I eiiisuL Go / MLPO «looty'j Propriété do la CEOIX ROUGE do BELGIQUE Eigendom van h»t ROOD KRU1S van BELG1Ë A LA BOULE PLATE mœurs bruxelloises ffou. fou' DU MÊME AUTEUR Les Charneux, roman (Lacomblez, éditeur). Contes à Marjolaine, un volume de nouvelles (Lacomblez, éditeur). La Ferme aux Qrives, roman, 2e édition (chez Paul Ollen-dorf, à Paris). La Défense du Bonheur, un acte en vers (chez Paul Ollen-dorf, Paris). Nouveaux Contes à Marjolaine, (l-'élix Juven, éditeur, Paris). « Zievereer! » (4e édition) (Etablissements Généraux d'Imprimerie, Bruxelles). Pour paraître prochainement : La Chanson de la Rivière, roman de mœurs mosanes George GARNIR \\ A la Boute Plate Mœurs Bruxelloises Bruxelles 26-28, T{ue des Minimes 1907 éditions de LA BELGIQUE artistique & littéraire I! ' in ■ A LA BOULE PLATE MŒURS BRUXELLOISES CHAPITRE PREMIER Au milieu de l'étalage d'un magasin de tabacs et cigares, dans le bas de la chaussée de Waterloo, à Saint-Gilles-lez-Bruxelles, un écriteau jaune portait en lettres noires : QUARTIER GARNI A LOl'ER PRÉSENTEMENT Charles Lévé de Gastynes, ce clair matin de juillet 189..., s'arrêta, l'œil attiré par l'écriteau, et contempla le magasin. Il était enseigné : « A la bonne source. — Odon Flagotliier-Neerinckx ». C'était une ancienne boutique, avec quelque luxe, un air avenant de propreté laborieuse : croisées de fenêtres divisées par une armature de fer, carreaux de vitre— et non glaces, comme les devantures de la plupart des autres maisons commerçantes de cette vieille chaussée de faubourg, déjà aux trois quarts rebâtie et modernisée. La porte d'entrée, à deux vantaux, s'ouvrait entre les deux vitrines. Charles poussa cette porte, ce qui fit tinter la petite sonnette d'avertissement, passa le seuil de pierre creusé par les pas des clients et pénétra dans la boutique. L'odeur particulière aux magasins de tabacs le saisit : l'odeur acre et sucrée provenant de la fermentation des cigares humides, trop vite séchés au feu dans leurs coffrets vernissés; les étalages apparaissaient ici comme deux cabinets de musée, fermés vers l'intérieur par des panneaux de verre glissant dans des rainures. La montre de droite était pour les marchandises ordinaires; celle de gauche pour l'article « de luxe ». Dans celle-ci, sur des tablettes superposées horizontalement en planches d'étagères, au moyen de fers en T, des paquets de cigarettes échafaudaient, vert, argent et rouge, leurs pyramides fragiles, séparées par des retranchements de cahiers de papier Riz-Lacroix et de papier Persan ; des coupes de cristal présentaient le Richmond, blond comme la paille de l'avoine mûre, laissant pendre des filaments che-velés; le Roisin, âpre et roux; l'Appelterre, foisonnant, couleur d'acajou; le « fin jaune », en bouffettes frisées et peluchantes; l'Obourg, poussiéreux et épais; le Haarlebeke, noir, gras et comme luisant de nicotine. Des boîtes de cigares ouvraient leurs couvercles, historiés de médailles-récompenses, en colliers et en grappes, de tètes créoles soigneusement coloriées, d'inscriptions espagnoles aux mots en « dor » et en « ja » ; c'étaient les cigares fins qui rendent l'oisiveté légère, donnent des rêves, enveloppent et endorment la tristesse, les cigares dont la fumée a un arôme exotique, pénétrant, subtil et précieux, destiné à se mêler agréablement au parfum concentré des mokas et des liqueurs. Plus haut, sur les rayons des étagères, des f a la boule plate gaires, propres à piquer la langue des sous-offs en pantalons rouges, buvant leur absinthe aux terrasses des cafés français de Constantine. Pour ranger ses malles, Charles requit l'aide de la servante. Il fit ainsi la connaissance du dernier habitant de la maison : la servante Adélaïde. Adélaïde marquait 40 ans, si tant est qu'on pût donner un âge à ce corps qui semblait si cette face qui ahurissait par sa complète stupidité. Son profil était celui d'un veai Ses yeux, sans couleur précise, faisaient gélatineuses sous des paupières enflamrçreg joues en peau de melon et des yeux en boyaui de v poulet, disait Odon. Il avait fait aussi cette juste remarque que, même quand il faisait beau temps, on aurait toujours dît, en regardant Adélaïde, qu'il avait plu dessus. Celle-là, au moins, Rose était sûre qu'Odon ne l'embrasserait pas dans les coins et ne filerait pas derrière elle, dès qu'elle irait « faire les chambres ». Une longue et savante trituration dans le mortier du langage bruxellois, par le pilon wallon et le pilon flamand, avait fait du vocable Adélaïde une phonie informe, une appellation lamentable et cocasse, quelque chose que l'on pourraitorthographier : , // tandis qu'il opérait sur blique; le vendeur exhiba prix de ses brochures, reçu signé par En-Sol-Messieurs, lequel fut bel et bien poursuivi, tandis que son associé « jouait la fille comme on dit à Bruxelles, pays moins préoccupés que vegarder la loyauté du publi- la voie pu le reçu du ///if M i : f J t m de l'air », jn W! ci vers des ^ le nôtre de sau commerce des cations pornographi Il se fit, En-Sol-Messieurs ayant toutes les guignes, que le juge d'instruction chargé de l'affaire était un clérical fanatique. L'enquête qu'il ouvrit au sujet du « frèreLamendin » ques. fit découvrir la vente des bustes du pape aux ecclésiastiques, concurremment aux « Trente-six positions ». L'indignation du juge ne connut plus de bornes. Il restait à En-Sol-Messieurs un fonds de neuf bustes, désormais invendables. Alembert Pic-quet, imbu d'idées voltairiennes, proposa de les jouer aux quilles, chacune des quilles étant figurée par un buste. En-Sol-Messieurs accepta, puisque ça faisait plaisir à Alembert. On fracassa les papes à coups de boulets en buvant du lambic; le soir même, un agent de la police secrète fit son rapport au parquet, si bien que, pour le quart d'heure, le juge d'instruction était en train d'examiner — avec le désir violent d'aboutir à une solution affirmative — le point de savoir si le massacre des Souverains Pontifes ne constituait pas un outrage aux objets et cérémonies du culte et ne tombait pas sous le coup de ia loi. En-Sol-Messieurs, tout à fait abruti par ce dernier coup, songeait à aller racler du violon à l'étranger, dernière gaffe qu'il eût à faire, car la prévention ne pouvait tenir. Il était question d'une liste de souscription entre les habitués de la Boule Plate, pour faciliter à En-Sol-Messieurs les moyens de jouer schampavie. Mme Cécile, dès qu'elle l'apprit, s'inscrivit pour 20 francs. Les lettres que Julien écrivait de son sanatorium campinaire étaient lues avidement par ses trois amis. Elles étaient affectueuses et parfois enjouées, mais, chose singulière, elles parlaient peu au pas de sa santé. Si bien qu'ils conçurent de l'inquiétude et .qu'un matin, Mme Cécile et Charles décidèrent de partir pour le sanatorium. L'hiver s'obstinait anormalement. Bien qu'on fût en avril, c'est à peine si quelques traces de germination vernale crevaient l'écorce durcie de la terre. Un froid sec, un froid de décembre, désolait la campagne, à faire croire qu'il fallait désespérer du printemps. Le lent déroulement du paysage glacé, du paysage de landes, de bruyères frissonnantes, de sapinières, mit au cœur de Mme Cécile et de Charles, dès qu'ils eurent dépassé Hasselt, comme morte sous le givre, une mélancolie pesante. Des plaques de neige s'attardaient au revers des talus ; des flaques d'eau d'un gris bleuté avaient, dans les prés poudrés de gelée blanche, des luisants de cassures de mica et le canal montrait la déchirure que le brise-glaces, fonctionnant encore, avait faite la veille dans sa robe frigide. Quelquefois, sur un chemin capricieux allant on ne sait où, vers des horizons déserts et muets, passaient des paysans isolés, le cou emmitoufflé dans des écharpes grasses, l'air plus pauvre dans cette nature grelottante. Mme Cécile et Charles débarquèrent en l'une de ces gares tristes, isolées de la chaussée, et comme destinées à rester perpétuellement inachevées, qui bordent la ligne du chemin de fer de Maeseyck. Un employé leur ouvrit, avec des mains lourdes d'engelures, la porte à claire-voie qui barricadait la sortie; un cocher qui, pour se réchauffer, tapait ses épaisses semelles sur la route les introduisit dans un coupé — et ils s'en furent, par une route gercée de gel, vers le sanatorium. C'était cet air froid pourtant, cet air qui roulait en vagues sur la lande, cet air qui avait balayé les mares gelées des clairières, qui s'était déchiré aux aiguilles givrées des sapins, c'était cet air qui devait cicatriser les poumons de Julien, lui apporter la vie, lui refaire une santé. Le sanatorium n'avait rien de la maussa-derie classique de l'hôpital; certes, en été, les ombrages du parc qui l'entourait, les sentiers qui traçaient capricieusement leurs méandres parmi des gazons, des parterres et des boqueteaux, une pièce d'eau creusant un large miroir, les « champignons » casqués de pailles dorées, où les malades étendus suides chaises longues goûtaient les bienfaits de la cure, devaient être accueillants, gais à l'œil, propres à réchauffer le cœur, chuchotteurs d'espoirs; mais, dans la tristesse de cet interminable hiver, comme ils parurent à Mme Cécile et à Charles, désolés et mornes, comme ils leur semblèrent symboliser le renoncement à la vie, susciter l'idée de l'Irrémédiable!... Le médecin en chef de l'Institut ne leur cacha rien des craintes que l'état de Julien lui inspirait. Cet homme de science était un homme de grand cœur : les deux amis eurent vite fait de le remarquer. Le front grave, le sourire un peu triste, il les prépara à la surprise qu'ils allaient éprouver devant l'amaigrissement de Julien; il les prévint afin qu'ils dissimulassent leurs impressions devant ce reste d'homme à qui la mort s'offrait le caprice de faire grâce sans qu'il semblât se douter de sa clémence. La mort, oh non, il n'y pensait pas ! c'est un des bienfaits du sanatorium que la quiétude dans laquelle il laisse jusqu'à l'extrême limite les condamnés de la tuberculose : livrés aux tracas domestiques de la vie de tous les jours, épiant sur les visages les impressions que la vue de leur croissante décrépitude fait naître, les mêmes condamnés, quand ils sont soignés chez eux, devinent l'approche de l'Intruse; ils la sentent rôder dans la maison rien qu'aux « préparatifs » que l'on fait dans l'entourage, si silencieusement et si habilement qu'ils soient faits. Au sanatorium, le voisinage des autres malades, la paix enfin conquise, l'isolement, l'absence surtout a la boule plate 2i5 de tous les signes de l'inquiétude, de la détresse, de la désolation dont est précédé l'Adieu, le réconfort aussi de la parole du médecin reculent l'idée du départ pour le grand voyage. La mort étant partout, on ne la sent plus, de même que l'asphyxié ne sent plus que l'air qu'il respire se vicie, s'empoisonne, se corrompt jusqu'à devenir mortel. Le médecin expliqua tout cela à Mine Cécile et à Charles, avec des mots et un accent qui les persuadèrent; mais ils l'écoutaient à peine : ils étaient impatients de voir Julien. Ils le trouvèrent dans la galerie vitrée sous laquelle il respirait les haleines, quelquefois rédemptrices, du vent frigide. Il était pelotonné sur une chaise longue, tout menu sous d'épaisses couvertures, les pommettes vives ; il tendit vers eux, dès qu'il les aperçut, ses doigts de cire diaphane, aux ongles bleus et bombés. Ils furent effrayés quand, bon gré mal gré, il sortit de dessous son amas de couvertures : non, jamais ce corps émacié ne reviendrait à la vigueur nécessaire à la vie normale, jamais ce masque marbré de deux taches rougeàtres, qui, sous la peau flétrie, dessinait toute l'ossature du crâne, ne recouvrerait les couleurs de la santé. Il était bien le pauvre qui, du banquet, n'espère plus que les miettes... Et cependant, il fut gai, il souriait; il leur dit : « Sans ce vilain rhume que j'ai pincé dans le wagon en venant ici, je ne tousserais plus; les premiers jours j'ai eu une congestion des bronches et une pleurodinie,avec une fièvre de quarante degrés; mais maintenant, ça va ; le médecin est tout à fait tranquille, il me l'a encore répété ce matin. » — Il faut de la patience, fit Charles. - Pfft, répondit-il, avec le geste en dehors d'un homme plus que tranquille, puisque j'ai un congé de trois mois... Et il se fit câlin, réfugié contre M,re; Cécile qui s'était assise à côté de lui et lui avait passé son bras de géante derrière le dos. Il avait besoin de caresses, comme tous ses pareils, besoin de se blottir, de s'enfoncer dans de la douceur compatissante. Maintenant il les laissait parler; il les écoutait comme un enfant sage écoute sa nourrice; ils lui donnaient des nouvelles de Rose et des camarades de la Boule Plate et il prononçait seulement : « Dites encore » ; ou bien, approuvant, il disait « ui, ui i>, avec un souffle d'oiseau. Puis, quand sa sensibilité morbide eut goûté leur tendresse, quand il se fut réconforté au contact de leur tiède amitié, il leur confia en souriant que les pensionnaires de l'institut — d'excellentes gens avec lesquels il s'entendait comme avec de vieux camarades— l'avaient surnommé entre eux : « Ratchitchi ». Dame ! c'est que, toujours à cause de ce vilain rhume, il avait continué de se ratatiner, lui, alors que presque tous, ils se félicitaient, eux, de constater, à la pesée du samedi, une augmentation de leur poids. Mais comme il allait regagner le temps perdu, maintenant, comme il allait vivre ! Il se leva sans vouloir d'aide et leur fit visiter l'établissement : ils parcoururent les couloirs dont les murailles nues, froides et blanches étaient aveuglantes de clarté; il leur montra les chambres proprettes aux fenêtres perpétuellement ouvertes, les balcons de cure aux sièges ingénieux, le réfectoire où, malheureusement, il ne pénétrait pas tous les jours, son estomac restant obstinément fermé quand les microbes avaient par trop « aboyé » la nuit; la salle de billard où, bientôt, il ferait ses trente points tout comme un autre, le laboratoire pour l'analyse des crachats, les cages où meurent les cobayes et les rats auquels on a inoculé les germes mortels... Il poussa pour eux aussi la porte de la chapelle où, chaque matin, l'aumônier disait la 'messe pour la petite colonie. — C'est vrai que c'est tout plein de « Bon Dieu » et de Saint-Joseph ici, remarqua Mme Cécile. — Tous les malades ici sont des croyants? demanda Charles. — Ils ont cette chance, fit pensivement Julien. Il n'y a que moi... Le médecin permit qu'il invitât ses amis à dîner dans une salle privée. Il essaya de manger ; il ne put ; une quinte atroce l'obligea à rendre la bouchée qu'il avait prise. Alors, d'une fois, tout changea en lui; sa belle confiance avait disparu... Il resta de longues minutes essoufflé, la poitrine haletante, les épaules battantes, dans une de ces crises qui pouvaient, à cause des efforts spasmodiques des organes, amener le rouge jet du sang, inondant brusquement ces lèvres de cendre, qui s'étaient mises à marmotter des choses qu'on ne comprenait pas, qu'on n'entendait pas. Et Mme Cécile et Charles, consternés, pénétrés de pitié, connurent brusquement un Julien qu'ils n'avaient pas encore soupçonné : jusqu'alors, ils l'avaient vu obstiné à nier son mal ; il l'étalait maintenant, le donnait en spectacle; il gémissait : « Je suis foutu, je suis foutu » dans des sursauts de terreur désespérée; il quémandait l'apitoiement, il implorait qu'on se lamentât sur sa souffrance. Le médecin, après cet accès, l'obligea à gagner sa chambre; il fallait qu'il se reposât une heure au moins; une religieuse vint le prendre et l'emmena, chancelant, les mains crispées. Dès qu'il eut quitté la pièce, Mme Cécile se dressa, résolue. — Je ne veux pas qu'il meure ici tout seul et qu'un infirmier lui ferme les yeux comme il l'a annoncé... vous vous rappelez, M. Charles, la nuit du ier janvier, à la Boule Plate... — A-t-il de la famille? questionna le médecin, car vous n'êtes que des amis pour lui, n'est-ce pas? — Oui. Je le prendrai chez moi. Je vais l'emmener. Je n'aurais plus une heure de tranquillité jusqu'à la fin de ma vie si j'avais sur la conscience de l'avoir laissé mourir ici. Charles lui serra la main, incapable de parler. Les larmes venaient. Le directeur hocha la tête. Voir mourir Julien à l'institut, certes il n'y tenait pas : il savait trop l'effet moral que produisent sur les malades, guettant derrière les rideaux écartés des fenêtres, le triste cortège des funérailles, le cercueil s'en allant, presque furtivement, à travers la bruyère, vers la fosse, suivi des trois sœurs et de quelques amis. Il savait aussi avec combien de malignité la concurrence, souvent effrontée, exploite les décès survenus dans un sanatorium voisin. C'est là une appréhension commune à tous les instituts, à ce point que presque tous ont pour règle de refuser les malades évidemment inguérissables. D'autre part, ainsi qu'il l'avait expliqué tout à l'heure, il savait que la fin est moins cruelle au sanatorium, que l'échéance du jour fatal s'enveloppe de plus de nuages et de plus de mystères; enfin, l'élan de charité de Mme Cécile, de cette femme qui n'était même pas la parente du malade, l'effrayait un peu ; elle ne pouvait se douter de la somme de tracas matériels et moraux qu'elle allait hospitaliser chez elle en recueillant Julien. — Ça, ça est moi que ça regarde, dit fermement Mme Cécile dans son rude langage. Je suis veuve; je n'ai rien à f... de toute la journée ; je peux une fois bien me laisser faire une bonne action, si c'est mon goût. Le médecin s'inclina. 11 donna l'adresse d'un de ses confrères à Bruxelles, à qui, dès le soir, il écrivit pour le mettre au courant de l'état de Julien. M" Cécile alla voir celui-ci dans sa chambre. Il se plaignait doucement : l'accès était passé, il ne reviendrait plus avant longtemps ; mais la chambre était humide, on venait de lui monter de la tisane tiède; son voisin de palier avait toute la nuit une petite toux sèche qui l'empêchait de fermer l'œil... — Écoutez, mon cher ami, interrompit-elle, qu'est-ce que vous penseriez de revenir à Bruxelles? Il s'effara : — On m'a refusé dans mon appartement, gémit-il, mon appartement que j'occupais depuis sept ans. Je ne vous l'avais pas dit, mais c'est pour ça que je m'étais décidé à venir ici. — Mais si vous veniez chez moi? fit-elle. — Chez vous ? cria-t-il en écarquillant ses yeux de fièvre. — Vous seriez si bien soigné, mon petit Julien, mon « menneke »... Alors Mme Cécile — elle l'a dit souvent depuis — fut récompensée de son bon cœur : jamais figure de souffrance ne se transfigura ainsi ; tout ce que des yeux peuvent contenir de joie reconnaissante éclaira, comme d'un nimbe, cette pauvre face décharnée; les bras sortirent de dessous les draps, dans un geste éperdu, deux mains de squelette saisirent les deux grosses pattes de Mmc Cécile, les étreignirent avec une force nerveuse qui la stupéfia. Le « menneke » s'était redressé; il trouva les mots qu'il fallait dire : — Maman, maman!... Ecoutez-moi bien,maman : ce qu'il me faut, c'est qu'on m'aime; dan« quelques jours, chez vous, avec vous, je serai plus qu'aux trois quarts guéri... je vous jure, maman, que je le sens ! CHAPITRE X Inexplicablement, Julien alla mieux, les premiers jours de son installation, quai au Bois-à-Brûler, chez Mme Cécile. Moins d'oppression, moins de fièvre, moins de toux. Les nuits, plus paisibles, étaient visitées par des songes heureux. Dans cette chambre de malade, où l'on respirait une odeur inexprimable, l'odeur de tous les remèdes vains que prennent les phtisiques : les narcotiques, la résine, l'éther, le thé de tilleul, l'eucalyptus, l'odeur, aussi, des draps mouillés de sueurs suspectes et séchés au feu vif, dans cette chambre de malade où les bruits s'étouffaient, où la lumière était tamisée, où la vie semblait hésitante et comme suspendue, Julien se sentait gai, faisait des projets, se chantait à lui-même les couplets de bravoure de l'Espérance. Pendant des heures, embusqué derrière les épais rideaux, il observait les bateliers, regardait les vaart-kapoencn aux muscles d'athlètes décharger les chalands, courbés sous les sacs, marchant avec une indolence puissante et muette de bœufs puissants aux labours, puis, brusquement, se prenant de querelle autour d'une bouteille de genièvre, explosant en bourrades, en savoureuses injures. 224 a la boule plate Il ne se lassait pas de l'animation de ce coin de quartier pittoresque : camions se faufilant entre les dépôts de briques, les amoncellements de carreaux, les tonneaux en pyramides ; charrettes vides dont les bras font des gestes implorants ; commis affairés courant de bureaux en bureaux; femmes de ménage ahuries dans la cohue, les bras emplis de victuailles achetées aux marchés proches. Malgré tous les conseils, en dépit même des objurgations, Mme Cécile n'avait pas voulu de garde-malade. —• Prendre une sœur, ça est aussi mauvais que de laisser entrer un curé, rénondait-elle • er nuis r,n nVc.- pas si difficile de soigner un malade : je sais là contre. Dans la maison, où, maintenant, les serviteurs marchaient avec précaution, elle ne quittait presque pas Julien; deux ou trois fois elle fit avec lui une promenade en voiture; la nuit, elle dormait dans une chambre qui communiquait avec celle du jeune homme; elle guettait sa toux, elle était toujours prête à accourir quand il gémissait, quand il tendait les bras hors des couvertures pour être secouru, consolé, réconforté, sauvé. Et de le voir si confiant, de constater que réellement il allait mieux, elle se prenait à croire aux miracles, elle refusait d'admettre la lente et sûre destruction, miette à miette, seconde par seconde, de cet organisme débilité, le désagrégement incessant de l'être fondant dans la Mort. Il entrelaçait ses mains osseuses et faibles et les mettait dans les larges paumes de Mme Cécile qui les réchauffait, massait ensuite les doigts un à un pour faire circuler le sang, pour faire disparaître cette couleur bleuâtre, cette couleur cadavérique dont se teintaient leurs extrémités. — Mon petit Julien, mon menneke... Vous voyez comme vos mains deviennent déjà plus belles!... Il répondait : ici, d'un souffle et souriait, tendre et doux. i5 Tous les jours, Charles et Rose venaient le voir ; il réclamait leur visite, aimait à parler de tout ce qui se passait hors de cette chambre si bien close; jamais il n'avait lu autant de journaux; il était avide de tout ce qui est manifestation de la vie : les faits divers les plus humbles l'intéressaient; il était content quand on lui racontait des histoires; c'était en lui comme un besoin de se mêler aux agissements des autres hommes, des hommes vigoureux de corps et d'esprit, de prendre sa part infime dans l'activité universelle, de jouer un rôle dans son coin ignoré, de se faire-une petite place sur la scène, afin de se sentir toujours de ce monde. Charles s'attendrissait au spectacle du dévouement de Cécile; il admirait qu'elle aimât ainsi Julien; il s'émerveillait de voir comment deux cœurs, sous la pression de la vie, se mêlent et s'unissent et comment l'approche du Néant fait plus intime leur union. Il comprenait aussi que Cécile était payée par la récompense noble que la Charité porte en soi, par le bien-être moral, par la jouissance sereine que donne à notre conscience l'accomplissement d'une tâche humble et belle. Oh! aimer! dépenser son cœur, épandre autour de soi de la bonté, s'évader de l'être égoïste, vivre par et pour ceux qui nous sont chers ! Ah! l'Amour, quelle conception claire et haute il en avait à présent! Dans cette chambre, dont l'air était corrompu par les tristes remèdes, dans cette chambre où chuchottaient trois affections, sincères et probes, penchées sur un même chevet, il flottait de l'amour, comme, dans un cachot empuanti, vient flotter tout à coup une odeur de lilas, une bouffée de printemps soufflée par le vent à travers les grilles... Charles, regardant Rose sourire au malade de ses grands yeux bons et confiants, se sentait à la fois léger et grave, le cœur égratigné par le frisson d'une émotion tendre. Et il songeait à l'orgueilleuse joie de diriger la vie d'une femme que l'on aime, de la protéger, de débusquer de son chemin les dangers tapis dans les ronciers, d'être le bras fort sur lequel elle s'appuie, la poitrine sur laquelle elle repose, de vouloir et d'agir pour deux... Ce jour-là, comme il finissait de contempler Rose, il surprit, fixé sur lui, le caressant, l'œil anxieux et ami de Julien... Quand Rose fut partie, Julien lui dit brusquement : — Que feras-tu plus tard, toi? — Plus tard?... — Oui, je me demande souvent ce que tu feras quand je ne serai plus là... Et, comme Charles allait se récrier, Julien poursuivit : — Oui, oui, ce n'est pas demain l'échéance; mais, enfin, si bien que je me rétablisse, tu vivras toujours, bâti comme tu l'es, beaucoup plus longtemps que moi... Alors, tu comprends, quelquefois je me pose des questions pour toi... Le cœur de Charles battit tout à coup; il crut que Julien allait formuler une idée que lui-même côtoyait, au secret de lui-même, quelques instants auparavant, quand, se sentant ému d'avoir regardé Rose, il avait surpris l'œil de Julien fixé sur lui. Jamais Julien n'avait interrogé Charles au sujet de Rose; ayant deviné leurs âmes, il s'était senti retenu par une pudeur délicate, par le respect que le secret d'autrui inspire, quand il est noble et digne. — J'ai des idées à moi, poursuivit Julien lentement, après un long silence. Il faut que je te les communique un de ces jours. Pas aujourd'hui, parce que j'entends MmeCécile qui monte l'escalier; la première fois que nous serons seuls. Le lendemain était un dimanche; on eut, pour la première fois, l'impression du printemps : la ville s'éveilla gaie et propre sous un soleil clair, encore blanc, mais dont, déjà, les rayons échauffaient. Julien sortit en voiture pour aller au Bois, mais une saute de vent, un coup d'air froid qui courut le long de l'avenue Louise, le saisit à la porte de Charleroi et l'obligea à rentrer brusquement, suffoquant dans une sorte de râle. Cette crise fut la plus violente qu'il eût encore éprouvée; son corps était secoué tout entier, trépidait et se convulsionnait à chaque mouvement contractile des bronches. Quand il fut apaisé, enfin, dans sa chambre, entouré de ses trois amis, il exagéra sa bonne humeur, criant que ce n'était rien, que c'était l'adieu du rhume. Et il demanda qu'on le laissât seul ; il n'avait besoin de personne; Cécile, Rose et Charles devaient sortir, aller « s'amuser en ville » : il le voulait, il l'exigeait. Tout à coup, il se rappela que le quartier du Smaelbeek était en fête à l'occasion de la victoire remportée à Roubaix par la fanfare des Joyeux Amis de la Clamotte. et qu'on avait organisé à cette occasion un a grand concours d'élégance et de beauté ». Il plaisanta, il fut pris d'une gaieté d'enfant : pourquoi Rose n'enverrait-elle pas Adla-Hitt prendre part à ce concours? Il fit un portrait si drôle d'Adla-Hitt s'avançant sur l'estrade parmi les concurrentes que tous s'égayèrent de cette imagination. Alors Julien insista de nouveau : ils se distrairaient un peu; ils viendraient lui raconter comment ça s'était passé. Mais Rose refusait de céder à ce caprice de malade. — Ça n'est pas ma place dans une fête maintenant, ouie, non, saëz-vous! — C'est encore moins votre place ici, près d'un pauvre malade, quand tout le monde est à la fête. — Je n'aime plus les fêtes, monsieur Julien, dit-elle, en souriant doucement... A la fin, comme Julien menaçait de les conduire lui-même voir le concours, ils cédèrent. Mme Cécile avait dit tout bas à Rose : « On ne faut pas devoir se reprocher plus tard qu'on lui aurait refusé ça. » Dès qu'ils eurent traversé le quartier de la place du Béguinage, dont les rues provinciales sommeillaient sous l'œil clignotant des borgnes réverbères, ils trouvèrent, au boulevard Anspach, la cohue des grands soirs, une animation extrême. Le triomphe des Joyeux Amis de la Clamotte avait mis des tas de gens en liesse. Drapeaux, cartels, fanfares, chansons, pas redoublés, tambours, trompettes de cavalerie, danses barbares, clameurs assourdissantes, il y avait là, mixturés dans un tohu-bohu de foule décidée à s'amuser, tous les éléments qui entrent dans la composition d'une de ces fêtes populaires dénommées « gamelles de joie » par le poète irrité. Sur la place de l'Hôtel de ville, les flots de l'énorme et tumultueuse marée du cortège s'élargirent, allèrent battre les trottoirs, déferlèrent des piliers de la Maison du Roi jusqu'à l'escalier des Lions. Le flot de foule arrivait en vagues obliques, en remous contrariés ; des enseignes, des bannières et des chapeaux voguaient, dansaient, plongeaient, revenaient à la surface, tels des bouchons soulevés et ballottés par le caprice des courants et des remous. Quand Mme Cécile, Rose et Charles furent parvenus à échapper à cette folle bousculade, ils allèrent paisiblement « profiter sur une boutelle de gueuze » au vieil estaminet de la Roue, et ils s'y attardèrent de façon à n'arriver au marché couvert de la rue Duquesnoy que pour l'heure des concours. Tout le quartier du Smaelbeek était « volle-gaz ». Quand Rose, souriante malgré elle à tout cet étalage de joie bruyante, pénétra, avec Mme Cécile et Charles, dans la salle, la cohue était telle qu'ils n'auraient pu approcher de l'estrade si le journaliste à l'asticot, qui faisait partie du jury, ne les eût conduits près de cette estrade, par une porte interdite au public. Le « concert monstre » qui faisait les premiers frais du programme, venait de finir; on arrivait au morceau de résistance de la cérémonie : « Concours de beauté et d'élégance entre les krotjes du Smaelbeek ». Le secrétaire du jury procédait à A LA BOULE PLATE l'appel des concurrentes, qui prenaient successivement place sur l'estrade où des chaises disposées en demi-cercle les attendaient. Derrière elles, la Fanfare des u Joyeux Amis de la Clamotte » ; au milieu, les trois membres du jury : le journaliste à l'asticot, déjà nommé, M. Gobbaerts, à la blanche barbe fleurie et le blond M. Emilien Baestinckx, très chauve malgré sa jeunesse, ne gardant qu'au-dessus des oreilles des bourrelets de fine laine frisée: il avait l'air pensif d'un poète élégiaque et les concurrentes levaient les yeux au ciel pour l'attendrir en son verdict. Sur leurs poitrines presque toutes opulentes, ces dames portaient des cartons à numéros d'ordre. Longuement, le jury les examina. — Le numéro 7 est toullemême une belle fille, dit Mme Cécile. — Je serais plus tôt pour le numéro 4, dit Rose : elle a l'air si « fin ». Cependant Charles, rejeté à l'écart, s'amusait d'entendre des journalistes, venus pour faire le compte rendu de cette belle fête, glisser des abominations à l'oreille des concurrentes enchantées. — Allei ! Allei ! disait l'une; pas me faire rire, sinon, c'est carotte ! jÇjtë* ÎW^tlâœ&rJCf^f^t&^i*.»~.«c.we «M.: A LA BOULE PLATE 235 Ailleurs, un cri de femme surprise, suivi d'une admonestation sévère : — Tenez une fois vos mains près de vous, n'est-ce pas, ou sinon une tarte! — Trop serrée avec mon corset, ça je suis tout de même, gémissait une serveuse de café, dont les joues en flammes irradiaient. Le jury prenait des notes. — De celui qui a le geàre poiète, j'aurai tout de même rien, dit une grosse poissonnière; un spring-no'-t' vet comme ça saurait pas de chemin avec une comme moi. — Lange swik-swakl lança une voix de devant l'estrade. Les concurrentes, maintenant, s'immobilisaient dans l'attente, très dignes, avalant leur salive avec des mouvements de la gorge et du cou qui décelaient leur émotion. Dans la bande des zwanzeurs, des tentatives de cote : — La « schune bolleke » du 21 à deux contre un, je donne! — Je paie trois pour Mieke Scholl, la celle avec un « pluche » ! Alembert Picquet, membre d'honneur de la société organisatrice, essayait, sans honte ni pudeur, d'influencer le journaliste à l'asticot. Mais le jury entier avait pris un air propre à décourager toutes les intrigues : on le sentait inaccessible à la fraude, supérieur à toute tentative d'intimidation, à toute flatterie, à toute séduction — celle-ci vînt-elle des concurrentes. Enfin, la sonnette du jury retentit; il se fit un profond silence, un silence sacré; M. Gobbaerts passa la liste des lauréates au secrétaire qui la lut d'une voix forte : — Premier prix, un nécessaire de toilette': M11" Eugénie Vincent, le numéro i5 ! Tonnerre d'applaudissements. Très émue,Mlle Vincent, dite Rosa Crolle, — une piquante brunette,très fraîche, des yeux superbes, un nez à la Roxelane modem-style, un capitonnage tout à fait recomman-dable. La fanfare exécuta une Brabançonne tonitruante; le jury embrassa copieusement M11'' Vincent, complètement ahurie, maintenant honteuse de son succès et protestant, le sourcil effaré, la voix détimbrée, par des « Well, potferdoume. est-ce que ça n'est pas bientôt fini ! » Les noms des trois autres lauréates du concours de beauté furent accueillis par trois autres tonnerres d'applaudissements et par trois autres Brabançonnes. s® M. Gobbaerts les embrassait avec un tel appétit que le public finit par crier « Assez ! » et « Après vous, s'il en reste! ». La grosse joie des foules se donnait libre carrière; on chantait, on trépignait et l'on hurlait pour le seul plaisir de faire du bruit; on s'allongeait des claques sur les épaules, on débordait de gesticulations pour le seul besoin de s'extérioriser, de se dépenser. La mère du 3e prix apostrophait véhémentement sa fille : — Jéusius Maria! si tu aurais mis votre faux chignon comme je l'avais dit, tu aurais reçu le ier prix... Ça est bête ! Cependant le journaliste à l'asticot était filé derrière Mlle Vincent, enfin parvenue à quitter l'estrade. Charles entendit ce dialogue : — Mademoiselle, j'ai voté pour vous. Vous demander votre photographie pour mon journal, et pour mon journal seul, cen'est pas trop exiger, n'est-ce pas? — Une photographie, j'ai ça pas. — Mais si, mais si, je parie que vous l'avez sur vous. — Merci, saëz-vous, pour qu'on me met sur les « feulles » et sur des cartes-correspondance; vous voudriez ça pas, hein? On a déjà assez gueulé avec moi tout à l'heure. — Mais, Mademoiselle, vous me mettez dans un embarras extrême. — Compassen es duudl trancha M1Ie Vincent. Et elle disparut, revêche, au bras de son bon ami radieux. Le journaliste n'eut que le temps de retourner sur l'estrade : le concours d'élégance commençait. Une des concurrentes avait quitté son siège, chuchottait à l'oreille de M. Baestinckx des petites choses secrètes et l'appelait Mileke; le secrétaire, vexé, lui intima l'ordre d'aller se rasseoir. M. Gobbaerts s'était déjà remis à embrasser; ce fut le public qui le rappela à ses devoirs, par des hurlements de protestation joyeuse. Le jury, de nouveau fonctionna. On fit promener les concurrentes sur l'estrade pour leur permettre de dégager leur chic, de faire valoir leur port et leur démarche, de produire leurs performances. Certaines s'en tiraient bien; d'autres, moins bien ; d'autres, tout à fait mal : l'une perdit contenance jusqu'à se fourrer les doigts dans le nez; une autre caressait d'une main machinale ses plus apparentes rotondités ; une autre, abrutie, lâcha brusquement l'estrade et se réfugia dans le public. Le jury, enfin, par le canal du secrétaire, prononça : — Premier prix, un imperméable... (rires épais A LA BOULE PLATE . n'a ■u^..*a» 'fc J-'-^umo")^*»*^" ^ci ae.. A LA BOULE PLATE 241 dans le clan scandaleux des loustics ; manifestations en sens divers.) Quand les rires se furent enfin apaisés, le secrétaire continua, sévère, l'œil chargé de reproches et fixé sur les zwanzeurs, parmi lesquels se faisait déplorable-ment remarquer le secrétaire perpétuel du Smoel-Club : — Mlle Catherine De Schepper, le numéro 6. MUe De Schepper, dite Trintje Courbatje, une grande personne svelte et élancée, empanachée d'autruche blanche, le boa de plumes posé, en bataille, sur des épaules joyeuses, fut acclamée et embrassée par M. Gobbaerts, comme aussi le deuxième prix, Mlle Kloetermans, sans chapeau, mais magnifiquement casquée de blond vénitien, corsage de foulard épinard, jupe crème, nœud rouge, ceinture bleue. — Votre profession, Mademoiselle? questionna Alembert Picquet quand, dégagée de l'étreinte de M. Gobbaerts, elle passa devant lui. —Volaille sur le Grand-Sablon, répondit Mlle Kloetermans, la figure épanouie de son succès. Il fut impossible, dans le tumulte grandissant, de comprendre les noms des autres lauréates. On dut se contenter de regarder M. Gobbaerts les embrasser. L'estrade était envahie ; Mrae Cécile, dans sa robe, blanche, tanguait comme un énorme iceberg, dans cet 16 océan de tètes qu'elle dominait; Rose riait, charriée, elle aussi, chatouillée et même pincée par les mains aventureuses de puuteleers effrontés. Ils eurent les plus grandes peines à sortir. Ils rentrèrent tout de suite chez Mme Cécile, pressés de faire à Julien le récit de la cérémonie. Rose eut du regret de cette partie. Elle se sentait confuse de s'être mêlée à la joie des autres et d'en avoir goûté le piquant, elle pour qui plus devait n'être de joie, elle de qui l'effacement et l'humilité devaient être la règle. Ce plaisir, pris en fraude de son deuil de veuve sans être veuve, lui pesa comme un péché, lui sembla reprochable comme un vol. Charles voulut plaisanter; mais elle prit une mine si chagrinée qu'il cessa tout de suite. C'était Charles qui, maintenant, surveillait le placard aux cigarettes, l'armoire, placée dans sa chambre, qui contenait les réserves de la boutique. Il lui arriva de faire renouveler telle marque, sans en parler à Rose; l'époque étant arrivée de rafraîchir le magasin, il fit repeindre les boiseries et le plafond dans des tons plus clairs; il surveilla lui-même le travail des ouvriers. Il installa, dans la salle à manger, un séchoir pour les cigares fins. Il continuait à étudier l'application, à l'installation d'une manufac- ture de tabacs, des procédés les plus modernes, visitait des fabriques, fréquentait des commerçants et des usiniers notoires. Un matin, Rose était sortie pour faire de nombreuses emplettes, laissant le magasin à la garde d'Adla-Hitt. Quand elle rentra, une odeur qui lui avait été familière autrefois, embuait la maison. Elle descendit à la cuisine, sans comprendre encore et demeura immobilisée sur le seuil : l'air gai. les manches retroussées, les mains enduites d'une couche de sirop d'un brun noirâtre, les reins ceints d'un tablier bleu, Charles Lévé de Gastynes faisait des rôles. Rose pleura. Le Petit Bleuàc Bruxelles publia, dans son numéro du 1er juin, la dépèche suivante : UN DRAMATIQUE SUICIDE A BIARRITZ (Service spécial du Petit Bleu.) Un triste événement a occasionné un vif émoi parmi la colo n e de Biarritz. Un certain M. F..., sujet BELGE, domicilié à Saint-Gilles lez-Bruxelles, s'est jeté à la mer du haut du promontoire de l'Atalaye. Le corps, un instant balancé sur les lames, a été brisé par les vagues contre les rochers. On ignore les causes qui ont poussé F... à cet acte de suprême désespoir. Les bruits les plus divers circulent dans le monde des baigneurs. Ce qui semble probable, c'est que le fameux « cherchez la femme » peut trouver une fois de plus ici son application. Charles, lisant cette dépêche le matin, n'hésita pas : il savait Jane à Biarritz. Une certitude s'imposa à son esprit : c'est d'Odon qu'il s'agissait! Il courut au journal où l'on ne put que lui montrer la dépèche; on télégraphia au correspondant; à midi, ses suppositions étaient confirmées. A une heure, sans avoir rien dit à Rose, mais après avoir, pris conseil de Mme Cécile, il sautait dans le rapide de Paris. A Bordeaux, où il fit halte pendant cinq heures, les journaux le renseignèrent à suffisance. Voici l'article, écrit dans le style spécial aux feuilles balnéaires, que tous les journaux bordelais reproduisaient d'après leur confrère : le Nouveau Phare du Golfe, organe mondain de la colonie de Biarritz : Le suicide du nommé O. F..., que nous relations en deux lignes dans notre numéro d'hier, s'est produit à la suite de circonstances réellement dramatiques, mais d'une nature si particulière et si délicate que nous étions décidé à ne pas les exposer au moment où la nouvelle nous en est parvenue. Si nous sortons aujourd'hui de la réserve que nous nous étions imposée, c'est parce que le bruit énorme qui se fait autour de cette affaire a, d'ores et déjà, amené des interprétations tout à fait inexactes. L'enquête à laquelle nous nous sommes livré nous permet d'apporter à nos lecteurs un récit dicté par la simple Vérité. Il y a huit jours, une artiste dont le nom est notoire, sinon célèbre, dans le monde du café-concert et n'est pas inconnu dans le monde de la galanterie, nous assure-t-on, débutait au Casino de notre ville. Sa beauté, jointe à son talent, 11e tardait pas à lui attirer des hommages nombreux et à lui valoir des succès où l'artiste et la jolie femme trouvaient également un hommage. Parmi les adorateurs de cette élégante personne se trouvait M. X..., neveu d'un ministre d'une nation amie et alliée, dont le nom est imprimé des milliers de fois chaque jour dans la presse mondiale. La cour que fit M. X... à l'artiste ne fut guère encouragée; elle lui signifia que ses assuiduités lui déplaisaient. M. X... ne se découragea pas Par deux fois, il tenta de faire fléchir la consigne rigoureuse donnée par l'artiste au personnel de l'hôtel où elle est descendue. M. X..., ainsi rebuté, avait pris, nous assure-t-on, son parti d'un insuccès qui n'intéressait que sa réputation d'homme à bonnes fortunes, lorsque, brusquement, mardi soir, comme il pénétrait au Casino, il fut interpellé en ces termes par O. F. : — Je vous préviens que si vous continuez à obséder Mlle *** (ici le nom de l'artiste), c'est à moi que vous aurez affaire. . Surpris de cette apostrophe, lancée sur un ton si véhément que plusieurs personnes avaient immédiatement formé un groupe friand d'un scandale, M. X... riposta : — Je n'ai pas à me soucier de votre défense ; je ne vous connais pas et je vous... (ici un mot grossier.) O. F... devenu très pâle, répondit textuellement : — Je ne veux pas vous casser la... (ici encore un mot grossier) comme j'en aurais le droit, mais voici ma carte. M. X... la prit et passa la sienne à O. F... qui quitta le salon. Le lendemain matin, M. X..., averti par de certains bruits fâcheux qui couraient sur le compte de O. F..., pria deux de ses amis de foire une enquête rapide sur la situation de ce dernier. Ces deux amis adressèrent, dès midi, à leur mandant, la lettre suivante que nous regrettons de devoir imprimer parce que le respect qui est dû aux morts est sacré, mais à la publication de laquelle nous ne pouvons nous soustraire, puisque les événements ont tourné de telle façon que M. X..., qui porte, répétons-le. un nom respecté dans une nation amie et alliée, est actuellement en proie aux ennuis que toute cette affaire lui a valus. Cher ami, A la suite de l'algarade qu'un certain O. F... a cherché hier à provoquer au Casino, vous nous avef demandé d'enquêter sur la moralité du dit O. F... Nous ne pouvons que vous déclarer ceci : dans une affaire d'honneur, le nommé O. F... est, de par ce qui lui tient lieu de position sociale, aussi sûrement protégé contre un coup d'épée, qu'un fort à coupoles peut l'être, par ses blindages, contre des chiquenaudes. On ne se bat pas avec O. F... Le dédain absolu ou le recours à la police de Biarritf, si besoin en est, sont donc les seules solutions qui s'indiquent. Nous ajoutons qu'un mandat d'expulsion contre O. F. .. sera pris dès ce soir par le service de la sûreté qui nous a fourni les renseignements que nous avons l'honneur de vous communiquer. (Suivent les signatures de deux des membres les plus distingués de notre colonie balnéaire). « Cette lettre fut, à la demande de M. X..., d'accord avec ses mandataires, affichée immédiatement aux salons du Casino. A trois heures, O. F... se présenta dans cet établissement; on le laissa s'approcher des valves où il lut la lettre. Il s'éloigna aussitôt dans la direction de l'Atalaye. Sa démarche était ferme et son pas assuré; mais ses traits étaient livides, nous a dit quelqu'un qui l'a frôlé au moment où il quittait le Casino. » Il traversa la plage et gagna les rochers de la Chinaougue. La marée était haute. Il marchait sans tourner la tête Quand il fut arrivé presque au sommet du promontoire, il enleva sa veste sans cesser de marcher, puis brusquement, il fit en avant un saut énorme et tomba dans le tourbillon des lames qui battaient le rocher avec une violence extraordinaire. » Le cadavre, quelque temps ballotté, put enfin être harponné près du sémaphore. On le transporta à la mairie où, une heure après le concierge du Casino vint l'identifier. » L'artiste célèbre dontO. F... était le manager vint réclamer le corps vers cinq heures. On juge de l'émotion de cette femme dont les beaux \ eux étaient emplis de larmes, qu'elle essayait vainement de refouler. Malgré sa tristesse, la courageuse artiste n'a pas voulu que la direction fût en peine à cause d elle, et elle a paru au programme comme les autres soirs. La femme légitime de O. F... a été prévenue par dépêche; les funérailles auront lieu demain à la première heure. » Quand Charles arriva à Biarritz, l'enterrement venait de prendre fin. Charles eut avec Jane une brève entrevue, à l'hôtel. Elle montra d'abord un grand chagrin : — Le pauvre, il s'était monté le coup ! Qu'est-ce que vous voulez? il a toujours été un peu louffoque. Je n'ai pas de chance, moi ;... il serait resté avec moi aussi longtemps que ça lui aurait plu. Enfin, je me ferai une raison : on ne peut pas passer sa vie à pleurer... Elle sécha vite ses beaux yeux. — C'est ça qui n'est pas bon pour la voix, des émotions pareilles ! — Sa femme aurait peut-être désiré que le corps fût ramené en Belgique, dit Charles. Du coup elle devint furieuse : — Sa femme, sa femme ! Est-ce qu'il s'en occupait de sa femme? Et elle, est-ce qu'elle s'occupait de lui? Alors? N'est-ce pas déjà bien joli d'avoir fait enterrer le corps à mes frais? J'ai beau être bonne fille; à la fin, nom de D..., des reproches pareils vous barbent! Je ne la connais pas, moi, sa femme! Et puis, si elle veut le reprendre, elle est bien libre : il ne s'en ira pas tout seul... Charles s' enfuit, le cœur plus empli encore de tristesse que de dégoût. Le surlendemain, il était à Bruxelles. Quand il pénétra dans la salle à manger de la Bonne Source, Rose courut vers lui en jetant un grand cri, et, avec un abandon de sœur, cacha dans la poitrine du jeune homme sa figure brûlante de fièvre et mouillée de A LA BOULE PLATE 249 larmes. Il la berçait, lui entourait la taille d'une étreinte consolatrice, d'une étreinte de protection. Et, soudain, il se sentit un autre homme: le reste du monde n'existait plus ; il n'y eut plus sur la terre que cette chair de femme, pâmée contre son corps, chaude de son malheur et de sa tendresse, un contact voluptueux dont il tressaillait inexprimablement; i dissait, les bras vigoureux, la poitrine élaréjgi un orgueil de mâle assez puissant pour d l'Avenir. Et, follement, éperdûment, il la baisais lèvres. Sa longue contrainte pudique, sa fratem. douceur aboutissaient à ce baiser d'amant Mais elle se délivra d'une secousse, affolée, en révolte : — Oh ! Monsieur Charel, Monsieur Charel ! Non, non, maintenant plus jamais ! Elle avait donc pensé, avant, qu'un jour elle pourrait être à lui ?... Il n'essaya pas de la retenir; il dit simplement : — C'est vrai, Rose, qu'il serait de tout temps entre nous... Elle secoua la tète, et, dans un dernier sanglot, essayant de s'affermir : — Soyons « braves », dit-elle, en lui tendant la main. Quand on est prop' avec soi-même... Jnm^ Le lendemain, elle annonça à Charles qu'elle fermait la boutique pour trois jours. Et elle lit le voyage de Biarritz; elle alla prier sur la tombe d'Odon. Elle ne voulut pas que le corps revînt à Bruxelles. Rentrée à la Bonne Source, elle se fit faire des robes de deuil. Et ce deuil, elle le porta aussi dans son cœur, malgré la trahison du mort — simplement parce qu'elle l'avait aimé. HH CHAPITRE XI Le lendemain, en se levant, Rose, qui avait fort mal dormi, se regarda attentivement dans son miroir, ce qui ne lui était plus arrivé depuis longtemps, et se dit : « Je suis jolie ». Puis elle se surprit — avec quelque honte dès qu'elle se fut ressaisie — à contempler sa ferme poitrine au galbe puissant, ses bras blancs et ronds, à respirer comme un bouquet épanoui son odeur de femme, faite pour aimer et pour être aimée. Et elle tressaillit au souvenir de la veille; elle s'effrayait de descendre dans les sentiers inexplorés de son cœur, d'y suivre, à travers l'ombre et le mystère, l'apparition qui s'y était évanouie... Quand, vers 9 heures, Charles, sérieux et un peu pâle, vint au magasin, suivant son habitude, lui souhaiter le bonjour, ils se comportèrent tous deux comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé dans le déroulement habituel de leur existence. Elle lui continua son doux et calme visage. Leur raison se gardait entière : ils étaient suffisamment lucides et forts pour ne pas avoir peur d'eux-mêmes, pour oser se regarder sans que leurs yeux parlassent d'amour. Cette amitié passionnée, maîtresse d'elle-même, devint quelque chose de cruel et d'exquis. Ce jour-là était un clair dimanche de printemps; la vieille chaussée avait une sérénité tiède et tendre, avec un parfum de fleurs. La physionomie du quartier était nouvelle : des branchages s'accrochaient aux façades, à la hauteur du cordon des rez-de-chaussée; vers dix heures, les pavés furent poudrés de sable blanc, semés de carrés de papier multicolore et de pétales; ça et là, à des croisées, des cierges s'allumèrent, dans des candélabres d'argent, posés sur des nappes éclatantes. Quand la procession passa, Rose accorda peu d'attention aux demoiselles portant des bannières, promenant, sous un dais, la Vierge Marie, dont le manteau était aussi bleu que le ciel, aux notables des confréries, aux « grosses légumes » de la paroisse, bredouillant des prières latines, un cierge à flamme jaune et vacillante au poing, parmi les affadissantes mazurkas des corps de musique. Mais Rose s'attendrit au passage des fillettes coiffées en crolles, déjà coquettes, béates et fines sous leur voile d'épousées, cherchant de l'œil, dans la foule, des parents ou des amis; des garçonnets gauches et gentils dans leur costume de première communion. Il y avait des bambins adorables, puisant, dans des corbeilles odorantes et légères, les premières roses effeuillées ; un surtout, haut comme une botte, le pas mal assuré et la mine sérieuse, escorté d'une maman attentive. Quand l'enfant passa devant la maison de Rose, il était fatigué de la déjà longue promenade; ses yeux regardaient autour de lui avec inquiétude, une moue fronça ses lèvres : Rose vit qu'il allait pleurer. Alors, profitant de ce que la procession s'arrêtait un instant, elle conseilla à la mère, une voisine, de ne pas laisser aller l'enfant plus loin; elle l'engagea si aimablement à entrer un instant à la Bonne Source, que la voisine accepta. Rose s'exclamait que jamais elle n'avait vu plus bel enfant; l'ayant pris sur ses genoux, elle tàtait ses petits membres potelés, l'embrassait comme une folle, le maniait tel un joujou, tandis qu'Adla-Hitt courait chercher chez le pâtissier des religieuses, en belle pâte feuilletée, couverte de crème jaune et de confiture de groséille, des cornets et des milanaises. Rose dit tout à coup : « Ouie, Madame, pour avoir un enfant comme ça, est-ce pas, je donnerais je sais pas quoi... tenez... cinq ans de ma vie... » La bonne femme se mit à rire : « Ce n'est pas nécessaire, dit-elle : le mosselman sait vous apporter ça sur commande, et même il l'apporte quelquefois quand on l'a pas commandé... » Rose s'effara, rougit et, pour cacher sa gêne, se remit à embrasser le bambin. Quand la mère l'eût emmené, Rose songea : comme il grandirait près de son cœur, comme elle l'aimerait, l'enfant qui naîtrait de ses flancs robustes, jusqu'ici stériles, mais faits cependant, sans doute, pour la maternité. Un frémissement courait en elle, là frappait aux entrailles. Elle fermait les yeux pour enfermer son rêve, pour le savourer au fond d'elle-même. Mais elle repoussa ces pensées qui, tout à coup, lui parurent des assaillantes habiles et perfides autant que redoutables. Jamais plus elle ne serait à un homme, car le nom et l'image d'un seul homme emplissait son cœur et elle n'eût osé seulement concevoir l'idée que cet homme, si au-dessus d'elle par son éducation, son esprit et sa naissance, pût l'aimer assez pour____ non ! non ! il ne fallait pas s'arrêter à ces choses ! Charles lui faisait une peur tendre. Pour lui, il goûtait maintenant le plaisir d'être amer. Il parlait peu; quand Rose lui souriait, il la déconcertait par des mots peu aimables. 11 s'isolait ; on ne le voyait plus à la Boule Plate ; il allait aux endroits d'oubli, aux recoins déserts, et faisait de longues promenades aux faubourgs, dans la solitude des rues au quart bâties. Qu'y avait-il donc de changé dans la vie de Rose, depuis la mort d'Odon, pour qu'elle occupât ainsi, sans répit, sa pensée? Rien : il n'y avait qu'un malheureux de moins.... En quoi cela pouvait-il l'intéresser, lui, Charles? En quoi? en quoi?____ il n'eût pas su ou peut-être pas voulu se le dire, au secret de lui-même, mais il se trouvait dans une situation d'esprit et de cœur qui ne pouvait se prolonger, un état trouble où il y avait de l'inquiétude et du malaise; il avait la confuse sensation de n'être pas d'accord avec la règle et la logique. Ce fut vers ce temps-là que l'état de Julien, brusquement, empira, que tout le monde, sauf lui peut-être, comprit la Mort si près que le Miracle même, confronté avec elle, serait vaincu. Il ne quittait plus le lit; il restait de longues minutes abîmé dans des réflexions désespérées, livide, les narines pincées, les dents longues et très blanches dans sa barbe qui poussait librement, les yeux caves et fixes, le front plein de rides et comme agrandi. Il ne parlait presque plus ; il faisait, d'un geste machinal et fatigant. des plis à ses draps; Cécile vivait dans la terreur de l'entendre demander un miroir. Il eut, ce soir-là, vers sept heures, une quinte terrible. Justement, le médecin entrait. Julien haleta longtemps après la crise; les commissures de sa bouche se fronçaient dans une grimace douloureuse. Quand enfin il put parler, il dit au médecin : — Ce ne sera pas aujourd'hui, n'est-ce pas? — Quoi donc? — Que je mourrai? — En voilà, des idées.... — C'est qu'avant de partir, je voudrais voir Mme Flagothier et M. Levé de Gastynes; il est déjà tard, aujourd'hui, ils ne viendront plus. — Vous les verrez demain. — Votre parole que je serai encore en état de les recevoir, quand le jour reviendra? — Ma parole; soyez donc tranquille.... Il soupira : il lui semblait qu'en rejetant l'échéance après la nuit, on l'éloignait pour très longtemps____ Il se remit à traîner sur les draps, avec un mouvement lent, incessant et régulier, ses mains aux doigts grappillants. La nuit, l'inoubliable nuit a commencé. Mme Cécile, assise près du lit, évite de parler. De temps en temps, Julien, muet, regarde de son côté pour se rassurer, pour s'affirmer qu'il n'est pas seul. Cela dure des heures... Il n'a plus la force de dire tout haut ce qu'il pense, mais son cerveau fonctionne avec lucidité; il songe, il songe.. A quoi? A lui-même, à la fin de sa chair qui ne pèsera guère dans les mains de l'ensevelisseur quand on la déposera dans le cercueil ; à Mme Cécile, belle de charité, belle comme l'est une sainte, avec une auréole; à Rose et à Charles, à leur patient et timide amour deviné et observé par lui, à la confuse pudeur, qu'il admire, de leurs deux existences mêlées et pourtant distinctes, à tout ce qu'il y a, en eux, de tourment dignement accepté, de résistance héroïque, à leur volonté sourde d'éloigner tout compromis entre leurs deux cœurs silencieux et fervents. Et toujours les mains, sur les draps, recommencent leur promenade, comme pour recueillir des miettes dans les plis. Mme Cécile a fini par s'endormir. Il ne l'éveille que quand il a absolument besoin d'une potion qui se trouve sur la table à côté de lui et qu'il ne peut atteindre. Puis Cécile, succombant une seconde fois, se rendort. Quand elle se réveille, le jour se lève enfin ; il entre, triste et livide, dans la chambre. Cécile assied Julien au milieu du grand lit, si falot, si grêle et si fluet que ses épaules recroquevil- lées n'ont pas l'air de peser sur l'oreiller qui leur sert d'appui. Ses yeux seuls semblent vivre encore, luisant dans la fosse noire de l'arcade des sourcils; mais ils pâlissent à de certains moments, parfois noyés de grosses larmes ; il n'y a plus qu'à attendre qu'ils s'éteignent dans le néant. La pluie noie Bruxelles, coiffe la ville d'une vague énorme, s'abat avec un bruit de flot déferlant, clapote dans les bassins du canal, inonde les vitres de jets forcenés, croule en cascades sur les toits ; tout est ruisselant et brumeux; il fait humide et froid dans la maison entière. Julien dit à Cécile : « Ne me laissez pas seul, maman..., j'ai trop peur. » Elle a compris. Elle fait quérir Charles et Rose. En les voyant entrer, les yeux de Julien ont un sourire de joie. Puis, quand Charles et Rose se sont approchés, il prononce, très bas : — Mon Dieu..., laissez moi vous regarder... C'est la dernière fois que je vous regarde..., bientôt je ne vous regarderai plus jamais..., je ne serai plus rien..., plus rien. Alors, il leur fait signe de se pencher tout près de lui, encore plus près, pour qu'ils entendent bien ce qu'il a à leur dire et qu'il ne se fatigue pas trop. Sa respiration est rapide et faible. C'est d'une voix lointaine, d'une voix sans timbre, coupée de courtes suffocations, qu'il leur dit : — Charles, Rose... mes deux amis... il y a longtemps que je sais que vous vous aimez... sans vous le dire... Vous êtes libres... libres tous les deux... Ratchichi va mourir... il faut que vous l'écoutiez bien... vous ne serez jamais heureux que l'un par l'autre... il ne faut pas, Charles, que tu sois l'amant de Rose... il faut que tu sois son mari... Rose pousse un cri étouffé, se rejette en arrière, comme renversée par l'imperceptible haleine de l'agonisant. Charles, très pâle, reste immobile; puis il prend doucement les mains de Julien, les pauvres mains qui, en attendant le moment très proche où elles ne remueront plus jamais, s'étaient remises à errer sur le drap, dans une recherche anxieuse. Les yeux de Julien se fixent sur ceux de Charles : — Dis à Rose... et à Mme Cécile qu'elles m'embrassent bien... Les deux femmes le baisent sur les joues, retenant leur souffle comme si elles craignaient de disperser le feu-follet de vie qui erre encore sur ce corps presque sans forme, frisonnantes de sentir sous leurs lèvres le creusement des os décharnés, la dernière chaleur de fièvre qui, pour quelques minutes encore, tiédit cette peau sèche. Deux fois encore, il s'efforce de sourire; il dit à Rose, d'une voix si lointaine qu'elle la distingue à peine : « Votre premier enfant... vous l'appellerez Julien... ou Julienne... » Puis il a un sursaut, crispe ses doigts, crie presque : « Mon Dieu... mon Dieu... je ne verrai pas ça... je ne verrai plus jamais ça... »; ses yeux paraissent s'emplir de l'étonnement du tombeau — et, brusquement, il se raidit dans une secousse, deux filets de sang au coin des lèvres. L'heure est venue : Julien a cessé de souffrir. Tandis que les deux femmes, sanglottantes, sortaient de la chambre, Charles s'assit près du lit et, longtemps, contempla le cadavre. Pourquoi tant raisonner sur la vie, s'attarder aux à-côtés, agiter des contingences et refuser de prendre le bonheur qui s'offre, puisque toutes nos actions, toutes nos jouissances, toutes nos douleurs, toutes nos volontés doivent aboutir à l'éternité du jamais plus, se résorber dans le vertige final du néant? Ne faut-il pas accepter de la vie ce qu'elle présente de bon, fixer le hasard quand il daigne sourire, cueillir la joie quand elle passe, goûter les répits que le malheur nous laisse, écarter sans hésiter la broussaille pour atteindre le fruit? Pourquoi s'inquiéter de ce que diront de nos agissemetns les badauds dont ce n'est pas l'affaire, puisque, quoi que nous fassions, la Vie, sans relâche, nous pousse vers le vide de la fosse creusée au bout de chaque chemin? Est-ce que modeler notre avenir sur les préjugés négligeables de la foule égoïste et sotte, au lieu de l'ordonner suivant les lois que le cœur dicte et que le bon sens commande, suivant l'orientation vers laquelle la vérité nous incline, n'est pas d'un illogisme extraordinaire et stupéfiant? De la tendresse profonde et de la simple honnêteté à la base de la vie, — « quand on est prop' avec soi-même, » — c'est tout ce qu'il faut aux hommes pour se faire une existence heureuse, honorée et digne, à l'abri des voisins. . C'est pourquoi, dès le lendemain des funérailles de ce pauvre ami dont la dernière préoccupation aura été de préparer un bonheur qu'il ne verrait pas, Charles irait trouver Rose et lui dirait : « Rose, j'ai connu auprès de vous, par vous, des heures de bonheur complet ; avant de vous rencontrer, mon esprit était désemparé et ma conscience était trouble; quand je suis venu m'abriter par hasard auprès de vous, je me suis senti bientôt si heureux que je n'osais plus remuer dans ma vie de peur d'y déranger quelque chose. J'ai trouvé auprès de vous la paix que je n'avais jamais pu atteindre : ni dans mon enfance, où je fus élevé sans tendresse par des mercenaires, ni dans mon adolescence, car elle s'écoula dans la réclusion du collège, ni dans ma jeunesse, car elle se passa à confier à des personnes qui ne pouvaient pas s'en servir les clefs de ma destinée. Je ne sus pas ordonner ma vie, commander à mes passions. Il eût fallu pour cela m'imposer une contrainte par elle-même pénible et dont les effets salutaires eussent été trop tardifs au gré de mes appétits. Vous, Rose, avec la douceur gaie de votre nature, vous m'avez indiqué l'équilibre et donné la mesure; le sens de la vie, c'est auprès de vous, sans que vous l'eussiez voulu, que je l'ai compris, car vous êtes toute de bonté, de confiance et de franchise, et votre âme, comme votre chair, est belle, fraîche et saine... » Et voilà comment et pourquoi, un an après, le baron Charles Lévé de Gastynes épousa M™ Rolle-kechick. FIN «JW. Iifl BELGIQUE Artistique & Littéraire -f t Paul ANÔfc^lfv ' Delphine Fousserel, roman. ^ ' • .. S--5o Max DE AU VILLE ; f La Fausse route, roman......... *3 5o Louis DELATTRE : Fany, comédie en trois actes.....' • . 2 oo Louis DUMONT-WILDEN : Les Soucis des derniers soirs, dialogues . . 200 Georges GARNIR : ■AJjZ Roule Plate, brasserie-estaminet, roman dés^ifceiirs offllgn et,'^i k^tu&ïîçs-bruxelloises, Flass- clioen ct;Am, Lvnen ......... 3 no "m -»- -*•' • A .. Iwan GILKIN i, 1 * Etudiants Russes, -drame en trois actes ... 3 .io Val ère GILLE : Ce n'était qu'un Rêvé, C0iïïeï}$e..teerique en un acte, en vers............ 1 20 Henri LIEBRECHT : Cœur-de-Bohéme, comédie fiabesque en un acte, en vers. :......... • 1 25 F.-C."MÛRISSEAUX & H. LIEBRECHT : L'Effrénée, comédie en quatre actes..... 2 00 Edmond PICARD : Trimouillat et Méliodon, vaudeville satirique en un acte....... ..... 2 00 Cari SMULDERS : Les Feuilles d'or, roman........ 3 5o Horace VAN OFFEL : Les Int 'lectuels, pièce en trois actes et L'Oiseau mécanique, pièce en quatre actes . 3 5o ENVOI FRANCO CONTRE BON-PO V 26=28, Rue des Minimes, à BRUXELLES