Chartes van Lorbrr^ho. i CHARLES VAN LERBERGHE Pan COMÉM1E SAïIIVfQWB EN TROIS ACTES, EN PROSE J* tt/Z/ès-y/ PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANGE xxvi, 11ve de condé, xxvi m c m vi DU MÊME AUTEUR : les flaireurs, drame en prose entrevisions, poèmes........ la chanson d'ève, poèmes.... PAN il a été tiré de cet ouvrage : Cinq exemplaires sur Japon impérial, numérotés rie-j A 5, quinze exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à -'9^ justification du tirage : do traduction, de reproduction et de représentation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège. Droits Quand tout soudain on entendit une haute voix, venant de l'une des Isles de Paxes, qui appeloit Thamos, si fort, qu'il n'y eut celui de la compagnie qui n'en demeurast tout esbahi. Ce Thamos estoit bon pilote Egyptien que peu de ceux qui estoyent en la nef cognoissoyent par son nom. Par les deux premières fois qu'il fut appelé, il ne respondit point, mais à la troisième si: et lors celui quil'appeloit, renforçant sa voix, lui cria que quand il seroit à l'endroit des basses, qu'il denonçast que le grand Pan estoit mort... Quand ils furent à l'endroit de ces basses et platis, il advint qu'il netiroit ne vent ni haleine, et estoit la mer fort plate : parquoi ce Thamos regardant de dessus la proue vers la terre, dit tout haut ce qu'il avoit entendu que le grand Pan estoit mort. Il n'eut pas plus tost achevé de dire, qu'on entendit un grand bruit, non un seul, mais de plusieurs ensemble, qui se lamentoyent et s'esbahissoyent tout ensemble. plutarque. Trad. de a.mtot : Des oracles qui ont cessé et pourquoi. DRAMATIS PERSON/E pan pierre, berger anne, sa femme paniska, leur fille le curé l'abbé, son vicaire le capucin le sacristain le suisse le bourgmestre le secrétaire communal l'instituteur le garde-champêtre la mère anus un paysan le chœur des gipsies et des faunes La scène se passe en Flandre, dans une huile, sur les dantt au bord de la mer. ACTE PREMIER La scène représente l'intérieur d'une hutte de berger. Au fond, large porte charretière dans laquelle est pratiquée une petite *porte à claire-voie par où entrent et sortent les personnages. A gauche, chambre à laquelle accèdent trois marches. Plus en avant et également à gauche, cheminée à manteau, devant laquelle se trouve une longue table de chêne. A droite, porte de l'étable. Au lever du rideau, Pan (i) est assis sous le manteau de la cheminée, à laquelle il tourne le dos, et dort, la tête appuyée sur la table. Il est enveloppé des pieds à la tète d'un grand drap blanc, qui a à la fois l'apparence d'un manteau antique et d'un linceul. On ne voit ni son visage, ni ses mains, ni ses pieds. A l'extrémité de la table,tournant le dos aux spectateurs, est assis Pierre.Il est enveloppé d'une houppelande. Vers l'autre extrémité de la table, faisant à demi face à Pan, est assise Anne. Tous deux sont assis sur des escabeaux et contemplent Pan endormi. Sur la table se trouve une cruche et du pain. Paniska (2) est debout au milieu de la pièce, du côté de la porte. La lueur de l'âtre, qui seule éclaire la scène par dessous la table, se projette principalement sur elle. A droite de la scène est prosterné le Chœur des Gipsies, (1) Les chiffres qu'on trouvera au cours de la pièce se réfèrent à des notes placées à la fin du volume. SCÈNE 1 PANISKA, PIERRE, ANNE, PAN, LE CIIŒUR paniska, après avoir contemplé tour à tour Pan et le Chœur pros' terne, lève les bras, puis les ramène lentement le long de ses tempes et demeure un instant dans cette attitude.Elle va se placer ensuite près de la petite porte, qu'elle ouvre, et regarde dans la nuit. Après un instant, reportant les yeux sur Pan et le Chœur, Il sommeille... Tout sommeille... Quel silence! Pas un souffle dans l'air.{Revenant et s'agenouillanll devant Anne, à qui elle prend les mains, et toë\ en regardant du côté de Pan.) II a traversé la mer? ANNE Oui, Paniska, il a traversé la mer. PANISKA Est-ce loin qu'on va par là? hommes et femmes. On n'en aperçoit, à la lueur de l'âtre, parmi la paille qui couvre abondamment le sol, que les manteaux I bariolés, les pailletles elles étiucellementsd'or et de pierreries. Des vases précieux et des gerbes de fleurs sont posés en évidence devant le Chœur. ANNE Jusqu'au bout du monde. PANISKA Et qu'y a-t-il au bout du monde ? ANNE Une autre terre. Et puis? D'autres terres. Et puis ? PANISKA ANNE PANISKA ANNE i Et puis il y a les étoiles, ma fille... PANISKA,pensivement.regarclant vers le dehors, et après un silence. I Oui, il y a la mer au delà de la terre, et les étoiles au delà de la mer. Je les vois. Est-ce le ciel au bout du monde ? ANNE Non, mais on y est plus près du ciel. PANISKA Qu'il y doit faire merveilleux ! ANNE C'est au soleil, toujours au soleil. On y est plus heureux. Ici, il fait triste et noir. PANISKA Pourquoi, mère ? ANNE A cause de notre Dieu. PANISKA Et pourquoi fait-il triste et noir ici à cause de notre Dieu? ANNE Parce qu'il est mort. PANISKA, se retournant vers le Chœur, et après un nouveau silence. Leur dieu n'est donc pas mort aussi ? N'a-t-on pas crié sur la mer qu'il était mort ? ANNE Oui, on l'a crié, mais lui n'est pas mort. Il sommeille. acte premier PANISKA Il sommeille..... Tout sommeille..... La terre entière et la mer môme. Les plantes et les oiseaux aussi. Oui, tout sommeille si profondément cette ■nuit. Mais bientôt la lune va se lever et tout se Réveillera. Qu'elle est belle et calme, cette première ffiiuit du printemps ! Pas une feuille des arbres ne bouge, et le vent même est endormi. SCÈNE II LES MÊMES, LE GARDE-CHAMPÊTRE LE GARDE-CHAMPÊTRE, s'arrêlant sur le seuil, et tirant son sabre. Ils sont cependant entrés ici. Où sont-ils ? Je ne I les vois plus. Ils sont là. PIERRE, sans se lever. LE GARDE-CHAMPETRE PIERRE Là, sur le sol. LE GARDE-CHAMPETRE Qu'est-ce qu'ils font là ? PIERRE Chut! Ils dorment. LE GARDE-CHAMPÊTRE : Ah! ils dorment. Eh bien,, qu'ils s'éveillent. J'ai là leur parler. Où est le vieux de la bande ? PIERRE [ Je ne sais pas. LE GARDE-CHAMPÊTRE I Hum! Vous ne savez pas. Ou'aviez-vous à les appeler ? PIERRE K Nous ne les avons pas appelés. Ils sont venus d'eux-mêmes. Ils sont entrés en silence et se sont prosternés à terre. LE GARDE-CHAMPÊTRE I 11 fallait leur fermer la porte. PIERRE K Nous ne fermons la porte à personne, ni le jour, ni la nuit. LE GARDE-CHAMPÊTRE | On s'en aperçoit. C'est ainsi que votre étable devient le repaire des bandits. PIERRE Ils ont voulu dormir là. Je les ai laissés s'étendre sur la paille. LE GARDE-CHAMPÊTRE Vous vous expliquerez avecM. le Bourgmestre. Je l'ai fait avertir., ainsi que M. le curé et M. le vicaire. Vous savez bien qu'il a été défendu à ces gens-là de lever leur camp., surtout pendant la nuit, sans prévenir les autorités. Je vais leur dresser procès-verbal. Où est le vieux? Il fait mine d'avancer. PIERRE Eli! prenez garde... Ce sont les bêtes. LE GARDE-CHAMPÊTRE Les bêtes? Je vous dresse procès-verbal à vous également. Nous verrons bien si cela se passera ainsi. Il est défendu de sortir avec des animaux malfaisants dans le village. C'est pure tolérance si on les leur a laissés. M. le Bourgmestre n'a que trop d'indulgence. Mais s'il arrive malheur, tant pis. Nous avons déjà eu ces gens-là au village., il y a dix ans. Ils n'avaient avec eux qu'un ours, mais ceux-ci arrivent avec des tigres. Ils se croient tout permis. PANISKA Ces bêtes sont très douces. Elles ne font de mal personne. Elles dorment. LE GARDE-CHAMPÊTRE ■ Ce n'en sont pas moins des tigres, même quand ®s dorment. Mais je ne m'en mêle plus. M. le Bourgmestre décidera si de pareils cortèges, sans ;'but ni raison, et au milieu de la nuit, peuvent être Solérés. En attendant, je vous dresse procès-verbal. S'il arrive n'importe quoi, vous répondrez pour eux. Votre nom ? PIERRE I Vous ne savez plus mon nom? LE GARDE-CHAMPÊTRE ■ Si. mais la loi veut que je vous le demande. PIERRE (Pierre. ■ LE GARDE-CHAMPÊTRE, à la femme. S Le vôtre? ANNE lAnne. PIERRE PIERRE Berger et gardien du bouc communal. PIERRE A onze heures. PIERRE LE GARDE-CHAMPÊTRE Vous ne me ferez pas accroire que vous n'êtes! LE GARDE-CHAMPÈrillî, à Pierre. Votre âge ? Soixante ans. LE GARDE-CHAMPÊTRE Votre profession? LE GARDE-CHAMPÊTRE A quelle heure sont-ils entrés ? LE GARDE-CHAMPÊTRE Qu'est-ce qu'ils ont dit? Das de connivence avec eux. Qu'est-ce qu'ils vien lent faire ici ? PIERRE LE GARDE-CHAMPÊTRE Attendre quoi ? PIERRE Je n'en sais rien. LE GARDE-CHAMPETRE I C'est bon. Je ferai mon rapport. Ah ! voici M. le Bourgmestre. {A u Bourgmestre, qui entre, ceint de son écharpe.) Monsieur le Bourgmestre, ils sont là. Je les ai suivis. Ils dorment, mais je vais les éveiller... Prenez garde, monsieur le Bourgmestre ! Les bêtes sont avec eux,, là... là... Vous voyez? pan SCÈNE III LES MÊMES, LE BOURGMESTRE LE BOURGMESTRE, se reculant et faisant mine de ressortir. Morbleu! Oue ne ledisiez-vous plus tôt! J'ai failli marcher dessus. PIERRE Ne craignez rien : ils dorment. LE BOURGMESTRE Heureusement. LE GARDE-CHAMPÈTRE Je viens de dresser procès-verbal au berger ici présent, dont l'attitude est équivoque. LE BOURGMESTRE Parlez plus bas. LE GARDE-CHAMPETRE Il refuse de s'expliquer. Il prétend ne pas savoir pe qu'ils sont venus faire ici. LE BOURGMESTRE Parlez plus bas, vous dis-je. LE GARDE-CHAMPÊTRE Vous leur avez défendu, monsieur le Bourg-lestre, de lever leur camp sans autorisation préalable : première contravention. Vous leur avez défendu de sortir avec leurs bêtes non enchaînées : B ^deuxième contravention... LE BOURGMESTRE, impatienté. ■ Mais, pour l'amour de Dieu, parlez plus bas. ■ LE GARDE-CHAMPÊTRE, chuchotant sur un ton véhément. I Ils ne peuvent être venus qu'avec des intentions malfaisantes; leur attitude à tous est des plus suspecte. Si vous le permettez, monsieur le Bourgmestre.. je vais les interroger. LE BOURGMESTRE B Gardez-vous-en bien ! Laissons-les tranquilles. Du moment qu'ils dorment, l'autorité peut fermer LE BOURGMESTRE Et qu'est-ce que M. le vicaire a dit? LE GARDE-CHAMPÊTRE M. le vicaire arrive. Il est bouleversé. Il prétend que les païens vont célébrer leur culte sur les hauts lieux, comme il dit. 11 croit qu'il s'agit d'un sacrifice humain et qu'ils attendent le lever de la lune. Il est extrêmement agité. 11 s'est écrié: « Ah!... » les yeux. Ils ne troublent pas l'ordre. C'est bien. Allons-nous-en ; nous examinerons la question demain. C'est un peuple mystérieux. Avez-vous prévenu M. le curé ? LE GARDE-CHAMPÊTRE Oui, monsieur le Bourgmestre, mais M. le curé se mettait au lit. 11 se fait vieux. Il s'est mis à la fenêtre et n'a pas eu l'air de comprendre. Il m'a dit d'aller chez M. le vicaire. LE BOURGMESTRE Et vous y êtes allé? LE GARDE-CHAMPÊTRE LE BOURGMESTRE H Plus bas 1 LE GARDE-CIIAMPÈTRE, sourdement. B Nous verrons bien I LE BOURGMESTRE B G'estaffaire à lui. Venez; laissons-le s'expliquer. Je ne puis me mêler à cette question qui concerne plutôt le spirituel. Du moment qu'ils ne troublent pas l'ordre... Sortons. L'air est empesté ici. LE GARDE-CHAMPÊTRE ■ C'est le bouc. LE BOURGMESTRE Sans doute. Venez. Le Bourgmestre et le Garde-champêtre sortent. SCÈNE IV PANISKA, ANNE, LE CIIŒUR PANISKA, à la porte restée ouverte. Un souffle s'est levé. Voici que toutes les feuilles I des arbres frissonnent. L'on entend la rumeur de la 1 mer. Elle s'éveille. ANNE Oui, elle chante. PANISKA La lune se lève aussi. Regarde, mère. On la voit i poindre au-dessus des eaux. C'est comme deux» petites cornes d'argent. Toute la mer étincelle et | toute la terre. On dirait que toutes les fleurs vont! s'ouvrir cette nuit. ANNE C'est la première nuit du printemps (3). acte premier PAMSKA I Et quelle senteur! Tout l'air en est plein. Même il me semble déjà sentir des roses. Ne sont-ce pas déjà des roses qu'on respire, des roses du lointain été? UNE VOIX SUR LA MER ■ Pan est ressuscité. Pan se lève. PANISKA, les bras levés et comme en extase. ■ Pan est ressuscité 1 LE CHOEUR, se levant. [Pan est ressuscité ! Accord de harpos invisibles. SCÈNE V LES MÊMES, LE VICAIRE, LE SACRISTAIN L'ABBÉ, sur le seuil, il est maigre et a l'air fanatique. Il porte des lunettes rondes à monture noire. Silence! Que se passe-t-il? Que font ces gipsics chez vous? (Au Chœur, en s'avançant.)Que, faites-vous ici?... On ne me répond pas! Soit. Je comprends. Je n'ai rien à vous dire. Vous n'êtes pas des chrétiens, mais demain vous serez chassés du village. Vous irez accomplir vos rites abominables ailleurs. Qu'est-ce que ce spectre? PIERRE Prêtre, c'est mon hôte. Ne l'insultez pas. L'ABBÉ, s'avançant. C'est lui! PIERRE Laissez cet homme. L'ABBÉ C'est lui, je le reconnais! Rétro Satanas! Au nom du Dieu crucifié, va-t'en ! Je te chasse (4)- PIERRE Prêtre, je vous l'ai dit, c'est mon hôte. ANNE Il a bu et mangé à notre table. L'ABBÉ Qu'il se nomme. PIERRE Dites-lui votre nom, mon ami. Comment vous appelle-t-on? C'est pour la régularité. Le prêtre désire le savoir. Ce n'est pas un secret, n'est-ce pas? Comment vous appelle-t-on dans votre pays? PAN Pan. PIERRE C'est votre petit nom? Non. PAN PIERRE, naïvement. Alors, c'est le grand. (.A l'abbé.) C'est son nom de famille, Pan. L'ABBÉ Yous êtes un démon. Je suis Dieu. L'ABBE Il l'a dit, et je l'avais pensé! Il n'y a qu'un seul Dieu, menteur! Je suis ce Dieu. L'ABBÉ Vous mentez, fourbe! Vous mentez, Satan! Il s'avance vers lai, menaçant. PIERRE Prêtre, je vous défends de le toucher. Je vous le défends, entendez-vous? Arrière, vous-même ! L'ABBÉ Vous prétendez prendre la défense du démon! PIERRE Dieu ou démon, cela m'est égal. Il est sous I mon toit, et il y restera. Et vous ne toucherez pas là sa personne. Mon Dieu, asseyez-vous. C'en est I trop à la fin. Pan se rassied. Le Chœur se prosterne. L'ABBÉ Il a des oreilles de bête (5) 1 PIERRE | Eh bien quoi,ses oreilles! Qu'est-ce qu'il en peut [s'il n'a pas les oreilles faites comme tout le monde? L'ABBE I Plus de doutes. C'est bien lui-même. PIERRE I Est-ce qu'on s'occupe de vos oreilles, à vous? Je fous dis de nous laisser la paix. L'ABBÉ I Je comprends. C'est dans la nuit, sur les hauts-yeux, qu'ils viennent l'adorer et célébrer son culte. Je suis ici en plein enfer, mais je ne crains rien. |tl se signe). Ah 1 ils sont venus pour lui prêter acte premier main-forte et pour le défendre! Et ils ont amené leurs tigres! Et c'est chez l'homme qui garde le bouc qu'il est descendu , chez quelqu'un dont l'odeur seule est une infamie, chez quelqu'un qui vit comme les bêtes, aveccette vieille sorcière... et dont la fille court les bois, demi-nue, comme une faunesse. PIERRE Prêtre ! LE SACRISTAIN Calmez-vous, monsieur le vicaire; vous tremblez tellement. Buvez un peu d'eau. 11 veut prendre la cruche sur la table. L'ABBÉ Ne touchez à rien ici. Je veux secouer sur eux la poussière de mes souliers. LE SACRISTAIN Asseyez-vous un instant. L'ABBÉ Non, allons-nous-en; j'étouffe. Cela empeste le soufre ici. LE SACRISTAIN C'est le bouc. L'ABBÉ Non, c'est le déinon. Allez sonner les cloches. Il faut appeler tout le peuple à l'église. Le démon est au milieu de nous. Le Sacristain sort en se signant. PIERRE Paniska, ma fille, prends la torche et éclaire notre hôte. PANISKA Où doit-il dormir, père? L'ABBÉ Ah! c'est abominable. PIERRE Dans la chambre. Nous dormirons dans l'étable. SCÈNE VI LES MÊMES, TROIS JEUNES FILLES GIPSIES Elles sont vêtues d'une manière somptueuse et fantastique el s'avancent vers Paniska en portant des fleurs. Elles s'adressent à elle sur un ton chantant, et la musique du chœur accompagne, en sourdine, leurs paroles et leurs danses. Salut, ô notre sœur, 0 Vierge bienheureuse. PANISKA Pourquoi me dites-vous bienheureuse, mes sœurs ? LES TROIS GIPSIES Parce que de toi Notre Dieu A fait choix. PANISKA Et pourquoi tressez-vous, Dans mes cheveux, Ces fleurs, Ces fleurs rouges, Mes sœurs ? LES TROIS GIPSIES Parce qu'en toi Notre Roi A choisi son épouse, Et que toutes les fleurs Vont s'ouvrir, cette nuit, PANISKA Je ne suis que son humble servante. L'ABBÉ Sacrilège ! Parodie ! UNE GIPSY, à Paniska. Voici ta robe de fiancée, 0 sœur, Nous l'avons de nos mains tissée Avec des rayons de lune Et des perles de rosée. Pendant ce temps et la suite du dialogue, les jeunes filles enlèvent à Paniska la peau de panthère qui la recouvrait et jettent sur elle un voile diaphane et scintillant. L'ABBÉ,se détournant. C'est une profanation impie. PIERRE Silence ! L'ABBÉ Et je vous dis que cela ne se passera pas ainsi. PIERRE Et moi je vous dis que si. Je ne sais ce qui vous prend, à vous et aux autres, de venir nous troubler au milieu de la nuit. Sortez ! L'ABBÉ Damnez-vous, mais vous ne damnerez pas le troupeau, je le jure par le Dieu vivant. Je suis, moi, le pasteur des âmes et vous,le chien qui laisse pénétrer le loup dans le bercail. Aussi... PIERRE Silence ! Sortez ! PANISKA, revêtue de son voile, sous lequel elle apparaît cependant toute nue, et se prosternant devant Pan, qui s'est levé. N'écoute pas, mon Dieu, les mauvaises paroles des hommes, mais pardonne-leur. Mon père et ma mère t'ont offert le via, le pain et le sel. Ils te donnent l'hospitalité sainte. Moi., je ne puis te donner que moi-même. L'ABBÉ Malédiction sur vous., pécheresse ! Ce sont les portes de l'enfer qui s'ouvrént devant vous. PANISKA, se retournant brusquement vers Pan, qu'elle enlace comme pour le défendre. Mon seul Dieu, le voici. Je ne crois qu'en lui. C'est à lui que mes sœurs m'ont menée pour être son épouse. Je suis à lui. Il est à moi. Allez ! vous et votre Dieu lui-même ne l'arracheront plus de mes bras. Pan et Paniska, enlacés et presque confondus, ne formant plus qu'un groupe, se sont, pendant ces paroles, tournés vers la chambre, tandis qu'un rayon de lune tombe sur eux et leur indique le chemin en s'étendant sur les marches. Pan fait alors un geste indiquant ce chemin lumineux, et tous deux, gravissant les marches, disparaissent dans la clarté. L'ABBÉ 0 exsecrando daemonl Mais... vous ne craignez donc pas Dieu ici ! Paniska ! Sauvez-vous., malheureuse ! (.A Pierre et à Anne.) Mais sauvez donc votre fille ! pan PIERRE et ANNE Paniska ! Paniska ! L'ABBÉ Elle est perdue ! PIERRE et ANNE Paniska ! Paniska I L'ABBÉ Elle est damnée. Vous l'avez livrée au démon. PIERRE et ANNE Paniska ! L'ABBÉ Il est trop tard. Vous êtes perdus tous. Il est trop tard. Malheur à vous ! L'abbé sort violemment en laissant la porte large ouverte. Le chœur s'agenouille. Pierre et Anne, qui ont fait un pas vers la chambre, s'arrêtent et humblement courbent la Iclc. On entend sonner les cloches de l'église. Par la porte ouverte, le jardin apparaît luxuriant et tout étincelant. PIERHE Ne troublons pas leur amour merveilleux. acte premier ANNE Et que soit faite la volonté des dieux. Tous deux se tournent vers la porte ouverte. PIERRE Entends-tu la mer? Comme elle chante plus ANNE Mais est-ce bien la mer? Ne sont-ce pas plutôt les oiseaux qui s'éveillent, car déjà l'aube est PIERRE Non, écoute; ce sont les cloches. Ils sonnent les cloches; ils vont prier. ANNE Si nous priions aussi? PIERRE Oui, prions aussi. Femme, tu pleures? ANNE Je pleure de bonheur. Mais toi, tu trembles, père, peur? Avons-nous fait mal? PIERRE, solennellement. Je tremble de joie. Parce qu'un Dieu est venu sous notre toit, je tremble de joie. Nous avons fait comme faisaient nos pères lorsqu'ils recevaient un hôte sacré. ANNE Nous avons cru en sa parole. PIERRE Nous lui avons tout donné. On entend toujours le son des cloches. Le jour se lève. DEUXIÈME ACTE On avait follement dit : « Le grand Pan est mort, u Puis voyant qu'il vivait, on l'avait fait ifti dieu du mal; à travers le chaos, on pouvait s'y tromper. Mais voici qu'il vit harmonique dans la sublime fixité des lois qui dirigent l'étoile et qui non moins dirigent le mystère profond de la vie. m1ciielet. ACTE DEUXIEME Même déeor. Sur la table des vases d'or, des coupes, des cassettes, des parures d'or et de pierreries, le tout d'un luxe oriental. Des fleurs sur le sol et sur le seuil. Au-dessus de la petite porte ouverte sur le jardin, qu'éclaire le grand soleil, une guirlande de fleurs blanches enrubannées et des pommes de pin. On entend une musique lointaine. SCÈNE I PIERRE, ANNE, LE SACRISTAIN, LE SUISSE LE SUISSE sur le seuil. 11 est en grande tenue de cérémonie, habit rouge, bas blancs, souliers à boucles et bicorne emplumé. Il tient sa hallebarde en main. Entrez sans crainte, Joseph. Ils sont partis. LE SACRISTAIN. Il entre avec précaution, en regardant autour dé lui. Il est vêtu d'une très longue redingote noire et porte un chapeau de soie noire, d'une forme surannée. Il tient les mains dans les manches de sa redingote. Ah ! Seigneur ! C'est donc ici ! LE SUISSE, à Pierre et Anne, qui entrent par la droite. Il a été décidé par le chapitre, d'accord avec le conseil, qu'il se tiendrait ici, ce matin, sur les lieux mêmes, un conciliabule entre les autorités ecclésiastiques et civiles. PIERRE, indifférent. Comme ils voudront. LE SUISSE, indiquant la droite. La table se trouverait mieux là, Il y a plus de place. LE SACRISTAIN, comme sortant d'un rêve. En effet. Aidez-moi. LE SUISSE Le Suisse et le Sacristain transportent la table à droite. Il manque des sièges. Pierre et Anne apportent chacun un escabeau. Il n'y a que trois sièges ? Voyons. Combien sommes-nous? Comptant sur ses doigts. Il y a Monsieur le curé, monsieur l'abbé, Monsieur le bourgmestre, et moi, ça fait quatre. LE SACRISTAIN Le secrétaire communal et moi. LE SUISSE Ça fait six. Et il y a le capucin. LE SACRISTAIN Ça fait sept. LE SUISSE Nous sommes sept. LE SACRISTAIN Vous oubliez monsieur l'instituteur. LE SUISSE Ah oui, ça fait huit. Nous mettrons le banc de ce côté. Ils placent le banc devant la table et rangent les escabeaux. Là... Ah! voici lesautoritis. i SCÈNE II LES MÊMES, LE CURÉ, LE BOURGMESTRE, L'ABBÉ, L'INSTITUTEUR LE CURÉ, il est très vieux et marche en s'appuyant sur une canne. Il tient en main une tabatière. Un mouchoir rouge sort de la poche de sa soutane. Au bourgmestre, qu'il arrête sur le seuil. C'est un miracle (6) ! LE BOURGMESTRE Vous croyez vraiment que ce sont des pommes? LE CURÉ Je le crains. LE BOURGMESTRE Des pommes, au premier jour du printemps, alors que tout est encore en fleur ! LE SACRISTAIN C'est incroyable, mais c'est un vrai miracle. L'ABBÉ, à l'instituteur. Non, monsieur, un phénomène naturel... L'INSTITUTEUR, en redingote et bonnet grec. Permettez, la nature... L'ABBÉ Oh ! la nature... LE SACRISTAIN, affirmatif. La nature. C'est un scandale. LE CURÉ, au sacristain. Avez-vous apporté de l'eau bénite? SCENE III LES MÊMES, LE CAPUCIN, LE SECRÉTAIRE, puis le GARDE-CHAMPÊTRE LE CAPUCIN entre avec le secrétaire. Il porte le costume de l'ordre de Saint-François, et tient un seau et un goupillon d'une main et de l'autre un gros livre à reliure de parchemin. En voici dans ce seau. LE CURE LE SECRÉTAIRE. Il est vêtu de noir, porte un registre sous le bras et une plume d'oie derrière l'oreille. On ne peut écrire à cause de ces vases... L'ABBÉ, au suisse. Débarrassez la table. L'INSTITUTEUR, examinant une coupe qu'il a prise sur la tal>le' Non ! mais c'est de l'or. LE BOURGMESTRE C'est aux gipsies. L'instituteur remet vivement la coupe sur la table. Le sacristain laisse tomber à terre le vase qu'il avait en main. Celui-ci se brise. ANNE, ramassant les débris et les mettant dans son tablier. Faites donc attention ! Ce sont les cadeaux de noce de mes enfants. LE GARDE-CHAMPÊTRE. II entre essoufflé et avec précipitation. ( Il est en grande tenue : sarrau bleu,bicorne de gendarme, plaque en bandoulière, ceinturon et sabre, guêtres jaunes. Ouf! Je ne sais où ils sont. Je n'ai pu arriver jusqu'au bout du jardin, à cause des fleurs. C'est à mourir asphyxié. Les rosiers ont poussé comme des arbres. On ne peut avancer. C'est un fouillis du diable. On marche et on culbute sur des tas de fleurs. Ça coupe le souffle. Et les pommes 1... LE CURÉ Sont-ce réellement des pommes ? LE GARDE-CIIAMPÈTRE H y en a des milliards. LE CURÉ, très troublé. C'est bien un miracle. LE GARDE-CHAMPÊTRE On ne peut faire un pas sans qu'il vous en tombe sur la tête. LE SACRISTAIN Et l'air en est si empesté que j'en suis comme ivre. LE BOURGMESTRE Remettez-vous. LE SECRÉTAIRE Voulez-vous boire tin peu d'eau? Il lui verse de l'eau dans une coupe qui est sur la table. LE SACRISTAIN, buvant et voulant remettre la coupe. Merci. L'ABBÉ, lui arrachant la coupe et la jetant à terre. Mais c'est la coupe où le diable a bu ! LE SACRISTAIN Ça ne fait rien, c'est passé. LE GARDE-CIIAMPÈTRE Le fait est qu'il n'est pas possible, à moi tout seul, de contenir la foule à la barrière du verger. Il y en a qui escaladent les haies. L'ABBÉ Comment cela? LE GARDE-CHAMPÊTRE Ils veulent voir le miracle, comme ils disent. L'ABBÉ Il faut les chasser. LE BOURGMESTRE, énergique. Certainement. LE GARDE-CHAMPÊTRE Oui, monsieur le Bourgmestre, mais ce n'est pas possible à moi seul. C'est à en perdre la tète. Tout le village accourt de ce côté. Ils ont déjà mangé des pommes, malgré ma défense. L'ABBÉ Il faudrait requérir la gendarmerie. LE GARDE-CHAMPÊTRE, menaçant. J'y retourne. Nous verrons si... L'ABBÉ Dites-leur bien qu'il est défendu, sous peine de mort, je veux dire sous peine de péché mortel, de toucher aux fruits de ce jardin. LE GARDE-CHAMPÊTRE Ce qui n'empêche que ma femme en a mangé. LE CAPUCIN Comment 1 LE GARDE-CHAMPÊTRE Oui, je l'ai trouvée en train de mordre dans un fruit défendu. Je l'ai battue et j'ai fait appeler le médecin. LE SECRÉTAIRE Pourvu qu'il n'arrive pas de malheur! LE GARDE-CHAMPÊTRE Il en arrivera sûrement, monsieur le Secrétaire. Les enfants grimpent dans les arbres. LE SECRÉTAIRE Il faut que j'aille voir si le mien n'y est pas. LE GARDE-CHAMPÉTRE Sûrement qu'il y est. Je l'ai vu dans un pommier. LE SECRÉTAIRE, se levant. Ali! le bandit! Attendez ! Il fait mine de suivre le garde-champêtre qui sort. LE BOURGMESTRE, retenant le secrétaire. Ce n'est pas possible. Nous devons délibérer. (Le secrétaire se rassied.) LE BOURGMESTRE La parole est à M. le curé. LE CURÉ, poursuivant son idée. Moi, je ne sais rien. Tout ce que j'ai vu c'est le miracle... L'ABBÉ Mais M. le Bourgmestre qui a été sur les lieux... LE BOURGMESTRE Oui, cette nuit, vers les 10 heures. Comme j,e me mettais au lit, le garde-champêtre est venu me trouver en disant que les gipsies levaient leur camp, sans autorisation, et qu'ils se rendaient sur la montagne d'une façon,qu'il a qualifiée au procès-verbal, d'insolite. LE SECRÉTAIRE, lisant. Et de ténébreuse. LE BOURGMESTRE Parfaitement ; de ténébreuse, car la lune n'était pas encore levée. Comme la nuit était assez claire, je me suis mis à la fenêtre. On les voyait monter en cortège, mais on n'entendait rien. Ils avaient pourtant avec eux leur musique, ainsi qu'il appert du procès-verbal, mais ils ne jouaient pas. LE CURÉ C'est étrange. LE BOURGMESTRE Ils ne troublaient pas le repos nocturne, et tout aurait été en règle s'il ne leur avait pas été défendu de lever leur camp sans notre autorisation préalable, et d'emmener leurs animaux farouches. Sur quoi, j'ai ceint mon écharpeet je me suis rendu sur les lieux accompagné du garde-champêtre. Us étaient ici, en effet, à cette place même, couchés terre, leurs bêtes avec eux. LE CURE C'est extraordinaire. LE BOURGMESTRE Ils dormaient, mais ils ne troublaient pas l'ordre. J'ai cru bien faire en fermant les yeux et en remettant l'enquête au lendemain. Du moment qu'ils ne troublaient pas l'ordre... Voilà tout ceque je sais. Je suis allé me coucher. Le vicaire a vu le reste. Il se rassied. L'ABBÉ, se levant. Messieurs, je suis entré ici quelques instants après la visite de M. le Bourgmestre, mais ce que ai vu, moi, est plus grave. Je dirai même d'une dont les conséquences ne se peuvent calcu- Sensation. antôt vous avez été tous témoins d'une partie scandale, vous l'avez vu de vos yeux, en trace verger, où la graine du démon a levé une nuit eta!porté ses fruits. Il ne s'agit pas ici une simple contravention de police; le sujet qui réunit, ce matin, n'est pas de ceux qu'on peut ifier d'insolite,ou de ténébreux, mais de dia-ique ! Nouvelle sensation. acte deuxième Je l'ai deviné sur-le-champ. Ces mots : Ils se rendent sur la montagne, c'est-à-dire,sur les hauts-lieux, m'ont frappé comme un coup de foudre. LE CAPUCIN En effet, c'est dans la Bible! LE CURE, saisi. Vraiment? LE CAPUCIN, ouvrant son in-folio. Dans les Rois. Là..., livre III, chapitre XIV, verset 23. « iEdificavcrunt enim, et sibi, aras et statuas et lucos, super omnem collein excelsum. » LE SUISSE Qu'est-ce que ça veut dire? LE BOURGMESTRE Traduisez, s'il vous plaît. LE CAPUCIN Ils élevèrent des autels à Satan sur les hauts-lieux. Ça y est. L'ABBÉ Parfaitement. Les Païens, c'est-à-dire les Gif" sies, n'adorent pas notre Dieu. Ils ont leur dieu à eux, et c'est, vous pensez bien, Belzebuth. Et, en effet, il était assis là (désignant la place où est assis le curé)el dormaitla tête appuyée sur la table. LE CURÉ, ahuri. Qui ça? L'ABBÉ Belzébuth. LE CURÉ Que le bon Dieu nous en préserve ! LE CAPUCIN Il faudrait bénir cette table. LE SACRISTAIN, se levant. Je vais le faire. Pendant que l'abbé continue, il asperge la table et tous les assistants. Plusieurs se signent. L'ABBÉ Je l'ai immédiatement reconnu, et je l'ai adjuré, au nom de Notre Seigneur, de déguerpir; mais, contrairement à l'effet observé par tous les Pères, les paroles saintes, cette fois, ne l'ont pas mis en fuite. Il s'est obstinée il a récalcitré, et je le déclare, les deux témoins ici présents ont pris sacrilègement sa défense, et m'ont empêché de le chasser de force. LE CURÉ, à Pierre. Comment n'avez-vous pas honte de recevoir le démon chez vous ? PIERRE, se levant. Ce n'est pas le démon, monsieur le Curé., c'est le bon Dieu I ANNE, de-même. Oui., c'est le bon Dieu en personne. LE CURÉ, ahuri. Comment? L'ABBÉ Vous entendez, ils blasphèment. LE BOURGMESTRE, à Pierre. Voyons., racontez-nous comment cela s'est passé. PIERRE C'était vers 7 heures. Le soleil se couchait sur la mer. J'étais sur la colline avec le bouc, et je regardais une barque qui passait. Elle avait une proue jaune et des voiles pourpres. Des matelots criaient. Il me parut qu'ils criaient que quelqu'un était mort, s'était noyé sans doute. Et voilà, pendant que je crie aussi, que ma femme et ma fille accourent. Nous crions tous ensemble en levant les bras, quand, tout à coup, quelqu'un sort de l'eau. Non, je ne suis pas mort qu'il dit en riant. C'était un homme, beau comme le bon Dieu du paradis, et que le soleil, qui précisément rentrait derrière lui dans la mer, faisait paraître miraculeux. Tout de suite ma femme a dit : C'est le bon Dieu ! Et ma fille est tombée à genoux en disant aussi : C'est le bon Dieu! Mais moi je disais : C'est un homme : il était tout nu... Nous l'avons conduit à la maison et nous lui avons mis un drap de lit autour du corps pour le réchauffer. Puis, nous l'avons fait asseoir à notre table et nous lui avons donné à boire et à manger. Et nous avons mangé et bu avec lui. Après, il nous a dit qu'il venait d'au-delà de la mer, sans doute de l'autre monde qu'il voulait dire, et il s'est endormi sur la table. Il mourait de sommeil. ANNE C'est alors que les anges sont entrés. pan LE CURE Les angles ? LE BOURGMESTRE Elle veut dire les gipsies. L'ABBÉ, reprenant Les serviteurs du démon. LE CURÉ Ah ! Et sous quel prétexte? PIERRE Sous aucun. LE BOURGMESTRE Qu'est-ce qu'ils ont dit? PIERRE Rien. Ils se sont prosternés à terre et se sont endormis. LE BOURGMESTRE Je ne vois pas de mal à cela. LE CURÉ Et vous ne lui avez pas demandé son nom? PIERRE Pourquoi? Je ne demande jamais le nom des gens. Leur figure me suffit. LE CAPUCIN Une question. Puisque le diable s'est présenté à eux dans toute sa lndeur, les témoins ont-ils remarqué qu'il avait des pieds de bouc ? L'ABBÉ Il en a; et il a des cornes. Je les ai vues. PIERRE Il n'a pas les oreilles et les pieds faits comme tout le monde, voilà tout. C'est une preuve qu'il est Dieu. Mouvement. LE SACRISTAIN Une belle preuve ! L'ABBÉ C'est une preuve qu'il est le démon. Cela dissipera, j'espère, tous les doutes. LE CAPUCIN Evidemment. L'INSTITUTEUR Il faudrait voir... LE CURÉ, embarrassé. Ce n'est pas clair... PIERRE Il dansait en sortant de l'eau. LE BOURGMESTRE En tous cas, ce n'est pas suffisant. (A Pierre.) A quoi prétendez-vous encore reconnaître qu'il est Dieu? PIERRE A tout, à sa figure, à ce qu'il était tout nu, à sa façon de dormir, de manger, de boire, de rire, de danser (7). L'INSTITUTEUR Est-ce qu'il a dansé ? L'ABBÉ, haussant les épaules. Si c'est sa façon de rire et de danser qui prouve qu'il est Dieu ! LE SACRISTAIN Un Dieu qui sait danser ! On rit. LE SUISSE C'est absurde. LE CAPUCIN Et indécent. LABBÉ, désignant Pierre. Cet homme est fou. LE CURÉ, perplexe, à l'abbé. Etes-vous sûr, au moins, que ce n'est pas Dieu? L'ABBÉ Quel dieu? LE CURÉ, naïvement. Dieu le père, par exemple... L'ABBÉ, avec un air de pitié. Ah ! Monsieur le curé !.., PIERRE 11 r a dit lui-même : Je suis Dieu. L'ABBÉ, ironique. Des miracles innocents ? Des miracles de roses, comme sainte Elisabeth ? L'ABBE Si nous allons mettre en doute jusqu'à la personne du démon lui-même, où irons-nous? Ne s'est-il pas nommé en disant : Je suis Pan ? Or que signifie Pan, si ce n'est le démon ? L'INSTITUTEUR Permettez... LE BOURGMESTRE Assurément, il faut la certitude. Mais il y a le miracle. L'ABBÉ Est-ce que le diable fait des miracles ? LE CAPUCIN, catégorique. Oui, il en fait. LE CURÉ Tout cela est bien obscur. Nous avons oublié d'invoquer les lumières du Saint-Esprit. LE CURÉ Et de pommes? L'ABBÉ Jamais. LE CAPUCIN Pourquoi pas? Il est le singe de Dieu. L'INSTITUTEUR, objectant. Simon le magicien... LE BOURGMESTRE et d'autres. Mais... L'INSTITUTEUR Permettez. Il se peut que nous nous trouvions en présence d'un simple phénomène naturel. L'ABBÉ Vous trouvez tout naturel. Monsieur. Moi, je prétends au contraire que rien n'est naturel dans la nature, car tout dépend de la volonté de Dieu, qui n'est pas soumise aux lois de la nature. L'INSTITUTEUR Pour moi, Pan n'est ni un homme, ni un dieu, 6 ni un démon. Il est tout. Il est la grande force qui engendre, la force procréatrice de l'univers. Tout est dieu et dieu est tout. L'abbe Des mots ! Des mots ! LE SUISSE De la poésie ! LE CAPUCIN, riant. C'est comme Vénus... LE SACRISTAIN Il ne nous manque plus que celle-là ! L'INSTITUTEUR, se levaDt. On reconnaît Pan à sa danse, à son rire, dit cet homme. Il a raison. II est un dieu joyeux, ce qui est unique au monde. Ce que vous appelez, vous, miracle, je l'appelle, moi, le phénomène naturel et glorieux du printemps. Sans doute, les fleurs et les fruits n'ont pas encore poussé, chez nous, en cette saison, avec une telle force, mais ils l'ont fait ailleurs. Il suffit d'un souffle favorable, d'un phénomène magnétique ou électrique dont nous ne cou- pan naissons pas encore la cause, et que nous attribuons au surnaturel. L'ABBÉ, méprisant. Des phrases d'instituteur ! L'INSTITUTEUR, véhément. La nature seule est divine ! Mouvement de désapprobation. L'ABBÉ Irez-vous jusqu'à nier l'existence de l'inculpé? Je l'ai vu, et les témoins aussi. L'INSTITUTEUR Eh bien, oui, je la nie ! TOUS Allons donc ! LE SACRISTAIN, se levant, et d'un air furieux. Je l'ai vu aussi, moi, j'étais là. L'INSTITUTEUR Je la nie. Ce n'est qu'un phénomène naturel. L'ABBÉ Ce n'est pas sérieux. Il suffit d'y aller voir de vos yeux. L'INSTITUTEUR Le témoignage des sens est trompeur. L'ABBÉ Si c'est là la morale que vous enseignez aux enfants ! LE BOURGMESTRE Messieurs, du calme. Le sacristain se rassied. Egalement l'instituteur qui, dès ce moment, affecte de se désintéresser des débats. L'ABBÉ Pan est le dieu des athées. LE CAPUCIN C'est une erreur absolue et une hérésie de prétendre que Pan n'a jamais existé et n'existe plus. Il existe toujours, et j'y crois. LE CURÉ, étonné. Vous y croyez ? L'ABBÉ Le Révérend veut dire que Pan est Pan, c'est-à-dire un des innombrables démons qu'adoraient les hommes avant la venue du Sauveur. Comme tel, il existe assurément. Les démons sont immortels comme les anges, et Dieu peut leur permettre de se manifester sur la terre pour tenter les hommes; mais Dieu les envoie surtout comme un châtiment de nos péchés. Pan est le châtiment du panthéisme. A force de l'appeler, il est venu. LE CAPUCIN C'est cela même. LE CURÉ, à Pierre. Etiez-vous adonné au panthéisme (8)? PIERRE, se levant. Sans doute, M. le curé... LE BOURGMESTRE Comment, sans doute? Oui vous a initié à cette hérésie ? Savez-vous ce que c'est, au moins? PIERRE Non, Monsieur le bourgmestre, je n'ai pas été à l'école. LE CURE Tout cela n'est pas clair. Y a-t-il d'autres témoins ? PIERRE Il y a encore ma fille, Monsieur le curé. LE CURE Ah ! Et où est-elle ? PIERRE, embarrassé. Je croyais que M. le curé avait compris... LE CURÉ Moi? Je n'ai rien compris. PIERRE " Elle est dans le bosquet, avec Pan. LE CURÉ Dans le bosquet? Et qu'est-ce qu'elle fait là, au lieu de venir déposer? PIERRE Ils sont unis. Rumeurs. L'ABBÉ Nous ne pouvons plus la voir. Elle est possédée. LE CAPUCIN Je voudrais savoir comment la possession a commencé. PIERRE, tournant sa casquette entre ses doigts. Mais..... cette nuit..... là-haut, dans la chambre.....Je ne sais pas. L'ABBÉ, interrompant. Le Révérend veut dire la possession du démon. Nous ne vous demandons pas de détails sur ces abominations-là. PIERRE Ils sont tombés dans les bras l'un de l'autre. Nous n'avons pas pensé que ce fût mal. Nous nous sommes mis à pleurer. Faut bien que cela arrive un jour. Nous les avons bénis... et j'ai dit : Que la volonté de Dieu se fasse. L ABBÉ N'avez-vous pas honte de mêler le sacré nom de Dieu à vos turpitudes ? % L'ABBÉ Je me suis tu par pudeur. LE CAPUCIN C'est uu tort; nous devons tout savoir. PIERRE C'est alors que nous avons entendu la musique, les cloches, les oiseaux, la mer, le monde entier. ANNE Et que nous avons vu le paradis. PIERRE Oui, le jardin tout en fleurs. LE CURÉ C'est étrange. Je ne comprends plus. LE CAPUCIN LE CURÉ, à l'abbé. Quelle est cette histoire? Vous ne nous en avez rien dit ? Ni moi. VOIX DIVERSES Assurément. L'ABBÉ Le fait est qu'ils ont donné leur fille au démon. LE CURÉ C'est épouvantable. N'avez-vous pas honte? PIERRE, se levant, avec solennité. Nous l'avons donnée au bon Dieu et à son amour.Si nous avons mal fait,'qu'il nous châtie. L'ABBÉ Le châtiment aura son heure. LE CAPUCIN Enfin, comment ça s'est-il passé? L'ABBÉ Puisque vous y tenez, voilà : la fille et le dé' mon sont entrés dans la chambre. Puis les vieux sont montés derrière eux pour leur donner la bénédiction. Sur quoi je me suis enfui. C'était insoutenable. LE CAPUCIN C'est un tort. Il fallait tout voir. Le démon se juge à ses œuvres. LE CURÉ, à Pierre. Et puis ? PIERRE Nous avons prié en attendant l'aube. ANNE Et les anges ont fait de la musique. LE BOURGMESTRE Elle veut dire les gipsies. PIERRE A l'aube, ils se sont levés et nous ont offert ces présents pour nos enfants, ces vases, ces parures... LABBÉ C'est bon, nous savons. ANNE, montrant la chambre, et en extase. Et puis nos enfants sont sortis, tout resplendissants, tout nus, comme deux soleils. Rumeur. acte deuxieme LE SACRISTAIN, joignant les mains. Horreur ! Votre fille aussi? ANNE, montrant la peau de panthère qu'elle porte sur le bras. Puisque voilà sa peau de bête que j'ai ramassée dans la paille. L'ABBE N'insistons pas. LE CAPUCIN, sentencieux. Le vêtement du diable, c'est de ne pas en avoir. PIEBRE Et ils se sont rendus en cortège dans le bosquet, les anges en tête avecles tigres,puis ma fille et Dieu. LE CURÉ Mais que peuvent-ils bien faire dans ce bosquet ? PIERRE J'ai compris qu'il s'agissait d'un temple. Nous avons voulu les suivre,mais Pan nous a dit de rester. La cérémonie était secrète. Nous nous sommes tenus sur le seuil pour entendre les cantiques et voir le jardin en lleurs. Longue sensation. LE CAPUCIN Cela est significatif. Chez le démon tout se fait à rebours. La cérémonie suit l'acte. L'INSTITUTEUR, narquois. Ils se sont mariés à la mode de Bohême, quoi ! Hilarité. L'ABBÉ Il n'y a pas de quoi plaisanter, Monsieur. Ce sont des choses trop graves. LE BOURGMESTRE Certainement, et je ne tolérerai pas de pareils scandales en public. Cela dépasse les bornes. C'est un attentat aux bonnes mœurs. LE SACRISTAIN C'est incroyable. Si M. le curé veut que j'aille voir? LE SUISSE Vous ne pourriez soutenir cette vue sans avoir des nausées. L'ABBÉ Vous voyez que je n'ai rien exagéré. LE BOURGMESTRE, à Pierre. Vous pouvez vous rasseoir. LE CURÉ Tout cela est bien obscur. Nous n'en sortirons jamais. Je propose de mettre la question aux voix (g). acte deuxieme LE BOURGMESTRE Je saurai faire mon devoir. LE CURÉ PIERRE C'est tout. TOUS, après un moment de surprise. Oui, oui. LE BOURGMESTRE, debout. La question posée est donc celle-ci : Pan est-il le démon, ou est-ce la personne de Notre-Sei-gneur, c'est-à-dire Dieu manifesté sous une forme humaine ? Vous vous lèverez, Messieurs, selon votre avis. Les votants pour Dieu. Tous se lèvent, sauf le Secrétaire et l'Abbé. Est-ce tout ? {Comptant.) Neuf. Tous se rasseyent. L'ABBÉ Comment neuf? Il y a une majorité pour affirmer que Pan est dieu ? C'est impossible ! Il y a malentendu. LE CURÉ J'ai voté pour le bon Dieu, naturellement. LE SACRISTAIN et tout le BANC (i). Nous avons voté comme Monsieur le curé. L'ABBÉ C'est un tort. Le curé n'a pas compris. Il s'agit de savoir quels sont ceux qui croient qu'il n'est pas dieu. LE SECRÉTAIRE La question a été mal posée. L'ABBÉ Evidemment. (i) Le Banc signifie ceux qui y sont assis : le Garde-cbampWre le Capucin, le Sacristain et le Suisse. LE BOURGMESTRE, se levant. Recommençons. Le curé se lève ainsi que l'Abbé, le Secrétaire, l'Instituteur, Pierre, Anne et tout le Banc. LE CURÉ Pour qui vote-t-on donc ? LE SECRÉTAIRE Pour le démon. LE CURÉ, se rasseyant vivement. Ah ! mon Dieu ! Tout le Banc se rassied de même. LE BOURGMESTRE, comptant. Cinq. L'ABBÉ, agacé. Mais non, mais non ! Quels sont ceux qui croient que Pan est le démon ? C'est simple pourtant. Le Curé et le Banc se lèvent. LE BOURGMESTRE, comptant. Une, deux, trois, quatre. Il s'arrête devant le groupe du bout de la table, à droite, c'est à-dire, l'Instituteur, Pierre et Aune. L'INSTITUTEUR Moi, je m'abstiens. L'ABBÉ Soit, mais d'abord le berger et sa femme n'ont pas voix au chapitre. Pierre et Anne se rasseyent. LE CURÉ Ne compliquons pas les choses. LE BOURGMESTRE, comptant Ça fait huit. LE CURÉ Huit maintenant? Oui est-ce qui a la majorité? TOUS LES VOTANTS, ensemble. Le démon. L'ABBÉ, rectifiant. C'est-à-dire qu'à la majorité de huit voix, donc à la majorité absolue, Pan est reconnu être le démon en personne. LE CURÉ, soulagé. Ah ! tant mieux ! L'INSTITUTEUR Je demande qu'on vote sur le phénomène naturel. LE BOURGMESTRE Les votants pour le phénomène naturel. (L'Instituteur se lève seul.) Une voix pour le phénomène naturel. L'ABBÉ L'affaire est entendue. Il s'est nommé lui-môme Dieu. Il a prévariqué, il a blasphémé, il a forniqué, il a accompli à rebours le Saint-Sacrement du mariage, il s'est rendu coupable de tous les crimes. Il ne nous appartient pas de sonder les desseins de la Providence et de nous demander pourquoi elle a envoyé le lléau au milieu de nous. Ce qui importe c'est l'attitude qu'il nous reste à prendre en présence du malin. Moi, je propose de le brûler vif. LE CAPUCIN Oui, et sa femme aussi. LE BOURGMESTRE Je m'y oppose. N'outrepassons pas nos droits. L'INSTITUTEUR Ces procédés ne sont plus de notre âge. LE CURÉ Il faut l'exorciser. L'ABBÉ On n'exorcise que les possédés. Nous pouvons exorciser la femme, mais non le démon en personne. On le chasse. LE CAPUCIN Mais s'il ne se laisse pas chasser aussi facilement que l'autre fois? LE CURÉ Il faut employer les grands rites. LE BOURGMESTRE Comment procède-t-on ? LE CAPUCIN, ouvrant son in-folio et lisant. « Erat autem ibi, circa montem, grex porcorum magnus, pascens... — Et deprecabantur eum spi-ritus dicentes : mitte nos in porcos ut in eos introeamus... — et exeuntes spiritus immundi in- troierunt in porcos. » (Marc, chapitre i, verset 19.) Le procédé est formel. C'est ainsi que Notre-Sei-gneur a agi. L'ABBÉ C'est cela. Il faut chasser le démon dans le corps d'un pourceau. LE CURÉ, à Pierre. Avez-vous un pourceau ici ? PIERRE Non, je n'ai que le bouc, mais je ne me mêle pas de cette affaire-là. LE CURÉ Qu'on aille chercher un pourceau au village. Le suisse sort. LE BOURGMESTRE Mais s'il n'entre pas? Il faut tout prévoir. L'ABBÉ, énergique. On le fera entrer de force. LE CAPUCIN, approuvant. « Compelle intrare. » LE BOURGMESTRE S'il entre, il jettera la consternation dans le village. L'ABBÉ On le chassera à la mer. LE CAPUCIN, rouvrant l'in-folio et lisant. « Et magno impetu prœcipitatus est in mare. » LE CURÉ On essaiera de tout. LE BOURGMESTRE Oui, mais, s'il en sort à la nage? Je n'aime pas ce procédé. Mieux vaudrait le faire entrer dans le corps d'un animal inoffensif, mais sinistre, d'un hibou, par exemple. II est plus facile de chasser du village un hibou qu'un porc. LE CAPUCIN Ou un chat noir. C'est l'animal favori des sorcières. LE SACRISTAIN Ou encore un crapaud, si on veut. Le crapaud est une bête paisible, quoique diabolique. Il se tiendrait tranquillement au bord d'une mare, et on en sera quitte pour ne plus passer par là. SCÈNE IV LES MÊMES, LE SUISSE, UN PAYSAN Le Suisse entre, suivi d'un Paysan en blouse bleue. Celui-ci tient sous le bras un pourceau qui crie horriblement. LE PAYSAN . V'ià le pourceau. LE CURE, se levant- C'est bien. Nous y allons. Le Sacristain et le Capucin se lèvent aussi. (Au sacristain.) Avez-vous le cierge et l'encensoir? LE SACRISTAIN Les voici, monsieur le Curé. LE CURÉ Allumez-les. Le Sacristain allume le cierge et l'encensoir qu'il balance. Puis le Curé et le Sacristain se revêtent de leurs surplis pan LE CAPUCIN Je porterai le seau d'eau bénite et le goupillon. LE CURÉ LE BOURGMESTRE Que Dieu vous assiste. Le cortège sort. On entend au dehors les chanls du clergé et les cris du pourceau. Où est mon bréviaire ? (Fouillant dans ses poches.) Ah ! le voici. Nous pouvons partir. Suisse, ouvrez le cortège. Le cortège se forme dans l'ordre suivant : le Suisse portant la hallebarde ; le Sacristain portant le cierge et l'encensoir; le Capucin portant l'eau et le goupillon ; le Paysan portant le pourceau ; le Curé. Les assistants sont debout. ACTE TROISIÈME Même décor. Les -personnages sont restés à la même place. La délibération a continué. Seul I'Abbé est debout, parlant toujours. Il vient de faire un long discours et s'essuie le front à la manière des prédicateurs. Le Secrétaire est endormi, les bras sur la table. Le Bourgmestre branle la tête et fait de visibles efforts pour se tenir éveillé. L'Instituteur, narquois, regarde au plafond. Pierre, immobile sur son escabeau, les yeux au plafond, semble perdu dans ses pensées. Anne s'occupe de ranger la salle. Elle ramasse des fleurs dans son tablier. Les places des autres personnages restent inoccupées. SCÈNE 1 L'ABBÊ, LE BOURGMESTRE, LE SECRÉTAIRE, L'INSTITUTEUR, PIERRE, ANNE L'ABBÉ, poursuivant. Le diable existe aussi bien que Dieu. Aujourd'hui, je le sais, on a honte du diable et on rougit de l'enfer. Sans les rejeter ouvertement de la religion, on les passe sous silence ; on jette un voile sur l'enfer. C'est la pire hérésie, car l'enfer est le pivot de notre sainte religion. Sans enfer, le ciel croule ; sans lui, il n'est qu'un royaume sans fondement, un royaume en l'air. Nous devons affirmer l'existence du diable avec tous les pères de l'Église ; sans diable, pas de Dieu(io).ll y a un diable dans toutes les religions. Il est l'ombre de la lumière, et l'ombre est inséparable de la lumière. Sans le mal, pas de bien. C'est pourquoi il est nécessaire dans l'harmonie de l'univers, je dirai même plus nécessaire que Dieu. Sans lui le mal ne s'explique pas et le monde n'a plus de sens.Mais le diable existe... acte troisième LES MÊMES, LE SUISSE LE SUISSE, ouvrant la porte. D'une voix terrible. Il n'entre pas ! Le Bourgmestre et l'Instituteur se réveillent en sursaut. Tout le monde se lève. LE BOURGMESTRE, indigné. Comment ! 11 n'entre pas ? LE SUISSE Non. On essaie avec le chat, à présent, et aussi avec le hibou. LE SECRÉTAIRE Qu'on essaie aussi avec le crapaud. LE SUISSE, repartant. Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! SCÈNE II LE BOURGMESTRE, se laissant retomber sur son siège. Je crains que la puissance ne nous manque. Il faudra peut-être employer la douceur. L'INSTITUTEUR C'est mon avis. Mais le Vicaire est trop violent. L'ABBÉ C'est la violence qu'il faut ; la douceur ne sert à rien. Le royaume du ciel ne s'emporte que par la violence. LE BOURGMESTRE Il faut en tous cas que ce scandale cesse. L'administration de la commune deviendrait impossible avec ce dieu au milieu de nous. L'ABBÉ, reprenant. LE BOURGMESTRE Ou ce démon, peu importe. Je ne puis répondre de l'ordre dans le désordre ; et le miracle, c'est le désordre. L'ABBE C'est l'abrogation de toutes les lois naturelles. acte troisieme LE BOURGMESTRE Les lois doivent être respectées. L'INSTITUTEUR Sinon c'est l'anarchie. Et quel scandale I LE BOURGMESTRE Tâchons de faire le silence sur tout cela. D'ailleurs, s'il n'entre pas, je propose de le laisser en paix. Ne nous compromettons pas. L'ABBÉ Mais c'est le miracle qui est un scandale ! LE BOURGMESTRE Ali ! s'il voulait s'abstenir de faire des miracles Il faudrait le lui demander. Je suis prêt à... Après tout, on ne croit plus au démon. Personne ne l'aurait pris au sérieux, et on aurait pu le tolérer... Ah ! quelle misère ! (A Pierre.) Qu'aviez-vous à le loger chez vous ? Dans notre commune si paisible! De quel crime vous êtes-vous bien rendu coupable pour que le ciel vous châtie ainsi, et nous tous avec vous ? PIERRE, prolestant. D'aucun. Ma conscience est pure. SCÈNE III LES MÊMES, LE CURÉ, LE CAPUCIN LE CURÉ, rentrant. Il a l'air accablé et las et s'éponge le front. Le Capucin le suit. C'est peine perdue. Il refuse absolument, et les prières ne servent à rien. L'INSTITUTEUR, narquois. Je l'avais bien pensé. L'ABBÉ Il faudra prévenir l'évêque. LE CAPUCIN J'ai versé tout le seau d'eau bénite sur lui. LE SUISSE Le sacristain s'est trouvé mal. L'ABBE Où est-il ? acte troisième LE CURÉ Il est resté là; la tête lui tourne, il a des vertiges. LE SUISSE Il y a de quoi, je vous assure. Le pauvre homme! C'est la première fois de sa vie qu'il voit ça. L'INSTITUTEUR Quoi donc ? LE CAPUCIN, bas à l'Instituteur. Pudenda mulieris. L'ABBÉ Enfin, on n'a pas réussi ? LE CURÉ Ne m'en parlez pas. 11 n'y a d'ailleurs pas moyen de discuter avec eux. Ils sont tout nus. LE CAPUCIN Ils se promènent au fond du bosquet, comme Adam et Eve après la chule... L'INSTITUTEUR Avant la chute, voulez-vous dire ? acte troisieme LE CAPUCIN Je vous assure que c'est après. Je n'ai jamais rien vu de plus affreux. L'ABBÉ N'insistons pas. Enfin, il refuse? LE CURÉ Il l'a crié de toutes ses forces, et s'est mis à rire. LE SECRÉTAIRE Est-ce le rire diabolique ? Certainement. LE CURE L'INSTITUTEUR Comment rit-il? LE ..URÉ, d'une voix de tête, et, malgré lui, sur le ton de l'Ile missa est. Hi.. Hi.. Hi... Hi... LE CAPUCIN Non, comme ça (d'une voix de basse taille). Ho... Ho... Ho... Ho... LE CURE Parfaitement. C'est bien le rire du démon. Hilarité générale. L'ABBÉ Messieurs, soyons sérieux. Encore une fois, ce n'est pas le moment de rire. LE BOURGMESTRE Il faudra bien le prendre par la douceur. Je ne vois plus que ce moyen-là. PIERRE C'est le seul moyen^ monsieur le Bourgmestre. Vous obtiendrez ainsi de lui tout ce que vous voudrez. Il est doux comme un agneau. LE CURÉ Il n'y a plus à songer, en tous cas, à le faire entrer dans le corps d'une bête. Il m'a crié à ce propos un mot obscène que je ne veux pas répéter. LE CAPUCIN Dites-le moi à l'oreille. Il faut que nous sachions tout. Le démon se reconnaît à ses paroles. Le Curé chuchote à l'oreille de son voisin le Secrétaire, lequel répète le mot à l'oreille de l'Abbé, qui le répèle acte troisième le CAPUCIN, en entendant le mot que lui chuchote le Sacristain. au Suisse, etc. Le mot ainsi transmis revient, après avoir passé successivement par le Sacristain, le Çapucin, l'Instituteur et le Bourgmestre, au Curé, ahuri. Tous les personnages expriment par des attitudes diverses l'effet que produit sur eux l'obscénité diabolique. Pendant ce jeu de scène, est rentré le Paysan, son pourceau sous le bras. Il attend respectueusement à distance la fin de la scène. pan SCÈNE l\ LES MÊMES, LE PAYSAN LE CURÉ, se retournant, surpris. Ah! LE PAYSAN Monsieur le curé, si vous n'avez plus besoin de mes services... LE CURÉ Non, vous pouvez vous retirer. Le Paysan fait mine de se retirer, et revient. LE PAYSAN C'est que... LE CURÉ Eh bien,, quoi? LE PAYSAN C'est que je crains que mon porc n'en soit malade d'émotion, et n'en meure. LE CURÉ Allons bon ! on vous le payera. LE PAYSAN C'est beaucoup de bonté, monsieur le Curé. Mais le petit service... LE CURE, fouillant dans sa poche, puis, se ravisant et prenant un des vases d'or qui sont sur la table. Tenez ! LE PAYSAN, ébloui. Oh!... Mais c'est de l'or! Il s'en va vivement. PIERRE et ANNE, se levant et le retenant à la porte. Ça, jamais ! Ils lui arrachent le vase. LE PAYSAN Eh ben, quoi, brigands ? Tous trois se disputent. LE BOURGMESTRE Garde ! Mettez-les tous trois à la porte. Le Garde-Champêtre met le Paysan, Pierre et Anne à la porte,qu'il referme sur eux. Messieurs, reprenons ces débats, puisque les paroles et les cérémonies de l'Eglise n'ont pas abouti. Que nous reste-t-il à faire ? Que chacun émette son avis. L'ABBÉ Je suis d'avis qu'on le livre au bras séculier, et que nous nous en lavions les mains. Pour ma part, j'en ai assez. LE BOURGMESTRE Messieurs, je ne partage pas cet avis... Bruit au/dehors. Après un moment de distraction générale provoqué par ce bruit/ Je ne partage pas cet avis. LA VOIX DE LA MÈRE ANUS, au dehors. LA VOIX;DE PIERRE, au dehors. Adressez-vous au Curé. acte troisième LA VOIX DU GARDE-CHAMPETRE, audehors. LE BOURGMESTRE, se rasseyant. Messieurs, je dis que je ne suis pas de l'avis de ■ monsieur le Vicaire. Livrer Pan à la justice pour-I rait être imprudent. La justice humaine n'a rien à voir avec lui. Si le parquet fait une descente, K tout n'en ira que plus mal. SCÈNE V LA MÈRE ANUS C'est-y malheureux, m'sieu le Curé, qu'y n'est pas entré non plus, le bougre ! J' lui ai pourtant jeté un sort; mais rien à faire, là! LE CURÉ, prenant un vase. Tenez ! et partez. LES MÊMES, LA MÈRE ANUS, PIERRE et ANNE TOUS, indignés. . Oh 1... LE CURÉ, se retournant. Le Garde-Champêtre rentre, suivide la mère Anus, de Pierre et de Anne. La mère Anus porte un chat noir sous le bras et un petit sac est suspendu à son poignet. Qu'est-ce encore ? LA MERE ANUS C'est-yun démon! J'ai vu sa queue et ses cornes. La femme qu'a déjà une queue aussi. Sainte Vierge Marie ! Je lui ai jeté un ossement du cimetière, un morceau du cierge pascal, mais rien n'y a fait. Ç'est-y un démon ! LE BOURGMESTRE C'est bon, vous pouvez vous retirer, la mère. LA MÈRE ANUS M'en vas. Mais quel malheur ! C'est pas que nous n'ayons pas fait not' possible, m'sieu le Bourgmestre. On s'est donné bien du mal, allez ! Pauv' minou I J'ai miaulé comme une chatte en : amour. Môme que je lui ai bouté le derrière en avant et la queue en l'air. N'avait qu'à entrer. L'ABBÉ Assez, c'est ignoble. A la porte ! Nous ne vous demandons pas d'explications. LE CURÉ, présentant le vase. Tenez ! Tenez, et allez-vous-en. LA MÈRE ANUS M'en vas, m'sieur le Curé. Que le bon Dieu et la 9- Sainte Vierge vous bénissent. Mais c'est moi qui ai apporté le hibou et le crapaud. Ils sont ici, dans le petit sac. Il n'était pas facile à attraper, le bougre de crapaud. Que j'ai dû sauter dans 1' fossé après lui, et m'ai failli casser la jambe, m'sieur le Curé. LE CURÉ, lui donnant une parure en diamants. Tenez LA MERE ANUS, éblouie. Ohl merci, merci, m'sieur le Curé, merci... Bonjour, tout le monde, m'en vas. LE BOURGMESTRE Et vite, est-ce compris ? LA MÈRE ANUS M'en vas, m'en vas. LE BOURGMESTRE Ces scènes sont répugnantes, et je ne permettrai pas qu'on vienne ainsi troubler nos délibérations. ANNE, arrêtant la mère Anus devant la porte. La parure de noce de ma fille! Ça! Jamais! LA MÈRE ANUS Hein ? Quoi ! Qu'y a-t-il ? Chipie, charogne, mère du diable ! ANNE Voleuse ! Sorcière. Rendez ça ! Rendez ça ! LE BOURGMESTRE Silence !... Garde! Mettez-la à la porte. LA MÈRE ANUS, à Pierre et Anne. Suppôts de Satan ! Excréments du démon I ANNE Chevaucheuse de manche à balai ! PIERRE Mère de crapaud! LA MÈRE ANUS Bouc, peste, cochon ! VOIX DIVERSES A la porte ! LE BOURGMESTRE Garde I Mettez-les à la porte, tous les trois. Je ne veux pas que de pareilles scènes se répètent, vous ne laisserez plus entrer personne. Le Garde-Champêtre met Pierre, Anne et la mère Anus à la porte. L'ABBÉ Evidemment ; ces discussions sont ignobles. On aurait pu éviter de s'adresser à la mère Anus, qui jouit de la pire réputation dans le village, et dont le langage est de la plus haute inconvenance. LE BOURGMESTRE C'est peut-être elle qui a fait tout échouer par ses conjurations abominables. LE CURÉ Nous n'avions pas le choix. Il n'y a qu'elle dans le village qui ait un chat noir et un hibou. Rentre&t le garde-champêtre,Anus-et-Picrrc,ea_Uissaut-la porte ouverte? LE GARDE-CHAMPÊTRE Monsieur le Curé! Vous ne savez pas? TOUS Quoi? Qu'y a-t-il? LE GARDE-CHAMPETRE Il y a qu'ils sont sortis du bosquet, et qu'ils passent sur la montagne. La foule les suit en chantant. Pan et Paniska ouvrent la marche. A leur ; exemple une quantité se sont déjà mis nus. Tous se lèvent, en protestant. LE CURÉ Ciel! LE BOURGMESTRE Et que fait la police ? LE GARDE-CHAMPÊTRE La police est débordée. LE CAPUCIN On est revenu aux pires jours du paganisme. LE SUISSE Ah! quelle horreur! monsieur le Curé veut-il que j'y aille aussi ? LE CURÉ Non... Mais où est resté le Sacristain? Il y a peut-être du danger. Et puis, qu'est-ce que Pan est allé faire sur la montagne? acte troisieme LE GARDE-CHAMPÊTRE, avec indignation. Prêcher, tiens ! LE CURÉ, stupéfait. Prêcher ? L'ABBÉ Le sermon sur la montagne ! Je m'y attendais, La parodie sacrilège continue. LE GARDE-CHAMPÊTRE Ecoutez ! On entend chanter au dehors : « Pan est ressuscité. «Tout le monde écoute avec effroi. LE CAPUCIN Fermez cette porte... Le Suisse va se trouver mal à son tour. L'ABBÉ Il faut des moyens énergiques. LE CURÉ Mais où donc est le Sacristain ? LE GARDE-CHAMPÊTRE Monsieur le Curé, il est perdu. LE CURÉ, naïvement, sans comprendre. Il fallait lui montrer le chemin, puisque la tête [lui tournait. LE GARDE-CHAMPÈTRE, haussant les épaules. Ah! oui. LE BOURGMESTRE, se levant et ceignant son écharpe. J'y vais moi-même. Nous verrons bien. II faut ue cela finisse. L'ABBÉ Requérez la gendarmerie à cheval. L'INSTITUTEUR Nous sommes en pleine révolution. LE SUISSE Les moyens énergiques s'imposent. LE BOURGMESTRE Oui, mais ne brusquons rien. J'y vais moi-même. Il sort. LE CAPUCIN Nous ferions peut-être mieux de prier. L'ABBÉ, violent. Le temps de prier est passé; celui d'agir est venu. On aurait dû l'enfermer dès le commencement, comme je l'avais conseillé. L'INSTITUTEUR Mais pour quel crime? L'ABBÉ Pour tous les crimes: parce qu'il a troublé l'ordre, parce qu'il a faitde faux miracles troublant l'ordre, parce qu'il insulte notre culte et ses ministres, parce qu'il lient des meetings publics, parce qui est Satan, en un mot. Autrefois, au bon temps, pour le moindre de ces crimes-là, on était rouée brûlé vif. (Avec dédain.) Aujourd'hui, on hésite On dresse procès-verbal ! — Le monde n'est plu avec Dieu. Et qui n'est pas avec Dieu est contr lui ! L'INSTITUTEUR Il est peut-être trop tard, à présent. LE SUISSE Il eût fallu arracher la mauvaise herbe tout d suite. L'ABBÉ Il n'est jamais trop tard. L'Évangile a dit... LE CAPUCIN, sans écouter. Voilà la vérité. Sur ces derniers mots, entre le Sacristain en proie à une violente émotion. Il est en surplis, nu-tête, avec une couronne de pampres sur ses longs cheveux roux. SCÈNE VI LES MÊMES moins le bourgmestre, LE SACRISTAIN LE SACRISTAIN Monsieur le Curé? LE CURÉ, se retournant et dévisageant avec stupeur le Sacristain, dont la tenue est en désordre et dont l'attitude trahit l'ivresse. Ah 1 c'est vous ! Il y a une heure qu'on vous attend. Je m'étonne... LE SACRISTAIN Jeviens remettre ma démission. Je suis converti. LE CURÉ Vous dites? Joseph, rentrez chez vous, vous êtes malade. LE SACRISTAIN Mais puisque je vous dis que je suis converti. LE CURÉ, feignant de ne pas comprendre, et le dévisageant de nouveau. Oui, je sais... mais qu'alliez-vous faire dans ce bosquet ? LE SACRISTAIN Entendre le sermon. LE CURÉ, avec douceur. Quel sermon, mon enfant ? LE SACRISTAIN Pan qui prêchait sur la montagne. L'ABBÉ Laissez, monsieur le Curé. Il pue le vin. LE SACRISTAIN Je suis illuminé. L'ABBÉ On s'en aperçoit. N'avez-vous pas honte ! Un clerc d'Église ! Rentrez chez vous, vous êtes scandaleusement ivre. LE SACRISTAIN Oui, je suis ivre, je suis ivre... mais ivre de LE SACRISTAIN Je le regrette pour vous, monsieur le Curé, mais je sors des vignes du seigneur. J'ai été frappé sur le chemin de Damas, comme saint Paul. L'ABBÉ Parlez plutôt de Judas. LE SACRISTAIN J'ai entendu Pan. II est Dieu, vrai Dieu. J'en témoigne. L'ABBE Cet homme est fou. LE CURÉ Mon enfant, vous ne me ferez pas mourir de honte et de chagrin. Confessez votre erreur. Peut-être avez vous mangé du fruit défendu. L'esprit est prompt, mais la chair est faible. Saint Pierre a Dieu (ii)! J'ai changé de religion, voilà tout. Je crois en Pan tout-puissant, maître du ciel et de la terre, et je suis prêt à subir le martyre pour lui ! LE CURÉ, sévère, mais bon. Joseph, ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas ? renié son maître devant la servante. Faites un acte de contrition et dites le symbole des apôtres. Votre péché vous sera pardonné. LE SACRISTAIN, solennellement. Je crois en Pan tout puissant, maître du ciel et de la terre, qui est ressuscité d'entre les morts et qui a dit... L'ABBÉ Traître ! taisez-vous ! L'INSTITUTEUR Laissez-le parler. Il faut l'entendre. L'ABBÉ Nous ne sommes pas ici pour entendre les sermons du diable. LE CAPUCIN, au Sacristain. Ce qu'il a fait de vous est visible. L'ABBÉ Le démon a su ce qu'il faisait en se manifestant dans ce village plutôt que dans une grande ville. Les faux dieux ont toujours compté sur les simples d'esprit, les femmes et les enfants, pour établir leur 10. royaume sur la terre. II sait pourquoi il a choisi comme premiers disciples un gardien de bouc et un sacristain de village. LE SACRISTAIN Il n'a que faire de votre science. Nous n'avons pas appris le latin; c'est vrai, mais c'est pourquoi il nous a élus, ce Dieu, c'est pourquoi il a pris pour asile cette étable, et pour femme cette fille qui gardait les chèvres; mais demain il aura des temples, notre pauvre Dieu, et c'est votre règne qui finira. Et il a ajouté... L'ABBÉ Folies ! LE CAPUCIN Voyons. Qu'est-ce qu'il a prêché encore votre bon Dieu? LE SACRISTAIN Que c'était fini des églises et des prêtres. LE CURÉ, consterné et joignant les mains. Ce n'est pas possible ! Est-ce qu'il a vraiment dit cela? LE SACRISTAIN En vérité il l'a dit : Plus d'églises ! Mon église, c'est la forât sacrée, c'est la clairière abandonnée. Les arbres en sont les colonnes ; l'azur infini en est la voûte; les oiseaux en sont les chantres; le parfum des fleurs sauvages, l'encens. LE CURÉ Horreur ! Mon enfant, songez-y bien. Sans églises que deviendrions-nous ! Que devient la religion 1 LE SACRISTAIN, continuant. Mon temple, c'est toute la nature, tout le ciel, toute la terre, toute la mer, tout t LE CAPUCIN Quelle doctrine ! Personne ne s'y retrouveraplus. LE CURÉ Joseph ! vous allez trop loin. L'ABBÉ Brebis galeuse ! C'est péché que de discuter avec : lui. Il s'est donné au diable. LE SUISSE, levant sa hallebarde. Faut-il l'expulser ? LE CAPUCIN Est-ce tout ? LE SACRISTAIN Il a dit encore qu'il ne venait pas apporter guerre, mais la paix ; que nous étions tous des frères et des sœurs, et que nous devions tous nous aimer les uns les autres. Nous nous sommes tous embrassés ! Oh ! Oh ! LE CAPUCIN, ironiquement. LE SACRISTAIN Et il a dit aussi des choses qui ne sont pas dans l'Evangile, que les dieux étaient morts, ou plutôt que nous étions tous des dieux, c'est pourquoi le peuple s'est mis à chanter et à danser de joie. L'ABBÉ, persifleur. Voilà bien la démagogie ! On fait croire maintenant au peuple qu'il est dieu. Et il le croit ! Pendant qu'il parle, Pierre et Anne se sont rapprochés du Sacristain, et l'écoutent les mains jointes. LE SACRISTAIN Je ne me rappelle plus exactement comment il a dit tout cela ; mais, c'était si beau 1 Nous pleurions tous. Il a prêché que l'amour était sacré et pur, et il a baisé devant nous sa femme, el il nous a dit de ne pas avoir honte de notre nudité. <1 Le vice seul est laid, il n'y a pas de mal dans la nature. » Et il nous a montré le ventre de Paniska, qui était comme le soleil et il a dit : « Que son ventre soit béni. » Et nous avons crié : « Et le fruit qui naîtra de son ventre 1 » Murmures. L'ABBÉ Monsieur le curé permettra-t-il que ces honteuses paroles continuent ? LU CURÉ, sévère. Exprimez-vous avec décence, sinon je vous retire la parole. LE CAPUCIN Je demande à l'entendre. Nous devons être éclairés sur tout. Les paroles de Pan sont d'une importance capitale pour le jugement à porter sur sa doctrine. LE SACRISTAIN Il a dit aussi que nous devions aimer et respecter les bêtes, comme des frères inférieurs ; aimer et respecter les plantes, toute la nature, tout ce qui vit, parce que tout est lui, Pan, sa chair et son sang même. Et il a annoncé qu'un nouveau règne commençait sur la terre, le règne de Pan. Les anciens l'avaient déjà connu et adoré, mais leurs vices et leurs cruautés l'ont mis en fuite. Chassé par les hommes d'un monde trop obscur pour lui, il a erré longtemps sur les terres désertes et les mers. Mais maintenant il est revenu. « C'estpourquoi, a-t-il dit, c'est aujourd'hui jour « de fête sur la terre entière, et mes nymphes « mêmes sont venues me servir et m'adorer. Je suis « revenu, en cette nuit de printemps, pour vous « annoncer ma bienvenue au milieu de vous, et « vous apparaître parmi les fleurs et les fruits. « Mais, je ne viens pas faire au milieu de vous des « miracles; je suis le fils de la nature, et ses lois « sont mes lois. Je viens vous rendre la joie de « vivre, la gaîté, le sain et pur amour; je viens « dissiper les ténèbres, vous sauver de la mort et « de l'enfer quia pesé sur vous. Je suis la Jeunesse, « et la bonne Sagesse antique; je vous apporte « des chants nouveaux, ou plutôt des chants d'au-« trefois que savaient vos pères, mais que vous « avez oubliés. Je vous les réapprendrai, le soir, « au clair de lune, après l'ouvrage du jour; car « j'ai rapporté ma flûte, et je ferai danser vos fils « et vos fdles, aux sons de ma flûte divine. «Je vous aime, s'est-il écrié enfin, et je vous ai « choisis parce que vous êtes des cœurs simples et « purs, et que chez vous, plus que chez les autres « hommes, le cœur antique n'a point changé. » Alors, voilà que tout le monde s'estmis à genoux et qu'il a étendu les bras sur nous, en nous souriant, et en nous appelant ses enfants. Et je me suis jeté à ses pieds et je lui ai crié : « Mon Dieu, mon Dieu ! Je prêcherai votre parole ! Je veux vous suivre et vous servir I » D'autres encore, le pêcheur de morue, le fossoyeur, le charpentier, le charron, et des femmes et des enfants se sont convertis. C'est le plus grand miracle que mes yeux aient vu. Oui, il est Dieu, et vraiment Dieu 1 Je l'atteste, et il est beau comme le bon Dieu qu'il est du Paradis. PIERRE et ANNE, lui baisant les mains. Gloire à lui I LE SACRISTAIN, s'agenouillant devant eux et baisant le bord de leurs robes. Et gloire à ceux qu'il a nommés son père et sa mère. Pas plus que M. le Bourgmestre, je ne suis d'avis d'entamer avec Pan une lutte ouverte. Les paroles que cet homme vient de rapporter montrent que nous avons affaire à un adversaire habile et dangereux. Il y a dans ces théories des choses subversives, voire même anarchistes, que je suis loin d'approuver et contre lesquelles la société a Icj droit et le devoir de se défendre. Il y règne en plus un cynisme révoltant. Mais, il faut en convenir, il y a aussi dans ces discours une part de vérité. L'ABBÉ, se remettant, après un moment de silence. LE SACRISTAIN Il est contre vous 1 L'ABBÉ Nous acceptons son défi. L'INSTITUTEUR Ce sont de monstrueux discours, et qui confirment tous mes pressentimeuts. Nous avons affaire à Satan, au prince des ténèbres en personne. Le combat que nous avons à livrer n'est pas gagné; il commence à peine. Mais Dieu est avec nous. L'ABBÉ Une part de vérité ! Mais tout y est blasphème, hérésie, impudent mensonge et parodie sacrilège ! L'INSTITUTEUR Ce n'est pas une parodie. Ne soyons pas intolérants. Il y a là une certaine largeur de vues. !p| .n I SCÈNE VII LES MÊMES, LE BOURGMESTRE LE BOURGMESTRE, rentrant. Messieurs, j'ai parlé au peuple. Il se disperse. Il n'y a pas de mauvaise volonté, seulement ils sont ivres. C'est une ivresse générale qui leur a pris, on ne sait comment. Il faut les traiter doucement, sans quoi nous aurons des malheurs. Ma femme reconduit les plus atteints. C'est un épouvantable scandale, mais je réponds de l'ordre. Je me suis abouché avec Pan. Je lui ai poliment demandé de rentrer, non pas dans l'ordre, — ce qui serait peut-être trop exiger, vu qu'il est dieu, — mais dans le bosquet, et il l'a fait. Il faut le traiter avec ménagement. Ce n'est pas un dieu... L'ABBE, reprenant. Un démon. LE BOURGMESTRE ... sans éducation. Je me refuse, en tous cas, aux procédés fanatiques. Nous devons transiger, entrer en accommodement. Sinon, nous serons vaincus. L'ABDÉ Des accommodements avec le diable? LE BOURGMESTRE Encore une fois, que ce soit Dieu ou le diable, peu importe. Je ne puis répondre de l'ordre qu'à celle condition, sinon je me démets de mes fonctions. D'ailleurs, je le répète, il m'a fait bonne impression, et sa femme aussi. C'est une personne très douce, très convenable. L'ABBÉ Convenable 1 Malgré la suprême inconvenance de sa tenue ! LE BOURGMESTRE C'est un détail. Ne cherchons pas la petite bête... Enfin, ils ont exhorté le peuple au calme et à rentrer chez eux. Plusieurs se sont déjà rhabillés. Et eux ? LE CAPUCIN LE BOURMKSTRE Ils sont rentrés dans le bosquet. Du moment que le scandale n'a pas lieu sur la voie publique, cela ne me regarde plus. L'ABBÉ Voilà bien les théories modernes ! LE BOURGMESTRE Tous les dieux sont égaux devant la loi. Je m'oppose aux persécutions. Le temps en est passé. Nous vivons à une époque de tolérance pour tous, mcme pour les dieux. L'INSTITUTEUR M. le bourgmestre a raison. Si déplorables qu'ils puissent être, nous devons nous incliner devant les faits. Je propose un modus vivendi. C'est le seul parti raisonnable qu'il nous reste à prendre. On pourrait lui proposer un concordat. LE BOURGMESTRE C'est cela. Proposons-lui un concordat et examinons-en les termes. Secrétaire, vous prendrez acte. L'ABBÉ, ferme. L'Eglise ne peut transiger. LE CAPUCIN Non. Mais il est des circonstances... LE CURE Oui, oui, pactisons; cela vaut mieux. Il paraît visiblement soulagé et offre une prise au Bourgmestre qui accepte avec plaisir. Le Sacristain remet un peu d'ordre dans sa toilette et s'assied à côté de Pierre et d'Anne, avec qui il s'enlrelient à voix basse. LE CAPUCIN Monsieur le Curé a raison. LE SUISSE, déposant sa hallebarde et se rasseyant. Il prise aussi. Sans doute. Sans doute. L'INSTITUTEUR, regardant l'abbé. Evidemment, l'intolérance... Il achève sa pensée dans un geste de dédain. LE CURÉ Oui, il faut savoir plier, monsieur l'Instituteur. Il lui offre également une prise. acte troisième LE CAPUCIN, se levant et sur un ton de prédicateur. C'est évident. Notre mère la sainte Eglise, comme l'a si bien dit M. l'Abbé,n'a jamais évolué. Elle ne peut se transformer sans périr. Elle n'a jamais changé un iota à sa doctrine depuis le commencement du monde. Seulement, elle ne veut pas non plus la mort du pécheur. L'Eglise est toujours une mère, ne l'oublions pas, et dans tous les temps elle a su tenir compte des besoins de la société. En parlant, le Capucin se tourne à droite et à gauche, en souriant, et en cherchant à obtenir l'assentiment de l'auditoire. Celui-ci lui donne en effet des marques nombreuses de sympathie. Le Curé, l'air content et béat, approuve de la tête. Seul, le Vicaire reste debout, farouche, irréductible. A un ordre nouveau de choses, comme l'a si bien dit le Saint Père, il faut un esprit nouveau, des lois nouvelles. L'Eglise n'est pas du tout ce corps mort dont on vous parlait tantôt; au contraire, c'est un organisme vivant, éternellement jeune, éternellement capable de se transformer, de s'adapter à toutes les circonstances de la vie, à toutes les modifications des sociétés humaines. C'est ainsi que, si tout change, dans la forme, Elle seule, quant au fond, ne change jamais. Prenons un exemple. (Montrant sur la table.) Voyez l'eau acte troisieme pure et limpide, ce beau symbole de la vérité. Elle n'a pas de forme, ou plutôt, elle les a toutes. Versez-en dans ce beau vase élégant, dans cette amphore, dans cette coupe d'or, dans cette cruche d'allure populaire et rustique, elle prendra tour à tour la forme de ce vase, la forme de cette cruche. Pourtant, elle n'aura pas changé. Pas une de ses molécules ne se sera modifiée. Elle sera toujours restée de l'eau pure et claire. Telle est l'Eglise. Les formes qu'Elle prend tour à tour, au gré des vicissitudes humaines, ne l'affectent pas. Elles changent, elles périssent, qu'importe : l'Eglise seule est immuable et impérissable. Ce vase la soutient, mais Elle ne soutient pas le vase. Oh non, s'il casse, Elle s'en va, indifférente, et trouve bientôt une forme nouvelle. Ce vase mortel qui se brise, et dont on balaie les débris parmi les ordures, c'est le peuple, c'est la société humaine; cette eau limpide qui s'est répandue dédaigneusement, et qui, se ressaisissant, a déjà trouvé une forme nouvelle, c'est la vérité, c'est l'Eglise. Marques d'approbation générale. LE CURE Voilà qui est bien raisonné Approbations diverses L'INSTITUTEUR C'est en effet clair comme de l'eau. LE CAPUCIN, poursuivant. C'est comme pour la science, Messieurs. On prétend que nous sommes contre la science. Nullement, nous sommes avec elle, et c'est chez nous qu'elle a toujours trouvé ses plus ardents défenseurs. Lorsque des ignorants osaient affirmer qu'elle faisait faillite, c'est chez nous qu'immédiatement elle trouvait crédit. La science et la foi ont toujours été deux alliées. Et je dirai même que la science est la grande force de l'Eglise. C'est parce que l'Eglise appuie ses dogmes et sa doctrine irréfutables sur la vraie science, qu'elle est invincible. C'est l'Eglise qui a fondé la science chrétienne, la philosophie chrétienne, l'art chrétien, le socialisme chrétien, toutes les glorieuses conquêtes de notre époque. Eh bien, Messieurs, je vous le demande, pourquoi ne lui serait-il pas réservé, dans ce siècle, l'honneur de fonder le paganisme chrétien ? Marques de vive approbation. Le Capucin se rassied. Son voisin, le Suisse, le félicite en lui serrant chaleureusement la main. L'ABBÉ, se levant, et d'un ton sec. Si ces accommodements louches sont dans l'esprit de votre ordre, ils ne le sont pas dans le mien. Je préfère la lutte loyale et franche, l'intransigeance absolue. Moi, et tous ceux qui pensent comme moi, nous ne transigerons jamais. Entre l'esprit moderne, appelez-le si vous voulez le progrès, la démocratie, la science, entre le démon, en un mot, et nous, c'est la guerre à mort, et malheur aux vaincus ! {Il se rassied.) LE BOURGMESTRE Comme il vous plaira. Mais nous, nous n'en sommes pas moins d'avis qu'il y a lieu de composer avec Pan, c'est-à-dire de conclure un concordat. VOIX DIVERSES Oui ! Oui ! LE BOURGMESTRE Finissons-en. Je pose d'abord en principe que la situation des deux conjoints devra être nettement établie et régularisée au point de vue de l'état civil. S'ils refusent de se marier devant M. le Curé, comme c'est à craindre, ils se marieront civilement, devant nous, en présence de quatre témoins. ï30 PAN L'INSTITUTEUR Rien de plus juste. LE BOURGMESTRE Monsieur le Secrétaire, prenez acte de ce premier point. Quant aux enfants qui naîtront de cette union... LE CURÉ Je désire que ce soient des enfants naturels. LE BOURGMESTRE Monsieur le curé veut-il me permettre? Lorsque deux conjoints ont été unis, régulièrement, par la loi civile seule... LE CURÉ Les enfants n'en seront pas moins naturels. LE BOURGMESTRE et LE SECRÉTAIRE, surpris. Mais?... LE CURÉ Je veux dire conformés selon les lois de là nature, n'ayant ni cornes, ni pieds de bouc. LE BOURGMESTRE Ali ! parfaitement. acte troisieme VOIX DIVERSES C'est juste. LE BOURGMESTRE Quant à Pan et à sa femme, nous ne pouvons évidemment pas tolérer____ le costume, si je puis m'exprimer ainsi, dans lequel ils se promènent depuis ce matin, au mépris de toutes les lois divi-Ines et humaines. LE SUISSE Ce serait intolérable. LE CURÉ 11 convient même qu'ils soient décemment vêtus, jdune manière raisonnable et humaine, comme les lautres habitants de la commune. Ainsi, par exemple, un drap de lit n'est pas un vêtement. LE GARDE-CHAMPÊTRE Non, certes. Ni une peau de bête. LE CAPUCIN Le mieux serait qu'il portât toujours une longue lolie de bure, et un capuchon, de manière à cacher les infirmités : ses pieds et ses oreilles. l3î tan LE BOURGMESTRE C'est parfaitement juste. Secrétaire, prenez acte. Pan portera, en tout temps, un costume semblable à celui du Révérend Pcre, mais seulement plus long. LE CURÉ Mettons aussi qu'il lui ressemblera quant à l'âge, qu'il n'ait pas l'air d'un jeune faquin surtout. Pan a déjà abusé de cet air-là auprès du sexe... LE BOURGMESTRE Soit. Mais quel âge peut-il bien avoir? {A Pierre) Connaissez-vous l'âge de votre gendre ? PIERRE Il n'en a pas, monsieur le Bourgmestre. LE BOURGMESTRE Que voulez-vous dire ? PIERRE Qu'il ne vieillit pas. LE BOURGMESTRE Nous ne pouvons tolérer cela. Il faut qu'il vieil lisse comme tout le monde, et le plus vite possible encore. C'est particulièrement de la jeunesse qu'il faut se méfier en tout. Monsieur le Curé a raison. C'est l'âge de toutes les folies. Il faut qu'il ait au moins.....soixante-dix ans. A. cet âge, un homme... LE CURÉ, froissé. Pardon. C'est précisément l'âge de raison, l'âge où un homme atteint toute sa maturité. Mettons quatre-vingt-dix ans, au minimum. LE BOURGMESTRE Soit, et cent ans au maximum ; car il ne faut pas non plus qu'il dépasse cent ans. LE CURÉ Pourquoi ? LE BOURGMESTRE Parce que ce serait extraordinaire, et qu'il faut absolument qu'il s'abstienne de rien faire d'extraordinaire, ici. De plus, il ne parlera pas de son âge. LE CURÉ C'est entendu. L'ABBÉ Pendant que vous y êtes, obligez-le à se taire tout à fait; cela vaudra mieux. LE GARDE-CHAMPÊTRE Peut-être bien. LE BOURGMESTRE C'est excessif. Je suis pour la liberté, en tout, à condition qu'elle ne dégénère pas en licence. L'INSTITUTEUR Naturellement. LE BOURGMESTRE D'ailleurs, il ne consentirait jamais à se taire. Demandons seulement qu'il parle peu ; qu'il ne parle surtout pas de politique. LE CURÉ Ni de religion, ni de morale. Nos paroissiens n'ont rien à voir avec ses propos. Ce sont des êtres simples et naïfs. H faut éviter à tout prix qu'il leur tourne la tête au moyen de ses fables et de ses fariboles. acte troisieme LE BOURGMESTRE LE CURE II s'agit de-la-santc morale de notre commune. Il n'y manque pas, comme vous le savez, d'êtres faibles, de femmes surtout, pour prêter foi aux plus ineptes légendes, à des histoires de dieux qui défient le bon sens. Que deviendrions-nous le jour où certains cultes s'accréditeraient ici? LE CAPUCIN exern LE BOURGMESTRE L'administration communale deviendrait impos- LE CURE Et l'administration des Sacrements aussi LE SECRETAIRE Mais comment stipuler ce point ? L'INSTITUTEUR, pédant. Nous devons exiger qu'il ne dépasse pas, dans ses propos, le niveau intellectuel de la commune et la situation sociale qu'il occupera parmi nous. LE BOURGMESTRE Oui, mais, quelle sera cette situation? (A Pierre.) Que comptez-vous faire de votre gendre? PIERRE Bah I Monsieur le Bourgmestre, je ne sais pas... Ce qu'il voudra,assurément. Pour qui veut travailler, l'ouvrage ne manque pas ici.Mafemme et moi, nous avons toujours pensé que notre gendre me succéderait et garderait le bouc communal, ainsi que je l'ai fait moi, et que mon père et mon grand-père l'ont fait ; mais on ne peut pas demander cela au bon Dieu. L'ABBÉ On vous a déjà formellement défendu de lui donner ce nom-là. LE BOURGMESTRE En tous cas, il faut qu'il travaille. Il n'y a pas place pour les fainéants dans notre commune. 11 gardera donc le bouc, et il est bien entendu qu'il ne s'écartera pas du langage et des idées des gens de sa condition. LE CAPUCIN Qu'il ne parle plus que de son bouc, voilà tout. LE CURÉ Mais avec décence. LE GARDE-CHAMPÉTRE Si monsieur le Curé veut me permettre, je lui ferai remarquer respectueusement que, môme avec décence, un tel genre de discours ne serait pas sans danger. C'est un sujet essentiellement scabreux, et qui prête à des plaisanteries de mauvais goût. LE SUISSE C'est péremptoire. LE BOURGMESTRE Mais de quoi voulez-vous qu'il parle? L'INSTITUTEUR De la pluie et du beau temps. LE CURÉ A condition qu'il 11e fasse pas, à ce sujet, de prédiction. Voyez-vous qu'elles se réalisent 1 Cela jetterait le trouble dans toutes les têtes. LE SUISSE C'est juste. La musique amollit les mœurs. LE CAPUCIN Et, s'il danse, on verra ses pieds. L'AUBE On ne lui permet déjà que trop. Allez-vous tolérer aussi qu'il aille et qu'il vienne où il lui plaira. LE BOURGMESTRE Ah ! Non. Nous le mettrons sous la surveillance de la police. L'ABBÉ Et surtout, qu'il soit bien entendu qu'il lui est interdit, à perpétuité, sous peine de se voir déférer LE BOURGMESTRE C'est entendu, monsieur le Curé. LE GARDE CHAMPÊTRE Je propose qu'il lui soit également interdit de jouer de la flûte, au clair de lune, ou en tout autre temps, ainsi qu'il l'a annoncé au peuple; et de danser. immédiatement à la justice, de faire des miracles, de se comporter en quoi que ce soit d'une façon miraculeuse, ou même extraordinaire. A ces conditions-là, on pourrait,à la rigueur, tolérer votre dieu. LE BOURGMESTRE Nous sommes tous d'accord. Quelqu'un de-mande-t-il encore la parole?... La discussion est close. Secrétaire, donnez lecture du Concordat. LE SECRÉTAIRE, debout, lisant d'un ton monotone. Le nommé Pan, soi-disant dieu, actuellement sans profession, domicilié dans cette commune, déclare accepter les articles suivants du Concordat conclu entre lui,d'une part,Messieurs le Bourgmestre et membres du Conseil de cette commune,monsieur le Curé,marguilliers et membres de la Fabrique d'église de la dite commune, d'autre part : Article un. Le nommé Pan s'engage à s'unir sans délai, en justes et légitimes noces, et ce devant nous, et en présence de quatre témoins, à Sylvie-Faune-Egée, dite Paniska, fille de Pierre, berger, et d'Anne, sa femme. Laquelle Paniska,nétT1 dans cette commune, est âgée de quinze ans, et ! exerce la profession de gardeuse de chèvres. Article deux. Les enfants qui naîtront de cette union seront naturels, c'est-à-dire, qu'ils seront conformés selon les règles, prescriptions et lois de la nature, et les formes en usage dans cette commune, et ce, sous peine de n'y pouvoir exister, vivre ou demeurer. Article trois. Les conjoints seront vêtus,ainsi que leurs enfants nés ou à naître, selon les lois de la décence, en conformité avec les vœux de la. Sainte Eglise et les bonnes mœurs et usages de la commune, et le susnommé Pan, en raison de ses; infirmités naturelles, ou surnaturelles, sera vêtu, en toutes saisons, d'une longue robe de bure, se fermant hermétiquement et recouvrant entièrement les pieds. Il portera en plus, en tous temps, un capuchon de la même étoffe, recouvrant entièrement ses oreilles, lequel costume en tous points semblable et conforme au costume en usage dans l'ordre des fils de saint François, dit les Capucins. Article quatre. Il ne laisseravoir,àqui quece soit en dehors de sa femme, de ses proches parents ou de sa famille jusqu'au deuxième degré, ni ses pieds, ni ses oreilles, et il n'en parlera à personne, , sous quelque prétexte que ce soit. Article cinq. Il adoptera un âge variant entre les quatre-vingt-dix ans,minimum, et les cent ans, maximum, et en prendra conformément les appf- rences, allures et habitudes. De plus, il ne parlera pas de son âge. Article six.Il sera borné dans ses propos,taciturne, évitera toute malice, et ne se distinguera, sous ce rapport, comme sous aucun autre, du commun des habitants du village. Spécialement, il ne parlera ni de politique, ni de théologie, ni de philosophie, ni de morale, ni de mythologie, ni de physique, ni de chimie, ou d'alchimie, ni d'histoire naturelle, ou surnaturelle, ni d'astronomie, astrologie ou météorologie. Il évitera soigneusement de mêler à ses propos tous symboles, apologues, contes de nourrices, enfantillages, sornettes, ou littérature en général. 11 n'approuvera ou ne désapprouvera rien, et gardera entre toutes les opinions passées, présentes et futures la plus l stricte neutralité. Article sept. Il ne dansera, ni ne chantera, ni ne jouera de la flûte de Pan, ni de tout autre instrument généralement quelconque. Article huit. Il exercera la profession de gardien du bouc communal, sans être autorisé, en I quelque circonstance que ce soit,à parler de la dite ! profession, même avec décence. Articleneuf. Il ne fera point métier d'expliquer I les rêves, de prédire l'avenir, de dire la pluie ou Je beau temps, ni n'imposera les mains, ne donnera de bénédictions ou de malédictions, ne jettera des sorts ou des sortilèges ; bref, s'abstiendra de toute sorcellerie, de tout artifice et de tout art. Article dix. line guérira ni les aveugles,ni les sourds, ni les lépreux,ni les paralytiques; ne rendra pas la vie aux morts, bref, ne fera aucun usage illégal de la médecine, ni, généralement parlant, aucun miracle, aucun exercice de sa prétendue profession de dieu. Il s'abstiendra, en un mot, d'agir d'une façon miraculeuse, géniale, ou simplement extraordinaire, pouvant jeter l'étonnement ou la stupeur dans l'esprit de ses concitoyens, et faire scandale. Article onze. Il n'inspirera à personne, hommes, femmes, enfants ou animaux, soit par cri, parole, geste, mouvement brusque, attitude ou regard, de térreur dite panique, ni même aucun effroi ou saisissement quelconque. Article douze. En revanche, il aura la faculté, mais sous la surveillance de la police, et à condition de n'en pas abuser, d'aller et de venir librement sur le territoire de la commune, à l'exception des champs, prés, routes, domaines appartenant à l'Eglise. acte troisieme Il ne quittera la commune que pour s'en aller définitivement. Article treize. Il sera soumis et respectueux | envers les autorités ecclésiastiques et civiles, et évi-I tera, dans toute sa conduite, de donner le moindre I prétexte à scandale. Il sera soumis pour tout le 1 reste aux lois du pays ainsi qu'aux us et coutumes de la commune. Il se rassied. LE BOURGMESTRE Parfait. Je propose de voter sur tous les articles à la fois par assis et levés. Tout le monde se lève. Les termes du Concordat sont adoptés à l'una- ! nimilé. LE SECRÉTAIRE Messieurs, veuillez signer. Il passe la plume à tous les assistants. PIERRE Je ne sais pas écrire. LE SECRÉTAIRE Mettez une croix. LE BOURGMESTRE Si votre gendre ne sait pas écrire, il mettra également une petite croix. LE CAPUCIN Je suis d'avis qu'il serait plus convenable qu'il mît un petit rond. LE CURÉ, après réflexion. C'est vrai. LE SUISSE Il est bien entendu qu'il commencera par se vêtir, lui et sa femme. TOUS Oui, oui, c'est stipulé. LE BOURGMESTRE Qui ira lui donner lecture du Concordai? LE CURÉ L'acte étant civil, je suis d'avis que ce soit M. 1° Secrétaire. LE BOURGMESTRE C'est entendu. Monsieur le Secrétaire, vous nez sur-le-champ, et devant tout le peuple, lui donner lecture du présent Concordat. LE SECRETAIRE J'y vais,'monsieur le Bourgmestre. L'ABBÉ Je prie M. le Secrétaire de lui faire bien observer que ce sont là des conditions sine qua non, et indiscutables, faute de quoi il aura à quitter la commune dans le plus bref délai, sous peine de se voir déférer à la justice comme sacrilège, fauteur de désordres, anarchiste et proxénète. Et d'ajouter que si nous ne l'avons fait déjà,c'est que notre mère la Sainte Eglise est tolérante et ne veut la mort de personne : Abhorret a sanguine. LE CURÉ, bu Socrétaire. Allez, mon fds, et que le bon Dieu vous bénisse. Amen. LE CAPUCIN Le Secrétaire sort, en laissant la porle ouverte. LE SUISSE, pensif. Je crains que nous n'ayons oublié bien des choses. On a agi avec un peu de précipitation. i3 LE BOURGMESTRE Le temps nous a fait défaut. LE CAPUCIN, se frappant le front. Précisément, monsieur le bourgmestre. Nous avons oublié un point capital. Faut-il rappeler le Secrétaire ? LE BOURGMESTRE Ouel point? LE CAPUCIN La queue qu'il a dans le dos. LE SUISSE En effet. LE CURÉ Est-ce réellement vrai qu'il a une queue dans le dos ? PIERRE Oh ! monsieur le Curé, une toute petite, comme celle d'un jeune écureuil. acte troisieme LE CURE Ah ! quelle misère ! Qu'apprendrons-nous encore? LE CAPUCIN Il est évident qu'il faudra ajouter à ce sujet un codicille. LE BOURGMESTRE J'en prends note. A l'article quatre, il faudra dire qu'il ne laissera voir à personne ni ses oreilles, ni ses pieds, ni sa queue, et n'en parlera sous aucun prétexte. 148 pan SCÈNE VIII LES MÊMES, moins LE SECRÉTAIRE LE GARDE-CHAMPÊTRE, écoulant à la porle. Ecoutez ! On crie. PIERRE C'est la foule. LE CURÉ, naïvement. On acclame le Secrétaire ! LE BOURGMESTRE, radieux. Le Concordat est signé 1 L'ABBÉ J'en doute. LE GARDE-CHAMPÊTRE Ecoutez ! On entend au loin la chant de 1' « Evohé Bacche » mêlé au chant de « Pan est ressuscité » et des instruments. LE GARDE-CHAMPÉTRE On crie toujours. Tiens, voilà M. le Secrétaire qui revient en courant. acte troisième LE SUISSE C'est sans doute la chaisière, monsieur le Curé. Il n'y a pas de mal; l'intention est bonne. C'est la grosse cloche de fête. Que le Seigneur soit louél LE CURÉ On sonne les cloches ! Qui est-ce qui a l'audace de faire sonner les cloches, sans mon ordre ? i5o SCÈNE IX LES MÊMES, LE SECRÉTAIRE Tous se lèvent. Le Secrétaire rentre. Il a l'air consterné et tient son contrat déchiré à la main. TOUS Eh bien ? Quoi? Qu'y a-t-il? LE SECRÉTAIRE, reprenant haleine. II... Il refuse. Tout! Tout! TOUS Il refuse ? LE SECRÉTAIRE Il n'a môme pas écouté ! L'ABBÉ Je m'y attendais. acte troisieme PIERRE, ANNE, LE SACRISTAIN Il a bien fait. Vive Pan ! Vive Dieu ! L'ABBE Les temps prédits par l'Apocalypse sont arrivés. LE CAPUCIN Un ordre nouveau de choses commence; mais rien n'est encore perdu. L'ABBÉ Tout est perdu. LE CAPUCIN Je vais à Rome. J'irai trouver le Saint-Père. LE BOURGMESTRE Nous devons prévenir le gouvernement. J'ai fait mon devoir. LE GARDE-CHAMPÊTRE, toujours à la porte. Criant d'une voix stridente. Ils arrivent! LE CURÉ C'est la fin du monde. TOUS Qui ? Quoi? Qui arrive ? LE GARDE-CHAMPÊTRE Là-bas, regardez, eux, la foule ! LE SACRISTAIN Les dieux ! Terreur panique (ia) : On se > bouscule.Ou renverse table, escabeaux, ; vases, fleurs.— Pierre et Anne cora-3 mencenl à défaire les clôtures de la grande porte charretière du fond. On entend de plus en plus distinctement la musique. LE CURÉ, les regardant faire. Que faites-vous ? L'ABBÉ, se tournant vers la salle. Je demande à l'autorité si, après avoir toléré des! discours comme ceux que nous venons d'entendre, elle tolérera encore qu'il se produise, ici, en public, un spectacle aussi ignominieux. VOIX DIVERSES NonI Non! La police! L'INSTITUTEUR, avec indifférence. Bah ! Tout cela n'est pas si nouveau, après tout. Ainsi, à Athènes, au temps des Dionysies... LE BOURGMESTRE Nous ne sommes pas ici à Athènes, Monsieur ! Je ne le tolérerai jamais. Les attentats contre la religion, ce n'est pas mon affaire, mais que l'on eu vienne à se donner, tout nus, en spectacle, cela me regarde. C'est contre la nature et la loi. voix Très bien. Très bien. LE BOURGMESTRE Si ces messieurs veulent revenir au paganisme, PIERRE, ANNE et LE SACRISTAIN, en même temps. LE BOURGMESTRE Je ne le tolérerai jamais!... Mais nous sommes débordés. Les cris augmentent au dehors. On commence à entendre distinctement le chant du « Pan est ressuscité », et le son des instruments mêlé au son des cloches. eli bien! moi, je m'y oppose. Ils auront affaire à moi. Bravos. PIERRE, ANNE et LE SACRISTAIN, achevant d'ouvrir la grande porte. Les voilà I L'ABBÉ C'est l'enfer qui marche contre nous. La rumeur redouble au dehors. LE SUISSE Je me trouve mal. LE CAPUCIN, jetant un coup d'œil à la porte et reculant vivement en se voilant les yeux. Ne regardez plus. C'est insoutenable. Où est le seau d'eau bénite? VOIX DIVERSES C'est une infamie. La police ! L'ABBÉ, avançant vers la porte. Ils n'entreront pas ! Relro Salarias I ltetro Belzebuth ! LE BOURGMESTRE Sauve qui peut ! Aussitôt, la fuite commence vers la porte de l'étable du bouc, à droite. Y entrent : d'abord le Garde-champêtre, puis le Suisse, le Secrétaire, le Capucin, l'instituteur, le Curé, le Bourgmestre. Néanmoins, les fuyards se reforment en groupe près de la porte, a l'intérieur de l'étable, attendant pour fuir au dehors, l'entrée du chœur. Pierre, Anne et le Sacristain viennent enfin d'ouvrir toute large la porte charretière. Par la baie immense qui apparaît ainsi, et découvre tout le foud de la scène, on aperçoit,au grand soleil, le verger profond, luxuriant et d'aspect fantastique. Tous trois se tiennent dès lors sur le seuil et regardent du même côté, à gauche, en se montrant le cortège qui arrive. Les chants et les instruments s'entendent maintenant distinctement, au milieu des cris d'enfants et du son lointain des cloches. Anne, tout à coup, saisit la grande corbeille de fleurs et de rameaux qui se trouve renversée à terre, et les effeuille sur le sol et le seuil. PIERRE, ANNE, LE SACRISTAIN, criant à pleine voix. 0 dieux ! Venez ! Venez ! Venez ! SCÈNE X LES MÊMES, PANISKA, LE CHŒUR Entre PANISKA(i3). Elle est nue,et s'élance sur la scène dans un mouvement impétueux et sauvage, qui rejette sa longue chevelure fauve emmêlée de fleurs et de feuilles rouges. En même temps, d'un geste de bacchante, elle frappe le tambourin qu'elle élève au-dessus de la tête. PIERRE, ANNE, LE SACRISTAIN, tombant à genoux. Vive Paniska ! Vive Paniska I PANISKA, dans un rire sauvage. Evohé Bacché! Vive Pan! Vive Dieu! Le voici qui vient sur son char traîné par les panthères ! PIERRE, ANNE, LE SACRISTAIN, religieusement, les mains jointes, et plus bas. Evohé Bacché ! CHŒUR DES GIPSIES, entrant. Evohé Bacché ! Pan est ressuscité ! PANISKA, dansant. Il est Dieu ! Il est Pan 1 II est Tout ! Il est la Joie. Il est la vie. Il est ressuscité pour la seconde fois. Le voici 1 LE CHŒUR Evohé Bacché! Paniska, avec fureur, frappant du pied la terre; et s'arrêtant de danser — se tournant vers les personnages de droite. Rentrez sous terre ! Rentrez sous terre ! Oiseaux de nuit 1 LE CHŒUR Pan est ressuscité. acte troisième PANISKA Rentrez dans votre nuit, Larves, Hiboux, Chauves-souris ! Je suis la clarté qui le devance, Qui danse devant Lui! LE CHŒUR Evohé Bacché 1 LE CHŒUR Vive Paniska ! Vive Pan 1 PANISKA, reprenant sa danse . Mon Dieu, le voici. Il est ma Lumière ! Mon Dieu n'a qu'à rire I'AN PANISKA Et comment pouvez-vous soutenir ma clarté? Scorpions, scolopendres, vipères ! LE CHŒUR Evohé Bacché ! Pan est ressuscité ! PANISKA, parlant. Que n'ètes-vous déjà rentrés dans le néant ! Et qu'avez-vous à me fixer de la sorte, De vos yeux effarés, Comme des chauves-souris Clouées à cette porte, Pour faire peur aux enfants? Et vous n'êtes plus! Larves, Hiboux Rentrez sous la terre! Rentrez dans vos trous ! Disparaissez, Et pour l'éternité! LE CHOEUR Pan est ressuscité ! Un tumulte se fait à présent, dans le fond du jardin, autour du char encore invisible, mais dont le roulement, plus distinct, ressemble à un roulement de tonnerre, sourd et prolongé. Paniska, à ce son, se retourne et pousse un cri furieux, qui se confond avec le cri de Pan lui-même dans le lointain. Pendant ce moment de silence ctd'eff roi, provoqué par le double cri panique, I'Abbé sort brusquement de l'ombre, le Suisse ferme le rideau, pendant que, sur la scène, les instruments, les chœurs et les acclamations reprennent dans un ensemble triomphant. L'ABBE Le rideau ! NOTES (i) Page 7. — Pan. Fils de Mercure et de Dryops (Hymne homérique). Il vint au monde avec les jambes, les cornes et le poil du bouc. Il fut élevé par Sinoe et les nymphes. Dieu local d'Arcadie. Il y était adoré comme tel, et y présidait aux bois et aux pâturages. Les grottes lui servaient de demeure, ainsi que les roches et les vallées boisées, où il s'amusait £1 chasser et à former des danses avec les nymphes. En sa qualité de dieu pasteur (Nemos), il protégeait le bétail et veillait à la fécondité des troupeaux. Le culte du dieu Pan, profondément altéré par les rêveries mystiques des philosophes anciens, se modifia encore lorsqu'il parvint à Rome.et que les Latins l'identifièrent avec leurs dieux Inuus et Faune. Pour les philosophes de l'école d'Alexandrie, Pan devint le symbole de l'Univers. mW PSflf i 1 i64 C'est à la fois comme type de dieu pastoral, et type plus récent de symbole mystique et de symbole de la philosophie moderne, que ce personnage est représenté ici. Une médaille d'Olympie le représente imberbe et nu. Il est couronné d'une couronne de pommes de pin. (2) Page 7. — Paniska. Compagne de Pan. Panis-que, du grec Paniska (Helbig). (3) Pag-e 22.— C'est la première naît du printemps. Dans l'antiquité, l'année commençait au printemps: On célébrait partout la résurrection physique du soleil par des cérémonies qui rappelaient d'abord la mort symbolique de cet astre et qui étaient suivies de manifestations joyeuses pour saluer son retour. Alléluia (ail élevé et oulia brillant), c'était le cri de joie que poussaient alors les Guèbres et les Parsis. La fôte commençait à la lune de mars, au moment où le soleil entrait au signe du bélier, qu'on appela l'agneau. La fôte de Pâque des chrétiens ne faitque continuer cette coutume. (Malvert : Science et religion.) (4) Page 23. — Rétro Satanas ! In riomine Jesu Christi impero tibi,o exsecrando dsemon,'sive unus,sive plures estis, ut cum debeatis ab hoc homine discedere. (Exorcisme.) i T (5) Page 27. — L'Iconographie représente généralement Pan avec de petites cornes et des pieds de bouc. (6) Page 42. — Déjà en Egypte on voyait, dans le dieu bouc, le principe actif et fécond de la nature qui se révèle à l'équinoxe du printemps. (7) Page 58. — Je ne croirais qu'en un dieu qui sait danser. (Nietzsche.) (8) Page 65. — Le panthéisme, en Grèce, était la métaphysique du stoïcisme. (9) Page 7?. — Allusion à des épisodes de Conciles. (10) Page 86. — Il n'y a pas de diable, comme il n'y a pas de Dieu. Tout est pur; les choses sont innocentes. (Miciielet : la Sorcière.) (11) Page 112. — Ivre de Dieu. (Spinoza.) (12) Page i52. — Terreur panique. Lors de la guerre des Titans, suivant la légende, Pan imagina de souffler dans de grosses conques éparses sur le rivage, et sa voix, déjà terrible, devint si effrayante que les Titans s'enfuirent épouvantés. De là l'usage de la conque. PAN La terreur punique figurée comiquement, ici, et dès les premières scènes du dénouement (acte III) apparaît tragiquement à la fin de la scène, au cri de Paniska confondu avec le cri de Pan lui-même, et surtout dans le sourd roulement du char du dieu, que simule au théâtre un roulement très prolongé et en crescendo de timbales, à l'exclusion de tous les autres instruments. (i3) Page i56. — Commencement de la scène X. À la scène, Paniska, dont l'aspect de la comédie, l'esthétique et le sens symbolique requièrent absolument la nudité grecque, peut, si la police l'exige, êtrevêtue d'une sorte de guirlande de pampres, et même d'une peau de chèvre ou de fauve, dont le ton fauve se confondra avec sa longue chevelure rousse. II importe néanmoins, et l'auteur insiste sur ce point,que la uudité symbolique de Paniska soit respectée pour autant que les règlements de police ne s'y opposent pas. D'autre part, ni Pan lui-même, ni son char de triomphe, ni son cortège, à l'exception peut-être du chœur des Gipsies, ne doit apparaître sur la scène. Tout au plus des formes vagues et lointaines peuvent s'apercevoir dans le fond, sous les arbres,spécialement des enfants nus portant des guirlandes et des thyrses et courant comme c'est l'usage en avant du cortège. Toute la scène finale de Pan esteonçue d'une manière plutôt musicale et chorégraphique, c'est-à-dire plutôt lyrique que comique. La comédie qui a débuté par une sorte de prélude de ton lyrique y revient entièrement en ce moment final, où la tragédie, ou mieux la tragodie, reprend définitivement le dessus. Les paroles que prononce Paniska dans cette scène sont d'une importance tout à fait secondaire. Son rôle n'est plus, au demeurant, que de quelques paroles, de cris et surtout d'exultation, de danse, de triomphe.