ALBERT GIRAUD ŒUVRES COMPLÈTES HORS DU SIÈCLE M ÉDITIONS DE LA VIE INTELLECTUELLE. 1924 pyt ITYL. a/ni* ' /tl £ eA /> ^r/r à** // Ai* < cJ HORS DU SIÈCLE Il a -été tiré de cet ouvrage : S exemplaires dur Japon numérotés I à VIII, 6 exemplaires dur papier d'Arches à la cuve, numérotés de A a F, hors commerce, 15 exemplaires dur papier d'Arches à la cuve, numérotés de 1 a 15, 500 exemplaires sur papier anglais édition, numérotés de 24 à )2j. Exemplaire n° 62 ALBERT GIRAUD HORS DU SIÈCLE (i885-I897) ÉDITIONS DE LA VIE INTELLECTUELLE ASSOCIATION SANS BUT LUCRATIF 3a, RUE DE L'INDUSTRIE, BRUXELLES 1923 HORS DU SIÈCLE Oh ! que n'ai-je vécu, l'esprit fier, l'âme forte, Sous la neigeuse hermine ou le fauve camail, Dans ces siècles vermeils dont la lumière morte Allume encore en moi des splendeurs de vitrail ! Car le poète alors, en croupe sur les races, Leur enfonçait son rêve à grands coups d'éperon Et sa bouche, à travers le fracas des cuirasses, Y sonnait son espoir comme dans un clairon. La Muse était la sœur auguste de l'Èpée ; Les strophes ressemblaient à de clairs escaliers Où montaient dans un faste et des feux d'épopée Des vers casqués d'argent comme des chevaliers. Les poètes nimbaient la mémoire des princes : Plus d'un leur doit la pompe où sa majesté dort ; L'empereur ébloui leur donnait des provinces Et faisait à leur col flamber la Toison d'or. Puis entre des soldats, des prêtres en étole. Dans les flots d'un cortège écarlate de rois. Il les menait cueillir la palme au Capitole, Salués des drapeaux, des aigles et des croix. Et le peuple, gardant au fond de ses prunelles Leurs masques léonins parmi les encensoirs, Contemplait longuement leurs ombres solennelles Passer et repasser dans la braise des soirs. Puisque je n'ai pu vivre en ces siècles magiques, Puisque mes chers soleils pour d'autres yeux ont lui, Je m'exile à jamais dans ces vers nostalgiques Et mon cœur n'attend rien des hommes d'aujourd'hui. La multitude abjecte est par moi détestée : Pas un cri de ce temps ne franchira mon seuil Et pour m'ensevelir loin de la foule athée, Je saurai me construire un monument d'orgueil. Je travaillerai seul, en un silence austère, Nourrissant mon esprit des vieilles vérités. Et je m'endormirai, bouche pleine de terre. Dans la pourpre des jours que j'ai ressuscités. Et maintenant criez ! Faites vos choses viles ! D'autres hommes viendront : ceci sera changé. Vous aurez contre vous jusqu'au pavé des villes ! D'autres hommes viendront et l'Art sera vengé! Votre cité stupide aura ses funérailles : Vous entendrez la voix lugubre des tocsins, Les bombes éclater par dessus vos murailles Et votre dernier soir pleurer dans les buccins ! Vous entendrez encor la fanfare des sacres S'envoler au devant d'un prince tout puissant ; Vous reverrez encor le soleil des massacres Rougir ses lèvres d'or dans les mares de sang ! Vous reverrez encor les joyaux séculaires S'injecter de carnage au milieu des soudards Et passer en claquant sur les fronts populaires L'essor vertigineux et fou des étendards. Et ces rumeurs d'un jour, ces flammes éphémères, Ces sabres, ces rubis, ces gloires s'en iront Inspirer sourdement dans le ventre des mères La haine de ce siècle aux enfants qui naîtront ! DÉPART Tes regards mouillés et bleus, Où dort un gouffre mystique, Ont les lointains fabuleux D'une douce Adriatique. Leur ciel languide est si pur, Leurs flots tendres sont si vagues, Que je crois voir dans l'azur Des bleuets fleurir les vagues. Je sens que leur charme amer Est plein de soleils féeriques Et de climats chimériques. Et sur leur profonde mer Mon âme, où l'orgueil expire, Cingle comme un beau navire. AURORE Lorsque, dans la clarté flambante des métaux, S'avance le cortège où les saintes Maries, Portant leur diadème œillé de pierreries, Oscillent doucement sur de blancs piédestaux ; Pour célébrer leurs cœurs transpercés de couteaux. On jonche le pavé de guirlandes fleuries Exhalant le parfum de leurs tiges flétries Vers les Vierges debout dans l'orgueil des manteaux. — Ainsi j'avais semé sous les pas de la Femme Les roses de ma vie et les lys de mon âme : La flore adolescente et neuve des vingt ans. Mais la Reine, d'aurore et de gloire embrasée, Passa dans la musique exquise du printemps Sans respirer l'odeur de mon âme écrasée ! SOIR DE PROVINCE Comme un pâle bouquet de jasmins et de roses, Le grand ciel s'est fané dans les langueurs du soir Et la nuit souveraine, ainsi qu'un fleuve noir, Submerge lentement le sommet des toits roses. Le grand ciel s'est fané dans les langueurs du soir Comme un pâle bouquet de jasmins et de roses. Les douces lèvres d'or du soleil aboli Rêvent sur le sourire éteint de la rivière. Baiser! Tremblant baiser d'azur et de lumière ! Dans une immensité de silence et d'oubli, Rêvent sur le sourire éteint de la rivière Les douces lèvres d'or du soleil aboli. Les fenêtres d'antan regardent ma misère Avec le long regard des yeux que j'ai fermés. Cristal des jours heureux! Parfum des cœurs aimés ! Ames des parents morts tendres comme un rosaire ! Avec le long regard des yeux que j'ai fermés Les fenêtres d'antan regardent ma misère. LE DAUPHIN I Loin de ce siècle obscur, au fond de ma mémoire Où d'anciens jours vécus m'éblouissent encor Et regardent mon âme avec leurs braises d'or, En un soir somptueux où des fleuves de moire Roulent superbement vers le couchant vermeil Les fleurs du crépuscule et le sang du soleil, Au balcon d'une vieille et royale demeure Dont les vitraux pensifs, glorieux et lointains, Evoquent la splendeur des missels byzantins. Je revois, dans la mort ineffable de l'heure, S'accouder un gracile et rose enfant princier Q^ui pleure d'être heureux, et dont la tête lasse Plie adorablement sous l'orgueil de sa race Comme sous un tragique et trop pesant cimier; Et qui vierge, et déjà fatigué de la femme, Semble, l'énigmatique et si frêle dauphin ! Prier le ciel d'été de lui montrer enfin Le songe de son cœur à travers une flamme, Pendant que la couleur de ce soir fier et doux, Où se plaint un appel de clairons nostalgiques, Caresse le duvet de ses lèvres magiques Et s'attarde en rêvant sur ses longs cheveux roux. Il Dors en paix dans l'oubli des hommes, bel enfant ! Dors avec ton désir dans l'oubli triomphant, Loin de ce siècle vil et de ce monde athée Et de tous ceux qui vont, l'âme déveloutée, Chercher éperdûment l'infini dans la chair ! Tu revis en un cœur à qui ton cœur est cher Et qui chante pour toi, comme un orgue mystique, A l'heure vespérale où le ciel extatique. Rose comme un brasier de grands lys enflammés, Nous fait penser à ceux que nous aurions aimés. LE REGRET DE L'ENFANCE Rouges lèvres d'enfants, lèvres simples et pures, Qui buvez la jeunesse ainsi qu'une liqueur, Rouges lèvres d'enfants, lèvres simples et pures, Rouges lèvres d'enfants, pareilles à des mûres Dont le sang saignerait doucement dans mon cœur ; Prunelles d'or brûlé, d'ambre ou de violette. Qui regardez le jour d'un regard étonné, Prunelles d'or brûlé, d'ambre ou de violette, Prunelles de vieil or et d'ambre où se reflète La joie inconsciente et frêle d'être né ; Cheveux blonds et cendrés que le soleil effleure Longtemps après sa mort dans le ciel mordoré, Cheveux blonds et cendrés que le soleil effleure. Cheveux blonds et cendrés que les regrets de l'heure Caressent vaguement d'un amour ignoré ; Mains royales où dort le désir des étreintes, Vous qui n'allumez pas la lampe de Psyché, Mains royales où dort le désir des étreintes, Mains jointes qui priez vers l'extase des saintes, Qui ne connaissez pas les fièvres du péché ; Chairs roses qui chantez le triomphe des roses, Les splendeurs de la sève et les gloires du sang, Chairs roses qui chantez le triomphe des roses, Chairs roses qui rêvez dans la beauté des choses Et fleurissez les yeux éblouis du passant, Comme vous faites mal à ces âmes trop mûres, A l'automne plaintif de ces cœurs épuisés, Comme vous faites mal à ces âmes trop mûres Qui sentent se rouvrir leurs anciennes blessures Et qui meurent tout bas du néant des baisers ! LOHENGRIN O douce voix d'enfant, pleine de chanterelles, Chante dans la lumière autour de mon chevet! Ton rire, comme un vol soyeux de tourterelles, Laisse neiger en moi son tiède et blanc duvet. O douce voix d'enfant, pleine de chanterelles, Chante dans la lumière autour de mon chevet ! Regai-ds sablés d'argent, couleur d'ardoise humide, Semblables à des lacs sous des cieux violets, Egayez lentement de votre azur timide La candeur du matin qui bleuit mes volets, Regards sablés d'argent, couleur d'ardoise humide, Semblables à des lacs sous des cieux violets ! Rafraîchissez mon sang, lèvres ! Roses mousseuses Qui parfumez le cœur en caressant les yeux ! Eclairez-moi du jour de vos chairs paresseuses ! J'ai trop pensé, la nuit, et je me sens très vieux. Rafraîchissez mon sang, lèvres ! Roses mousseuses Qui parfumez le cœur en caressant les yeux ! Comme un rouge brasier qu'attriste la chimère De voir jaillir un lys de ses-tisons flambants, Je t'appelle du fond de ma joie éphémère. Tête royale et pâle aux longs cheveux tombants, Comme un rouge brasier qu'attriste la chimère De voir jaillir un lys de ses tisons flambants ! C'est Lohengrin enfant qui, traîné par des cygnes, Vogue vers ma douleur comme vers son Eisa. Bannissant à jamais les souvenirs indignes Des cœurs tumultueux que la vie épuisa. C'est Lohengrin enfant qui, traîné par des cygnes, Vogue vers ma douleur comme vers son Eisa. Toi qui ne connais pas, mais dont l'âme devine Le vague et pur amour de Caïn pour Abel, Ouvre-moi le berceau de ta blancheur divine, Enfant miraculeux, cher enfant maternel, Toi qui ne connais pas, mais dont l'âme devine Le vague et pur amour de Caïn pour Abel, Répands sur l'incrédule et sur le misérable Les pardons ignorants qui pleuvent de tes mains ! J'écoute la chanson de ta bouche adorable Comme un murmure en fleur d'invisibles jasmins. Répands sur l'incrédule et sur le misérable Les pardons ignorants qui pleuvent de tes mains ! L'ENFANT AUX LYS Dans la chambre des lys, voluptueuse et sourde, Où s'amasse à longs flots la malsaine ombre lourde Des grands rideaux vineux qu'ensanglante le soir, Grisé par des parfums d'église et d'encensoir, Doucement le dauphin malade s'effémine, Regardant à ses pieds, pensif, neiger l'hermine Du tapis vespéral, silencieux et blanc, Où le vitrail étroit jette un reflet tremblant De lilas mensongers et de roses féeriques. Et rêve, l'enfant pâle, aux femmes chimériques Qui se dressent là-bas sur l'horizon vermeil Et l'appellent des seins, debout dans le soleil. LA MORT D'HUNALD Sur le lit vierge et blanc, jonché de lys nocturnes, De lys mystérieux, de grands lys taciturnes. Sous les rideaux pensifs où fleure un cher secret, Ses yeux frêles blessés par tes yeux, sans regret Des heures, sans regret des lèvres, sans envie De tromper le destin ni d'accepter la vie, Sans espoir d'un espoir, sans désir d'un désir, Déjà mort dans son âme il se laisse mourir; Et tandis que du soir tintent les cloches vaines, De ses fins ciseaux d'or l'enfant s'ouvre les veines, Calme et grave, très las, à soi-même étranger, Vaguement caressé par le rêve léger Qui lui baise le front de ses ailes neigeuses, Et ses regards obscurs, violettes songeuses, Contemplent la splendeur de son corps trop aimé Pleurer de longs rubis sur le lit parfumé, Et joyeux d'une joie étrange, la chair veuve, Il regarde jaillir le sang fier, comme un fleuve; Puis, sans même souffrir le tourment du pardon, Ayant tout oublié de toi, jusqu'à ton nom, Dans le luxe des flots et leur lente harmonie, Il écoute, en mourant, chanter son agonie. SILENCE Je voudrais inventer des mots frêles et doux Pour parler à tes sens pendant les heures brèves Où, les mains dans tes mains, assis à tes genoux, Je regarde en tes yeux l'infini de mes rêves; Des mots mystérieux, fleuris et palpitants, Pleins d'humides parfums et de glauques murmures, Qui ressemblent au ciel renversé des étangs Frôlés par le sommeil des nocturnes ramures ; Des mots pareils à ceux que de lointains gosiers Susurraient dans les soirs songés par Cimarose, Comme un souffle alangui de suaves rosiers Où lentement se meurt, feuille à feuille, une rose; Des mots d'un opéra triste et sentimental, Dont la vibration magique réalise La plaintive chanson des coupes de cristal Où se pleure à jamais l'âme de Cydalise. Et cependant aucun de ces mots long voilés, Aucun mot virginal ne vaudrait l'indolence De nos profonds regards l'un par l'autre étoilé Ni l'ombre de nos cœurs où chante le silence. LA VOIX BRISÉE Lorsque j'entends mourir ta voix crépusculaire, Pleine d'espoirs déchus, d'angoisse et de rancœur, Je comprends que l'hiver est assis dans ton cœur; Car ta parole étrange, à la fois sombre et claire, Où se parle tout bas un douloureux secret, Ressuscite pour moi les immenses murmures Qu'aux premiers soirs du monde exhalaient les ramures D' une mystérieuse et neigeuse forêt; Et son timbre m'évoque une eau triste et lassée Qui regarde sans voir, à travers le brouillard, Souvenir de printemps dans l'âme d'un vieillard, La morne assomption d'une lune glacée. LA VOIX CHÈRE Comme un bourdonnement d'invisibles abeilles Ivres des vins du soir et du parfum des fleurs, Ta douce voix murmure en songe à mes oreilles. Ta grave et douce voix apaise mes douleurs, Comme un bourdonnement d'invisibles abeilles Ivres des vins du soir et du parfum des fleurs. La fraîcheur des ruisseaux, la jeune chair des roses, La mousse des forêts et l'haleine du thym Chantent dans la lumière entre tes lèvres roses. Tu verses dans mon cœur, comme un écho lointain, La fraîcheur des ruisseaux, la jeune chair des roses, La mousse des forêts et l'haleine du thym. Mais sous l'orgueil du sang, des mots fiers et splendides Se cabrent dans ta voix comme des étalons ! Un rêve inviolé fleurit tes yeux candides ; Ton rire a la langueur des anciens violons : Mais sous l'orgueil du sang, des mots fiers et splendides Se cabrent dans ta voix comme des étalons ! Roulant la moire et l'ambre en ses ondes sonores, Ta voix m'évoque un fleuve éclatant et vermeil Où cinglent, imbibés de couchants et d'aurores, Des vaisseaux somptueux tout noirs sur le soleil. Roulant la moire et l'ambre en ses ondes sonores, Ta voix m'évoque un fleuve éclatant et vermeil. Et les profonds secrets qui dorment dans son ombre Ont l'étrange lueur de très vieux ostensoirs Qui s'illumineraient sous l'éclair riche et sombre Des grands autels pensifs dans la pourpre des soirs. Et les profonds secrets qui dorment dans son ombre Ont l'étrange lueur de très vieux ostensoirs. DIMANCHE SOIR La campagne est muette et l'horizon s'endort. Les rêves du passé tournent dans la lumière ; Le soleil agonise et comme une poussière Disperse au fond du ciel sa pensive âme d'or. Les rêves du passé tournent dans la lumière; La campagne est muette et l'horizon s'endort. Loin, très loin, tout là-bas, dans la paix du dimanche, Comme un cœur solitaire effrayé par la nuit Et prêt à se briser d'amertume et d'ennui, Lentement, lentement un vieil orgue s'épanche, Comme un cœur solitaire effrayé par la nuit, Loin, très loin, tout là-bas, dans la paix du dimanche. O cruelle douceur des baisers défendus ! O douce cruauté des lèvres qui dédaignent ! Je vous entends vibrer dans ces rythmes qui saignent, Vous êtes un rappel des paradis perdus, O douce cruauté des lèvres qui dédaignent ! O cruelle douceur des baisers défendus ! On dirait une voix pleurant la mort de l'heure.. Un soir pareil luira pour vous, ô mon amour! Où la morne distance et la chute du jour Vous parleront de moi dans un orgue qui pleure Un soir pareil luira pour vous, ô mon amour 1... On dirait une voix pleurant la mort de l'heure ! MYSTÈRE Nul n'entendra jamais, ô douceur ! ô mystère ! Orgueil mélancolique et fier renoncement, O toi, ma chère joie, ô toi mon cher tourment, Le nom que te donnaient les enfants de la terre. Je mourrai loin de toi, nocturne et solitaire, Ton image en mes yeux, fidèle à mon serment; Je conduirai tout bas mon propre enterrement : Le silence m'enivre et mon cœur sait se taire. Mais ce mutisme même et cette obscurité Seront comme un concert et comme une clarté Qui rendront dans l'oubli ta mémoire éternelle; Car j'aurai fait chanter pour la race à venir. Au rythme d'une messe ardente et solennelle, Comme un orgue pieux ton vaste souvenir ! TES YEUX Tes yeux verts sont pareils à des eaux printanières Où rit le rire vaste et sauvage du vent ; J'y regarde passer, ainsi que des bannières, De beaux rêves d'or vierge et de soleil levant. Mais parfois la science y met sa solitude Et l'on y voit penser dans l'ombre, avec terreur, Captives à jamais de la même attitude, De hautaines douleurs de mage et d'empereur. Printemps splendide et pur ! Hiver farouche et blême ! Tourment toujours accru du malheureux qui l'aime, Je ne puis oublier tes clairs et tristes yeux. Tes yeux ! ô tes chers yeux! ô jeunesse! ô vieillesse! O le regard si jeune et si vieux qui me laisse Le regret d'être jeune et celui d'être vieux! ROSES D'ENFER Voix de mon sang qui pleure, et vous, voix de ma chair, De ma chair pantelante et folle ! Voix pensives Plus hautes que le cri des houles convulsives, Taisez-vous, longues voix d'un passé triste et cher ! Taisez-vous, longues voix ! Voix des fleurs paresseuses ! O voix, velours des voix, voix des fleurs d'autrefois Qui rêviez dans sa chair, qui chantiez dans sa voix, Voix des jasmins lascifs et des roses mousseuses. Taisez-vous ! Je tairai ma honte et ma rancœur. Le silence et l'hiver sont entrés dans mon cœur : Il neige du silence en mon cœur vaste et sombre. Neige, neige, ô silence, et tâche de couvrir Ces roses de l'enfer trop lentes à mourir Et mon unique amour crucifié dans l'ombre. RÉSIGNATION J'ai lutté contre moi, j'ai crié, j'ai souffert, Esseulé dans la nuit de mon âme blessée Et, ma vie en lambeaux, je sors de mon enter, Car j'ai trouvé l'enfer au fond de ma pensée. Je'comprends aujourd'hui que mon rêve était fou. Que mon amour d'automne était presque une offense. Et j'arrache à jamais de mon cœur, comme un clou, Le tragique désir d'une impossible enfance. Et je t'offre ces vers, ô mon glaive! ô ma croix ! Semblables à des soirs de Noël, blancs et calmes, Où plane vaguement, dans l'azur des cieux froids, La palpitation souveraine des palmes ; Ces vers d'un méconnu, ces vers d'un résigné, Ces vers où ma douleur devient de la lumière, Ces vers où ma tendresse a longuement saigné Comme un soleil couchant dans l'or d'une verrière. ADIEU Si la peur de la chair s'est dressée entre nous Et si je ne dois plus t'étreindre, ô ma chimère! Si nous nous séparons avant cette heure amère Où les baisers humains se font méchants et fous. Je n'en dirai pas moins ta messe à deux genoux, Toi l'aïeule et la sœur, la maîtresse et la mère! De toutes les douceurs de ton corps éphémère J'écrirai quelque jour mon sonnet le plus doux. Venant de loin ma voix te semblera joyeuse ; Et je te chanterai sur la lyre soyeuse De Pierre de Ronsard et de Remy Belleau : Et mes strophes seront la sonore fontaine Où tu te pencheras plus belle et plus hautaine, Comme un rêve de fleur qui se mire dans l'eau ! A UNE ÂME Par ces rythmes plaintifs tu n'es point blasphémée Ne lève pas vers moi ces regards douloureux : Rien de toi n'a saigné dans ces vers amoureux, Ame pleine de lys ! O toi, la mieux aimée ! Lis-les sans te faner, Ame pleine de roses ! Je n'ai jamais douté de ton cœur maternel : Tu planes au-dessus de l'univers charnel Et de l'aurore en fleur des belles gorges roses. Pareil à ces bateaux qui portent sur leurs voiles L'emblème vespéral de la Reine des mers, J'ai hissé ton image au sommet de mes vers, Pour braver la tempête, Ame pleine d'étoiles! Mes désirs allumés et mes extases vierges, A travers la vapeur violette des soirs, Brûlent vers tes autels comme des encensoirs, Ame pleine de chants, de vitraux et de cierges ! Et par delà le temps, Esprit doux et farouche ! Par delà l'heure vaine et le monde oublieux, Dût l'éternelle nuit s'enfoncer dans mes yeux, Le silence éternel s'enfoncer dans ma bouche, J'en jure par ta gloire et tes eucharisties : Rien ne pourrait en moi tuer ton souvenir Et j'irais de nouveau t'aimer dans l'avenir, Ame pleine de ciel, de palmes et d'hosties! DÉDICACE VOILÉE Caressant médecin du mai de ma pensée. Cœur vaste comme un ciel et comme un horizon. Tu m'as jeté la clef de la morne prison Où saignait longuement ma chimère blessée. Viatique de paix pour ma fièvre insensée, Asile inviolé contre la trahison, Par ce sonnet pensif aux langueurs d'oraison Ta suprême pitié sera récompensée. Sois heureux dans ton rêve à travers l'infini ! Sois béni dans la vie et dans la mort béni, Etre plus fort qu'un homme et plus doux qu'une femme ! Car ton esprit subtil fut mon seul confesseur, Et seul tu pénétras, ô mon frère, ô ma sœur! La nuit voluptueuse et lente de mon âme. LASSITUDE LA DOUCE RENCONTRE — Je reviens d'un voyage au cher pays des lèvres, Au pays des baisers d'un siècle, de là-bas : Crépuscule des chairs, torches roses des fièvres, Tout s'est fané, tout s'est éteint, et je suis las. — De ce même pays des torches et des fièvres, Du pays du baiser séculaire, là-bas, Du pays de la chair, du cher pays des lèvres Je reviens comme toi, comme toi, je suis las. — Qu'avons-nous rapporté de cet amer voyage? — Rien qu'un impitoyable et stérile veuvage, Qu'un mauvais compagnon d'exil et de prison ! — Aimons-nous cependant, ô ma pauvre âme lasse. Aimons-nous doucement, lentement, à voix basse, Sans éveiller celui qui dort dans la maison. LA VAINE RENCONTRE I Esprit trop mal trempé pour me créer moi-même, Je cherche un esprit jeune, ignorant et nouveau, Un doux esprit béant, vierge de tout baptême, Afin d'y transplanter les fleurs de mon cerveau. O vertige inconnu ! Me voir dans un autre être Dompter tous les chevaux qui m'ont désarçonné. Me pencher sur son âme et m'y regarder naître Pour le sceptre augurai qui m'était destiné ! Sculpteur désespéré, mordu par ma chimère, J'erre, les yeux déçus, parmi la foule amère, Guettant le marbre humain d'où je surgirai Dieu. Le^voici ! Mais, hélas ! mon ciseau le mutile ; Et cet unique enfant de ma force inutile, Jejne l'aijrencontré quet'pour lui dire adieu. Mon âme, depuis lors, parmi la foule hostile, Foulant le vieil orgueil, guette le maître cher Qui saura, ferrant d'or une force inutile, Enfourcher les instincts qui piaffent dans ma chair. Viens ! Tu me frapperas à ta seule effigie ! Pour proclamer ta gloire et tes desseins cachés, A tes pieds les clairons de ma jeune énergie Pleins d'appels prisonniers gisent inembouchés. Je serai ta pensée et ton œuvre incarnées. Et tu verras mes mains, mes mains prédestinées, Traduire en gestes fiers tous tes rêves obscurs. A moi, Dominateur ! Je suis las de t'attendre ! Je te veux! Mais, hélas! tu passes sans m'entendre Et sans lever sur moi tes yeux calmes et durs. CRÉPUSCULE Malgré tes chers aveux, ton rire qui s'étonne Et ta bouche crédule où dorment des baisers, Adieu! L'heure est venue et nos corps sont brisés ; L'horizon nous regarde avec un œil atone. La fin de notre amour, crépuscule d'automne ! Adieu ! Suprême adieu de nos espoirs passés ! Vois tournoyer là-bas nos rêves épuisés, Comme un vol de corbeaux dans un ciel monotone. C'est la nuit souveraine et c'est l'oubli profond ; Tout s'en va, tout est noir, tout pleure et se confond Lente, une cloche râle au loin, cœur solitaire. Adieu ! Car c'est en vain que nous aurons cherché, Par delà notre chair et les voix de la terre, Quelque chose de nous dans ce soleil couché. L'ORGUE Quand le soleil déchu, comme un aigle blessé, Eclabousse de sang la nuit qui vient de naître, Le corps endolori j'entr'ouvre ma fenêtre, Pour confronter mon âme avec le ciel glacé. Le crépuscule parle à mon rêve insensé Des amours éternels qu'il ne doit point connaître ; La fébrile douceur de l'ombre me pénètre Et j'écoute gémir un vieil orgue lassé. O musique navrée, obsédante, équivoque ! Ton obstination douloureuse m'évoque Le lointain désespoir d'un cœur contemplatif. Je ne t'entends jamais, par un soir d'apathie, Sans revoir longuement dans mon esprit plaintif Les grands yeux suppliants des chiens que l'on châtie. LE GLAIVE ET LA ROSE Je vois, dans un pays de légende et de gloire, Sur l'escalier d'honneur d'un palais singulier, Se dresser, pâle et beau sous son armure noire, La visière levée, un jeune chevalier. Devant lui, sans éclairs, chu de sa main trompée, Gît sur le sol sanglant le glaive souple et fort; Et l'enfant, piétinant ce cadavre d'épée, Semble un archange en deuil qui foule un serpent mort. Immobile, captif de sa noble attitude, Il respire à longs traits, comme un riche poison, Les parfums du silence et de la solitude ; Et ses yeux aquilins conjurent l'horizon. Qu'espère-t-il de ce sinistre paysage, De ces monts embrasés sous un ciel ombrageux Et de ce froid soleil dont l'augurai visage Prophétise la fin d'un bonheur orageux? Je l'ignore; et pourtant cet éphèbe farouche, En la fierté duquel se mire ma fierté, Porte sur son front dur et sur sa dure bouche Le signe de ma force et de ma volonté. Et je le reconnais, c'est l'enfant de naguère, Mon bel enfant d'orgueil au nom prédestiné, C'est le fils radieux de mon âme de guerre, Mon drapeau d'allégresse et mon rêve incarné. O mon fils d'autrefois, ma pensée et mon geste ! Pourquoi, foulant aux pieds ton glaive trépassé, Implores-tu des yeux cet horizon funeste? Qu'attends-tu de ce soir inutile et glacé? Sans abaisser sur moi ses prunelles hautaines, Comme en songe, à regret, le jeune et beau vainqueur Profère lentement ces paroles lointaines Dont l'écho sépulcral retentit dans mon cœur : « J'ai servi ton vouloir et j'ai vécu ton rêve. Pour veiller sur le Temple et garder le Trésor, L'étoile de justice à la pointe du glaive, Debout sur mon cheval d'aurore aux ailes d'or, Le rire du soleil dans les crins de mon casque, Ivre de ta pensée, ô mon âpre songeur I J'ai plongé dans le cœur des fils de la Tarasque L'épée éblouissante et le Verbe vengeur! Mais hélas ! il a lui, le jour expiatoire ! Pour la première fois j'ai douté de mes dieux Et j'ai senti, vaincu par ma propre victoire, Se poser sur ma tempe un doigt mystérieux. C'était quelqu'un de l'ombre et de la solitude Qui me touchait le front et me parlait tout bas... Il m'a ravi la force avec la certitude ; Et c'est depuis ce jour que j'ai fui les combats ! J'ai perdu mon orgueil, ma joie et mon génie; Je n'ai plus sur les yeux le bandeau de la foi; Père qui m'a trompé, ton enfant te renie! Je me connais trop bien pour croire encore en moi ! C'est pourquoi, conjurant cet horizon funeste, J'attends venir vers moi quelque envoyé du sort, Et pourquoi, désormais sans parole et sans geste, Guéri de l'action, je foule un glaive mort ! » Il se tait. Mais là-bas, dans la vapeur du songe Qui flotte en brume d'or sur les monts violets, Un sanglot de cristal éclate et se prolonge, Quelqu'un pleure, qui vient vers l'étrange palais. Quelqu'un pleure et la voix plaintive se rapproche ; Et tout à coup voici qu'un être singulier Surgit, vêtu de rouge, au sommet d'une roche Et descend lentement vers le noir chevalier. C'est un adolescent aux paupières meurtries, Triste comme un démon, jeune et beau comme un dieu, Qui tient entre ses doigts cerclés de pierreries La rouge flamme en fleur d'une rose de feu. Un long vol langoureux de colombes blessées Autour du bel enfant palpite en gémissant Et sur son front royal, lourd d'obscures pensées, Fait pleuvoir de la neige et des gouttes de sang. Miracle ! Réveillez le palais taciturne ! Miracle! Pavoisez la bretèque et la tour Et pillez les dressoirs pour le festin nocturne ! J'ai reconnu le fils de mon âme d'amour ! Mais sans tourner vers moi ses paupières baissées, Comme en songe, à regret, l'enfant mystérieux Profère lentement ces paroles lassées : « Père ! Ne trouble pas le sommeil des aïeux ! Je reviens du pays où les cœurs en folie Cherchent un sombre ciel dans les puits de l'enfer, Morne et sentant monter à ma bouche avilie L'horreur d'avoir vécu le rêve de ta chair! J'étais le fier chasseur, le bel enfant de joie; J'empourprais les cerveaux comme un vin écumeux; Et je faisais chanter sous mes lèvres de proie Des rires éclatants et des baisers fameux. Je triomphais de voir, au milieu des tortures. Heureuses de souffrir pour un maître vanté, Les plus belles d'entre les belles créatures D'un reflet de leur grâce embellir ma beauté. Et rivés pour jamais à mes yeux despotiques, D'innombrables regards, splendides et songeurs, Me suivaient longuement de leurs feux extatiques, Comme un ciel éploré plein d'astres voyageurs ! Mais quelqu'un m'a parlé, le soir, dans les ténèbres, Tout bas : c'était quelqu'un du mystère et du sort... Et c'est depuis ce soir que mes lèvres célèbres Ont le goût de la terre et l'odeur de la mort ! C'est pourquoi, délivré des antiques chimères, Tu me vois attester le néant de mon dieu Et fouler sous le jour de mes pieds éphémères Les pétales sanglants de la rose de feu ! » Il se tait. Le soleil décline. Rien ne bouge. Mon cœur tumulteux bondit à se briser, Quand le chevalier noir marche vers l'enfant rouge Et l'heure de ma mort sonne sous leur baiser. LA BLESSURE ETOILÉE La Douleur qui vient à ma rencontre est si belle Avec sa bouche pâle et ses grands yeux cernés, Que mon étrange espoir, à genoux devant elle, Lui dit : « Béni le ciel dont vous m'illuminez ! « Longtemps je vous ai vue, à travers ma folie Et les sombres festins où mon cœur se ruait, A pas mystérieux, ardente et recueillie, Errer à l'horizon comme un éclair muet. « Vous regardiez de loin mûrir ma destinée, Comme un fruit étranger sous des cieux ennemis ; Une invisible main vers moi vous a menée : De toute éternité je vous étais promis. « Gloire à vous, qui portez les pinces et les verges, Les brodequins sanglants et le glaive irrité ! Je vous salue, ô vierge entre toutes les vierges Et j'attends mon supplice avec avidité ! » •— « Savez-vous, ô mon fils, répond de sa voix lente La pâle vierge aux yeux de cendre, savez-vous Que ce n'est rien d'offrir sa poitrine sanglante Aux caresses du glaive impitoyable et doux ? » — « J'embrasserai le glaive avec reconnaissance ; Mais je vois dans vos mains l'aube d'un nouveau jour. Et je tends, pour payer ma seconde naissance, Mon misérable amour en offrande à l'Amour ! » — La vierge me regarde un instant sous son voile, Sourit, puis brusquement saisit d'un bras vainqueur Le glaive au fil duquel brille une blanche étoile, Et plante d'un seul coup l'étoile dans mon cœur. LE RÉVEIL INGENU Près des remparts d'Assise, — oh ! que la vie est douce ! Sous le ciel qui n'est plus qu'un soleil dilaté, A l'ombre, dans la Vigne éblouissante et rousse, On célèbre ce soir la fête de l'été. De hardis jeunes gens — oh ! que la vie est belle ! —• Baisent les seins aigus des filles aux grands yeux; Sur la chair des fruits mûrs le sang des vins ruisselle Et des rires d'enfant vibrent dans l'air joyeux. Pacifique et puissant, le couchant, comme un fleuve Déborde à flots vermeils sur la cime des bois ; Les lèvres et les fleurs .—• oh ! que la vie est neuve —■ Semblent fleurir ce soir pour la première fois. Le coup d'aile léger de l'heure qui s'envole Flatte leur nonchaloir et caresse leurs jeux; Et le roi du banquet — oh! que la vie est folle! — C'est François, le plus jeune et le plus beau d'entre e Ses blonds cheveux, ambrés par l'or du crépuscule, Adulent son front pur et ses yeux attirants; Son rire épanoui — que la vie est crédule ! — Aspire en un baiser tous les baisers errants. Debout, portant très haut sa tête cavalière, Ivre de sa jeunesse, il brave le Destin ; Et sa parole ardente — oh! que la vie est fière — Comme un oiseau de teu plane sur le festin. Mais personne n'a vu le visage de l'ange Dont le geste d'extase, obscur et triomphant, A tracé tout à coup — que la vie est étrange ! — Le signe de la croix sur le front de l'enfant. Immobile et muet sous la douce main d'ombre, Il rompt le fil soyeux du conte qu'il contait; Et le groupe des fous •— oh! que la vie est sombre ! — Vaincu par ce silence inflexible, se tait. Leurs regards étonnés, pleins de joie offensée, Voient surgir du beau page un apôtre ingénu; Et sur sa bouche close — oh! la vie est blessée! — Se poser, comme un rêve, un sourire inconnu. Et le cœur embrasé par le monde qu'il porte, Il contemple à son tour ces spectres mensongers ; Et sans les reconnaître — hélas ! la vie est morte ! — Se réveille en sursaut parmi les étrangers. GARE NOCTURNE La gare est nostalgique avec ses beaux pavois, Ses fanaux de couleur aux clartés solennelles, Pareils, dans la nuit vaste, à de fixes prunelles Epiant le profil sinistre des convois. Dans la banalité de la foule, je vois Passer rapidement des âmes fraternelles ; Mais le brusque rideau des ombres éternelles Me ravit à jamais leur visage et leur voix. Un spleen surgit alors des choses suggestives Et du tragique appel que les locomotives Jettent comme un adieu vers les pays quittés. Et je traduis en moi les signaux que l'on sonne Par ces mots sans espoir lentement répétés : Personne ne m'attend et je n'attends personne ! L'AVEUGLE Par la lucarne ouverte, à l'heure coutumière Où les hommes du port regagnent leur maison, Immobile et muet, les yeux à l'horizon, Il regarde sans voir la mort de la lumière. Un rayon poussiéreux dans le logis obscur, Comme un ruban de feu traversant les ténèbres, Eclaire vaguement les grands gestes funèbres Et le profil d'un Christ éployé sur le mur. Dans l'infini du soir, exhalant des reproches Vers le soleil défunt disparu sous les flots, L'âme des cloches pleure, en de lointains sanglots Lentement, doucement, pleure l'âme des cloches. Et toujours il est là, tragique, hypnotisé Par l'horreur du silence et de la solitude, Figé dans la farouche et superbe attitude Qu'imprime aux êtres fiers un beau rêve brisé. C'est un vieux matelot qui vit des jours épiques. Sur qui chanta la joie immense de la mer, Et qui trente ans vogua dans l'ivresse de l'air, Des docks de la Tamise aux îles des Tropiques. Adieu l'odeur du sel et les souffles marins ! Adieu l'essor géant des voiles palpitantes ! Adieu les grands tillacs aux couleurs éclatantes Semblables dans l'azur à d'énormes cyprins ! A travers la stupeur de ses mornes prunelles, Où s'enfonce aujourd'hui la vaste cécité, Il regarde couler le vide illimité. Comme un autre océan aux vagues éternelles. Il songe et la lueur incertaine qui luit, Vespérale et sinistre, au fond de ses yeux ternes Evoque le miroir aveugle des citernes Où vient sous les cieux morts se contempler la nuit. Son oreille s'affine et les rumeurs sans nombre De la vie inquiète et du soir frémissant Dans ses cheveux dressés passent en croassant Comme un vol d'oiseaux fous sur les houles de l'ombre. Oh ! si quelqu'un pouvait déchiffrer le secret De ces globes rongés par une lèpre immonde Et dardés pour toujours sur le néant du monde, Chimère de Rembrandt, dis-moi ce qu'il verrait? Il y verrait la cale, où de lourdes amarres, Qu'anime affreusement la masse de leur poids, S'enroulent dans des lacs de bitume et de poix, Comme un nœud de serpents dans la vase des mares Des caveaux empestés et des abîmes gras ; De visqueux escaliers où la flamme des lampes Jette un pâle reflet de poisson sur les rampes Et frôle d'un éclair le sommeil mou des rats ; Et puis, dans cet enfer plein d'ordure et de boue, La fauve éclosion d'un fantôme vermeil ; Des zébrures de moire et des fleurs de soleil Parmi les trèfles d'or des vieux cuirs de Cordoue ; Un bouquet lumineux de chaudes floraisons Qui dans l'obscurité des cachots léthargiques Eparsèment le jour de leurs feuilles magiques Et comme un lierre ardent grimpent sur les cloisons ; Les obliques lueurs allumant par flambées, Sur l'étincellement des cuivres embrasés, Des langues d'incendie et des éclats bronzés Pareils dans la pénombre à l'or des scarabées ; L'espace magnétique illuminé d'oiseaux, Les trois-mâts solennels ouvrant leurs écoutilles Aux alacres moussons de la mer des Antilles Et buvant les parfums qui traînent sur les eaux ; Et les soirs suggestifs où les grands soleils roses, Noyés dans la rougeur du gouffre éblouissant, Semblent avec leurs jets de lumière et de sang Des volcans sous-marins qui lanceraient des roses LE CHARME DE LA MER Bien mieux qu'une maîtresse, ô mer! tu me possèdes Ta présence mystique occupe mes yeux clos ; Tu roules l'infini dans chacun de tes flots Et par tes horizons inquiets tu m'obsèdes. Je me souviens toujours de la première fois, Du jour déjà lointain où je t'ai regardée : Une vague emporta mon âme et l'a gardée ; Je pense me revoir lorsque je te revois. Je t'aime au point du jour, sous les brouillards moi Que déchire soudain le quadrige vermeil Auquel sont attachés par des nœuds de soleil Les chevaux du matin, frappés d'écumes roses. A midi, sous un ciel d'argent vertigineux, J'aime le chant superbe exhalé par tes lames Et j'imagine ouïr dans l'or vert de tes flammes Le ronflement puissant d'un orgue lumineux. Et quand le soleil meurt sous un éclair d'épée, Je t'aime avec souffrance et je tremble de voir, Ensanglantant les eaux pacifiques du soir, Rouler en bas du ciel cette tête coupée 1 Et plus sinistrement de toi je suis épris Lorsqu'à travers l'horreur des nuits phosphorescentes, Comme un hideux cadavre aux chairs déliquescentes, Tu lances des reflets splendides et pourris. Mais surtout je t'adore en ces heures profondes Où, sur le riche azur des lointains alléchants Et parmi les adieux, les vivats et les chants, Appareille un vaisseau qui gagne d'autres mondes. Je me figure alors des pays fabuleux, Des îles de parfums vibrant dans la lumière ; Et mon âme voudrait tenter une croisière Et plonger longuement vers les horizons bleus. Ainsi toujours je t'aime, ô symbole tragique, O murmurant miroir des humaines douleurs, Qui par un vague appel de sons et de couleurs Invites doucement mon esprit nostalgique 1 Une immense paresse envahit mon cerveau : Ma chair inconsciente est à toi fiancée ; Sur l'aile des pétrels s'envole ma pensée Et j'ai perdu mon rêve et ma soif du nouveau. Toujours je te contemple et ma tête se vide : Je n'aime plus, je n'agis plus, je ne vis plus. La vague emporterait tous mes êtres élus, Je ne la suivrais pas d'un regard plus avide ! Quand tu pleures, je pleure et quand tu ris, je ris ; Ma joie est un soleil nageant sur tes eaux claires ; Les tempêtes du ciel sont mes seules colères, Tes naufrages, les seuls que mon cœur ait compris. La nature et la mort sont les seules mamelles Où tendent les assauts de tes vastes baisers : Bientôt, dans des plaisirs toujours inépuisés. Nous confondrons enfin nos deux âmes jumelles. J'écoute les esprits invisibles de l'air Déferler jusqu'à moi sur ta houle géante Et je sens à travers ma cervelle béante Lentement s'engouffrer, ô mer, toute la mer ! Spectacle intérieur dont mon amour s'enivre, Je vois voguer en moi de mystiques vaisseaux Montrant et dérobant sur l'infini des eaux Leurs tillacs rayés d'or, de cinabre et de cuivre. J'absorbe tous les soirs, en un rouge sommeil, L'horizon triomphal incendié de moires Et, comme un chant aimé qui hante les mémoires, Je garde, après sa mort, l'image du soleil. Le matelot rêvant qui veille sur la hune, Livrant sa chevelure au souffle des moussons, Me regarde élargir en lumineux frissons Le verdâtre reflet des fièvres de la lune. L'impassibilité de mes flots éployés Roule éternellement sur les glauques féeries Et l'humide terreur des pâles pierreries Qui ressemblent aux yeux grands ouverts des noyés. Et souvent le plongeur entrevoit sous mes vagues, Dans un calme, un silence, un néant souverains, Des vaisseaux échoués que les astres marins Pénètrent de lueurs hypocrites et vagues ; Des végétations dont les rampants effrois. Pareils aux nœuds gluants de reptiles épiques, Enlacent goulument les ventres hydropiques Des nageurs engloutis dans les abîmes froids ; Et les débris pensifs de villes qu'on ignore, Où chantaient autrefois les buccins belliqueux, Et qui sont habités par des poulpes visqueux Au regard immobile étoilé de phosphore ! A UNE FEMME DE QUARANTE ANS Et qui semblaient traîner derrière leurs antennes Une émanation des ciels et des climats Qu'ils avaient respires dans leurs courses lointaines. Dans tes grands yeux, emplis de chaude obscurité, Où luisent vaguement les secrets de la vie, J'ai puisé pour toujours la chimérique envie D'un suprême plaisir que je n'ai point goûté. J'ai souvent jalousé, par les soirs pacifiques, Les vaisseaux attirants, lassés et magnifiques, Dont l'orgueil du retour solennisait les mâts L'arome capiteux de ta maturité Enivre puissamment ma chair inassouvie Et du fond du passé mon âme est poursuivie Par l'éternel regret de ta virginité. LE TOURMENT DU RETOUR Voyageur au long cours dont l'obscur souvenir S'éteint comme un soleil dans les brumes d'un fleuve, Epargne-toi l'horreur d'une saignante épreuve Et poursuis l'horizon sans jamais revenir ! En vain dans les yeux chers, tu veux te rajeunir. Regarde : ils sont remplis d'une chimère neuve Et leur âme est fermée à ton âme, Ame veuve Qui crois dans le passé trouver un avenir ! Leur accueil fait penser à ces vieilles demeures Où vous tintiez jadis, cristal des jeunes heures ! Où vous mourez encor, parfums des cœurs aimants ! O fenêtres d'antan, qu'êtes-vous devenues Et dans le morne oubli de vos carreaux dormants Pourquoi nous montrez-vous des faces inconnues ? MAUVAIS SOMMEIL L'enfant-roi Charles IX, frêle espoir du royaume De France, a clos ses yeux, ses longs yeux ténébreux Et s'endort en rêvant sous les rideaux ombreux, Ereinté par la chasse et par le jeu de paume. Un besoin d'action, même dans le sommeil, Soulève à lents soupirs sa poitrine débile ; Et les fleurs de la mort sur son masque mobile S'enflamment d'un éclat maladif et vermeil. Ses mains blanches, d'azur diaphane veinées, Sur d'onctueux coussins aux chimères fanées, Sœurs étranges, en vain promènent leur désir ; Et fières, tour à tour flatteuses ou crispées, Présument, en dansant de haine ou de plaisir, Les douceurs de la chair et l'acier des épées. LE PRINCE AU VITRAIL Dans l'oratoire où rien ne bouge, Le soir en feu, par le vitrail, Sur le tapis de velours rouge, Dessine un arbre de corail Dont les fruits de flamme, améthystes, Ligures, spinelles, béryls, Mûrissent pour les pensers tristes D'un beau prince aux yeux puérils. Ce beau prince, c'est le roi Charles Qui porte entre ses fleurs de lys Le sceptre du royaume d'Arles Et celui du royaume d'Is; C'est le roi de toutes les Gaules, L'orageux enfant maladif Qui sent peser sur ses épaules. Ainsi qu'un manteau trop massif, Un héritage despotique D'aventures et de baisers, De finesse ecclésiastique, De haine et de glaives croisés! En proie à l'esprit de sa race, Lové sur un vaste lit noir, Il contemple ainsi, l'âme lasse. Le drame équivoque du soir. Les roses du vitrail magique Boivent le sang roux du soleil Et la lumière nostalgique Regagne son pays vermeil. Déjà parmi les pierreries Le dernier rayon irisé Trace dans les ombres fleuries Un chemin d'or pulvérisé. Et par ce clair chemin de gloire, Sur le rêve d'un palefroi, Avec des ailes de victoire Se cabre le rêve du roi! Les naseaux ardents, sa chimère Souffle le vertige et l'effroi : Enfin il est roi, roi sans mère, Enfin il est roi, roi sans roi ! Il lance au vent de ses colères, Pour éblouir ses vétérans, Vers des massacres légendaires, Un vol de drapeaux conquérants; Et ses fanfares effrénées Chassant les vautours de leurs nids, Les vieux échos des Pyrénées Chantent : « Montjoie et Saint-Denis! Hagardes, les têtes coupées Fleuronnent le fer juste et fort; C'est le menuet des épées, C'est la pavane de la Mort ! Puis enfin, par un soir superbe. Les fils du Cid Campéador Offrent à leur vainqueur imberbe Les clefs de la Castille d'or! Et le petit roi, d'allégresse Danse et bat des mains, triomphant... Mais soudain une ombre se dresse Entre le vitrail et l'enfant : Adieu l'Espagne ! Adieu la gloire ! Sa mère, au sortir du conseil, Dans le deuil de sa robe noire Eteint le rêve et le soleil. LE RÉVEIL DU ROI Qui me réveille de mon rêve, Du rêve d'amour et de sang, Du rêve qui suce la sève De mon sommeil d'adolescent? Le jour est faux, malgré sa joie ; Le soleil ment dans le ciel clair ; Et les caresses de la soie Blessent la douceur de ma chair. Ruine de mes mains trop frêles Que flattaient les joyaux épris, Mes belles bagues infidèles Tombent de mes doigts amaigris Et pour le lever de ma mie, Maint œillet, de pourpre strié, Eclot de ma bouche blêmie Dans mon mouchoir armorié. Ce matin, la vie est méchante : Tout se fane sous mon regard; Les mots sont morts, et rien ne chante Dans les poèmes de Ronsard. Ma forge, où les flammes ailées Semblaient des aras cramoisis, Muette en ses ombres brûlées Pleure ses oiseaux de rubis. A mon poing nul rire d'épées, Nulle fleur d'acier ne fleurit ; Et les dagues que j'ai trempées Perdent leur grâce et leur esprit! Hélas! mon miroir de Venise Nargue mes gestes éperdus! Le roi Charles neuf agonise... Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus! Et je meurs de mes songeries Pendant qu'à l'appel des clairons Mes soldats rêvent des tueries Et mes chevaux, des éperons. PANÉGYRIQUE I Du fond de la nuit fausse et cruelle où tu plonges, Roi sans sceptre, du fond de ce puits de mensonges Que creusèrent pour toi des siècles envieux, Tu montes, ô mon prince aux yeux fiers, aux grands yeux Pleins de baisers ardents et de combats farouches! Et, soulevant l'épais manteau des ombres louches, Tu surgis de la mort comme un pâle flambeau. Mes vers, ces lévriers couchés sur ton tombeau, Bondissent d'allégresse et hurlent à la vie. Et tu renais en moi, chère âme inassouvie ! Te voilà. Je me couche au pied de ton fauteuil. Dis-moi ton mâle amour et ton sauvage orgueil, Tes langueurs et ton mal et ta hâte de vivre. Verse à flots sur les fleurs magiques de mon livre Les laves de ton sang tigré d'or et d'azur Et penche longuement le splendide fruit mûr, Penche vers le désir de mon ode féline Le splendide fruit mûr de ta jeune poitrine Et laisse-moi bercer et savourer ton cœur! Pour colorer mon rêve et fleurir ma rancœur, O beau roi Charles neuf, penche vers moi ton cœur! Cœur de haine et d'amour, gorgé d'un sang rapide, Pré d'herbe rouge, empli d'agnelles et de loups, Cœur de haine et d'amour, gorgé d'un sang rapide, Cœur de haine et d'amour, gorgé d'un sang jaloux ; Cruel jardin d'enfance, où, parmi les poupées, Les berceaux puérils, les femmes au rouet, Pour le deuil imprévu des mères au rouet, Soudain jaillit du sol un parterre d'épées ; Violon de langueur, de joie et de bonté, Violon frémissant de joie et de tendresse, Qu'au lieu d'un mol archet de joie et de tendresse, Caresse, archet de reître, un glaive ensanglanté ; Théâtre de bravade où d'étranges spectacles Mêlent si bien le prince et le roi des truands Que Paris prend le roi de la Cour des Miracles Pour son prince, et le roi, pour le roi des truands; Charnier puant, nourri par des meurtres célèbres, Où, l'aiguille à la main, d'hystériques remords, Penchés, les yeux en pleurs, sur des martyrs célèbres. Recousent vainement les blessures des morts ; Volière roucoulante où de souples reptiles D'or et d'ambre, lovés sous des rires de fleurs, Gueule bée et pareils à d'innocentes fleurs, Charment les colibris et les oiseaux des îles; Lit de pourpre, jonché de ventres blonds et roux, Lit farouche, étoilé de ventres roux et roses Que lacère, enivré par l'haleine des roses, Des serres et du bec un long vol d'aigles fous ; Douce chambre de paix, d'ombre et de solitude, Oratoire pensif aux vitraux merveilleux Où, le front incliné sur des livres très vieux. Un beau poète enfant chante sa solitude; Forge de frénésie où, jusqu'au bleu matin, Echappé du festin, dans la flamme avivée, Un frêle forgeron, du soir jusqu'au matin, A grands coups de marteau forge sa destinée ; Forêt vertigineuse aux arbres flagellés Par le vent d'un galop furieux, chasse blême Où, dans un tourbillon de chevaux flagellés, Le chasseur se pourchasse et se traque lui-même ! Pour colorer mon rêve et fleurir ma rancœur, O beau roi Charles neuf, penche vers moi ton cœurl Du fond de la nuit fausse et cruelle où tu plonges, Roi sans sceptre, du fond de ce puits de mensonges Que creusèrent pour toi des siècles envieux. Tu renais dans mon âme, ô mon prince aux grands Je te vois, fatigué des jeux et de la chasse, Sur de fiévreux coussins poser ta tête lasse. Ta bouche, impérieuse et rouge, garde encor, Façonnée à la mâle embouchure du cor, Le pli victorieux des fanfares sonnées; Et le rêve agité de tes mains décharnées S'accroche à la crinière éparse des chevaux. Pauvre roi chevalier, captif des temps nouveaux, Tu veux être Roland, Xaintrailles ou Lahire Et désespérément tu sens fondre la cire Du flambeau de tes jours qui n'a rien éclairé ! O vigueur enchaînée, ô courage ignoré ! Qui descendrez bientôt dans la terre profonde, Quel soleil vous auriez allumé sur le monde, Quel renouveau de sève ardente, quel printemps Magnifique de coeurs flambants et palpitants Vous auriez fait jaillir d'une race épuisée. Si, loin de cette cour trop fine et trop rusée, Vous aviez exercé votre jeune vertu ! Pauvre roi chevalier, de quoi te plaindrais-tu? Va! Tout effort est vain : caresse ta chimère. Laisse passer ton siècle et rends grâce à ta mère Dont le viril esprit te fait des jours oisifs. Cisèle des sonnets pleins de beaux vers pensifs Et laisse, au lieu d'agir, la rime dérisoire Jeter sur le vélin d'un poème sans gloire L'ironique reflet de tes gestes rêvés, Car le jeu de Ronsard sied aux rois énervés. Ou bien, pour apaiser tes désirs de bataille, Construis-toi dans ton Louvre une forge à ta taille. Où tes bras emportés par le poids des marteaux En ennemis vaincus traitent les durs métaux. Ou bien encor, du sang de ta frêle poitrine Rougis le cor de chasse et la trompe marine ; Et si tu n'es pas mort avant la mort du jour, Ne te désole pas : il te reste l'amour ! L'amour, ô cœur amer, ailé de cantharides, O cœur vertigineux, ô cœur des Danaïdes, Gouffre avide et sans fond, jaspé de feux obscurs, Où pêle-mêle avec des grappes de seins mûrs Coule et roule, fouetté de vastes chevelures, Un fleuve de baisers mordus par leurs morsures ! La luxure, ô mon roi, n'est pour toi qu'un combat. Eros, avec des yeux de lévrier qu'on bat, Lève en vain vers tes yeux un regard qui supplie. Mange ta faim et bois ta soif, cœur en folie! Soûle-toi, trébuchant sur tes manteaux foulés, Du vin de ta vigueur, plein de soleils brûlés ! Offre un festin de proie à ta jeune énergie! C'est dans un pré livide, au sortir de l'orgie, Que tes vœux haletants, sous l'arbre du Péché, Finiront par cueillir le trèfle tant cherché, Le quintefeuille d'or de la force assouvie! Mais tu verras briller ce trèfle de la vie Sur le rire édenté d'une tête de mort! Saute en selle et galope au devant de ton sort! Hâte-toi, car le temps, sur ses ailes sonores, Emporte dans son vol tes plus belles aurores, Tes matins les plus clairs et tes soirs les plus doux. Hâte-toi! hâte-toi! Déjà tes cheveux roux, Tes longs cheveux ardents, lustrés aux mains des femmes, Brûlent de leur splendeur et lèchent de leurs flammes Ton front pâle, griffé par un mal inconnu. Déjà le rouge œillet de ton rire ingénu S'étiole et bleuit sur tes lèvres crispées. Donne un dernier baiser à tes sœurs, les épées, Et dans la crypte obscure où reposent les rois, Allonge-toi, rigide et fier, les bras en croix, A jamais prisonnier de ton geste immobile, O beau glaive de chair, ô beau glaive inutile! CATHERINE DE MÉDICIS Le beau roi Charles IX, l'âme obscure et flétrie Par un mal qui déçoit maître Ambroise Paré, Rêve les yeux plombés, dans son fauteuil doré. Les mains jointes sur un traité de vénerie. Sa mère, la vieille aigle au profil amaigri, Lui dit en le baisant sur ses tempes de cire : « Réveillez-vous, mon fils, c'est le moment de rire Et de louanger Dieu : Je tiens Montgomery, Le meurtrier du roi Henri II, votre père. » •—• Mais le pâle Valois, sans plaisir ni colère, Demande, d'un air las, qu'on le laisse dormir. Et refoulant ses pleurs, la reine aux lèvres minces Mystérieusement s'en va trouver les princes. Pensant : « La mort est proche : il ne sait plus haïr. » RENAISSANCE (chanson de la pléiade) Nous tressons des rimes hardies En l'honneur des Dieux renaissants, Et de toutes les maladies Nous sommes les convalescents. Bonheur de vivre! Jeune rêve! Soleil dans les cœurs ténébreux ! » De chaque femme naît une Eve, Un Adam de chaque amoureux! Pour griser les âmes dansantes Des parfums du printemps railleur, Nous fustigeons de fleurs récentes Le sein de l'antique Douleur; Et grâce à nous, les vieilles choses Chantant sur des rythmes nouveaux, Les aveugles verront des roses, Les sourds entendront des oiseaux ! LOUIS DE CONDÉ Cet avorton noueux, au masque corrodé Par l'envie, au féroce et lent sourire pâle. Ce bossu que la guerre a rougi de son hâle, C'est l'espoir de Calvin, le prince de Condé. Et pourtant le hasard, sur un seul coup de dé, Pourrait jouer l'épée et la foi de ce mâle, Car un unique vœu, jusqu'à son dernier râle. Fera battre son cœur sous son pourpoint brodé. Rome ou Genève? Dans son âme souterraine, Qu'insulte la splendeur des princes de Lorraine, Lourde et noire, la haine enroule ses anneaux Et siffle étrangement, serpent mélancolique : « Si les Guise, demain, se faisaient huguenots, Condé, le lendemain, se ferait catholique. » Un rusé montagnard, un hâbleur au cœur sec Sachant le rire épais et les larmes publiques Qu'il faut pour éblouir les foules domestiques ; Un gai compère, ayant langue preste et bon bec, Et qui, chasseur goulu, traque de basses proies Chez les filles d'auberge et les gardeuses d'oies. HENRI DE BÉARN Ce prince de Navarre est bien le rejeton D'une race à la fois hypocrite et grossière, Avec ses yeux matois, sa bouche putassière. Et la barbe de bouc qui pointe à son menton. Enflé du creux désir d'une gloire banale, Sous les coups de la guerre et les jeux de l'amour, un cri léonin, il fera tour à tour Sonner comme un tambour son âme machinale. DÉCLIN Marguerite, l'ancienne reine de Navarre, Regagne son palais dans sa chaise à porteurs, Triste et seule, quêtant les sourires menteurs Et l'aumône d'amour d'une jeunesse avare. La mendiante est vieille et la charité, rare. Ils sont enfuis les soirs vermeils, les soirs chanteurs Où sonnaient les sonnets doux sonnants et flatteurs; Et devant son déclin toute chanson s'effare. Parfois, bonheur cruel, ses grands yeux défleuris, Qui naguère aimantaient tant de regards épris, Etonnent le désir de quelqu'enfant précoce ; Et, rétive à son confesseur Vincent de Paul, Elle tance Néro, le lévrier d'Ecosse, Qui poursuit en jappant son ombre sur le sol. LADISLAS LASKI (i5/3) Désœuvré, la chair allouvie, Las de Baïf et de Ronsard, Dans son palais de Cracovie, Prince d'intrigue et de hasard, Le roi de Pologne regarde De ses lourds yeux noirs l'enfant qui Vient de s'enrôler dans sa garde, Le fils du palatin Laski. Dix-sept ans : grâce fière et fine ; Glaive vierge dans son fourreau ; Des élégances de dauphine. Des férocités de bourreau ; Toute l'indolence des Slaves : Cheveux ondés, pâles et longs, Grands yeux verts du soleil esclaves, Voix de luths et de violons. Front lisse et limpide qu'enchante Une chimérique toison, Gonflé d'une veine méchante Qui le barre comme un blason ; Hanches féminines et minces, Où couve d'un sommeil menteur, Pour l'ennui maladif des princes, La force du gladiateur. Son corps svelte, liane et soie ! Aux ondulations de lac, Son corps de paresse et de joie A des bercements de hamac Et sous les martres zibelines Et les joyaux à l'œil ardent, Toutes vos caresses félines, O créoles de l'Occident! Dans l'or des prunelles virides Rêve une perfide Arkhangel Où les pommes des Hespérides Rosissent des arbres de gel. On croit voir, quand son rire éclate En lazzi cruels et fleuris, Des vipères à tête plate Jouer avec des colibris. Èchanson d'étranges caprices, Sait-il à qui seront versés Les vins d'étoiles et d'épices De ses frais et fervents baisers ? L'orage d'un fier destin gronde Au fond de cet adolescent Et sa douceur est si profonde Que l'on s'y mire en frémissant. Le prince et l'éphèbe se toisent; Et dans un échange d'éclairs, Escrime équivoque, se croisent Les yeux noirs avec les yeux verts. Sans trembler, Ladislas regarde Ce roi tel qu'il l'avait songé : Le regard vert jusqu'à la garde, Dans le regard noir s'est plongé ; Et les prunelles sanguinaires Du calme enfant victorieux Ont les lueurs visionnaires D'un cliquetis silencieux. JALOUSIE Sous la pourpre d'un soir moribond, d'un soir sombre, D'un soir prestigieux où la lumière et l'ombre, Comme des lèvres sœurs, de massifs en massifs Echangent en tremblant des baisers maladifs; Dans le jardin royal, témoin d'amours bizarres, Où l'appel rauque et doux de lointaines fanfares Célèbre la splendeur du jour évanoui; Le prince légendaire et le page ébloui Savourent l'indulgence équivoque des choses. Henri songe et l'enfant, rose parmi les roses, D'un sourire fleuri sourit au roi Henri... Victoire ! Le beau prince aux yeux tristes a ri ! Victoire ! Le beau prince a redressé la tête ! Des violons en lui chantent un air de fête Et son cœur danse dans sa poitrine ; et soudain Toutes les vagues voix confuses du jardin Semblent avec leurs bruits de ramures et d'ailes Acclamer le bonheur de ces amis fidèles ! Roulant dans son esprit un projet glorieux, Le prince au sang brûlé, d'un bras impérieux Jette entre eux et le monde un geste de bravade; Et, comme sur sa toque un plumet de parade, Sur son rêve néfaste arbore cet enfant ! Et le voici versant d'un verbe triomphant Dans l'esprit ingénu du page les merveilles Des Heptamérons d'or et des noces vermeilles, Les jolis noms qu'il donne à ses petits griffons, Les lazzi barbelés que les rouges bouffons Lancent pendant le bal au blanc troupeau des mimes, La musique des vers, le doux écho des rimes, Les rencontres d'amour sous les flambeaux éteints Et les chansons d'acier qu'en leurs jeux serpentins Les tireurs florentins font chanter aux épées, Quand tout à coup, livide et les lèvres crispées, Immobile, la haine au cœur, l'orage au front, Le beau prince aux grands yeux nocturnes s'interrompt... O lâcheté du sort ! O bonheur éphémère ! Cet enfant, le dernier espoir de sa chimère, Sa gloire, son délice et son pardon vivant, Pour qui, glaive au soleil, casque et drapeaux au vent, 11 rêvait quelqu'ardente et folle apothéose, Ce misérable enfant lui préfère une rose... Tendrement incliné vers la fleur, l'oublieux, Sans écouter, la hume et s'y fleurit les yeux Et d'un baiser lascif s'y parfume la bouche Et rit, lorsque soudain, la dague au poing, farouche, Le beau roi, pantelant de honte et de douleur, S'élance sur le page et poignarde la fleur. 96 LA FRAISE Au Louvre, en attendant le plaisir de leur prince, Les mignons frisottés s'amusent de la fraise Ridicule où s'étrangle un page de province, Un enfant de seize ans, rouge comme une fraise. Soudain, grande rumeur : sur le seuil de la porte Le roi Henri, suivi d'un superbe équipage, Paraît, et les mignons s'aperçoivent qu'il porte Une fraise pareille à celle du beau page. Livarrot, de stupeur, lâche la sarbacane ; D'Epernon est très pâle et d'Arqués, qui ricane, Au bas du bilboquet laisse la boule pendre. Mais le rusé Saint-Luc choisit sa révérence La plus fine et s'en va, d'un air naïf et tendre, Complimenter le nouveau roi du roi de France. A OLL AIN VILLE Réveillé tout à coup de son rêve amoureux. Le Valois sent éclore en son cœur ténébreux Une paternité vengeresse et tardive. Avec leurs lévriers, pour un heptaméron, Ils sont là, tendres fleurs suprêmes de leur race, Deux à deux, dans la nuit, sur la blanche terrasse, Quélus et Saint-Mégrin, Joyeuse et Maugiron. A leur insu, le roi, cependant qu'ils devisent, Du haut de son balcon savoure leur beauté ; Le charme de leur voix chanteuse, leur gaîté Et les troublants parfums dont leurs cheveux s'anisent. Mais la lune ruisselle et ses rayons blafards, Sous un hâle de mort décomposant les fards Et les sourires peints de leur bouche lascive, LA CONFESSION DE HENRI III Seigneur, je viens à vous tout fardé de caresses ! J'ai quitté mes mignons, mes chiens et mes maîtresses. Je viens à vous, traînant l'odeur de mon péché. Ma soif, dans le désert de mon cœur desséché Où ne luit, même plus en rêve, une fontaine, Hennit et tend le cou vers la source lointaine Qui jaillit de vos doigts pour les cœurs transparents. Me voici devant vous avec les ignorants Pleins d'obscures lueurs, les martyrs sur leurs claies, Tous ceux qui vous ont vu par les trous de leurs plaies Et vous ont confessé parmi les étrangers. Voici ma bouche peinte et mes yeux mensongers, Voici ma chair, qui du Malin fut la complice, Et mes membres cerclés des serpents de mon vice, Et tout mon corps hâlé par les feux de l'enfer. Mon Dieu, je viens à vous, faible et nu comme un ver. Souvenez-vous, Seigneur! j'ai vu des jours étranges : Autour de mon berceau veillaient de mauvais anges Et leur souffle courait sur mes lèvres d'enfant. J'ai grandi, loin des jeux, dans un air étouffant Et des mains que j'aimais, très douces et très lentes, Si roses que parfois elles semblaient sanglantes, En m'enseignant l'amour m'ont enseigné la mort. Mon Dieu, pardonnez-leur : je les accuse à tort. Déjà j'étais en proie aux esprits solitaires : Dans l'abîme écarlate et noir de mes artères Voguaient nonchalamment au fil d'un sang houleux De beaux démons léchés d'éclairs jaunes et bleus, Qui, les flancs frisés d'or et fleuris d'étincelles, Souriaient, étendus dans la nuit de leurs ailes Et sans cesse j'avais avec eux des combats. Et chaque fois que l'un de ces anges d'en bas Passait près de mon cœur ou près de ma cervelle Mon esprit combinait une ruse nouvelle Et ma bouche inventait des baisers inconnus ! Mon Dieu ! prenez pitié des enfants tard venus, Des pâles fils de rois qui, nés au soir des races, Trop frêles pour porter les antiques cuirasses, Cueillent la fleur phallique au jardin de la Mort ! Seigneur, regardez-moi : ma couronne me mord ! Je hais son luxe lourd dont la splendeur m'effraie Et ses pâles joyaux qui de leurs yeux d'orfraie Me hérissent le poil et me glacent le sang. Elle vit, elle me déteste, elle descend De ma tête, grimace et s'envole, farouche, Et danse autour de moi et vient, sinistre bouche. Dans ma chair aux abois planter l'or de ses dents ! Et ma défaite pleure en vos clairons stridents. Mon Dieu n'écoutez pas ce peuple qui m'aboie ! Souvenez-vous : avant d'être un prince de joie, Imberbe, avec les plus beaux pages de ma cour, A Sancerre, à Jarnac, à Dieppe, à Moncontour, J'ai donné du sang rouge à boire à mon épée Et la gaillarde en but une telle lampée Que sur tous les cimiers on la vit tournoyer ! Mais le roi Charles IX, mon frère, fit ployer Les ailes à l'aiglon de ma gloire trop prompte Et c'est pourquoi, Seigneur, je suis un roi de honte. On m'éloigna : chez les Sarmates au cœur vil Je ceignis malgré moi la couronne d'exil; Et des siècles, parmi ce peuple inculte et rude. De palais en palais traînant ma solitude, La face pourpre encor de l'affront essuyé, Je fis éclore, autour de mon sceptre ennuyé, Un vénéneux printemps de crimes et de vices. J'appris à me pencher, avec quelles délices ! Sur l'abîme d'azur de ces âmes d'enfants, Gouffre bleu constellé de prunelles de faons Où l'on jette tous les joyaux de sa misère Sans en faire jaillir une larme sincère. Sans y mirer le sang de son rire tué ! Mon Dieu, prenez pitié d'un roi prostitué ! Un an plus tard, quand je revis la douce France, Je voulus, pour tromper ma stérile souffrance, A grands coups d'éperons ailer mes destriers ; Mais, hélas ! chaque fois que mes rêves guerriers. Cabrés vers le concert des balles crépitantes, Mordaient les clairons d'or des victoires chantantes. Ma mère, d'un regard, leur coupait les jarrets... Ma mère est redoutable et pleine de secrets. Je l'aime et je la hais : ses obscures pensées, Corbeaux noirs perchés sur mes épaules lassées. Glacent de leurs yeux verts mes projets nouveaux-nés. Seigneur, mon frère et moi nous fûmes condamnés A n'être que des rois de festins, de parades, Gelosi couronnés menant des mascarades, Oiseaux du couvre-feu tarabustant le guet, L'âme pendue au clair sourire d'un muguet Ou d'une fille folle entrevue en un bouge, Qui fait signe aux passants avec sa jupe rouge. Et quand nous sommes las de tenter le hasard Et qu'il pleut, je demande aux amis de Ronsard De chanter ses sonnets pour Cassandre ou Marie, Ou, n'ayant plus l'amour en tête, je marie En grande pompe, au son de la flûte de blé. Un beau mignon, d'honneurs et de cadeaux comblé, A quelque laideron dont je dore la bosse. Puis, avec mes féaux, je m'égaie à la noce. Pour bercer les ennuis de mon cœur orageux. J'ai des fous cramoisis et des mimes neigeux, Mes bichons damerets aux yeux de perle noire, Deux bilboquets, l'un de santal, l'autre d'ivoire. Ma canne de lapis au pommeau de corail. Mon missel florentin et mon porte-éventail, Et mon mire, allumant, dans l'azur des nuits chaudes, Des soleils de grenat lapidés d'émeraudes Et de roses dragons qui crachent des rubis. Mon Dieu, j'ai pour les bons des douceurs de brebis ; Mon âme est un jardin de calmes rêveries ; Mais ces Guise, que suit l'odeur des boucheries, Ces géants au poil pâle, aux féroces yeux gris, Ces hobereaux lorrains qui m'ont volé Paris, Ce Balafré dont la balafre mal cousue Saigne de noir orgueil et de rage déçue, Ces reîtres blonds portés par des moines pelés, Ces soudards allemands dont les rêves onglés S'accrochent aux fleurons de ma vieille couronne, Dieu de bonté, je l'ai juré sur la Madone, Ces beaux cousins, je les tuerai, je les tuerai ! Et quand ils seront morts, je me repentirai. Les Lorrains m'ont occis, lâchement, par derrière, Sans même leur laisser le temps d'une prière. Du Guast, dont le stylet dansait autour de moi, La pointe vers les cœurs hostiles à son roi ; Et Saint-Mégrin, qui de sa voix de chanterelles Faisait si tendremeut chanter les tourterelles Qui pleurent leur bonheur dans les vers de Baïf. Ils m'ont assassiné mon beau page naïf, Ma fleur de Mai, mon doux Quélus aux lèvres vierges Dont l'ignorant baiser alluma tant de cierges Sur l'autel étonné de mes tristes plaisirs ; Et Maugiron, le plus cruel de mes désirs, Qui, par pitié, versait à ma tendresse usée, J'en eus d'autres encor, plus calmes et plus frêles, Frères de ceux qu'on voit à l'ombre des tourelles Languir dans les tableaux des maîtres florentins. A ceux-là je n'offrais ni tournois, ni festins; Mais, les menant dans les jardins, parmi les arbres Où l'âme des lys morts se survit dans les marbres, J'étoilais leur pensée en leur montrant les dieux. Je leur ouvrais, avec des vers mélodieux, Le palais enchanté des formes et des songes. A travers le vitrail de son âme irisée, Le limpide Orient d'un soleil ingénu... Mon Dieu, contemplez-moi : voici mon cœur à nu : Le rêve était impie et vous avez dit : « Non ! » Je les chérissais trop, ces fils de ma chimère; Et je cueillais la fleur de leur âme éphémère Afin d'en parfumer mes soirs mystérieux. Mais mon amour, armé d'un marteau radieux, Forgeait pour ces enfants de hautes destinées. Loin d'endormir l'ardeur de leurs jeunes années. Je préparais leurs corps, alertes et puissants, A savourer éperdûment, par tous leurs sens. L'aventure héroïque et folle de la vie. Penchant sur leur esprit mon attente ravie, Je voyais s'éveiller au fond de leurs cerveaux Tout un siècle de joie et de pensers nouveaux. Vers un vaste avenir, libre des vieilles règles, Je dirigeais le vol de cet orage d'aigles Et dans leur bec de gloire ils portaient mon renom ! Votre haleine a soufflé sur mes savants mensonges. L'âge que j'attendais, je ne le verrai pas : Et plus seul que jamais je me pleure tout bas Dans mes buveurs de rêve et mes porteurs d'épée. Seigneur, j'ai détourné votre force usurpée : Roi d'un jour, je croyais, dans ma témérité, Prenant mon vil désir pour votre volonté, Frapper l'œuvre divine à ma vaine effigie ; Mais mon bizarre amour fut loin d'être l'orgie, Le carnaval de honte et de sang bigarré Que chantent les pasquils de ce peuple abhorré; Et pour quelques baisers coupables dont ma bouche Fit éclore la rose enflammée et farouche, Combien furent naïfs, et combien innocents ! Et c'est pourquoi, mon Dieu, tous ces cœurs bondissants Que guettait le plaisir cruel des jeunes reines, Dociles au toucher de mes mains souveraines, Me firent de leurs feux mj-stiques et charnels Ce fulgurant collier de rubis éternels Que je porte en esprit sous mon saint scapulaire. Seigneur, j'ai mérité votre juste colère Et jamais mes péchés ne me seront remis; Mais l'enfer braséant auquel je suis promis Pour avoir mésusé de la toute-puissance, Ne l'ai-je pas, depuis le jour de ma naissance, Dans ma chair convulsive et mon sang révolté? Mon âme ténébreuse est un palais hanté Où les esprits cruels, fils des ombres mystiques, Laissent traîner dans l'eau des miroirs prophétiques Les images du fou que je serai demain. Des mains moites d'amour me saisissent la main Et par des escaliers de chairs jeunes et roses Me mènent malgré moi vers des trônes de roses Où saigne le sang noir de mes rouges péchés. Mon vice colle aux doigts que mes doigts ont touchés Et, pendant mon sommeil, mon souffle le suggère Aux enfants endormis dont l'haleine légère Mêle aux fraises des bois des œillets écrasés. J'ai peur de mon sourire et peur de mes baisers; Du piège parfumé de mes lèvres perfides; Et je tremble de voir les yeux les plus candides S'injecter de luxure aux gestes furieux Des obscènes démons qui nagent dans mes yeux. Pourtant je ne suis pas. Seigneur, un prince infâme : Je vous cherche à tâtons dans la nuit de mon âme ; Aux pieds des saints autels, avec mes Flagellants, J'ai fait jaillir vers vous, de mes reins pantelants, En étoiles de sang ma x~ude pénitence ! Et, semblable aux voleurs qu'on traîne à la potence, Vêtu d'un sac, la corde au cou, les pieds meurtris, J'ai, suivi de ma cour, promené dans Paris Le cadavre insulté de ma royauté morte. Je bois, au lieu de vin, l'eau lustrale, et je porte Sous mon linge, dans les endroits les plus cachés, Dans les plis de mon corps que le diable a léchés, Les grains d'un chapelet qui me vient d'Italie. Mais ces dévotions nourrissent ma folie : Ma chair que je châtie aime son châtiment Et des plaisirs nouveaux naissent de son tourment. Mon repentir avorte en sournoises caresses, Et mon amour ressent d'ineffables ivresses Quand il voit, sous le sel des pleurs mystérieux, Vers la fausse douceur de ses baisers pieux Mûrir les fruits pensifs de la douleur humaine ; Et lorsqu'à vos genoux le remords me ramène, Si je veux enlacer la croix du Dieu vivant. J'y vois des seins de nacre et de soleil levant Vers mes yeux dilatés darder l'or de leurs pointes. Donc, quand je viens à vous, suppliant, les mains jointes, Loin d'étancher la soif dont il est dévoré, Vous attisez encor dans mon cœur ulcéré Le monstrueux brasier de mes amours célèbres ; Et, lorsque je vous fuis dans les douces ténèbres, Vous y faites briller des astres mensongers ! Pourquoi me suivez-vous dans les impurs vergers? Laissez-moi savourer la honte méritée Et ne visitez plus mon âme révoltée Pour y semer dans l'ombre, avec vos ostensoirs, De sinistres combats de lys et de feux noirs ! J'entends hurler les chiens de ma peine éternelle ; Mais avant de quitter ma dépouille charnelle, Dussé-je en une mort mourir toutes les morts. Je veux mordre une fois au baiser sans remords, Tuer sous mon désir ma chimère assouvie Et vivre en un éclair le rêve de ma vie ! Alors si mon bonheur rejaillit jusqu'à vous, Frappez-moi sans pitié : l'enfer me sera doux Et je proclamerai que vous êtes mon Père ! Seigneur, pardonnez-moi : contemplez ma misère ! Sur les mornes débris d'un palais écroulé, J'assiste aux bonds captifs d'un cœur écartelé Que déchirent, cabrés sur leurs rênes sanglantes, Des chevaux de vertige aux ailes aveuglantes Portant, pendus en croupe à leurs crins effrénés, Des démons innocents et des anges damnés ! Comparez maintenant, dans vos justes balances, Mes titres au pardon avec mes défaillances : Rigoureux ou clément, j'accepte votre arrêt. Si le plateau d'argent l'emporte, je suis pi'êt A souffrir, sans pousser un cri, l'âme ravie, Pour obtenir le ciel, l'enfer pendant ma vie Et vous serez béni d'un fils reconnaissant. Mais si c'est le plateau d'ébène qui descend, Si l'éternel bûcher doit être ma patrie, Epargnez-moi, Seigneur, une avance d'hoirie ! Laissez-moi, sur la terre, en attendant l'enfer. Savourer sans remords l'infini de la chair Et ne vous mirez plus dans ma pensée obscène. Ou le plateau d'argent, ou le plateau d'ébène. Votre choix est le mien : cessez un jeu subtil. Paradis pour enfer. Amen ! Ainsi soit-il ! A UNE VIERGE GOTHIQUE fe voudrais inventer des mots religieux, Semblables aux couleurs dont les maîtres gothiques Spiritualisaient le lointain des tryptiques, Pour peindre l'infini qui pleure dans tes yeux. Au fond de leur azur chaste et mystérieux Les désirs obsédants des trépas extatiques Surgissent à l'esprit comme ces croix mystiques Qui se lèvent en deuil sur la clarté des cieux. C'est pourquoi je t'érige, ô Vierge entre les vierges ! Un symbolique autel criblé d'or par les cierges, Où blanchira le jour de tes pieds surhumains ; Et mes strophes, de nard et de myrrhe allumées, Encenseront ta gloire en pensives fumées, Et pour toi je joindrai mes vers, comme des mains ! LE CLAVECIN C'était un clavecin triste, désaccordé, Avec son bois empli de choses anciennes, Et son clavier plaintif où des patriciennes Avaient de leurs doigts longs et pâles préludé. Sur l'ébène fleuri du meuble démodé, Pour parler tendrement à ces musiciennes, En son habit de soie et de valenciennes, Peut-être Buckingham s'était-il accoudé. Tout un monde défunt, charmant, mélancolique, Dormait dans les parois de la frêle relique, Où rêvait la douceur d'un siècle enseveli. J'entr'ouvris l'instrument et de mes mains dévotes Je jouai lentement de lointaines gavottes, Afin de réjouir l'âme du vieux Lulli. CURIOSITÉ Mieux que moi tu connais la curiosité Qui plonge le Poète en d'austères études Et le pousse à chercher, au cœur des multitudes, Les secrets de la vie et de la volupté. Par l'intime douleur chaque masque est sculpté; Un remords pleure au fond des fières attitudes ! Et tu trouves alors d'acres béatitudes A troubler le passant dans son âme ausculté. Déchiffrant l'avenir des éphèbes novices, Tu devines en eux les crimes et les vices Passer comme un troupeau de pâles visiteurs ; Et quand les débauchés sortent des priapées, Ils sentent dans leur chair, ainsi que des épées, S'enfoncer froidement tes yeux inquisiteurs. UN POÈTE MORT O vieux Maître expiré dans la raideur farouche D'un glaive éblouissant qui survit aux combats, Nous nous interdisons de venir sur ta couche Verser la lâcheté des larmes d'ici-bas. Nous saluons ton deuil avec des chants de fête ; Nous suivons ton convoi d'un cœur stoïque et fort : Pour celui qui s'endort dans ta pourpre, ô poète ! L'heure de la naissance est celle de la mort. Sous un nouveau soleil ton espoir vient d'éclore ; Ton sépulcre est pour nous un berceau triomphant : Car tu t'es envolé vers la suprême aurore, Superbe comme un Dieu, simple comme un enfant ! A LES NOCES DE CANA En ces temps abolis où l'Ephèbe attristé, L'élu de Magdeleine et des femmes bibliques, A travers la splendeur des soirs évangéliques Comme un manteau d'azur traînait sa charité, Distribuant à tous sa riche humanité, Parfois il s'asseyait aux noces faméliques Et leur épanchait l'eau des fontaines publiques Changée en un vin pur empli d'éternité. Ainsi dans vos repas, petits rimeurs avares, Pâles buveurs d'eau claire, ennemis des vins rares Où dans sa robe rouge habite un dieu vermeil, Je vous présenterai de ma main despotique Une liqueur si fière en sa pourpre mystique Que vous semblerez boire un coucher de soleil ! LE SPHINX Les hommes ont raison : pour eux je suis fermé Et pour eux rien d'humain ne pleure en ma pensée ; Ma peine est au silence éternel fiancée : Ils ne connaîtront pas les êtres que j'aimai. Et quand j'avoûrais tout, quand j'aurais diffamé Le mystère où ma vie obscure est dépensée, Quand je dévoilerais ma chimère offensée, Leurs yeux s'aveugleraient à son vol enflammé. Eloignez-vous de moi : je suis plein de vertiges ! Mon rêve est un abîme où tournent des prestiges, Où la lune blanchit des ossements rongés. Je suis un des derniers de la race divine : Au rebours des grands Sphinx dans l'énigme allongés. Mon âme engloutira celui qui la devine ! A UN POÈTE Ton livre est un miroir symbolique et puissant Que ton art a dressé pour les races futures Et qui réfléchira leurs nouvelles tortures A travers des lueurs d'épouvante et de sang. Lorsque l'immense horreur d'un monde finissant Aura débilité les plus fortes natures, Il renverra leur mal aux tristes créatures Qui crieront vers le ciel en se reconnaissant. Puis il disparaîtra dans l'infini des rêves ; Et ses pâles débris, sur le sable des grèves, Retrouvés quelque soir par les peuples tardifs, Parleront vaguement de ces villes tragiques Dont la mer a noyé dans ses grottes magiques Le luxe douloureux et les joyaux pensifs. LA TENTATION DE SANDRO BOTTICELLI « Enfant prédestiné — répond la sombre voix Avec un morne éclat de rire •— Ecoute ! L'ombre parle : un ami va te dire Quels sont les anges que tu vois. Par ce soir triste et pur, sur la blanche terrasse, A l'ombre des verts orangers, L'enfant aux habits clairs, sonores et légers, Parle au tentateur à voix basse. « Que vois-tu donc — demande au rêveur convoité L'Esprit invisible qui rôde —• Dans les gouffres d'azur, de pourpre et d'émeraude De ce crépuscule enchanté? » « J'y vois passer, au son de musiques étranges, Dans l'or d'un nuage brûlé, Comme une île de lys, comme un jardin ailé, Des anges, des anges, des anges ! » « Ceux-ci, bardés de fer, les ailes enflammées, Pareils à des drapeaux vivants. Lance au poing, à cheval sur la foudre et les vents. Hérissent le front des armées. « Ils sonnent à plein souffle en de vastes clairons ; L'orgueil empanache leurs casques ; La bave des serpents et le sang des tarasques Dégouttent de leurs éperons. « Dans les autodafés, lorsqu'aux flammes béantes On jette des juifs à braiser, Sur le cœur des bûchers ils volent se poser Comme des abeilles géantes. « Ces anges, mon enfant, ce sont les visiteurs Qui hantent les veilles hautaines Des pieux conquérants et des saints capitaines, Des rois et des inquisiteurs ! » « Je ne les ai pas vus ! » — répond à la voix sombre L'enfant aux grands yeux ignorants. « En voici de plus doux et de plus attirants, — Reprend la Voix sombre dans l'ombre. « Leurs ailes, dans l'iris de leur nimbe de feu, Leurs ailes couleur de pervenche Font vivre, sur l'argent de leur tunique blanche, Le reflet d'un papillon bleu. « Le roi mage Gaspar, dans l'étable fleurie Regardait leur vol s'étoiler : Si leurs yeux sont si purs, c'est d'avoir vu couler Le lait de la Vierge Marie. « Le moine franciscain, sur le bord des ruisseaux. Leur parle dans l'or des vesprées, Naïf, comme à ses sœurs, les agnelles des prées, Comme à ses frères, les oiseaux. « Et ceux-là, mon enfant, par les belles nuits calmes, Sèment, pour louer Jésus-Christ, Sur les simples de cœur et les pauvres d'esprit. Le rêve ingénu de leurs palmes. « Tu les vois, n'est-ce pas? » dit le subtil rhéteur Dont soudain tremble la voix sombre. « Je ne les ai pas vus ! » répond l'enfant dans l'ombre. « Et ceux-ci ?» — fait le tentateur. « La splendeur du couchant sur leurs pâles figures S'attarde en longs baisers tremblants; Dans leurs lourds cheveux roux s'ouvrent les yeux sanglants Des spinelles et des ligures. « Leur nostalgique essor éploie en éventail De grandes ailes chimériques Pareilles en magie aux lumières féeriques D'un mobile et vivant vitrail. « La beauté de l'enfant et celle de la femme Se mêlent dans leur jeune chair ; On dirait, à leur vol qui rougit le ciel clair, Des pivoines dans une flamme. « Des rebecs de bois rose et des luths de cristal Vibrent sous leurs longues mains blondes : La musique les roule en ses ondes profondes Vers leur vague pays natal. « Ces anges, mon enfant, répandant leur lumière Sur ceux dont les yeux mécontents Rêvent l'homme plus beau, les cieux plus éclatants, La nature infâme plus fière, « Sur tous les pauvres fous sacrés qui, dans leurs vers Leurs chants, leurs marbres ou leurs toiles, Font, pour notre tourment, monter jusqu'aux étoiles Leur image de l'univers ! » « Oh ! ceux-là, je les vois —• répond à la voix sombre L'enfant au geste langoureux — Leur cœur vole vers moi, mon cœur vole vers eux : Leur bouche m'appelle dans l'ombre. « Je les vois, je les vois ! Ils planent sur mon Iront ! Je les vois ! Ils me font des signes ! Les uns sont des ramiers et les autres, des cygnes ! Leurs ailes me couronneront! » « Sache le donc, enfant : ces fantômes étranges, Ces doux passants mystérieux Dont les yeux soucieux attirent tes grands yeux, Ces anges ne sont pas des anges. « Tu leur donnes la vie en croyant les choisir : Ce sont tes enfants, ô mon frère ! Les élans incarnés de ta chair téméraire, L'illusion de ton désir ! » « Tu mens ! ô sombre voix qui ris dans les ténèbres ! Malgré toi, mon rêve offensé, Mon doux rêve offensé que ton rire a blessé Luira dans des œuvres célèbres ! « Adieu donc, mon enfant ! Rêve en paix, mon vainqueur Mais tes anges mélancoliques Aux voûtes des couvents, aux murs des basiliques, Diront le secret de ton cœur. « Et moi, l'instigateur de ces œuvres sublimes. L'esprit que tu n'entendras plus, Dans le royaume obscur où pleurent mes élus, Je recueillerai tes victimes. » EPIGRAPHE ROMANTIQUE Voyageur inconnu, fils d'une race amère, Qui portes sur ton front l'ombre de ta chimère. Contemple ce tombeau que décore un laurier ! L'homme qui dort ici ne fut pas un guerrier Et nul meurtre acclamé n'a rougi sa tunique. Il ne fut pas non plus de ceux dont la chronique, Près des rostres assise, a retenu la voix. Rêveur farouche et tendre, errant parmi les bois, Rien d'un siècle fameux ne tenta sa noblesse. Il a rêvé pour nous : heureux celui qui laisse, Malgré le lâche effort du Temps injurieux, Un reflet de son rêve au sol de ses aïeux ! Or, celui dont je parle est vivant : c'est son âme Qui se mire en dansant, sinistre et douce flamme. Sous les arbres, le soir, dans le songe des eaux ; C'est elle qui, mêlée aux ailes des oiseaux, A l'ivresse du vent, aux frissons des ramures, Enchante la forêt de ses vagues murmures ; C'est son âme ambiguë et charmante qui luit Dans les longs regards verts de la lune, la nuit, Et par les champs baignés de lumières amies Caresse le sommeil des brebis endormies Et pénètre dans l'âme obscure du berger ; Et c'est elle, elle enfin, dont le souffle léger, Comme la fraîche voix d'une flûte invisible, A travers les halliers, sur un rythme paisible, Mène, jusqu'au premier sourire du matin, Dans l'herbe humide, avec le troupeau clandestin Des Silènes ridés, des Nymphes aux 3'eux jaunes, Des Satyres enfants, des Sylvains et des Faunes, Impassible et dansant, le cortège des Dieux ! Tel est le fier pouvoir du vers mystérieux Qu'au cirque, Octave-Auguste à l'aspect de cet homme Vit se lever un soir tout le peuple de Rome Comme devant quelqu'un de plus grand que César, Et que les jeunes gens, accrochés à son char. Saluaient son triomphe en lui jetant des roses. Cœur tendre, il écoutait battre le cœur des choses ; Ses poèmes chantaient dans les jeunes esprits ; Le charme de sa voix rendait aux yeux taris La grâce de l'enfance et la beauté des larmes. Dans un monde enfiévré par le fracas des armes, Où la force était reine et servie à genoux, Il se montra plus fort que la force, étant doux. Il connut la grandeur de la souffrance humaine. Et seul, parmi les fils de la Louve romaine, Il fit saigner d'amour la mamelle d'airain. Dans le vaste avenir son regard souverain Plongeait en flambo3'ant comme une torche ailée ; Et l'astre qui devait plus tard, en Galilée, Guider les pas sanglants du dernier-né des Dieux, Se posait sur son front quand il fermait les yeux. Et lorsqu'après sa mort, comme une mer féconde. L'aveugle et sourde nuit déferla sur le monde, Son nom, balbutié par les hommes nouveaux, Fit se lever, dans les ténèbres des cerveaux, Lauré d'or et de feu, le fantôme d'un mage. Le peuple, qui vénère encore son image, Broda sur son histoire un étrange roman De sorcier secourable et de bon nécroman. Il passait, proférant d'hermétiques paroles. Ce fut lui qui tailla, de Naples à Pouzzoles, A travers la montagne un chemin enchanté ; Et c'est aussi par lui, dit-on, que fut sculpté Le grand cheval de bronze, énigmatique et sombre, Qui guérissait les fous qui passaient dans son ombre. Ce fut lui qui, tenant en main la rouge clé, Attendit sur le seuil du morne défilé Le Florentin banni par ses frères et Dante Le vit marcher vers lui, vêtu de neige ardente. Saint Paul, lorsqu'il passa par ici, pauvre et nu. Pleura comme un enfant, ne l'ayant pas connu; Et l'Église invoquait son nom à l'Evangile... — Tu ne l'oublieras point, voyageur : c'est Virgile. PIERROT ET L'ANE Fatigué d'Eliane et las de Lélio, Las d'Arlequin et de Colombine et d'Aminthe, Pierrot, dans la forêt couleur d'or et d'absinthe, Pour bercer sa douceur compose un fabliau. Ses beaux amis l'ont fui dans les Iles vermeilles, Là-bas, vers les palais qu'il a songés pour eux. L'Ane seul est resté fidèle au malheureux Dont il rythme les vers en battant des oreilles. Et la bête levant sur le blanc révolté Des regards ignorants où la toute Bonté S'allume au clair foyer d'une âme sans envie, Pierrot réconforté plonge ses yeux rêveurs Dans le ciel baptismal de ces grands yeux sauveurs Et s'y lave le cœur des hontes de la vie. AU TOMBEAU DE BAUDELAIRE Ceux de la race vile, avec leurs fleurs funèbres Et leurs drapeaux de deuil, parmi le saule et l'if, S'imaginent fêter un chanteur subversif, Dieu du mal, roi du rire et prince des ténèbres. Pour eux un sombre vol de blasphèmes célèbres Répand sa morne horreur sur le marbre tardif De l'artiste damné dont l'esprit convulsif Comme un féroce archet fit crier nos vertèbres. Mais nous, qui devinons ce qu'il a dû souffrir, Nous savons quelle Ombrie il rêvait de fleurir Pour le .nouveau Jésus monté sur son ânesse; Et que ce cœur d'automne, usé par sa splendeur, S'il nimba de ses feux la Haine et la Laideur, Adorait la Beauté, l'Amour et la Jeunesse. QUERELLE DE HÉROS Dans un pays de feu qui reflète leur âme — Pour le voir, il suffit que vous fermiez les yeux ! — Les héros de Wagner, échappés de leur drame. Marchent, graves et lents, semblables à des Dieux. En deux groupes, au son d'une double musique, Mystérieux et fiers ils vont, le cœur brûlant, Ceux-ci d'amour charnel, ceux-là d'amour mystique. Les uns vêtus de rouge et les autres, de blanc. A droite, Elisabeth dans sa robe flottante, Wolfram, chanteur pieux montrant du doigt le ciel, Tannhâuser pèlerin et Kundry pénitente Et Lohengrin, pareil à l'ange Gabriel. A gauche, Sachs, Eva, Walther que l'heure enivre, Brunehilde, Siegmound et Sieglinde, sa sœur, Et, vainqueur du dragon, l'étincelant chasseur Siegfried, désir fait homme et volupté de vivre ! L'EPIPHANIE DU POÈTE Dans une mensongère étable orientale Dont les murs sont crépis d'émeraudes en feu, Sur le trèfle d'argent de sa crèche natale Luit comme un astre neuf le nouvel enfant Dieu. Raide dans son manteau de pourpre enjoaillée Et caressant des yeux le nourrisson vermeil, Un lys entre les doigts, la Mère émerveillée Sourit pieusement à son premier sommeil. Près d'elle, voici l'âne : à ses oreilles mornes Pendent de lourds bijoux savamment ouvragés Et le bœuf, dont on a doré les vieilles cornes, Regarde par-dessus la tête des bergers. Le silence est profond. Par la fenêtre ouverte Entre, avec la chanson des lointains chameliers, Tout le faste étoilé d'une nuit bleue et verte Où des dos de chameaux frôlent les grands palmi Et dans leur palanquin, porté par des esclaves, Sur des peaux de lion, d'once et de léopard, Dans un brouillard de myrrhe et d'encens, lents et graves, S'avancent Balthazar, Melchior et Gaspard. Leur front vaste est griffé de rides solennelles ; Contre l'absurde espoir leur cœur est cuirassé ; On voit naître et mourir dans leurs froides prunelles L'avenir monotone et semblable au passé. Sans curiosité, sans trouble, sans surprise, Ils contemplent le frêle enfant prédestiné ; Et, pliant les genoux, laissant leur barbe grise Baigner les cheveux roux du divin nouveau-né. Ils versent devant lui les trésors séculaires Dont la gloire pensive embrase leurs palais : Iris couleur de jour, rubis crépusculaires, Olivines de l'Inde et saphirs violets, Tout un fleuve enflammé de folles pierreries, Péridots de Ceylan, diamants d'Alençon, Tourmalines, béryls, sardoines, astéries, Lèche de sa splendeur les pieds de l'enfançon. Et puis, ayant rendu ce culte obligatoire Au Messie annoncé, le dernier Dieu des Dieux, Les Rois Mages, dans l'ombre éblouissante et noire, Se lèvent en silence et se parlent des yeux : « Jésus! Nouveau Jésus! O toi vers qui nous mène Le doigt mystérieux d'un astre ensanglanté ! Jésus ! Suprême espoir de la folie humaine, Nous adorons ta grâce et ta divinité. Ton royaume est trop beau pour être de ce monde ! Crains ceux par qui ton nom serait glorifié, Car ils tendraient la main, dans une étreinte immonde, A ceux par qui le Christ mourut crucifié ! En vain tu sèmerais, miraculeux trouvère, Le ciel bleu de tes chants dans les cœurs ténébreux ; Entre les deux larrons, sur l'arbre du Calvaire, En vain tu mûrirais comme un fruit douloureux, Les enfants les plus chers de ton Verbe adorable, Pour mieux le travestir et pour mieux t'insulter, Changeant la Croix sublime en glaive misérable, Dans la chair de l'Agneau s'en iraient le planter! Ce n'est pas les pieds nus, montés sur une ânesse, Par des chemins jonchés de fleurs et de rameaux, Que sans armes et forts de la toute faiblesse, Ils prêcheraient ta gloire aux barbares nouveaux. Mais en fils de Cax'phe et de Ponce-Pilate, Escortés de soudards et d'infâmes bouchers Et traînant dans les plis de leur robe écarlate Avec l'âme des morts le reflet des bûchers ! Les ailes du Démon empanachent leur tête Et de l'empanacher s'allongent d'un empan! Leur tiare a des dents et mord comme la Bête! Leur crosse est un aspect de l'antique Serpent! Regarde-les, Dieu pâle et couronné d'épines! Le meurtre éclôt du sol foulé par leurs manteaux Et leur ville d'orgueil, la Ville aux sept collines, Offre un temple à chacun des péchés capitaux, Et poussant vers le ciel ses mille dômes rouges, Ses palais de prélats vautrés sur leur trésor, Ses cirques, ses jardins, ses cloîtres et ses bouges, Crève sous le soleil comme un grand abcès d'or! Et maintenant, dis-nous, toi qui dors dans tes langes, Dieu du faible, du pauvre et du déshérité ! O fils du charpentier, Jésus, miroir des anges ! Dis-nous, que penses-tu de ta postérité? » Tout se tait. Les joyaux abdiquent leur lumière Et les brûle-parfums, leurs nuages neigeux; Le silence absolu de cette nuit plénière Palpite à coups pressés comme un cœur orageux, Quand soudain minuit sonne et le Dieu qui s'éveille, Devant son œuvre morte et son règne fini, D'une voix à la fois enfantine et très vieille S'écrie : « Eli! Eli! Lamma Sabacthani! » Et les mages alors, poussés par leur génie, Veufs de haine ou d'amour, de joie ou de douleur, .Marchent vers le Jésus de cette Epiphanie Et lui tranchent le cou comme on cueille une fleur! LE SEUL HONNEUR Après avoir longtemps erré dans l'ombre noire Que les ailes de mort d'un rêve insidieux, Funeste à mon bonheur et fatal à ma gloire, Versaient entre la vie abjurée et mes yeux, Je revois la splendeur du ciel bleu; je veux boire A longs traits frémissants, comme un vin radieux, La force qui circule en ce monde illusoire; Dans mon cœur rajeuni je sens naître les Dieux. Tout chante autour de moi l'allégresse première; La nature a vêtu sa robe de lumière Et partout la Beauté ruisselle en rythmes d'or; Et mon âme joyeuse, humblement préparée, Reçoit le seul honneur qu'elle désire encor : La visitation de la Muse sacrée. LES MANGEURS DE TERRE A un Artiàte. Au temps des Léliards et des têtes coupées. Quand la Flandre, à l'appel des tragiques beffrois Noyait superbement les princes et les rois Dans le fleuve de sang des rouges épopées; Avant de se ruer aux larges équipées, Et pour se préserver des suprêmes effrois, Les Communiers baisaient, sous le geste des croix, Ce sol natal auquel ils vouaient leurs épées. O mon rude Poète! O cœur plein du passé! Silencieusement dans ton œuvre enfoncé, Gardant l'esprit flamand d'un mélange adultère, Jamais je n'ai relu tes livres sans y voir, Ainsi qu'en un cruel et splendide miroir, L'héroïque baiser de ces mangeurs de terre. LES TRIBUNS Le marbre légendaire où vit leur souvenir S'élève sur le seuil éclatant de l'histoire Et leur geste indigné traverse l'avenir. Le peuple a vu passer des hommes énergiques, Au masque impérieux chargé de volonté, Parlant haut dans leur force et dans leur majesté Pour tirer du sommeil les races léthargiques. Jetant au vent du ciel des syllabes magiques, Leur verbe, qui vibrait d'une âpre charité, S'emplissait, pour venger l'idéal insulté, De glaives menaçants et de buccins tragiques. La foule a retenu leur nom mystérieux Et le lance parfois en échos glorieux Dans l'acclamation d'une ardente victoire. LES CONQUÉRANTS A un Arliàle. Ta gloire évoque en moi ces navires houleux Que de fiers conquérants aux gestes magnétiques Poussaient dans l'infini des vierges Atlantiques Vers les archipels d'or des lointains fabuleux. Ils mettaient à la voile en ces soirs merveilleux Où le ciel, enflammé de rougeurs prophétiques, Verse royalement ses richesses mystiques Dans le cœur dilaté des marins orgueilleux. Et les hommes du port, demeurés sur les grèves, Regardaient s'enfoncer les mâts, comme des rêves. Dans l'éblouissement de l'horizon vermeil; Et leurs cerveaux obscurs, à la fin de leur âge, Se rappelaient encor le splendide mirage De ces grands vaisseaux noirs entrés dans le soleil. LE SPLEEN DES LUMIÈRES A un Poète. Tes sonnets sont pareils aux rubis séculaires Qui brûlaient sur le front superbe des tyrans Et dont l'âme écarlate aux reflets fulgurants Eblouissait d'effroi les cerveaux populaires. Tristes comme la mort des cieux crépusculaires. Tes sonnets sont pareils à des yeux attirants Qui dans le vague iris de leurs globes souffrants Réfléchissent le sang des blessures solaires. Joyaux spirituels, qui pour l'éternité Serez victorieux de toute obscurité, Regards cristallisés dans l'orient des pierres, A travers un mensonge éclatant de couleurs, Vous symboliserez les humaines douleurs, Le néant du Soleil et le spleen des Lumières! RENAISSANCE Avec le rêve ardent de ton regard cuivré, Où l'âme des clartés rit de se voir plus belle, Avec ta bouche en feu dans le duvet ambré De ta lèvre rebelle ; Avec ta peau hâlée, où l'orgueil de ton sang Allume une étincelle héroïque et méchante, Ton opulente voix au timbre éblouissant, Comme de l'or qui chante; Ton nez d'oiseau rapace et ton masque indompté, La force de tes mains féminines et minces Aux ongles acérés et pleins de volonté Comme en portaient les princes; Il te suffit de faire un geste aventureux, Pour qu'il ait à mes yeux la soudaine puissance, D'évoquer en mon cœur, sous un ciel amoureux, Toute la Renaissance! Et j'imagine alors un vaste palais clair Où des lacs de soleil dorment au pied des arbres Et font à leurs reflets vivre comme une chair La chasteté des marbres. Je vois se dérouler de larges horizons Où, parmi les jardins baignés de vapeurs bleues, Sur la riche émeraude en flammes des gazons, Les paons lustrent leurs queues. Voici les cardinaux avec leurs familiers, Sous un dais de brocart tendu par des esclaves ; Et leurs rouges manteaux sur les blancs escaliers Coulent comme des laves. Là, devant un vitrail aux lueurs d'ostensoir, Sur le balcon vermeil et dans des ombres roses, Les princesses en fleur hument le vent du soir Qui leur parle des roses. Et l'essaim chato3'ant des mimes et des fous Eclate, s'éparpille et ricoche en cadence Et l'on voit au travers des grands feuillages roux Cet arc-en-ciel qui danse ! CUIRS DE CORDOUE O cuirs couleur de feu, d'automne et de victoire ! Qui flambez dans la nuit d'un antique oratoire Où la lourde splendeur des jours passés s'endort, Mystérieux et roux comme les grands lacs d'or, O cuirs couleur de soir, de faste et d'épopée! Vous rêvez longuement de ces traîneurs d'épée Qui sur la braise en fleur de vos coussins gauffrés Inclinaient autrefois leurs masques balafrés, Autour desquels nageait une odeur d'aventures. O cuirs qui flamboyez dans la paix des tentures! Pareils à des couchants tragiques et houleux, Vous avez vu surgir des hommes fabuleux, Que les yeux de leur temps s'hallucinaient à suivre Et qui, sur une mer d'incendie et de cuivre, O cuirs couleur d'orgueil, de guerre et d'horizon! S'embarquèrent un soir de la chaude saison; Et c'est pourquoi, puissants, fauves et chimériques. Vous conservez encor des reflets d'Amériques Et vous songez dans l'ombre, éblouis et vermeils, O cuirs en qui survit l'âme des vieux soleils ! PORTRAIT DE REÎTRE Sur le rêve effacé d'un antique décor, Dans un de ces fauteuils étoilés de clous d'or Dont la rude splendeur ne sied plus à nos tailles, Le front lourd de pensée et balafré d'entailles. Repose, avec l'allure et la morgue d'un roi, En un vaste silence où l'on sent de l'effroi, L'aventurier flamand qui commandait aux princes Et qui jouait aux dés l'empire et les provinces, Celui dont la mémoire emplit les grands chemins Et de qui l'avenir verra les larges mains S'appuyer à jamais en songe sur l'Epée. Dans ses regards de cuivre on lit une épopée : Des fuites en plein vent d'enfants et de soudards, De grands soleils couchants hérissés d'étendards Et des flaques de sang, de femmes et d'entrailles, Et l'essor de la gloire au-dessus des murailles, Et les chevaux fumants cabrés vers les cieux fous ! Oh! quel poids de mépris tu fais tomber sur nous. Rêveurs silencieux prisonniers de nos rêves, Toi dont le cœur battait sous les baisers des glaives Et volait à la mort sous les drapeaux claquants ! Les hasards de la guerre et les rumeurs des camps, Les grelots des mulets, les cahots des guimbardes. Les danses de lumière au bout des hallebardes, Les doublons de la solde et les appels du cor, Toute une éblouissante aventure est encor Chantante autour de toi dans les ombres fleuries Que verse sur ton front l'orgueil des draperies. Monceaux de diamants, de vases florentins, Lacs de brocart et d'or à l'entour des festins, Vastes étoilements de seins nus, de chairs roses, Amours ivres vautrés dans du sang et des roses, Longs soirs vus à travers les vins orientaux, Tous ces grands souvenirs traînent dans tes manteaux. Et telle est ta magie aux feux du crépuscule Que notre esprit pensif superbement recule Vers les temps abolis et les hommes éteints, Et qu'éveillant en nous des ancêtres lointains, Tu fais, au plus profond de nos âmes paisibles, Sonner étrangement des clairons invisibles. LE MAUVAIS RÊVE Enfant désordonné, turbulent et nerveux, Dont rien ne peut fléchir la volonté hardie, Déjà l'on voit courir dans l'or de tes cheveux Des rêves d'incendie. D'ardents reflets de chair, de fournaise et de sang, Allumés dans les plis de tes lèvres vaillantes, Fardent superbement d'un fard éblouissant Tes pommettes saillantes. L'espoir de la maraude et du fruit défendu Et le pressentiment des balafres futures Redressent vers le ciel ton nez large et fendu De chercheur d'aventures. Ton front impérieux, farouchement bombé, Qui s'enflamme soudain de révolte et de rage, A les sombres lueurs d'un horizon plombé Où s'amasse un orage. Ta main italienne, au jeu souple et lascif, Par un vouloir tenace à chaque instant crispée, Semble chercher partout d'un geste convulsif Le pommeau d'une épée. Rapides, frémissants, aiguisés de clarté, Pointus et barbelés comme des javelines. Tes regards chauds et roux tigrent l'obscurité De leurs flèches félines. Ta bouche sensuelle et lourde, où rit le jour, Rouge comme une plaie embrasée et profonde, Est tendue au devant de quelqu'immense amour Qui changera le monde ! Ta foi ? La fantaisie ! Et ta loi ? Le plaisir ! Tes vastes appétits, sans attache et sans règle, Dans la foudre et l'éclair fondront sur leur désir Avec des serres d'aigle. Tu laisseras ton cœur, où dorment les aïeux, Vierge implacablement de tout rêve vulgaire, Battre dans ta poitrine, héroïque et joyeux Comme un tambour de guerre. Cher annonciateur des soldats qui naîtront, Du seuil déshonoré de ces temps impassibles, Salut! Je sens flotter et chanter sur ton front Des drapeaux invincibles ! Va ! Tu seras le chef des hommes qui demain Cloueront comme un hibou sur le bois de leur porte, Souffletée et brisée au seul vent de ta main, Notre chimère morte. Va! tu n'auras souci ni du bien, ni du mal : Tu vivras sans penser dans un torrent de joie, Ignorant comme un Dieu, beau comme un animal, O fier enfant de proie ! Et ton œuvre, écrasant d'un mépris mérité Tous les trieurs de mots à l'âme inassouvie. Confrontera le Rêve et la Réalité, Et l'Art avec la Vie ! LE CRIME DE L'ARCHANGE Au sommet de la tour qui domine la ville, Depuis plus de mille ans, vêtu d'or et de fer, La flamme au poing, les pieds sur la Tarasque vile, Monseigneur saint Michel triomphe de l'Enfer. Depuis'plus de mille ans, du haut de cette flèche, Beau comme la lumière et prompt comme l'éclair. Il triomphe et la Bête impuissante le lèche Et le geste de l'ange éblouit le ciel clair. Pendant plus de mille ans, sur la vieille grand'place Où bat, là-bas, le cœur ardent de la cité, Monseigneur saint Michel a vu la populace Se révolter en vain contre un joug mérité. Il l'a vue, outrageant la gloire et le génie, La fortune et l'amour, la force et la beauté, Puis, foudroyée enfin par les dieux qu'elle nie, Confesser leur puissance et leur divinité ; Et pareille à la Bête impure qu'il piétine, Lécher servilement en hurlant de terreur, Sous l'aigle germanique ou sous la croix latine, Des sandales de prêtre ou des gants d'empereur; Et toujours, du sommet de sa flèche dorée, Le guerroyeur céleste au tranquille regard A sur le dos sanglant de la plèbe atterré, Vu son geste imité par le Pape ou César. Debout sur le dragon pour l'empêcher de mordre. Il enseigne du glaive au peuple révolté L'équilibre divin et la splendeur de l'ordre Et le rythme sacré, père de la Beauté. Ainsi, depuis mille ans, sourd à l'Enfer qu'il brave, L'esprit plein de son Dieu, l'impassible vainqueur Accomplit son devoir, l'âme joyeuse et grave, Sans qu'un doute ait jamais pénétré dans son cœur. Mais aujourd'hui, laissant flotter ses ailes d'ange, Il respire à longs traits l'air d'un siècle nouveau : Le vertige odorant d'une rouge vendange S'élève de la foule et trouble son cerveau. Toute clarté s'éteint. Toute grandeur abdique. Impuissante à vouloir, la triste humanité Se rue, en haletant d'une flamme sadique, De la sensiblerie à la férocité. En proie au vin menteur d'une pitié grossière, Les penseurs les plus hauts, les chrétiens les plus droits Encensent bassement la plèbe carnassière : Le roi jette son glaive et le pape sa croix. Le peuple, sur l'autel de la misère humaine, Entre l'âne et le bouc adore l'insurgé Et semble en bondissant où son instinct le mène Un aveugle conduit par un chien enragé. Des poètes déchus, trouvères au cœur pâle, Baisent la Brute sur son muffle de taureau. Leur hymne spasmodique est plus affreux qu'un râle; L'art meurt, et Caliban commande à Prospéro. Guerre au flambeau qui luit! Guerre au rêveur qui chante Si, courbé devant les goujats humiliés, Il ne demande pas à la tourbe méchante Pardon de son génie en faisant des souliers ! Et ce qui fut jadis la noblesse de l'homme. Le mépris nécessaire et la mâle fierté, L'esprit ailé d'Athène et la force de Rome, Sombre dans une vaine et veule charité. Tout à coup Monseigneur saint Michel, sur son faîte Sublime, voit l'azur du ciel devenir noir. Il frissonne. Le dos d'écaillés de la Bête Luit dans l'ombre, agité d'un monstrueux espoir. L'ange languissamment laisse sur la Tarasque Traîner ses yeux noyés d'une infâme pitié Et des pleurs, les premiers I jaillissent de son casque Et la Bête l'épie et se dresse à moitié... Victime d'un étrange et langoureux prestige, Le belluaire ailé, sous sa robe de fer, Sent soudain, à travers l'ivresse du vertige, Un lâche cœur humain éclore dans sa chair. Vers son maître invisible il relève la tête Et d'une voix d'enfant soupire avec douceur, En flattant de la main la croupe de la Bête : « Mon Dieu! Soyez clément pour la Bête, ma sœurl Et brusquement, poussant un affreux cri de joie, De toute sa hauteur en un bond redressé, Le monstre libre enfin s'est lancé sur sa proie : La Bête foule aux pieds l'archange terrassé. Et la foule applaudit quand la tête rebelle Surgit, hideuse et rouge, au sommet de la tour, Et l'insane clergé de l'Église nouvelle Canonise la Bête en délirant d'amour. TABLE DES MATIÈRES Hors du Sièci.k Hors du Siècle....................................7 Le Regret de l'Enfance Départ........................ Aurore..........................................'4 Soir de Province................... Le Dauphin......................................16 Le Regret de l'Enfance............... Lohengrin...................20 L'Enfant aux Lys.................22 La Mort d'Hunald................23 I.'Amour Silence.....................2 7 La Voix brisée..................29 La Voix chère..................30 Dimanche soir..................32 Mystère....... .............34 Tes Yeux....................35 Roses d'Enfer.................3<> Résignation...................31 Adieu.....................38 A une Ame....... ............3q Dédicace Voilée..................41 A une Vierge gothique...............m Le Clavecin...................112 Curiosité....................113 Lassitude La Douce Rencontre................45 La Vaine Rencontre...... ..........46 Crépuscule...... . . . ..........48 L'Orgue....................49 Le Glaive et la Rose................5° La Blessui e étoilée.................55 Le Réveil ingénu.................57 L'Horizon qui Chante Sous la Couronne L'Art Gare nocturne..... L'Aveugle....... Le Charme de la Mer . . . A une Femme de quarante ans Le Tourment du retour . . Mauvais Sommeil . Le Prince au Vitrail Le Réveil du Roi . Panégyrique. . . Catherine de Médicis Renaissance . . . Louis de Condé Henri de Béarn Déclin . . . Ladislas Laski Jalousie . . La Fraise....... A Ollainville...... La Confession de Henri III. A un Poète moi t.................."4 Les Noces de .....................115 Le Sphinx....................1,6 A un Poète..................."7 La Tentation de Sandro Botticelli............"8 Epigraphe romantique...............1 Pierrot et l'Ane..................12f> Au Tombeau de Baudelaire..............127 Querelle de Hé-os.................128 L'Épiphanie du Poète................13° Le Seul Honneur................. Les Ancêtres Les Mangeurs de Terre...............1J9 Les Tribuns...................'4° Les Conquérants.................'4l Le Spleen des Lumières...............142 Renaissance...................'43 Cuirs de Cor doue.................... Portrait de Reître................>46 Le Mauvais Rêve...... ...........>48 Le Crime de l'Archange...............'51