'ombre, éblouis et vermeils, O cuirs en qui survit l'âme des vieux soleils! L'enfant aux Lys Dans la chambre des lys, voluptueuse et sourde, Où s'amasse à longs flots la malsaine ombre lourde Des grands rideaux vineux qu'ensanglante le soir, Grisé par des parfums d'église et d'encensoir, Doucement le dauphin malade s'effémine, Regardant à ses pieds, pensif, neiger l'hermine 110 HORS DU SIÈCLE Du tapis vespéral, silencieux et blanc, Où le vitrail étroit jette un reflet tremblant De lilas mensongers et de roses féeriques, Et rêve, l'enfant pâle, aux femmes chimériques Qui se dressent là-bas sur l'horizon vermeil, Et l'appellent des seins, debout dans le soleil. 112 HORS DU SIÈCLE Ton nez d'oiseau rapace et ton masque indompté, La force de tes mains féminines et minces, Aux ongles acérés et pleins de volonté Comme en portaient les princes, Il te suffit de faire un geste aventureux, Pour qu'il ait à mes yeux la soudaine puissance D'évoquer en mon cœur, sous un ciel amoureux, Toute la Renaissance! Et j'imagine alors un vaste palais clair Où des lacs de soleil dorment au pied des arbres, Et font à leurs reflets vivre comme une chair La chasteté des marbres. Je vois se dérouler de larges horizons Où, parmi les jardins baignés de vapeurs bleues, Sur la riche émeraude en flammes des gazons, Les paons lustrent leurs queues. Voici les cardinaux avec leurs familiers, Sous un dais de brocart tendu par des esclaves, Et leurs rouges manteaux sur les blancs escaliers Coulent comme des laves. Là, devant un vitrail aux lueurs d'ostensoir, Sur le balcon vermeil et dans des ombres roses, Les princesses en fleur hument le vent du soir Qui leur parle des roses. Et l'essaim chatoyant des mimes et des fous Éclate, s'éparpille et ricoche en cadence, Et l'on voit au travers des grands feuillages roux Cet arc-en-ciel qui danse ! La Mort d'Hunald Sur le lit vierge et blanc, jonché de lys nocturnes, De lys- mystérieux, de grands lys taciturnes, Sous les rideaux pensifs où fleure un cher secret, Ses yeux frêles blessés par tes yeux, sans regret Des heures, sans regret des lèvres, sans envie De tromper le destin ni d'accepter la vie, Sans espoir d'un espoir, sans désir d'un désir, Déjà mort dans son âme il se laisse mourir; Et tandis que du soir tintent les cloches vaines, De ses fins ciseaux d'or l'enfant s'ouvre les veines. Calme et grave, très las, à soi-même étranger, Vaguement caressé par le rêve léger Qui lui baise le front de ses ailes neigeuses, Et ses regards obscurs, violettes songeuses, Contemplent la splendeur de son corps trop aimé Pleurer de longs rubis sur le lit parfumé, Et joyeux d'une joie étrange, la chair veuve, Il regarde jaillir le sang fier, comme un fleuve, Puis, sans même souffrir le tourment du pardon, Ayant tout oublié de toi, jusqu'à ton nom, Dans le luxe des flots et leur lente harmonie, Il écoute, en mourant, chanter son agonie. L'Annonciateur A Arnold Gofiïn Enfant désordonné, turbulent et nerveux, Dont rien ne peut fléchir la volonté hardie, Déjà l'on voit courir dans l'or de tes cheveux Des rêves d'incendie. D'ardents reflets de chair, de fournaise et de sang, Allumés dans les plis de tes lèvres vaillantes, Fardent superbement d'un fard éblouissant Tes pommettes saillantes. L'espoir de la maraude et du fruit défendu Et le pressentiment des balafres futures Redressent vers le ciel ton ne\ large et fendu De chercheur d'aventures. Ton front impérieux, farouchement bombé, Qui s'enflamme soudain de révolte et de rage, A les sombres lueurs d'un horizon plombé Où s'amasse un orage. Ta main italienne, au jeu souple et lascif, Par un vouloir tenace à chaque instant crispée, Semble chercher partout d'un geste convulsif Le pommeau d'une épée. Rapides, frémissants, aiguisés de clarté, Pointus et barbelés comme des javelines, Tes regards chauds et roux tigrent l'obscurité De leurs flèches félines. Ta bouche sensuelle et lourde, où rit le jour, Rouge comme une plaie embrasée et profonde, Est tendue au devant de quelqu'immense amour Qui changera le monde ! Ta foi? La fantaisie! Et ta loi? Le plaisir! Tes vastes appétits, sans attache et sans règle, Dans la foudre et l'éclair fondront sur leur désir Avec des serres d'aigle. Tu laisseras ton cœur, où dorment les dieux, Vierge implacablement de tout rêve vulgaire, Battre dans ta poitrine, héroïque et joyeux Comme un tambour de guerre. Cher annonciateur des soldats qui naîtront, Du seuil déshonoré de ces temps impassibles, Salut! Je sens flotter et chanter sur ton front Des drapeaux invincibles! Va! Tu seras le chef des hommes qui demain Cloueront comme un hibou sur le bois de leur porte, Souffletée et brisée au seul vent de ta main, Notre chimère morte. Va! tu n'auras souci ni du bien, ni du mal : Tu vivras sans penser dans un torrent de joie, Ignorant comme un Dieu, beau comme un animal, O fier enfant de proie! Et ton œuvre, écrasant d'un mépris mérité Tous les trieurs de mots à l'âme inassouvie, Confrontera le Rêve et la Réalité, Et l'Art avec la Vie! Table des Matières Table des matières Hors du Siècle Hors du Siècle..................................9 L'Amour impossible Rencontre......................................15 Silence........................................17 L'Orgue......................................19 La Voix brisée..................................21 La Voix chère..................................23 Dimanche soir..................................25 Résignation....................................27 A une âme....................................29 Mystère........................................31 Adieu........................................33 Tes yeux......................................35 Roses d'Enfer..................................37 Le Regret de l'enfance Départ........................................41 Aurore........................................43 Soir de province................................45 Le Dauphin....................................47 Le Regret de l'enfance............................49 Lohengrin. ... ........ ..........51 L'Horizon qui chante Gare nocturne..................................57 La Peur du voyage..............................59 L'Aveugle......................................63 A une femme de quarante ans......................67 Le Charme de la Mer . ..........................69 L'Art A une Vierge gothique............................77 A un poète....................................79 Le Clavecin....................................81 Le Spleen des lumières............................83 Curiosité......................................85 Les Conquérants................................87 A un Poète mort................................89 Les Noces de Cana..............................91 Le Sphinx......................................93 Les Ancêtres Les Mangeurs de terre............................97 Les Tribuns....................................99 Sous les Borgia..................................101 Les Fauteuils..................................103 Le Portrait du Reître............................105 Cuirs de Cordoue....................107 L'enfant aux Lys................................109 Renaissance....................................111 La Mort d'Hunald................................115 t L'A nnonciateur L'Annonciateur.............. . . ng QAchevé d'imprimer le i" février 1888 sous la direction typographique de M. Ed. De Winter par Madame Veuve Monnom imprimeur à Bruxelles pour M. Léon Vanier éditeur à Paris