ALBERT GIRAUD • • LE MIKOIB CACHE VTI ÉDITIONS DE LA VIE INTELLECTUELLE, 1921 PRIX : 4 FRANCS , // , ( ^ ' I LE MIROIR CACHE Il a été tiré de cet ouvrage sur papier d'Arches à la cuve 6 exemplaires numérotés de A à F hors commerce et 20 exemplaires numérotés de i à 20 pour la Librairie Dechenne So, avenue de la Toison d'Or Bruxelles. D'un voyage secret entre l'art et la vie Je fixe en ces sonnets les souvenirs flottants ; J'ai l'esprit inquiet, la chair inassouvie, Mais je célèbre encor les dieux de mon printemps. AU LECTEUR « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! » Comme ils sonnent en nous, ces mots du doux songeur! L'un découvre une Antille et l'autre, son village, Mais tout voyage est beau pour le vrai voyageur. Assis au coin du feu, je respire des roses, En évoquant pour vous les êtres et les choses Que rencontra mon rêvé au hasard du chemin. Et sur l'écran du vers se projette irisée, Comme un miroir caché dans le creux de ma main, Une âme mi-naïve et mi-désabusée. VARIATIONS SUR UN VERS CÉLÈBRE L'Art familier Poète, si tu veux acquérir la maîtrise, C'est-à-dire être libre et créer à ton gré, Il faut, s'assouplissant au style tempéré, Que ton vers se déride et se familiarise. Sans doute l'orgue est beau, niais la flûte a son prix ; De vifs petits pieds nus n'ont pas besoin d'échasses ; On est parfois heureux dans le hasard des chasses De voir à travers champs trotter une perdrix. Qu'il est charmant, le jet des sti-ophes naturelles! « Même quand l'oiseau marche, on sent quil a des ailes. » Danser menu vaut mieux que prendre un gauche essor. L'emphase continue est chère aux têtes plates Et, pour boiter dans l'air, on n 'est pas un condor : Même quand l'oison vole, on sent qu 'il a des pattes. / La Bonne Méthode Tous les soirs, pour charmer leurs veilles incertaines, Elle narre au sultan, assise au pied du lit, Des histoires d'oiseaux, de fleurs et de fontaines Et, s'il vient à bâiller, soudain elle pâlit. Que son récit faiblisse ou bien qu'il se répète, Quelqu 'un va l'interrompre avant le dénouement : Sur un coussin et prêt à trancher une tête, Un sabre de Damas reluit sinistrement. SHÉHÉRAZADE ATLAS La Laideur de l'Effort Le bon géant Atlas, portefaix soucieux, Loin des hommes, dans la solitude profonde, Sur son dos montueux soutie?it le poids du monde : La sueur coule à flots de ses reins anxieux. Parfois un merveilleux oiseau, fendant les deux, Frôle son dur labeur d'une aile vagabonde Et plane sur son front dans la lumière blonde : C'est Mercure, ironie et malice des Dieux. Alors Atlas, blessé dans sa nature inculte Par le Dieu dont la grâce inutile l'insulte, Clame, tournant vers lui ses yeux exaspérés : « C'est moi qui serais dieu, si l'homme était moins bête Mais, plein d'un doux mépris et secouant la tête, Mercure lui répond : « Non, car vous transpire^ ! » MESSALINE L'Apparente Contradiction Cette nuit, à Suburre étalant ses appas, Messaline, la belle bête de luxure, Haletante, a subi l'assaut et la morsure D'utie plèbe allumée aux piments du repas. Vers Rome, inassouvie, elle hâte le pas Et son désir l'irrite ainsi qu 'une blessure, Quand un enfant lui dit ; « Viens ici! l'ombre est sûre ! Puisque tu fus à tous, sois à moi! Pourquoi pas? » Pour la première fois Messaline est cruelle Et lui dit de sa voix âprement sensuelle : « Toi, lu seras le seul que j'aurai repoussé! Tu n'oub liras jamais cette rencontre brève : Je rentre en mon palais sans t'avoir exaucé, Mais je serai toujours la forme de ton rêve ! LE PARADOXE DE DIDEROT La Diva La diva sort de scène, exténuée et blême. Je lui dis : « Avej-voits vécu ce drame noir ? » « Non, dit-elle, et je vais vous démontrer ce soir Que Diderot avait mal posé le problème. Pour moi, faire pleurer est un plaisir extrême : Je suis double, et si je frémis, c'est de me voir! Je me regarde agir comme dans un miroir ; Je m'écoute et je m'offre en spectacle à moi-même. SH<® Et pourtant je conserve en ce dédoublement Une lucidité qui va jusqu 'au tourment ; Ainsi tantôt, pendant que je jouais mon rôle, Quand j'expire, au finale, après le da capo, Votre voisine a fait une remarque drôle Et vous aveç laissé tomber votre chapeau. » PYGMA.LION La Vengeance de l'Idéal Lorsque le maître, au seuil de sa mûre saison, Rêva de posséder sa blanche Galathée, Il vit, grâce à Vénus, Vamante souhaitée Surgir du marbre ouvert comme d'une prison. Vivante, elle est comme un rosier en floraison ! Mais, cruelle et rompant Vétreinte convoitée, Sous les yeux du sculpteur, courtisane effrontée, Elle se prostitue aux gens de la maison. Il fut puni deux fois pour prix de sa folie, Par la fille infidèle et par l'œuvre abolie : Ainsi Vénus vengea l'Idéal rabaissé. Retene^, ô Sculpteurs ! la morale du drame : Vouspouve\ tirer un chef-d'œuvre d'une femme, Mais tenter le contraire est d'un homme insensé. POÈTES ET DIEUX Le Jeu Les Dieux parfois, intervenant dans le combat, De leur festin, par jeu, bondissent dans la plaine Mars couvre de son corps le ravisseur d'Hélène Et Bellone poursuit les Troyens qu 'elle abat. Mercure, dans le val où Silène s'ébat, Lui vole, sans la boire, une outre à moitié pleine ; Et Vénus, sans désir, d'une amoureuse haleine Grise un dur portefaix vautré sur son grabat. Tels sont les passe-temps qu'ils s'offrent dans leurs fêtes. Et c'est pourquoi les Dieux sont pareils aux poètes Et c' est pourquoi ceux-ci sont semblables aux Dieux : Ils se donnent tous deux le plaisir d'un mensonge Qui divertit la terre ou réjouit les deux, Mais ce que le Dieu fait, le poète le songe. LE VRAI VERS LIBRE Art poétique L'alexandrin classique avec cet hémistiche Fortement balancé qui marque son milieu Excelle, tant il est majestueux et riche, A scander la démarche et les gestes d'un Dieu. Mais il porte la guigne au rimailleur qui triche Et l'art familier demande un autre jeu. L'alexandrin vulgaire est bête comme un pieu Que l'on aurait coiffé d'une toison postiche. Banville avait raison : Hugo s'est arrêté Sans avoir achevé l'œuvre de liberté. Tu peux de l'hémistiche abolir l'équilibre : Déplace la césure en respectant l'accent Et, plus souple en sa robe lâche et plus dansant, Le vieil alexandrin deviendra le vers libre. RENCONTRE Eisa et Psyché Là-bas un chant de pâtre emplit la claire nuit. Psyché, les yeux brûlés par l'image divine, A travers la forêt, de ravine en ravine, Maudite par l'époux désobéi, s'enfuit. Ici le chant du Graal meurt sur les chanterelles. Au balcon du palais, dans la brume du soir, La pâle Eisa penchée essaye encor de voir L'esquif du blanc guerrier au casque ombragé d'ailes. Votre faute est pareille, ô sœws à votre insu! Par le même serpent votre cœur fut déçu Et vous vous rencontre% dans ce tendre poème. Laquelle de vous deux eût le pire destin Et laquelle subit le plus cruel matin?... — Il ne faut pas vouloir connaître ceux qu 'on aime. POUR STENDAHL Les Menteurs sincères Leur première, leur douce et leur farouche étreinte, Ils l'ont goûtée enfin après un long désir : L'un à Vautre ayant pris et rendu le plaisir, Ils écoutent au fond du soir l'heure qui tinte. Dans leur fatigue heureuse, encore volupté, Leurs yeux mouillés de pleurs croient voir passer des Le rêve de leurs corps communique à leurs âmes [flammes ; Le besoin de parler avec solennité. « Pour toujours ! à jamais ! soupire en son ivresse Le jeune amant penché sur sa jeune maîtresse, Je me ferai tuer, si je te perds un jour ! » « Pour moi, si je te perds, c'est la mort ou le cloître! » Et tous deux cependant sentent que leur amour A partir d'aujourd'hui ne peut plus que décroître. LA BELLE INCONNUE L'Amant fidèle Le jeune Florentin qui laissa ce portrait Peignit de souvenir une belle inconnue Qu'il perdit brusquement après l'avoir tenue Dans ses bras amoureux, une nuit, en secret. Fidèle à son image et vivant de regret, Il travaillait, brûlé d'une ardeur continue, Fermant parfois les yeux pour mieux la revoir nue, Dans l'espoir que son art fervent la lui rendrait. LA LEÇON PARNASSIENNE a Entre Animaliers Quand Leconte de Lisle, animalier vanté, Se présente devant l'Animalier suprême, Jehovah l'interpelle : « O confrère que j'aime ! Dis-moi, que penses-tu de ma fécondité"! » % Et le poète fit : « Qu'ils sont beaux, vos reptiles, Fos grands loups carnassiers et vos squales goulus, Vos aigles, vos condors et vos oiseaux des îles ! Qui donc n'admirerait vos lions chevelus? Mais le babouin grotesque et le chameau difforme, L'épais rhinocéros, l'hippopotame énorme, Le pélican goitreux et le gluant calmar Me semblent, tant ils sont inachevés et gauches, Les enfants d'une sieste en proie au cauchemar. Ah! vous ave\ eu tort d'exposer ces ébauches ! » LA RÉFLEXION IMPRÉVUE La Dispute chez Socrate Les aèdes rivaux, dans leur outrecuidance, Ont che\ le philosophe âprement disputé : « Ton œuvre est un torrent de stérile abondance! » « La tienne un fruit d'épargne et de sobriété ! » « Ton poème essouflé n'est qu'une lourde danse Dont le rut bestial insulte la Beauté ! » « Mais le tien n'est-il pas, dans sa vieille cadence, Un outrage à la vie et à la liberté ? » « Fils d'Apollon, je hais tes bacchantes camuses ! » « Fils de Dionysos, je hais tes pâles Muses! » « Che^ moi tout est parfait! » Che\ moi tout est vivant! » « Arrière, démagogue ! » « Arrière, aristocrate! » « Sac plein de raisins secs! » « Outre pleine de vent! » — Nous méprisons ce qui nous manque », fait Socrate. HOMMAGE FUNÈBRE La Danseuse de Tanagra La petite danseuse, âme et fleur du pavé, Cette nuit, en silence, au sortir du théâtre, Après avoir dansé son pas le plus folâtre, A bu la froide mort dont elle avait rêvé. Personne parmi ses galants et ses fidèles N'a deviné pourquoi, lasse de l'opéra, Elle alla retrouver ses sœurs de Tanagra Dans la sombre prairie où sont les asphodèles. 34 jjjgjgi -! En apprenant ton geste, ô plaisir de nos yeux! Les chastes laiderons, de ta grâce envieux, Jetteront sur ta fin quelques grands mots faciles; Mais moi, que tu charmas par ton esprit moqueur, Je baise, loin des sots qui déclament en chœur, Tes petits pieds aigus pour toujours immobiles. TRENTE ANS APRÈS L'Inutile Esthète Dans un verger puissant, chargé de fruits vermeils, Où la fécondité s'offre une large fête, Devant un beau pommier se dresse un sombre esthète Et l'un porte sa pomme et l'autre, des conseils. Le critique s'agite, étant plein d'humeurs noires. Il dit à l'arbre : « Ami ! tu n'es pas un pommier Et parmi tes rivaux tu serais le premier Si, docile à ma voix, tu produisais des poires. » Alors, pour le convaincre, il prend son violon Et joue un concerto si brillant et si long Qu'il persuaderait le plus buté des hommes : C'est du Hégel traduit par un Paganini! , Mais quand l'éblouissant virtuose a fini, Il voit que le pommier porte toujours des pommes. REMONTRANCE CONFRATERNELLE L'Esprit « L'esprit est prosaïque et répugne à la Muse, Dit quelqu'un qui n'est pas du pays de Musset Garde-toi, casse-cou! L'esprit te mène et c'est Aux dépens de son art que l'artiste s'amuse. J'aimerais mieux te voir solennel et pédant! La vie est sérieuse et grave, ô cher confrère ! Être un amuseur, fi! sois plutôt le contraire! Le cénacle te guette et te garde une dent. L'esprit est sans bonté, sans grandeur, sans noblesse; Banville en a montré : ce fut une faiblesse. D'ailleurs, ajouta-t-il, me laissant interdit Et croyant me pousser une botte suprême : Tout le monde en a plus que Voltaire lui-même ! » Et je fis : « Mais c'est tout le monde qui l'a dit. » LE PLAGIAT Dans l'Atelier de Cellini Ascanio s'écrie : « Ercole m'a volé Mon manteau de drap noir doublé de satin jaune! » L'un pleurniche : il est laid, mal bâti, long d'une aune; L'autre rit : il est beau, grand et bien découplé. Quand le maître survient, tous deux sont bouche bée. Cellini s'interpose et s'offre à les juger. Il leur enjoint d'un mot, sans les interroger, D'endosser tour à tour la cape dérobée. LE VIEUX NEUF Action et Rêve O puissance invincible du rêve ! Trésor Natif et qui s'accroît jour à jour, d'heure en heure, Dans la paix de la solitude intérieure ! Un poète surgit qui te blasphème encorl C'est l'action qu'il faut chanter : les mains brûlantes Vers l'or et le pouvoir, la chaleur du combat, La rage d'être maître et d'imposer le bât Et les vins de l'orgueil dans des coupes sanglantes. Le thème n'est pas vierge et d'autres l'ont traité; Tu pourrais cependant en tirer un poème ; Mais, si tu veux agir, il faut agir toi-même Et, si tu veux créer, faire œuvre de beauté. Le problème était vieux au temps de la mère Eve En chantant l'action, que chantes-tu? Ton rêve. UN RÊVE DE POÈTE La Danse L'autre soir, après le ballet, j'ai dans mon somme, Après avoir vidé ma coupe de Vouvray, Rêvé qu'on nommait roi de mon peuple arriéré Le doux maître à danser du Bourgeois Gentilhomme. Il gouvernait fort bien ; ainsi, pour commencer, Il avait décrété la danse obligatoire. Au lieu d'étudier la chimie ou l'histoire, Tous les petits enfants apprenaient à danser. 44 Quand on danse avec art, on parle comme on danse; Dans son jeu souple et fort la légère cadence De la pointe des pieds leur montait au cerveau. La pensée en dansant se levait dans leur tête, Et le peuple acclamait son bienfaiteur nouveau..... Mais je crois que j'ai fait un rêve de poète. INCERTITUDE Le Bel Alto Ce bel alto, qu'il soit d'un maître renommé Ou d'un luthier dont nul n'a vanté le génie, Garde dans le secret de sa boîte vernie Depuis plus de cent ans un esprit enfermé. C'est un grand cœur d'enfant que l'on n'a pas aimé, Un être de candeur, de grâce et d'harmonie, Qui n'a pas pu chanter sa détresse infinie... Sur les cordes l'archet repose inanimé. IRONIE La Renaissance Le grand Pan n'est pas mort! crie une voix étrange Et l'Olympe renaît dans le par os et l'or : De l'Éternel surgit un Jupiter Stator; On voit un Apollon qui perce sous l'archange ; Madeleine sourit et ressemble à Vénus ; Eros remplace Adam, Psyché, la première Eve Et presque à son insu le sculpteur dans son rêve De l'apôtre saint Jean tire un Antinous. APRÈS UNE REPRÉSENTATION DU MISANTHROPE Le Solitaire De sermonner les gens perds la sotte habitude! Ne suis pas les leçons de l'homme aux rubans verts Ne tarabuste pas l'auteur d'un méchant vers Et rentre en souriant dans ta chambre d'étude ! Mais toujours, si tu prends un bain de multitude Et ta place au festin que t'offre l'univers, Supportant les succès à l'égal des revers, Sache en ton libre esprit trouver la solitude! 5o C'est la bonne nourrice et la mère : elle est là Dans la pénombre et le silence. Défends-là Même à coups de boutoir contre toute ingérence ! Et songe en répandant ton doux rayonnement Qu'un même mot désigne en ton parler de France Le sanglier farouche et le clair diamant. MICHEL-ANGE ET CANOVA Le Suprême Baiser Tu peux choisir : sculpter Jupiter impassible, Hercule dans ses bras étouffant le lion, Cain frappé par Dieu de malédiction, Les sibylles et les prophètes de la Bible, Ou bien Narcisse en pleurs aux bords d'une eau paisible, Diane caressant le bel Endymion Ou Psyché sous la lune attendant qu'un rayon Éclaire le sommeil de l'époux invisible. Et tu seras certain de t'immortaliser, Si ton art fait donner par la force à la grâce Dans le marbre divin le suprême baiser ! Mais, si tu veux tenter ce que nul ne rêva, Que Michel-Ange en toi s'accouple à Canova Sans que de ton effort on découvre la trace; L'U,T DIÈZE La Monotonie de la Force Tamberlick, l'inventeur de l'ut diè^e, est usé Et n'ayant plus que sa note unique, il la lance A tout propos avec une sombre vaillance Et l'opéra qu'il chante en a l'air écrasé. Ce soir, par les bravos rêvant d'être grisé, Il le donne dix fois, vingt fois, sans défaillance ; Mais soti ut prodigué tombe dans le silence Et le facile ennui d'un parterre blasé. Berlio\ est nerveux; Castil-Bla^e soupire ; Beauvoir lorgne, distrait, les femmes qu'il désire; Fiorentino se tait, mi-figue, mi-raisin, Et le blond Henri Heine enfin, souriant d'aise Au trait qu'il va jeter, demande à son voisin : « Pardon, monsieur, mais quand donnera-t-il l'ut diè\e ? » L'ART POUR L'ART Pégase Voici le fier cheval qui semble être monté Par un oiseau dont nous ne verrions que les ailes Son sabot fait jaillir tout un ciel d'étincelles ; Il hennit vers la gloire et vers la liberté ! Quelquefois cependant il feint de brouter l'herbe Alors lâchant le soc, un rusé paysan, Flattant sa croupe blanche et son poitrail luisant, Se promet d'atteler cette bête superbe. Et, cabré sur l'azur, d'un seul coup d'aileron Il abat l'imprudent, lui fracasse le front Et lance la charrue au milieu des étoiles! Pégase fait semblant d'accepter V aiguillon : Il va se laisser prendre et creuser son sillon, Quand le frisson divin court le long de ses moelles LA VIEILLE QUERELLE Le Parfum et l'Essence Seigneur oriental féru de poésie. Désireux de fleurir mes rêves familiers, J'ai fait, en Mai, cueillir mes roses par milliers, Afin d'en composer une essence choisie. Aujourd'hui, la voici : dans ce fin flacon d'or Revivent en esprit mes roses les plus belles! Tout un peuple de fleurs, par mon art immortelles, Eternisent pour moi le charme de Lahor. A l'obscur jardinier dont la main les cultive Je tends le flacon plein de leur âme captive En lui disant : « Respire aussi leur doux parfum! Il me répond, fronçant ses narines moroses, Insensible au bouquet du parterre défunt : « Je ne reconnais pas le parfum de nos roses! » » L'INCONSCIENT Le Catoblépas 0poètes! Je suis le monstre que l'ermite Vit surgir, une nuit, du désert en chaleur : Je suis flasque et n'ayant ni forme, ni couleur, Je ressemble au fameux cadavre d'Hippolyte. Je suis stupide : un flux de rêves ténébreux S'écoule incessamment de mon cerveau liquide ; Je broute du néant et rumine du vide Et me gonfle à plaisir pour être encor plus creux. Je suis le dernier dieu d'un âge sans pensée, L'Inconscient par qui la Muse est remplacée, La plainte sans parole et le vagissement. Monsieur Bergson pour moi brûle ses aromates, Monsieur Jammes m'admire et je suis si dément Qu'un jour, sans le savoir, j'ai dévoré mes pattes, RÊVE MUSICAL La Nuit de Salzbourg Sur Salzbourg, ville blanche et verte, ce soir brille Une lune propice aux doux enchantements ; La comtesse descend de ses appartemetits Sous le loup de velours et la noire mantille. Chérubin va rêvant de charmille en chat-mille; L'ombre est pleine d'aveux et de chuchotements ; Les rires amoureux et les légers serments Sont pareils au jet d'eau que la brise éparpille. Parfois une rumeur traverse le palais ; Un amant supplanté bâtonne ses valets, Mais vite la musique apaise cet esclandre Et Mozart au balcon, dans la pâle clarté, D'un archet comme lui spirituel et tendre Dirige le duo de : Cosi fan tutte. \ LA SÉRÉNADE VÉNITIENNE Le Décor La sérénade lente passe ; la nuit molle Enveloppe la ville étrange et le canal ; Dans les perles de l'eau la sonore gondole Renverse en se mouvant le feu de son fanal. Des barques tout autour se pressent en flottille Et de l'ombre a jailli le chant désespéré Que Léonore en pleurs, sous sa pauvre mantille, Lance vers le cachot du trouvère adoré. 64 Les violons sont faux; la musique est vieillotte Le ténor est poussif ', la chanteuse chevrotte; Mais telle est la beauté du ciel et du décor Et tel l'enchantement de l'eau pleine de lune Que l'opéra défunt, sortant de la lagune, Ressuscite soudain dans la lumière et l'or. 65 LE BEAU PAYS DE FLANDRE La plus Douce Chanson Ecoute la chanson du beau pays de Flandre ! Prières de dévote à l'ombre d'un pilier, Voix de l'heure qui traîne et voudrait faire attendre L'instant de retourner son naïf sablier. Ecoute-la passer, la chanson rauque et tendre, Accompagnant l'effort du labeur journalier, Des rives de la Lys aux rives de la Dendre, Refrain de dentellière ou cri de batelier! Parfois elle se pâme et s'étrangle... Est-ce un râle1 Est-ce un baiser cruel sur une bouche pâle 1 Une rixe dans l'ombre entre mauvais garçons ? Ecoute-la passer, la chanson rauque et tendre, La plus douce à mon cœur de toutes les chansons!... Mais qui n'est pas d'ici ne peut pas la comprendre. LA VIEILLE CHANSON La Prière de la Duchesse de Marlborough Marlborough part pour la guerre. A h ! veuille$ qu'il revienne, Dieu des cœurs valeureux ! ayant fait son devoir! Si vous me condamne\ à ne plus le revoir, Que votre volonté soit faite, et non la mienne'. S'il tombe en France, après avoir bien bataille, Dans la pourpre du sang hérité de sa race, Puissé-je sans un cri, du haut de ma terrasse, Voir son page accourir, tout de noir habillé! a Par delà l'océan, sur la terre lointaine, Que là-bas en Guyenne ou bien en Aquitaine Il reçoive un tombeau digne de sa maison ! Que le doux romarin l'ombrage avec le saule, Et qu'en berçant leurs fils les femmes de la Gaule Trouvent dans son trépas leur plus belle chanson ! LA ROMANCE A MADAME C'est la douce chanson du désir innocent Que vierge, ah! que son cœur, que son cœur a de peine! En tremblant aux genoux de sa belle marraine Chante, rouge de honte, un page adolescent. Le Poème de la Mue Il en est une encor, du temps de Louis Sei^e : Si je l'entends chanter par une jeune voix, En fermant doucement les paupières je vois S'ébaucher dans mon rêve un parc à la française. Chante-la, mon enfant! de ton fausset qui mue, Sans même te douter quel monde elle remue De souvenirs lointains en tendre falbala! Qu'elle est aiguë et fraîche, et comme elle s'éplore! Si les roses de mai chantaient avant d'éclore, Leur voix serait pareille à cette chanson-là. LE MIRACLE GREC Les deux Montagnes Dans le ciel calme et pur de ce pays heureux, Où, rivales du jour, les courtes nuits sont claires, S'élèvent doucement deux cimes séculaires Où l'on voyait jadis des êtres lumineux. Sur l'une étaient les Dieux, pères de toutes choses, Mâles dispensateurs de force et de santé ; Sur l'autre, créateurs de rêve et de beauté, Les chanteurs d'odyssée et de métamorphoses. BÉT^IT" v:" v OssmÊ Et nul âge futur ne nous rendra jamais La fête de la vie entre ces deux sommets : L'un se nomme l'Olympe et Vautre le Parnasse. En bas, au pied des monts conversant dans les deux, Riait un peuple vif, souple et malicieux, En qui les chefs d'en-haut reconnaissaient leur race. LA RÉPONSE D'APOLLON A la Table des Dieux Bacclius dit tout-à-coup, en proie à son délire : « C'est moi qui suis l'auteur des vers d'Anacréon ! » Mais le Dieu de Délos, à travers un rayon, Lui lance ce trait d'or avec un clair sourire : « Cesse de l'abaisser un chanteur que j'admire! C'est dans son propre cœur qu'il trouva sa chanson ; Pour lui tu n'as jamais été qu'un échanson, Sinon tous les buveurs seraient joueurs de lyre ! » ' 74 éatj* Titubant, le hâbleur se lève furieux, Mais il roule soudain sous la table des Dieux Et Phébus, applaudi par l'assemblée entière, Sans regarder Bacchus terrassé par le vin, Foule, en gagnant son char, de son pas de lumière Le corps souple et joyeux de l'ivrogne divin. 75 APOLLON ET DIONYSOS La Part de Dionysos Je prends tout : le ciel bleu, les seins bruns de la teri Les yeux glauques de l'eau, l'or brûlé des moissons, La foudre et ses éclairs, le vent fou, les moussons, Le crachat des volcans, la flamme élémentaire, La détresse et l'aboi des animaux errants, L'hymen et ses baisers, la gésine et ses larmes, Les cris de l'agora, le tumulte des armes, Et les chevaux cabrés sur le corps des mourants, Les héros, les titans et les Dieux, Ariane A Naxos, la nymphée et les chiens de Diane Traversant la forêt comme un blanc tourbillon, Tout cela je le prends, je le mêle et l'enlève Et je jette à tes pieds ces images de rêve, Pour que ton art en fasse un poème, Apollon'. LA JOIE DE VIVRE Convalescence Profonde volupté de la convalescence, Quand, le corps et l'esprit réveillés à la fois, On regarde son geste, on écoute sa voix, A travers on ne sait quelle réminiscence! Quelle cloche a sonné ta seconde naissance ? L'aube blanche ressemble au lait pur que tu bois ; La vie en chien fidèle avec de doux abois Lèche tes tendres mains comme après une absence. Le monde s'offre à toi, souriant et soumis Et l'ombre et le soleil, pareils à des amis, Se penchent tour à tour sur ton pâle visage, Tandis que les projets de ton rêve enfantin S'élèvent lentement dans la paix du matin, Comme un château pensif dans un beau paysage. m M 79 il r£\ÏJë AU LECTEUR Mon foyer s'est éteint et ma gerbe est Janée. Je regarde mourir, les pieds sur mes chenets, Ces reflets de ma vie habillés en sonnets Dans le miroir mobile où leur image est née. Ai-je réalisé ce que j'avais tenté? Notre œuvre vaine est comme une table de fête, Où soudain vient s'asseoir, à côté du poète, Un convive inconnu qu'il n'a pas invité. Mais bah ! je me console et me dis à moi-même : « Quelques rythmes nouveaux chantent dans ce poème Si Von veut les trouver, il faudra les chercher. Ty liens fort, mais je fuis la réclame brutale; Le rimeur fait briller son audace et l'étale; Le poète discret s'amuse à la cacher. » Albert Giraud Pages Au lecteur........................................6 Variations sur un vers célèbre. L'Art familier............8 Shéhérazade. La Bonne Méthode......................10 Atlas. La Laideur de l'Effort............12 Messaline. L'Apparente contradiction....................14 Le Paradoxe de Diderot. La Diva..........16 Pygmai.ion. La Vengeance de l'Idéal..........18 Poètes et Dieux. Le Jeu..............20 Le Vrai Vers libre. Art poétique...........22 Rencontre. Eisa et Psyché.............24 Pour Stendahl. Les Menteurs sincères.........26 La Belle Inconnue. L'Amant fidèle..........28 La Leçon Parnassienne. Entre Animaliers........3o La Réflexion imprévue. La Dispute che\ Socrate.....32 _ Hommage funèbre. La Danseuse de Tanagra.......34 Trente Ans après. L'Inutile Esthète..........36 Pages Remontrance confraternelle. L'Esprit........38 Le Plagiat. Dans l'Atelier de Cellini..........40 Le Vieux neuf. Action et Rêve............42 Un Rêve de Poète. La Danse............44 Incertitude. Le Bel Alto..............46 Ironie. La Renaissance...............48 Après une Représentation du Misanthrope. Le Solitaire . . 5o Michel-Ange et Canova. Le Suprême Baiser.......52 L'Ut Dièze. La Monotonie de la Force.........54 L'Art pour l'Art. Pégase..............56 La Vieille Querelle. Le Parfum et l'Essence......58 L'Inconscient. Le Catoblépas.............60 Rêve Musical. La Nuit de Sal^bourg..........62 La Sérénade Vénitienne. Le Décor..........64 Le Beau Pays de Flandre. La plus Douce Chanson . . , . 66 La Vieille Chanson. La Prière de la Duchesse de Marlborough. 68 La Romance a Madame. Le Poème de la Mue......70 Le Miracle Grec. Les Deux Montagnes........72 La Réponse d'Apollon. A la Table des Dieux......73 Apollon et Dionysos. La Part de Dionysos.......76 La Joie de vivre. Convalescence...........78 Au lecteur....................80