.14 .rsi hLT fiJjï? — PRIX : — 10 FRANCS A mon complice impénitent LUC MALPERTUIS, son vieil ami Q Q- Souvenirs d'un ^Revuiste DU MEME AUTEUR Les Charneux, roman (Lacomblez, éditeur, réédition à la Librairie moderne) (épuisé). Contes à Marjolaine, un volume de nouvelles (idem-idem). La Ferme aux Grives, roman, 2' édition (chez Ollendorf, Paris) (épuisé). La Défense du Bonheur, un acte en vers (idem-idem). Nouveaux Contes à Marjolaine (Félix Juven, éditeur, Paris). " Zievereer ", 15 édition (Editions des Etablissements Généraux d'Imprimerie, 14, rue d'Or, Bruxelles). " Krott et C", 14 édition (idem). "Architek", 9 édition (idem). A la Boule Plate, brasserie-estaminet, mœurs bruxelloises, 2e édition (Editions de la ^Belgique Artistique et Littéraire, 26, rue des Minimes, Bruxelles). Le Conservateur de la Tour Noire, mœurs bruxelloises (épuisé). Les X Javelles, mémoires d'un conducteur de malle-poste (Association des Ecrivains belges, Bruxelles) (épuisé). Pourquoi Pas? pendant l'occupation : la vie bruxelloise d'août 1914 à novembre 1918, 13'' édition (Editions de L'Expansion belge, 4, rue de Berlaimont, Bruxelles). Contes narquois de l'occupation (Editions de l'Imprimerie Industrielle et Financière, 4, rue de Berlaimont) (épuisé). La Meuse, de Namur à Dinant (Editions du Touring Club). La Chanson de la Rivière (Editions de l'Imprimerie Industrielle et Financière, 4, rue de Berlaimont, Bruxelles). 'Pour paraître prochainement : Gédéon Gardedieu, mœurs montoises. CHAPITRE PREMIER. De quelques avantages et de quelques inconvénients de la carrière de revuiste. Confession préliminaire. On a écrit que. pour faire du théâtre, il faut cire mi peu bêle — entendez un peu naïf, un peu gobeur.C'est peut-être en vertu de cet apophtegme que les revuisles nnl f.oujouiN bénéficié d'une indulgence particulière. Or, parmi tous ceux qui onl jamais élé contaminés par le bacille de la revue, je fus, précocement, l'un des-plus gravement atteints; c'est pourquoi sans doute j'ai élé souvent l'objet d'une spéciale bienveillance. Quand je me présentai au dernier examen de doctoral en droit, le bon .M. Prins, qui faisait le cours de droit pénal, me demanda, axant que je fusse assis devant le tapis \ cri : — Et quand vous serez docteur en droit, que comptez-vous faire? .Te répondis, dans la sincérité de mon âme: — Du journalisme et du théâtre. — Des revues? — U-i, treinblai-je dans un souffle. Mais, loul au contraire de ce que j'imaginais, cela parut le disposer favorablement; bien loin de me pousser des colles, il eut la bonté de répondre lui-même à quelques questions qu'il me posa el qu'il connaissait, je le jure, mieux que moi — ce qui facilita étrangement l'opération finale. M. Cornil — le père Cornil, comme on l'appelait affectueusement et respectueusement — se rappela, quand je me trouvai l'ace à face avec lui. qu'il m'avait déjà rencontré trois ou quatre ans auparavant quand, en candidature, il m'avait interrogé sur le droit romain. -— Depuis cette époque, me dit-il, vous avez suivi avec plus d'assiduité les cours de l'Alca/.ar que ceux de l'Université : je n'ai pas eu souvent le plaisir de vous voir ici... Je souris de mon air le plus modeste en inclinant un front qui acquiesçait — et il y eut 1111 silence qui me parut certainement plus long qu'à lui. Il ajusta son binocle, plissa la pal le d'oie de ses yeux malins et bienveillants : — Vous venez peut-être prendre les têtes du jury pour voire prochaine revue?... — Oh! Monsieur le professeur... J'aurais bien voulu attester le Ciel... je n'en eus pas le temps; déjà il était, eut,ré dans le maquis du contrat do mariage où je le suivais de mon mieux, essoufflé, gravissant les côtes du régime dotal el dévalant les pentes de la communauté réduite aux acquêts? l'oul à coup, ii stoppa : le quart d'heure de l'interrogatoire était écoulé; votre patte d'oie souriait toujours, ô bon Monsieur Cornil; elle avait l'air de dire : « pour un revuiste. il n'a pas trop mal marché...: il faut tenir compte d'un cas comme lu sien... » Torqueinada-Yaulhier, le redoutable professeur de droit commercial, Torquemada-Yauthier lui-même parut accessible, ce jour-là, à un sentiment de bienveillance que trop peu de récipiendaires lui ont connu. J'étais, en droit commercial, d'une timidité qui n'aurait pu tromper longtemps l'examinaieur le moins averti. Louis Franck, devenu depuis Congolais el flamingant, m'avait inculqué, non sans peine, et en français, la lettre de change et le contrat maritime et c'était à peu près tout mon bagage: ce fui justement là-dessus que Vaut hier, de son air invariablement bougon et crispé, me questionna Peut-être se souvint-il d'avoir ri. quelque soir, à l'Alca/.ar; peut-être aussi reconnut-il la méthode de Franck, lequel enlevait tous ses grades avec la plus grande distinction — car, dans le soupir final qu'il poussa, il me sembla qu'il y avail quelque chose d'approbatif. ... Cinq minutes après, muni des sacrements du jury, je me trouvais sur la place de l'Impératrice: j'élais docteur en droit! Malperluis élail là. Il me poussa dans un fiacre ouvert qui prit le chemin du logis paternel où l'on attendait, avec plus d'im- patience que rie foi, les nouvelles —- et je me rappelle qu'il me dit : — Je n'ai pas voulu te relancer depuis trois semaines, parce qu'un examen, c'est sacré; mais, si nous voulons passer à l'Alcazar dans deux mois, il est temps de nous'mettre à la revue... Qu'est-ce que tu penses de ce couplet sur l'Armée du salut? Nous arrivâmes chez moi en chantant le refrain en chœur; le cocher, tout à fait conquis, faisait la basse; le cheval, joyeux, s'ébrouait entre les brancards et avait l'air rie courir allègrement vers la centième. - ' * * * Mais il n'y a pas dans la vie que les examens et ce qui vous sert ici vous dessert là-bas. Bergeral raconte quelque part, que, quand Gondinet ouvrait la bouche, tout le monde s'écriait: « C'est du théâtre! » Si. au cours d'une séance de collaboration, et tandis qu'il dictait un bout de dialogue, il lui arrivait de sonner pour demander un bouillon, le collaborateur s'exclamait, joyeux : « C'est du théâtre! » et Gondinet avait ensuite la plus grande peine à le désabuser et à lui .faire comprendre que ce bouillon n'était que de la vie réelle et qu'il était destiné à un usage alimentaire et non à la collaboration. Dans un plan inférieur, le revuiste impénitent est pareil à Gondinet. Vous lisez à des amis une fine comédie passionnelle où, dès les premières scènes, se pose quelque problème tragique et angoissant, un rie ces problèmes qui fait pâlir les mères et les amants frémir; votre dialogue expose toute l'affaire avec une forcé et une clarté magistrales... Dans quel quatrième dessous d'ahurissement cl de confusion tombez-vous quand, soudain, l'auditeur le plus autorisé s'écrie : « M'on vieux, c'est couru : cette parodie là sera le succès de ta revue! » Quoi qu'il en soit, voilà à peu près 40 ans que je suis,dans les communiqués, le joyeux et même le spirituel revuiste. Et, chose curieuse, je suis d'autant plus joyeux et spirituel que la pièce que j'ai faite a moins de succès. "C'est de stylé : dès que la recette baisse dans un théâtre, le secrétaire se met à battre la caisse : le directeur devient, sympathique: dans les cas graves, il peut devenir — cela s'est vu — très distingué; les interprètes sont déclarés incomparables, le succès est certifié étourdissant, le chef d'orchestre est promu maestro et la direction recommande au public de prendre, trois jours d'avance, ses places en location. C'est alors qu'on entend proclamer que le revuiste, battant, tous ses confrères de Bruxelles et, au besoin, de l'étranger, détient. le record de la gaieté et de l'imagination. Quand la pièce en est à l'heure de l'extrème-onction. le communiqué ajoute, à la gaieté et à l'imagination, la . verve inépuisable et la fantaisie endiablée... J'ai fait beaucoup de revues. Mon brave collaborateur, Georges Hauzeur, qui avait ries archives et une mémoire stupéfiante — il lui suffisait d'avoir entendu deux fois un couplet pour s'en souvenir vingt ans après, paroles et musique — m'a dit, quelque temps avant sa mort, que j'avais dépassé rie beaucoup la centaine. Il se peut: la revue appelle la revue comme le crime appelle le crime. Il me souvient d'un fermier ardennais qui, supplié par sa fiancée de se présenter au confessionnal, fit au curé cet aveu lapidaire : « J'ai tout fait, sauf me parjurer, voler et tuer. » Je pourrais dire : « J'ai tout fait en matière de revues; j'en ai l'ait des petites et des grandes, ries bonnes et des mauvaises, des revues à pied et ries revues à cheval, des revues de paravent et des revues de cercles, dès revues politiques, des revues d'étudiants et des revues pour les gosses; j'en ai l'ait dans tous les théâtres de Bruxelles susceptibles d'en monter et clans la plupart ries théâtres rie province; j'en ai fait à Paris, à Marseille, à Lille et autres lieux; je les avoue toutes; il n'y a qu'un genre de revue que je n'ai jamais pratiqué : c'est la revue pornographique. » r * * * Quand je contemple tout ça, avec le recul du revuiste chevronné et dont le cheveu se fait rare, j'aperçois un carnaval de costumes de toutes les coupes et rie foutes les époques, de perruques multicolores, d'épaules plâtrées, de commères de tout âge et de toute architecture, un tohu-bù'liu rie ballets et de défilés se bousculant sous des herses de gaz ou des projecteurs électriques, des villes, des palais et des paysages fantastiques dans des royaumes rie toile et rie carton, des décors éphémères, somptueux et dérisoires, des poitrines multiformes accommodées à la modo du jour, depuis les gorges triomphales et nacrées que marquait jadis le voluptueux sillon jusqu'à celles, récentes, qui obéissent à l'impéralif « laissez-les tomber ». J'entends des musiques énamourées, où le violoncelle y va de sa larme, ries musiques légères et joyeuses, voltigeant comme des feux-follets au bout de l'archet; des musiques tonitruantes, rythmées par les trompettes thébaines et le tonnerre déchaîné des tambours — et dos musiques canailles qui font tourner le gigolo et la gigolettc dans les bals de barrières. Je revois des artistes dévoués et compréhensifs, à qui revient la grosse part du succès ries scènes «bruxelloises»; je revois des directeurs avisés, des directeurs hirsutes et des directeurs ahuris; des chefs d'orchestre butés et ignares et des chefs d'orchestre qui, toujours d'attaque, ayant leurs hommes en main et acharnés à bien faire, deviennent les précieux collaborateurs du revuiste; ries maîtres de ballet artistes et d'autres qui, rossant et injuriant le peuple soumis et peureux des danseuses, règlent, à grands fracas, de déplorables chorégraphies; des théâtreuses dont la parfaite stupidité constitue une calamité sans retour et des petits rôles qui apportent modestement, à dire les deux phrases qu'on leur confie, de l'intelligence et du talent. Je revois des costumiers imbéciles et des habilleuses qui, les soirs de première, d'un lotir de main expert, chiffonnent, comme des fées, un chapeau manqué et sauvent un corsage en y piquant une fleur; je revois des machinistes incapables d'appuyer un rideau et d'autres qui, à la minute désespérée où le changement à vue va rater, grimpent au mât comme des mousses sur un navire en perdition et, s'agrippant aux cintres au risque de se casser les os, vont décrocher les pendrillons qui gênent la manœuvre. Je revois les laborieuses répétitions à l'avant-scène, dont on sort saris voix, sans jambes et sans foi, à côté d'autres où la bonne volonté, l'émulation généreuse, le courage fraternel, les trouvailles, l'amitié des interprètes suppriment la fatigue et l'ennui de la. scène vingt fois reprise, vingt fois refaite et finalement condamnée; les «générales» qui finissent à cinq heures du matin, dans l'hébétement de tous et de chacun; les heures d'angoisse de la première où le sentiment des respon-sabihtés morales vous lancine brusquement... Puis, le désintérêt,la lassitude après la partie gagnée — quand on a gagné la partie, c'est-à-dire quand, dans un sourire et une poignée de mains, derrière le rideau que la claque a fait relever cinq fois le directeur et le régisseur vous ont dit : « Ça y est! » et que la commère, classiquement, vous embrasse coram populo. C'est la bataille; c'est de la vie trépidante et fiévreuse. Et l'on oublie la médiocrité finale de la tâche et l'inexistence totale d'une revue de fin d'année aux regards de Sirius, parce que, au moment de l'action, on a été transporté par l'effort. Quand on appartient, comme votre serviteur, à une génération qui, ayant dépassé le point culminant de la montagne russe de la vie, descend déjà vers le terminus, on est plus excusable, semble-t-il, •— si haïssable que soit le moi — quand, parlant des autres, on est amené à parler de seizième : la prescription a commencé de courir... Je lâcherai, en notant ces souvenirs, d'être l'homme de bonne humeur qui, un peu las de la grande ville et garé des autos, raconte des histoires à des amis, par une belle après-midi d'été, dans le jardin d'une villa d'où l'on voit couler la Meuse, en buvant du vin frais sous des arbres. t&g V: 'V; 1< « « i J •, V '■> ' • ■ « -- H ê S® CHAPITRE II. Bruxelles en 1885-1890. Revues et revuistes de l'époque Malpertuis et l'Alcazar. Quand un vieux Bruxellois, en cet an île disgrâce 1926. promène ses souvenirs parmi les années 1885-1890. il constate i;ue le Bruxelles d'alors vivait d'une lout autre vie que le Bruxelles d'aujourd'hui. Tout ce qui conditionne l'existence quotidienne a changé : l'atmosphère mentale, les préoccupations courantes, le confort, les goûts, l'esprit traditionnel et jusqu'à la qualité de la cuisine et du rire. Bruxelles avait encore des coins qui rappelaient le vieux Maliries et le vieux Louvain; Bruxelles rendail un son qu'il ne rend plus, avail une couleur qui s'est perdue, une saveur locale qu'il ne retrouvera jamais. Nos jeunes gens d'aujourd'hui peuvent difficilement s'imaginer ce disparale et l'on s'étonne de ce qu'il se soit établi, avec cette vigueur, en un temps si court. 1885-1890, ce sont les dernières années de la cilé provinciale, cordiale, à la gailé bruyante et un peu lourde, frondeuse et particulariste. Les théâtres s'éclairent au gaz. l'as de téléphone. Pas de cinéma. Pas île taxi. L'antique vélocipède s'est métamorphosé par l'intervention de la chaîne à multiplication et toutes les revues de l'époque ont pour commère la Bicyclette; on roule sur des «pleins» et le cyclisme, pral iqué «surtout par les très jeunes gens, est devenu la Ierreur du promeneur — comme aujourd'hui l'automobile : les journaux grincheux affirment que les cyclistes, pour être plus certains de surprendre l'ennemi, entourent les roues de leurs machines d'une bande épaisse de caoutchouc qui amortit le bruit qu'ils pourraient faire en approchant du piéton, ce qui leur permet de réduire celui-ci en Une pâte,sanguinolente avant qu'il ait même le temps de crier... De rares Iramways à chevaux — ils passent foutes les vingt minutes — relient les faubourgs à la Bourse; d'autres font le tour des boulevards, traversent la ville de la gare du Nord à la garé du Midi cl poussent jusqu'au bois. On trouve encore, rue Neuve, des boutiques où de grêles belle kes tintent sur une grille en bois pour annoncer l'entrée du client. Des campagnards endimanchés viennent, du fond des Flandres ou fie l'Ardenne, célébrer, dans l'odeur des scholles et par des beuveries de faro, les glorieuses journées de sep-i ombre et les poésies naehonalcs de Jef Casteleyn — le barde d'Eecloo — font, à l'estaminet, la joie du badaud. Au ministère libéral, renversé en 1884, a succédé un gouvernement catholique: WoesLe et .Tacobs, ministres d'un jour, ont été éloignés de la rue de la Loi par un monarque impitoyablement ennemi des sectaires el Bruxelles a connu le 7 septembre : quelques milliers île manifestants, '■conduits par leurs curés el représentant leur villa-a-a-a-ge, ont voulu défiler dans les rues de Bruxelles pour narguer le libéralisme éclopé; les bourgeois ont crevé les grosses caisses et les gardes civiques ont. laissé tomber, par mégarrie, les crosses de leurs fusils sur les orteils des bons ruraux fuyant dans un vent de panique. Ce sont les vêpres siciliennes à la bruxelloise, les vêpres à la zwanze.. Le flaminganlisme, incarné par un poète-ivrogne, n'est encore qu'une farce. Toute la politique tourne autour de la question clérico-libérale. C'est l'époque de l'arrogance sacerdotale, du doigt de Dieu, du trou des chiens, de la paille humide de Vatican, des acta porcorum et de la pierre vermoulue. Tandis que la presse libérale mange du curé et que les journaux catholiques ameutent leurs lecteurs contre l'école sans Dieu, le groupe progressiste, conduit par Janson, Feron et Robert, éveille les consciences à de plus nobles préoccupations politiques et sociales et Yolders, tribun vigoureux, organise, dans les vieux quartiers, populaires, les milices ouvrières il y a trois journaux satiriques : le Tih'ail-Uur,.la Patrouille el la Bombe: le premier clérical, le deuxième libéral et le troisième révolutionnaire. On est frappé, à en feuilleter aujourd'hui la collection, de leur égale platitude, de leur lourde médiocrité. Bruxelles est parvenu enfin à construire ses boulevards du Centre: on a bouché les vides si longtemps béants îles avenues-brèche-dents; l'œuvre audacieuse, poursuivie par Anspach avec tant de sagacité et d'énergie, commence à rendre : la ville trouve des locataires, voire tics acheteurs à terme, pour les immeubles qu'elle a bâtis; elle les vend pour la moitié des prix aux quels ils se louent aujourd'hui. La Bourse — le Point Central, comme on disait alors — est devenue, avec les Galeries St-Hubert, l'endroit où l'on lâte le pouls à la ville : le dimanche, à midi, les cafés foisonnent de soldats citoyens : les gardes-civiques arborent le trois-françois à plumes de coq; artilleurs et ehasteloers, sanglés, impeccables et «blinquants », font le salut militaire à leurs officiers, martiaux comme des maréchaux d'Empire: pensez à la joie intérieure d'un homme qui promène, h; dimanche, un fusil, alors que toute la semaine, il ii'a pour arme qu'un parapluie... Les cavaliers de l'escadron Marie-Henriette ont des moustaches dont les pointes se perdent dans les poils de leur ourson el, quand le major passe sur son cheval de louage, il est beau comme le prince Murât et plus redoutable que lui : Léopokt Courouble a spirituellement et scrupuleusement saisi tout ce Bruxelles-là dans son histoire naturelle des Kaekebroeck et des PJatbrood... ■ * * * Une moitié de Bruxelles ignorait, l'autre moitié (il en est encore ainsi d'ailleurs) : la rue Haute el le Rempart-des-Moines ne partageaient ni les plaisirs, ni les habitudes, ni les goûts de la rue de Namur et du Quartier Léopold. On ne fusionnait guère qu'à l'occasion des fêtes et cérémonies publiques el, journellement, dans les théâtres. On se retrouvait, avec un plaisir particulier, aux revues rie fin d'année. On n'en jouait qu'une ou deux par an et le public guettait l'apparition de l'affiche où les seuls noms, tronqués, des drainai is prrxonm alléchaient les. curiosités. C'est, qu'en effet le revuiste, pour peu qu'il fût avisé, faisait rire le haut de la ville en exploitant le langage du bas et mettait en joie les spectateurs du bas en blaguant les ridicules du haut—letoutsans méchanceté, à la bonne mode provinciale du Bruxelles d'alors. Et puis, le haut et le bas, également frondeurs, n'aimaient rien tant que de voir traîner sur les tréteaux ministres, barbons, robins, faiseurs, gredins et cuistres. Non, en vérité, rien n'amuse 'Nos cœurs sevrés île ■charité• Comme ce théâtre effronté • Dont, la Raillerie est la muse... Le revue d'alors, c'était la chronique du jour mise en couplet, la chronique du quartier, la chronique rie la rue, voire celle rie la maison. Cela donnait beau jeu au revuiste, qui se trouvait en famille — et il I faut accorder, à cause de cela, des circonstances atténuantes, aux rovuistes ri'au-joûrd'hui que l'on, accuse d'être impersonnels, noyés qu'ils sont, par la vague égalitaire du cosmopolitisme envahissant. Après la brillante époque de Charles Flor-o'-Squar et rie Marc-le-Prévost, après les revues politiques rie Cavalier, qui se placent aux environs de 1875, le genre était tombé, vers 1885, dans le plus saumâtre des marasmes. A part l'Alhambra, où les frères Oppenheim montaient l'opérette avec un l'asLe que, seul, Volterra nous, a fait retrouver par la suite (la Fauvette du Temple, Mi-Baba. Geneviève de Brabant, etc.), tout le théâtre de genre battait du reste rie l'aile : les Galeries, ayant usé jusqu'à la 1rame les décors du Tour du Mande et rie Michel Strogoff, ne trouvaient plus de directeur digne rie ce nom; le Parc vivait des souvenirs de sa vogue révolue; le théâtre des Nouveautés, rue de Brabant, s'efforçait de tenir l'opérette, avec La-mairie et Alice Caillot — et les ouvreuses jouaient, fous les soirs, au bouchon dans les couloirs de l'Alcazar. Au Molière, M unie faisait des prodiges pour intéresser le public au théâtre libre et mettail Antoine à l'affiche. Le Vaudeville, seul, fournissait le rendement régulier d'une ferme bien conduite : Boyer arpentait les Galeries «St-Hubert, à midi et à 6 heures, « met ne dikko buik en ne witte gilet »; Mengal profilait, sur le noir du vestibule riu théâtre, sa haute et, fière silhouette d'officier de cavalerie en retraite et le public bo'ndaii chaque soir la petite salle pour applaudir Vilano, un Corse à la lippe pendante et au regard torve, rageur, crispé, méchant comme un âne rouge - et qui jouait le répertoire de Labiche avec une maestria inégalée. La revue rie fin d'année s'était réfugiée au théâtre riu Bain Royal, dont le bassin se transformait, l'hiver, en salle de théâtre. Charles Flor o'Squarr, vieillissant, venait 'de se faire « égayer » avec une pièce d'actualité qui s'appelait, si nos souvenirs sont bons : Bruxelles et ses environs, et notre bon ami Pels venait de mordre lu poussière — il ne m'en voudra pas de lui rappeler cet incident qui demeure l'un des' souvenirs les plus joyeux de sa jeunesse — avec Mie Catoen, où le public n'avait pas retrouvé la verve que dépensait, dans la Casserole, le père de Bazoef et de Verginie. Bouland donnaiL au Bain Royal, au Casino de la Bourse et à la Seala, alors café-concert « à consommations », des revues à la diable, faites avec rie gros doigts et dont la verve Un peu cynique, ne requérait qu'un public de second choix. Il y avait bien eu, aux Galeries, une revue à gros succès : Bruxelles Attractions, où l'on voyail Thonisson-le-Pleurarri, ministre de l'Agriculture et des Beaux-Arts, chargé d'appliquer la « lui de malheur ». en persécutant l'enseignement libre. faire une entrée sensationnelle sur l'air du récitatif de Marguerite : Je voudrais bien savoir ce que fait ce .jeune [homme, S'il, est iiisijjnli""' -f'1 comment il se nomme; mais ce n'élail qu'une revue d'importation, une revue parisienne de Monréal, Blon-deau et Grisier, amenée des Variétés et où Théo Hannon avait accroché quelques scènes locales. Bruxc.Ues-A.ltvActions rendit à la revue un peu de la faveur du public; il y avait des décors luxueux, des costumes agréables el une interprétation remarquable: mais ce n'était point encore la satire bien bruxelloise d'autan, celle dont s'étaient réclamés B ruxell es-sans-dessus-dess.ous, Bruxelles-Toqué, Tout ça c'est des carabisloiiillcs! Ouie! ouïe!! ouiélll Les Dentelles de Bruxelles, etc. La revue bruxelloise n'était plus qu'une cuisine de gargotte, un pot-au-feu indigeste, un miroton île concierge chantonnant sur le feu doux de vieux airs, déjà rebâchés par plusieurs générations au temps de Désau-giers. Enfin, Mal... perluis vint et, le premier rn Belgique... — Quoi, le premier en Belgique? Est-ce Malperluis qui a inventé le couplet de revue? — Non, mais il l'a rénové; il eut celte idée, simple, mais féconde, d'appliquer des vers ou plus simplement des bouts rimés sur les airs à la mode el. notamment sur les airs du répertoire de Paulus, alors en pN'ine vogue — tandis que Flor-o'Squarr, l'els, Bouland et les autres, continuaient ii coller les leurs sur des ponts-neufs surannés, sur les timbres mille fois employés d'« Un page aimait lu jeune Adcle », de l'« Apothïàoire » ou du «rondeau de tlisèle ». 11 rajeunit ainsi non seulement le vêtement musical du couplet, mais il en modifia le rythme et l'ossature. Ajoutez que les couplets de Malperluis avaient, parfois une forme littéraire qui donnait agréablement les gens qui savaient l'orthographe el faisait à l'auteur une. flatteuse réputation auprès des autres. Il posséda tout de suite la manière d'épointer une chanson el ce je ne sais quoi que l'on appelle le tour de main, aussi nécessaire au cuisinier pour trousser un poulet qu'au revuiste pour trousser un couplet. Malperluis avait alors 20 ans, des redingotes grises, longues el vastes comme des jupes, des chapeaux haut-de-forme dont les bords plats reposaient sur les coussinets de ses cheveux bouclés et foisonnants. Il était l'une des quatre belles barbes blondes de la jeunesse bruxelloise d'alors; les t rois autres belles barbes blondes appar-fenanl (quand je vous disais que Bruxelles était, alors un grand village.-.) à Marchant, de la Réforme, Maurice. Glibert et Armand Feron. Dans ce quatuor de jeunes dieux barbus, Malperluis était le poète el le chansonnier. Il se caractérisait encore par une grande politesse .et une timidité extrême : il possédait cette qualité bien française qu'on appelle la discrétion; il rougissait comme une jeune fille dès qu'on le complimentait et Gustave Frederix l'appelait, pour ce, Mademoiselle Malperluis, ce qui le mettait dans des colères de jeune coq. Il était étudiant en philosophie; mais il fréquentait avec plus de plaisir le Conservatoire que l'Université; on le rencontrait sans peine dans la classe de déclamation du vieux Monrose el de Vermandel et assez difficilement aux cours de MM. Volgraff, Pergameni et Vanderkindere. 11 se trouvait d'ailleurs, au Conservatoire, en fort bonne compagnie, notamment d'Emile Royer, feu Joseph Delancker, François Empain, Max Hallet, Ferdinand Raquez, dont la voix rie baryton Martin était fort apprécié, dans les grands salons bruxellois el aussi de Mme George Rodenbaeh et Mme. Fierens, laquelle s'illustra à la Monnaie et à l'Opéra. Il advint que, cet hiver-là, un journal ayant, publié une série d'articles sur les théâtres de marionnettes des quartiers du bas de la ville, le Toul-Bruxelles se toqua du « poechenelspel » et qu'il devint à la mode de passer une soirée dans la cave où se logeait le théâtre Toone, rue du Miroir. La jeunesse dorée s'y rendait en habit et les personnes du beau sexe se décolletaient sans crainte de l'humidité des sous-sols. Le cadre de scène était grillagé pour protéger les artistes des trognons de choux rie la clientèle ordinaire. Au début, le public « chic » se mêlait à elle; mais, quand ces messieurs eurent vu leurs plastrons étoiles de carottes mâchées et que ces dames eurent été parfumées par des produits divers qui étaient tout au plus de la pomme cuite, la belle société fut. d'accord pour louer la salle entière les soirs où elle honorerait, la représentation de sa présence. A quoi tiennent les destinées des empires et les vocations des revuistes? Les unes à la forme du nez de Gléopâtre; les autres à un babil, noir introduit, dans la cave de Toone. Car, enfin, si le snobisme bruxellois ne s'était, pas avisé de fréquenter chez Toone, ce n'est pas pour le public rie ketjes et de evoljes de cette institution marollienne que Malperluis aurait imaginé d'écrire une pièce d'actualité, une parodie qui s'appelait la Petite Walkyrie! Ce qui doit, arriver arrive à l'heure dite; les petits pois viennent au printemps et nul n'échappe à son destin : le soir rie la première de la Petite Walkyrie, chez Toone, la destinée de Malperluis fut fixée!... Les représentations exclusivement mondaines de la Petite Walkyrie se poursuivirent pendant un mois. Il y eut telles soirées de grand gala, où les ficelles des principaux personnages furent tenues par des interprètes de marque qui, tout en faisant manœuvrer les marionnettes, leur prêtaient leur voix. Parmi les artistes qui se firent ainsi remarquer, il convient de citer, pour la postérité : Fernand Raquez, Max Hatlet, François Brouet, Adolphe Crespin, Charles Craninckx. Un soir, un spectaleur enthousiaste adjura Malpertuis rie transposer sa pièce au café-concert. Malpertuis en ressentit comme un éblouissement — d'autant plus qu'il n'avait jamais vu de café-concert, I] y en avail un, cependant, à Bruxelles, tenu par Dieudonné, qui s'appelait l'Alcazar et qui était sis rue d'Arenberg. Pour le moment, le malade était au plus bas; il était tombé aux mains hasardeuses de Dieu-donné, un parfait gentleman qui devait à Dieu et au Diable, battait son épouse, roulait ses fournisseurs, se saoulait comme un porte-faix et avait cette particularité île faire l'idiot quand la conversation prenait un four qui lui déplaisait; il vous regardait alors avec des yeux glauques, énormes, ronds et fixes et faisait bon! hou! hou! en se grattant la tête, comme si le Créateur l'avait subitement ravalé au rang d'un chimpanzé pouilleux et cacochyme. Il était, on le conçoit, assez difficile d'avoir une conversation suivie avec un interlocuteur de cette espèce... Un «imitateur» qui avait alors un nom au Café-concert : Delpierre, était heureusement le régisseur de Dieudonné. Il se prit d'affection pour la Petite Wallcyric Irans-posée et y joua le rôle principal : s'étant fait la tète de Joseph Dupont, il montait à l'orchestre, dirigeait les musiciens et, interpellait indifféremment les artistes et ie public. La Petite Walkyrie fut montée dans des décors fout neufs, peinls par Duyck et Crespin, et des costumes éblouissants, dessinés par les mêmes, le tout d'une vaieur réelle de 250 francs. La clientèle mondaine de Toonc amena du monde à l'Alcazar — et voilà le jeune dramaturge de la rue du Miroir sacré auteur par la presse bruxelloise, sympathique et amusée! Dieudonné, enchanté, n'hésita pas à commander à Malpertuis sa revue d'hiver. Mais, avant ses vrais débuts de revuiste devant le grand public, Malpertuis sacrifia encore une fois au théâtre universitaire. Cela se passa dans la salle de la Croix-dc-Fer, un estaminet de la rue des Bouchers, dont la «salle de fêles» était grande comme quatre mouchoirs de poche et qu'éclairaient trois quinquets fumeux. Il s'agissait encore d'une parodie : La Petite Lakmé el le Brume île tu Gare du .Xtrnl, « opéra excessivement 'COiniqiîe ». En ces temps-là, comme nous venons de le dire, l'Université entretenait îles relations suivies avec le Conservatoire. Plusieurs chanteurs émérites promirent d'emblée leur concours et. s'empressèrent de ne pas le donner. Il nous souvient qu'Herman Weber, présentement conseiller à la Cour d'Appel, remplissait le rôle de Lakmé. Il y avait un peu de tout dans la pièce en question : des airs rie Delibes et de M. Nazy, des ministres, des personnages de «Lakmé», le marche-pied d'un wagon de lro classe de la malle des Indes, des appariteurs, un droguiste wagne-rien. un éléphant, beaucoup de chameaux-C'était parfaitement incompréhensible, mais ceia fit. plaisir tout de même. A l'Alcazar, Malpertuis fit donc, cm l'hiver de 1887, sa première revue : Bruxelles à l'eau. Cet acte joyeux était rondement mené par Crozaz qui disait bien le couplet, mais dont la trivialité originelle était redoutable et exigeait une surveillance de tous les instants. En 1888, nouvelle i'cvue, en deux actes, cette fois : les Parades de l'année, où Delpierre, déjà nommé, faisait une étourdissante imitation de Sarali Bernard! et où débuta un trio de jeunes femmes qui devaient faire quelque chemin plus tard au théâtre : Micheline, Tusini et Larive. La fuite du général Boulanger à Bruxelles donna prétexte à une revue de printemps : Les rev'nanls de la. R'vue; elle amena dans la salle quelques manifestations politiques. Bruxellcs-Cliché inaugura la saison 1889-1890. C'est au cours des représentations de cette revue que nous commençâmes, Malpertuis et moi, notre collaboration. Mais il n'est guère possible de parler de la revue à cette époque sans parler du «théâtre universitaire», car c'est simultanément clans les théâtres bruxellois et à l'Université que la revue se réveilla. CHAPITRE III. Le théâtre universitaire. La «Princesse Malsaine». «Eendracht maakt Macht». Mes débuts chorégraphiques. Un punch mémorable. «Sur le bi du bout du Gand». «Le Mons où l'on s'ennuie». Les étudiants belges à Paris, en 1889. C'est au nombre et au Ion des revues universitaires que l'on peut apprécier l'esprit courant de la jeunesse estudiantine; c'est par elles que se font jour les sympathies et les antipathies du disciple, qu'apparaît le degré de popularité ou d'impopularité du maître. Quand le calme plat règne sur l'Université. on ne chansonne rien ni personne. Mais dès que îles raisons de mécontentement surgissent, que des «frottements» s'accusent, l'esprit frondeur de i'eschoiier reparaît. Or, comment voulez-vous que, dans les relations compliquées qui existent entre administrateurs, professeurs et élèves, un nuage ne s'élève pas de temps en'temps, influençant le baromètre rie la discipline? La revue universitaire est, dès lors, un oxutoire aux mécontentements, quelque chose comme la soupape de sûreté de l'effervescence académique. Tout le monde lui fait alors fête, à cette bonne fille de « Revue estudiantine ». Elle a le geste canaille, le verbe libre, l'apostrophe rude: mais elle rit si joyeusement et sa jambe est si bien faite! Et puis, tous ceux qui ont passé par là seront d'accord pour le dire : quand elle n'aurait à,son actif que les souvenirs qu'elle laisse à ceux qui ont flirté avec elle, c'en serait déjà assez pour qu'elle soit proclamée d'utilité publique- Les savants les plus graves, les ingénieurs les plus calés, les docteurs les plus notoires uni sacrifié à la Revue universitaire: nous ne citerons, pour l'exemple, que deux noms illustres : Jean Massart et Jules Hordet. Nul ne débitait mieux que Jules Bordel les alexandrins apôcalyplico-cha-renlonesques dont il était l'auteur. Associé à Massart, il cha'ntait des duos étourdissants. Il nous souvient d'une parodie inti- tulée Sali- en Beau, jouée vers 1890 par ÏEelampsic-Club, où Bordel et Massart roucoulaient un brindisi aux pommes dont le refrain émouvait tous les coeurs : Quelle noble mission : Je serai médecin ! . Le clou de la pièce fut l'accouchement de la eaporale de St. Pierre qui, après sa délivrance, lança son rejeton jusqu'au bout de la salle, se livra ensuite à une danse du ventre échevélée et termina ses exercices lyriques et chorégraphiques par un hymne' à la Fraternité. Où Massart fut inimitable, c'est, dans la Princesse Malsaine, jouée à l'Union. On remarquait, dans l'auditoire, les professeurs Sacré, Dubois, Coppez, Reichler, Gérard, (iràlia, Lameere, les adjoints Lepage, Tiborghicn, Sacré, Rouffart, Dubois-IIave-nith, Loin, Deboeck, Gevaert, Du Prez. (ialmaerl el un membre du Conseil des hospices, M. Van der Linden. Des personnes dignes de foi, qui contemplèrent ce dernier â la fin de la pièce, ont affirmé que tout son être réclamait la cuiller. Massart apparaissait sous les traits de Maeterlinck, couronné de lauriers. Debout derrière une table recouverte du tapis vert, il se mil en devoir d'expliquer la pièce au public par voie de conférence : ce fut remarquable de logique et de clarté. Pour mieux se faire comprendre, il commença par retirer sa pipe do sa poche et la déposa sur la table : — Voici, dit-il, la Princesse Malsaine. Puis, il sortit son mouchoir : — El voici le Roi Yalmar. Son carnet de notes devint le chef des seigneurs de la Cour; un'cure-dent représenta la nourrice sèche de la princesse; et, comme, en fin de compté, il ne lui restait plus rien sur lui pour figurer le singe Glu ton, il retira sa bottine droite et la plaça sur le rebord de la table; sa bot-line gauche se mua allégoriquement en I roubadour. Tous ces objets rangés en bon ordre, il poursuivit, avec un flegme imperturbable, l'explication, retirant les ustensiles et les remettant à leur place habituelle à mesure que les personnages étaient tués. Parodie et revue étaient mêlées .et se complétaient. L'astronome du roi était l'oculiste Cop-pez; le nom de Yalmar se confondait avec celui de l'adjoint Galmaert, et les affaires du royaume faisaient bon ménage avec les événements piquants île l'hôpital Sainl-Jean et de l'hôpital Saint-Pierre. Les célèbres seigneurs Crocq. Desmet.li, liomme-laere se démenaient au milieu de la cour féodale- On fil un succès particulier au Francottus Pilosus, se présentant dans un costume auquel le père Adam n'aurait eu à envier que le caleçon. Succès aussi pour la princesse Malsaine — oh ! la chouette princesse! — et sa nourrice, enfermées non pas dans une tour, mais dans un buen reliro, dont elles n'avaient pu sortir depuis trois jours. La scène des présages, avec sa pluie d'étoiles et ses, apparitions successives du « sauret » et du lapin, causa encore un très vif plaisir. L'élève Leclerc s'était distingué en dérangeant la musique de scène. Et l'on ovationna Féignaerl, qui chanta la Valse du Faro. Ce fut alors qu'apparurent tes sept nonnes dont le caractère sacré ne tarda pas à être sérieusement compromis par l'exécution d'un ballet on ne peut plus fin de siècle. Le, reste se noya dans les fumées d'un punch, qui n'épargna pas plus les professeurs que les carabins. i * * * Si quelqu'un écrit jamais l'histoire des « Théâtre et Université... libres de Bruxelles », comme .disaient les affiches du temps, il divisera la matière en deux époques.: une première comprenant le Tram,nuiy (le zinc, Rome vaincue et la Conquête de l'Angleterre par les Normands, la période cornélienne, le «grand siècle» du théâtre estudiantin — et l'époque de la Renaissance, séparée de la première par un intervalle de près de dix ans et dont EcndraclU maakt maclit inaugura la brillante série. Nous ne nous arrêterons pas à la première époque : nous ne l'avons pas vécue. Nous savons simplement que, dans le Tramway de zinc, la plus célèbre production de la Trilogie, Fritz Rotiers faisait Télémaque et Léon Furnémont, Calypso; que Ralph Landoy remplissait le rôle du général Vandersmissen et que, chaque fois qu'il entrait en scène, on tirait le canon dans la coulisse; que le rideau, quand il se leva sur le prologue, montra tous les artistes assemblés sur la scène, immobiles et, figés comme de vrais choristes d'opéra et chantant celte chanson de bienvenue au public, sur l'air de Marie Clapchahol : Bonsoir, public abruti, Pour venir ici, faut-il qu'Ui sois bêle... Bonsoir, publie abruti, Faut-il qu'tu sois bêl,' pour venir ici! Le rideau du prologue tombaiI sur cette vision fugitive. Nous sommes beaucoup mieux renseignés sur Eendrachl maakt macht. C'est dans le courant de février 1888 qu'eut lieu la première de ce «grand drame-leerie-Jules-opérel le », en quelques actes et autant de tableaux, joué par les premières étoiles du Cercle « Les Nébuleux ». Ce fut la première des revues universitaires; les précédentes pièces « académiques » n'étaient, que des culbutes dans l'insenséisme. Elle fit date- Elle fut. l'Aima Gnietrix de toutes les autres revues universitaires; elle fixa le type de l'étudiant littérateur, de l'étudiant en vadrouille, de l'étudiant bloqueur, de l'étudiant gosse... Elle inaugura les parodies des leçons professorales. Elle lança les ballets fameux et, depuis, toujours renouvelés, où les danseuses sont figurées par de grands gaillards, généralement barbus et osseux, qui font des pointes avec la grâce de pachydermes ahuris. Eendrachl oui quatre représentations, dont trois à VEden : elle rapporta aux pauvres la forte somme. La première avait, eu lieu à la-Salle Malibran. Un des clous de la soirée fut une scène où le compère « flagellait » les citoyens indignes, qui, en France, trafiquaient de la Légion d'honneur : c'était l'époque où Wilson avait mis dans une si fâcheuse position son beau-père Grévy. Le compère comparait avec .orgueil ce qui se passait en France avec ce qui se passe en Belgique. Avec orgueil et sur l'air de la « Grosse Caisse Sentimentale » : Ban« c'pays-ci, ça n' se pass' pas comm'ça, Car ces .p'tits bijoux-là Ça s'donn', ça n'se vend pas! Il faut, avoir « retiré » du canal, Arrêté un cheval Ou quelqu'aulré antmal! Ainsi s'exprimait, vengeur, le poèle-cbansonnier! Et, au refrain, le chœur hurlait ce dystique canaque «toujours sur le même air » : Ralazzi, Wilson, Vignaud el, Pranzini, Petit à petit, l'oiseau fait, son nid! Ail! ce fut une bien belle fêle de la littérature dramatique et lyrique!... Le premier acte se passait à la rédaction du journal l'Etudiant; le deuxième au parloir du couvent modèle de la rue St. Roland. On y rencontrait, des gens du meil- leur monde : le Père Boom, déjà célèbre; le général Ponfus, Krupp, qui offrait en vente des canons blindés, un lancier de Grand-Hornu que Charles Abrassart marqua d'un sceau indélébile, une étudiante en pharmacie, le spectre de la négresse Coco avec ses os dans un cabas, le flamingant Cordemans et le bon vieux professeur Petit d'Enghien qui faisait un cours de philosophie où il expliquait scientifiquement l'origine de la guindaille el comment, avant île la pomper, il faut l'approcher pendant trois secondes de la grande gar-gbuillette, à la distance d'un fi ferlin. Le troisième acte se passait au Chat noir, que tenait alors, rue dos Bouchers, le namurois Sarii. Les plénipotentiaires du Congrès de Berlin, les appariteurs de l'Université, le trio Guillaume-Humbert-Alexandre, le piston Vanderlinden et les bataillons scolaires s'y démenaient dans une ronde insensée. Dans ce troisième acte avaient trouvé place les couplets de Y Elu (liant, gosse, de Fernand Dessart, que nous entendîmes chanter, l'année dernière, à une fête d'étudiants, par des Liégeois: les dépôts se Iransmettent pieusement. La finale d'« Eendracht » ne manquait pas rie saveur : on voyait se lever tout à coup, dans la salle, des pères et mères rie famille venus rie province : ils se mettaient à invectiver leurs fils «qui dépensaient leur pauvre argent en compagnie rie cabotins, devant un tas d'idiéts qui avaient payé leur place pour voir ries saletés» — el. les venaient cueillir sur la scène pour leur faire réintégrer le home familial. C'est dans Ecndracht que je fis mes débuts chorégraphiques. Gustave Drye-pondt, el moi sommes les deux premières rianseuses-mâles qui se soient, t'ait, applaudir à l'Eden rie. la. rue de la Croix-rle-Fer par un public idolâtre. Certes, nous n'avions en partage ni la souplesse féline de la Camargo, ni la grâce voluptueuse de Carlotta Grisi, ni l'impeccable mesure de Fanny Esler; mais nous fringuions avec une vigueur et une endurance. impressionnantes. Notre entrée en scène fut particulière-rlent sensationnelle : nous surgissions, lui rie la coulisse rie droite, moi de la coulisse de gauche, les bras relevés en anse ri'am-phore, souriant rie nos 32 perles et tricotant sur les orteils — el. nous descendions au souffleur aux sons d'une musique, spécialement écrite par Charles Accarain, où se succédaient agréablement la Dame Blanche, Eugène, lu m'fais languir et, le Quadrille d'Orphée, fl y eut un moment de stupeur dans la salle quand nous apparûmes, le menton levé," fixant pour garder l'attitude, les regards au plafond. Nous avions des maillots trop étroits et trop courts et le morceau de corsage qui laissait à nu nos J-.ràs — ceux de Dreypondt étaient clignes d'un lutteur, les miens avaient le galbe de Ceux d'un fakir amaigri par trois ans de jeûne et de prières — ne nous collait, que. par miracle à la peau. Cependant des applaudissements succédaient à l'initial mouvement de stupeur, s'accentuant peu à peu... — Ne bouge pas; conserve la pose! me criait Dreypondt les yeux au lustre Je n'aurais pas bougé pour un jambon. Comme lui, je tendais le jarret, poussant les bras en l'air à me les enlever de l'épaule. Des rires, maintenant, succédaient aux applaudissements, des rires en rifor-zando. Cependant, le père Nazy, qui dirigeait l'orchestre, nous criait, dans le tumulte, ries mots que nous ne comprenions pas. Toujours sur les pointes, je me rapprochai rie Dreypondt, que je devinais riu coin rie l'œil. — Qu'est-ce qu'il dit? — Je ne sais pas. — Moi non plus. — Ne bougeons pas, conclut Dreypondt. Et nous nous figeâmes de rechef, hiératiques, muscles el nerfs saillants tels ceux rie l'écorché de Michel-Ange, tendus vers le cintre comme pour chanLer le cantique : « Plus près de toi, mon Dieu». Alors, ce furent dans la salle, des rires pâmés, ries rires aigus, des gloussements d'hommes gras, de petites notes de fifres de femmes chatouillées... Et toujours ce Nazy qui criait quelque chose, la baguette levée pour tenir le trémolo. Or, brusquement, nous frémîmes au fond de nous-mêmes : nous venions rie comprendre Nazy. 11 nous disait ces mots lapidaires et lumineux : — Ou voit votre nombril... Oui, Madame, ce sont ces mots-là qu'il prononça et non d'autres- Mille personnes avaient leurs yeux fixés sur l'œil unique de nos bassins. Ce n'était, point notre chorégraphie qui avait ainsi mis la salle en folle joie : c'était notre nombril! Sitôt, nos bras lâchèrent la courbe de l'amphore, nos mains s'aggripèrent à nos maillots et, en deux bonds, nous fûmes dans la coulisse où nous respirâmes en tirant, du bas nos corsages et du haut nos maillots. Après quoi, nous achevâmes le ballet dans un désordre d'esprit qui nous fit rater les pas et figures que nous avait appris si patiemment le maître à danser de la Monnaie. Nous remplaçâmes le tout par un chahut improvisé et frénétique, quelque chose qui, à ce que nous affirma par la suite le maître de ballet, évoqua la danse des peaux rouges autour du poteau où rôLit le missionnaire. Les auteurs d'«Eendracht»? Us étaient Irois el. même quatre, lous Montois : Fer-nand Robette, Fernand Dessart et Maurice Carez; j'y avais aussi mis la main, mais une main qui ose à peine; ce qui marqua cette revue, ce fut l'esprit bon enfant et la joyeuse humeur' inaltérable de Fernand Rebelle, sa désinvolture et son insouciance ri'étuiliant un peu bohème qui, chauve à 25 ans, comme M. Buyl, frisait, d'un geste cavalier, une moustache blonde et conquérante; ce fut aussi la façon personnelle et littéraire qu'a Fernand Dessart, nourrisson dés muses latines, de tourner le couplet à la manière dont le Caveau l'entendait; ce furent la drôlerie jaillissante, le coq-à-l'àne et la gouaillerie paisible où excelle le Dr Maurice Garez. L'élan était donné : chaque Faculté voulut avoir désormais sa revue et l'usage s'établit de la jouer devant les professeurs, encore que. quelquefois, ceux-ci fussent assez malmenés. Parmi les productions innombrables de cette époque, il faut citer: «Cocarde et Bilboquet», revue parabolique en huit scènes el Y tableaux, satisfaisant à la relation Y-t P. X; «Le Roi X», parodie du « Rois d'Ys » île Lalo;'«Sale en Beau»: «Charbot s'amuse»; «Les Colles Polytechniques»; « C'Truc For Life»; «Education de Prinz»; «Tiens, v'ià les Profs!»; «Cléo-pàtro up to date»; «Prenez garde à la Peinture »; « L'année terrible »; « Bruxelles-Astrakan»; «Le Trumeau Bissextil»; «Rue des Sois: Arrêt- l'ixe». etc., etc. Un mot encore au sujet d-Ecndracht : après la dernière représentation à l'Erien-Théâtre, les étudiants se transportèrent en corps à la Porte Verte, une vieille baraque du Trourenberg, où un punch devait flamber en leur honneur et en l'honneur île leurs invités. j. Hélas, le frère qui devait préparer ce punch, ayant versé, flans les grandes marmites à ce destinées, l'eau-de-vie blanche, le vin rie Tours, le Champagne, le t.ne, le sucre caramélisé et le cognac qui. savamment dosés et mélangés, doivent être bouillis à grand feu, avait fait preuve de trop rie conscience : il avait voulu déguster personnellement tous ces breuvages et peu s'en était fallu que, grisé plus encore par les vapeurs provenant de la mise à feu de ces marmites infernales, il ne piquât du nez flans leur contenu et n'y fût bouilli à son tour. On le trouva ivre-mort dans la cuisine. à l'issue de la représentation. Il serait malaisé de se faire une idée fies hurlements et imprécations par lesquels quatre cents gosiers, assoiffés par trois heures de spectacle, marquèrent leur déconvenue : ce punch à la manque est demeuré célèbre dans les fastes universitaires! fl donna lieu à une bonne demi-douzaine d'assemblées de la Société Gené-ralc, spécialement convoquées pour discuter «les 'responsabilités»; l'opposition se fit, de ce punch —• si nous osons ainsi nous exprimer — un drapeau : « Rendez les liqueurs! » fut, pendant longtemps à l'Université, un cri aussi courant que le fut plus lard, en Wallonie : « llindez les yards! ». Peu s'en fallut que laiSiociéfé pérît dans cotte aventure. Le comble fut que le frère cuisinier remis, après huit jours de maux de tête, de pituite, de purgation et.de chaise longue, de la cuite criminelle qu'il avait prise ce soir-là, adopta la même altitude que l'Allemagne devait adopter après, l'armistice : il refusa toujours de reconnaître sa culpabilité. Obstiné et goguenard, avec une douceur rosse, il invoqua la Fatalité et si! posa en victime du devoir; 011 l'eût tué qu'il n'eût pas avoué-.. Si ces lignes lui tombent jamais sous les yeux, il passera assurément un bon moment en se. souvenant de l'exaspération qu'il causa aux protestataires et des bagarres qui s'en suivirent... i * * * C'est Toone qui fut cause que Malpertuis fit un pacte éternel avec la revue; pour moi. le coupable fut la Mort Subite. Le café qui s'intitule ainsi est sis au coin de la rue de la Montagne el de la rue d'Assaut ; c'est un des plus vieux établissements de Bruxelles; on y a bu, depuis les temps, assez de lambic pour remplir le lac de la (iileppe. A l'époque dont je vous parle. 011 y buvait aussi du Raspail, un «élixir» jaunâtre, poisseux et sucré, qui n'avait l'aii' de rien el qui vous porhardail. Le journal l'Etudiant, dont j'étais le rédac-chef (ah! qu'il est beau (bis) d'être rédac-ctief!) s'imprimait étiez Berqueman, rue de Berlaimont et la rédaction s'y réunissait deux fois par semaine « pour préparer le numéro»: elle comptait alors F. Robette, Alfred Aeearain. Paul Berlier, F: Dessarl. (t. Dreypondt, Fernand Severin, Maurice Garez, E. Verhaeren, Maurice Gampion, Maurice Xoblom, Louis Dolattre, Fernand Roussel, Henri Creten, Gustave Willière, etc. Après la préparation du numéro, on allai! se rafraîchir à la Mort Subite. Or, ce soir-là, nous nous attardâmes, Maurice Garez et moi, à jouer des Raspail à un petit billard à ressort qu'on venait d'installer à côté du comptoir- Nous étions si intéressés par la partie que, quand l'heure du souper sonna, nous nous aperçûmes que nous commencions à être proprement'gris. -te me hâtai de rentrer au logis paternel: mais Garez ne voulut pas réintégrer, lui, son « quartier garni » fl'Ixelles. Quand je l'eus quitté, il s'en fut à la gare du Nord et demanda, au guichet des coupons : — Quel est le prochain train qui pari? — Celui de Ganri. — Donnez-moi un billet pour Ganri. Il arriva dans la cité des Artevelrie qu'il faisait pleine nuit, prit ries rues au hasard et échoua dans un café-concert rie la rue Courte-du-Jour, YEden. Malgré son nom paradisiaque, l'endroit n'était point folâtre; la plus imminente faillite guettait l'entreprise; il y avait «aux fauteuils» dix personnes, grelottant autour d'un poêle el, sur la scène, une pauvre femme sinistre, emmitouflée rie peaux rie lapin, qui chantait La Première Finir du Printemps. Garez offrit un Raspail au buffel.ier qui était aussi le directeur. Cet homme lui conta.sos peines et offrit un Raspail à son tour.' — Savez-vous ce que vous devriez faire, pour remonter votre théâtre? lui dit Carez:-vous devriez monter une revue. — Je n'ai pas un franc. — C'est dommage : je vous ferais la revue avec un camarade que j'ai et vous gagneriez la forte galette. — Vous êtes sûr? — Très sûr. — '-îi sûr que ça? — Encore plus! — Eh bien! prenez mon théâtre; je vous le sous-loue pour deux mois; c'est vous qui ferez la bonne affaire. Carez ne s'est jamais épaté do rien. On djsrula les conditions de la reprise; à Il heures, tout était consommé : Carez avait signé! Il s'amena chez moi le lendemain matin, s'el'forçant d'arborer un aimable sourire sur une face flétrie par l'ivresse : — Ne tombe pas à la renverse : j'ai repris i'Eden de Gànd; j'ouvre le 15 avec notre revue. — Comment, notre revue? - Celle que nous allons faire ensemble. — Ali! — Il faut commencer tout de suite. — Bon. — Ce matin, — Assieds-toi. — On prendra quelques couplets' (VEen-drac mac mac. — il (mi faudra d'autres. — .l'ai des notes; figure-toi qu'on n'a jamais joué de revue à Garni; ce sera un succès fou. — Bon. — Tu as de l'argent? — J'ai ma montre et ma chaîne. •— C'est toujours ça. Comment il s'y prit, aidé d'un jeune régisseur débrouillard, du nom de Febvre, pour recruter des artistes, des chœurs, un orchestre, un décorateur, un costumier et tout ce qu'il faut pour l'aire une revue, sous l'œil ironique du bUffetier, lequel lui avait l'ail, un contrat léonin, je me le suis souvent demandé... Il 11'eii est pas moins vrai que, le 28 décembre 1888, à 3 heures tapant (parfaitement! la première eut lieu en matinée), le rideau se levait sur une pièce bâclée en '18 heures et montée en quatre jours, qui ■■•'appelait Sur Bi du Bout: du Garni; un excellent confrère de la presse gantoise. <;. Meunier, du Journal'de Gond, nous avait documentés sur la vie locale et aidés à mettre debout nos couplets. Le matin de la première, le compère n'avait point encore de costume et... la caisse était totalement fermée. Comme ce compère était un soldat de ligne, Febvre, qui jouait le rôle, n'hésita pas : il courut trouver le colonel du régiment, l'invita à la première, lui fit valoir les intentions patriotiques de la revue el l'effort artistique tenté par la direction; il expliqua que, par un malheur qu'on n'avait pu prévoir. l'uniforme qu'on lui avait donné au théâtre était vieux et mal fait... Bref, il fit tant et si bien que le colonel le fit habiller dare-dare par le tailleur du régiment et que, à 3 heures, un «piotte» irréprochable dirigeait la ronde des actualités! L'Eden fut bondé, pendant un mois, d'un public ravi de découvrir un genre de pièce populaire qu'il ne soupçonnait pas et où l'on blaguait l'autorité avec uni; gaieté bon enfant. De leur côte, les étudiants « donnèrent » avec entrain; l'un d'eux demanda un soir l'autorisation de s'essayer dans un îles rôles; le lendemain, ce fut un autre et cela devint une gageure : aux dernières représentations, un bon quart des artistes fumait la cigarette au promenoir et regardait .le « frère » jouer le rôle pour lequel on l'avait agréé. Quotidiennement, les trains du soir amenaient du reste à Gand des étudiants bruxellois el le quartier de I'Eden connut, cette année-là, une vie qu'il n'aura probablement plus retrouvée dans la suite des ans. ' Le succès n'était point tel, cependant, qu'il pût durer deux mois, dans une ville de province aux huit-dixièmes flamande; aussi, comme Garez avait pris l'immeuble pour nouante jours, il fallut aviser à terminer le bail... Une fois de plus, le théâtre universitaire vint à la rescousse: une bande d'étudiants avait t'ait jouer, quelques jours auparavant une parodie tdiu Roi d'Y s, opéra de Lalo qui faisait alors florès à'la Monnaie. Nous avions, Carez, Dessart et moi, ficelé ça en cinq aiguillées. La représentation s'était donnée à la Salle Malibran, à Ixelles. Lerlereq-Dandoy avait, établi une partition symphonique qu'exécuta un orchestre uniquement composé d'étudiants. Je n'ai que des souvenirs très vagues sur ce chef-d'œuvre que l'affiche appelait truculent- Je revois F. Dessart en Saint-Corentin, juché sur une stèle, avec une auréole de carton et. une robe de bure; quand le rideau se levait sur le deuxième acte, il restait longtemps immobile, au point, que le public le prenait pour une statue, puis tout à coup, son long nez remuait, il semblait sortir d'un rôve et il chantait, sur l'air Les Portugais sont toujours gais, ces paroles définitives. : Dans la sali', j'aperçois des gens ijui s'demand'nt que j'pourrais bien être: Ils n'attendront pas plus longtemps Car je vais tout d'suit' leur permettre De prendre connaissance lie mon extrait d'naissance. Refrain C'est moi qui suis St. Corentin, tin vieux roublard, un vieux malin; Depuis le soir jusqu'au malin, C'est moi qui suis St. Corentin. / 11 vous détaillait ça à faire damner la divine Bartet. 11 me souvient encore qu'une bien iolie voix — celle d'Alphonse Briart, de Morlan-welz, —• chanta, dans la coulisse, la sérénade de Lalo, laquelle fut trisséc, que le lloi X avait la tête de Léopold II, Carnac celle du général Boulanger et que les conseillers du vieux roi ressemblaient à s'y méprendre aux ministres catholiques qui. pour lors, gouvernaient la Belgique — que Margarine et Rosière avaient trouvé dans Mines Retbell et Myr deux interprètes au geste intrépide—que le rôle de Mylo était tenu par un vieil ami aujourd'hui fonctionnaire excessivement supérieur aux finances — que, le soir de la première, l'écluse à crémaillère refusa obstinément de marcher, ce qui n'empêcha pas toute la troupe d'être noyée sous les acclamations d'un public prêt à tout accepter, pourvu qu'il n'y comprît rien. Comment, transporté dans la paisible ville de Gand, mutatis mutandis, le Roi X trouva-t-il un public? Peut-être ces gens y vinrent-ils pour contempler un cas pathologique. Le Roi X permit, en tout cas, à Carez de terminer sa saison... et. sa carrière .directoriale, car il jura bien qu'on ne l'y reprendrait plus! Quelques mois après, nous récidivâmes à Mons en tant que revuist.es. Nous fîmes une revus qui s'appelait le Mon s où l'on s'enmrie.E'j l'on «'y,-ennuya au-delà de toute expression : ce fut un four mémorable — mémorable pour nous, car j'imagine que cette revue manquée n'a laissé que peu de souvenirs à l'humanité montoiso. C'était pourtant un feu d'artifice d'esprit; chaque réplique était une fusée. Mais il dut pleuvoir le soir de la première; le feu d'artifice fut mouillé : toutes les fusées ratèrent les unes après les autres. A la fin de la pièce, il ne restait que des étuis de carton noircis et fumants, la carcasse lamenlable ries motifs décoratifs qui, à l'heure de la mise à feu. n'ont rien voulu savoir. Mais, tout de même, nous avions joué de malheur. Il y avait, notamment, une scène sur le duel qui avait mis face à face Deroulède et. Laguerre. C'était, dans la pensée ides auteurs, le clou de la pièce. L'effet capital rie cette scène devait se produire au moment oii les témoins retiraient les pistolets de la boîte : au lieu d'armes à feu de chez Gastyne, deux pistolets au jambon devaient apparaître aux yeux d'un public que nous pensions d'avance en joie •— car enfin, c'était scé-nique, ingénieux et digne des meilleures revues... Hélas, après la répétition générale qui avait, eu lieu la veille, avec costumes, décors el accessoires, et qui avait duré toute la nuit, les malheureux figurants engagés par le directeur Buarini — son nom me revient — les malheureux figurants, donc, qui faisaient, les témoins du duel, avaient, crevant de faim, dévoré les pistolets Comme ils avaient oublié de les remplacer pour la première, le sens rie la scène en fut fâcheusement obscurci : les .duellistes qui, dans un couplet inspiré, devaient vanter la supériorité des pistolets comestibles sur les pistolets à percussion centrale pour le règlement ries affaires d'honneur, demeurèrent stupides quand la boîte fut ouverte (mettez-vous à leur place)... 11 y eut un moment d'inexprimable, désarroi; quand ils prirent, enfin, le parti de quitter le plateau, suivis des témoins, ceux-ci. repentants, rentrèrent en scène el, s'efforcèrent d'expliquer au public, par une pantomine vive et animée, qu'ils avaient boulotté, la veille, les pistolets. Et leurs gestes éperdus augmentèrent la confusion. Quand, par la suite, Buarini reparlait de cette soirée, c'était sur le ton dont on raconte une catastrophe de grisou au Borinage. ■ * * * En cet an de grâce 1889. la France fêta le centenaire de la Révolution el. les étudiants rie Paris organisèrent, de grandes fêtes auxquelles furent conviés les étudiants belges- J'étais le président de la Société Générale — de ta Société Générale des Util/liants, bien entendu...; d'ailleurs, si on me l'eCri offert, je n'aurais pas voulu changer... — ej. je fus, de ce fait, désigné pour conduire à Paris la délégation belge qui comportait cinq à six cents étudiants : liégeois, gantois, montois, giblottins el bruxellois. Nous débarquâmes à Paris, .en corps, par une magnifique soirée du mois d'août; le soleil couchant incendiait le ciel el, nous montra Paris dans une gloire. Des breaks, attelés à quatre chevaux, nous attendaient il la gare et l'interminable cortège fit, par .es boulevards, un défilé triomphal. Jamais — quoiqu'il me soit arrivé par la suite — je ne me suis trouvé aussi heureux, jamais je ne me suis plus allègrement évadé de moi-même pour rayonner sur ie vaste monde. Avoir 20 ans 'et. une santé intrépide, être étudiant et entrer dans Paris en tenant un drapeau, quel éblouis-sement! La minute que l'on a une l'ois vécue ainsi, de tout son être, de toute sa foi. on ne l'oubliera jamais : toute la jeunesse. avec son illusion, nous bondissait dans le cœur. Il me semblait que mon vieux arapeau bleu haussait, jusqu'au ciel, la statuette dorée de Verhaegen qui en couronne la hampe; que cette foule bruyante acclamait, dans les étudiants que nous étions, la grande Idée, ce Libre-Examen dont se réclamaient nos jeunes enthousiasmes — car notre génération studieuse avait un idéal : elle croyait, avec une ferveur sacrée, que le libéralisme était le flambeau destiné à éclairer le monde, la force -providentielle qui le régénérerait; elle attendait, de cette République Fran- çaisè glorifiant, à un siècle de distance, la conquête de la Liberté, l'éclosion magnifique de la fleur humaine. \'a-t-on pas droit aux plus beaux mensonges quand on s'offre à L'avenir avec l'ingénuité d'un cœur sincère? En vérité, notre âge mûr, en se reportant à cell e expansion d'âme, se prend à plaindre ies jeunes gens d'aujourd'hui, grandis, hélâs! parmi des ruines qu'il leur faudra d'abord restaurer et qui ne connaîtront peut-être jamais un pareil élan vers la cime, un pareil acte d'espérance et de foi. Et puis, peut-être l'éloignement magni-fie-t-il le souvenir... Quoi qu'il en soit, nous courûmes Paris, nuit et jour, .infatigables et joyeux, émerveillés de {out et pourtant ne nous étonnant de rien. 11 vous en souvient assurément comme si c'était hier, vieux camarades dispersés aujourd'hui aux quatre coins de la Belgique, chers et bons «frères» qui découvrîtes avec moi Paris, dans le tumulte de l'Exposition de 1889, Paris orgueilléux, Paris pavoisé, Paris prospère, Paris heureux, Paris.accueillant, Paris en fête! Sans douté, entendez-vous encore cette « Marseillaise » que toute la salle de l'Opéra, entre deux aides de Guillaume Tell, entonna debout, cette frénétique « Marseillaise » qui fut chantée, dans toutes les langues, par un auditoire où la jeunesse universitaire de tous les pays était représentée et le frigide Carnot, debout dans la loge présidentielle, clamant lui-même l'hymne immortel, comme un orphéoniste de province! Sans doute, dans un cinématographique souvenir, revoyez-vous le banquet monstre sous les futaies de Meudon; les soirées du « Chat Noir » avec Salis, Hyspa, Delmet. Donnay, Xanrof, Mac-Nab : «de la barbe dans un faux-col»; les vadrouilles aux Halles, la réception à l'Hôtel de Ville, l'expulsion de l'étudiant louvaniste qui avait, dans une saoûlerie fâcheuse, vociféré : « A bas la République! »; les cafés du quartier Latin retentissant du fracas des piles de soucoupes écroulées et des mots : « fraternité..., solidarité..., grande famille universitaire..., paix universelle-, espoir de l'humanité; le « Cid » et les « Précieuses » aux Français, avec Mounet et Coquelin, les pèlerinages à Versailles et Fontainebleau, la réception à 'l'Elysée... Oui, te la rappelles-tu, cette réception, ilmile Max, vieux Camarade d'études e! de joies juvéniles, foi qui me prêtas (on habit parce que le mien, amputé d'un pan dans une bagarre obscure, ne pouvait décemment affronter les lumières des salons du ministère de l'Instruction publique,qu'occupait. alors Fallières? A toutes les cérémonies, nous prononcions des harangues où nous promettions invariablement le retour à la France de l'Alsace et de la Lorraine. A l'inauguration de. la Nouvelle Sorbonne —_ où l'élite de l'humanité savante se pressait. — nous lûmes, avec l'assurance d'un jeune gaillard qui a désormais fait table rase de l'humilité et perdu le sentiment de toutes les distances, un discours rédigé une heure avant la séance, sur un coin de table. Nous trouvions tout naturel qu'on nous accueillit dans tous les théââtres sur la seule présentation de nos cartes d'étudiants; que Sarah Bernhardt, Nardy, Sybil Sanderson, Cécile Mézeray, Fugère fissent les frais d'un concert offert à nos seigneuries; que des savants et des artistes nous pilotassent dans le vieux Paris; que ies conservateurs des musées se missent à potre disposition pour nous faire valoir les trésors d'art de la France et que d'illustres orateurs nous traitassent, tous les jours, d'espoir de l'avenir et nous tendissent ie flambeau du feu éternel, tandis que nous fumions la pipe. Un matin cependant, grosse émotion : le comité de Y Assemblée générale des Etudiants nous fit savoir que les chefs de délégation seraient reçus, ce jour même, à l'Elysée, par le Président Sadi Carnot. Nous sentîmes tout l'honneur d'une pareille invitation et nous conçûmes même quelque inquiétude au sujet du protocole. Nous brossâmes fortement nos vêtements de cérémonie qui, depuis huit jours, en avaient vu tant et de si drôles et, la casquette'sur l'oreille, nous fûmes à la réception. Le cœur nous battait un peu quand, silencieusement. rangés dans un salon, nous comprîmes que M. Carnot allait apparaître- il entra, l'air cordial et ouvert, mais Président de la République tout de même, il était en redingote, souriant, amusé un peu, je .crois, de nos mines intimidées et curieuses. On nous présenta, il nous serra les mains, puis il nous fit un discours correct et paternel. L'un de nous répondit, et l'on se mit à causer. Nous étions à cent lieues de nous croire à l'Elysée : j'avais, pour ma part, connu ces réceptions familières chez de bons notaires des provinces wallonnes. Nous eussions vu à ce momenL M. Carnot déboucher précieusement une vieille bouteille de Bourgogne que nous n'aurions pas été trop surpris!... Une étudiante russe, représentant je ne sais quelle université en «ski», portait une brassée de fleurs. M. Carnot. l'avisant, elle et son bouquet, s'informa obligeamment. L'étudiante expliqua que les fleurs étaient destinées à Mme Carnot, et ie Président, tout de suite, disparut pour aller chercher «sa femme». 11 la ramena, nous présenta; Mme Carnot souriait; nous étions si bien chez nous que — je m'en souviens deux mains flans les poches de mon pantalon, à la mode étudiantesque .. Nos cordialités de vingt ans s'épanouissaient; la poignée de. mains que nous échangeâmes au départ nous parut une poignée de mains de camarades... Notre délégation rentra à Bruxelles fourbue el, glorieuse. ■ CHAPITRE IV. «Ex...Clarmonde». Un directeur qui lève le pied. Les artistes de la Monnaie à l'Alcazar. Le «Pater». «Salambooth». Le journal l'Etudiant». La presse quotidienne en 1890. «C'truc for life». «Le Hoch-Pot académique» et les «Crotjes». (le voyage à Paris nous a fait lâcher Malpertuis, que nous avons laissé, à l'Al-cazai'. avec sa revue Les JJHçjiés (/<■ l'Année. La pièce donnait; mais Bruxelles n'offrait pas, en l'ail de public, en 1889. les ressources qu'il offre maintenant et Dieu-donné menaçait de fermer le théâtre et de jeter tout le monde à la rue quand les recettes baissaient île trois francs. Aussi, au - bout d'un mois, fallut-il songer aux scènes nouvelles. La Monnaie venait de donner Esclarmônde, une grande «machine» lyrique de Massenet. montée à Paris pour Svbil Sanderson, à 'l'occasion de l'Exposition et dont le tableau le plus sensationnel était un rideau de roses derrière lequel disparaissaient Roland et sa bien-aimée K.sclarmonde, au moment où ces deux amants, ayant épuisé l'expression musicale, n'avaient plus qu'à traduire, par des gestes précis et coulumi.ers, la passion dont ils étaient enflammés. Malpertuis conçut l'idée de faire une parodie i;VEsrlarmonde, pour corser son deuxième acte, un peu faiblard. Nous ne savons plus comment cela se fil; mais, un beau soir, nous nous trouvâmes assis à la même table dans son cabinet de la rue du Poinçon, en face d'un whisky and soda éminemment col'laboratoire. Nous fîmes subir, conjointement, à la pauvre Esclarmônde, tous les avatars que peuvent imaginer deux étudiants jeunes et gais qui, on faisant du théâtre, ont encore plus pour objectif de s'amuser eux-mêmes que d'amuser 'le public appelé à les juger. Et voici qu'au lieu d'une simple scène de revue, la parodie se constitua en trois petits actes formant une grosse heure de spectacle. En suite de quoi on décida de lui faire un sort personnel, c'est-à-dire de la représenter «hors revue». Elle fut d'autant piiis rapidement mise sur pied et répétée que de vieux créanciers de Dieudonné venaient de surgir comme d'une boîte et qu'il fallait, à ce directeur, des recettes considérables et rapides. Je ne sais rien ii aussi 'lugubre* qu'une parodie manquée. Un vaudeville qui n'est pas drôle s'écoute tout de même sans trop de peine; il n'y a pas de gêne et de malaise, dans l'ennui qu'il vous fait éprouver. Tandis qu'une parodie! Ah! les pauvres comédiens qui s'épuisent, se décarcassent, suent sang et eau et s'efforcent, d'autant plus à rire que le public, rebuté, ne rit pas! Et les couplets succèdent aux couplets et les scènes aux scènes, comme, en un convoi funèbre! J'en ai eu, un jour, une connue ça, aux Galeries, de parodie : j'y songe encore en frémissant... C'est qu'il n'y a pas de milieu, avec ce sacré genre de pièces qui n'empruntent leurs effets qu'à la culbute et. à la lôuffo-querie : ou bien le public marche, ou bien il ne marché pas- S'il marche, c'est le fou rire, ce bienheureux rire qui réjouit le' cœur des artistes et leur fait imaginer mille folies nouvelles; s'il ne marche, pas, c'est l'horreur des ténèbres toujours épaissies, c'est le four, le glas funèbre... A la première d'Esclarmônde, le public marcha : il la prit « à la bonne ». Et ce fut heureux, car s'il eût renâclé, s'il avait eu ie temps de considérer de sang-froid le salmigondis d'incohérences, de rapprochements saugrenus, de calembredaines et de coqs-à-1'àne que nous lui avions cuisiné, ça aurait certes mal tourné...Ex...Clmfmondc trouvant grâce devant le public, c'était le droit de cité octroyé par le bourgeois de Bruxelles à la blague déchaînée du théâtre universitaire! Un mot vous en convaincra. Dubosq, dont c'étaient les débuts à Bruxelles, avait eu 24 heures pour faire les décors. Us consistaient, au 2° acte, en une immense feuille de vigne qui descendait du cintre — tel le rideau de fleurs de l'ori- ginal - o.l. dérobait- aux yeux îles spectateurs Ex-GIarmonde e.l Roland, au moment où, perdant 'la tête ils s'embrassaient à houche-que-veux-tu- La nuit bleue envahissait le théâtre; une lune articulée apparaissant dans le ciel étoile, clignait de l'œil tout là-haut en regardant ce que le public ne pouvait voir et se livrait à des jeux de physionomie vifs et animés; le pine-mouche d'Èx-Clarmonde. — qui remplaçait le voile symbolique de la pièce de Massenet — montait vers l'Empyréè, au bout d'un fil de rappel. L'entr'acte musical exprimait alors, sur la musique de Massenet, quelque peu sollicitée par Nazy, l'état d'âme des deux amants; jl empruntait aussi à la musique de Gounod : Anges purs, anges radieux Portez mon âme au sein des deux... Quand le plejn jour revenait, 'la feuille de vigne s'était enfoncée dans les dessous, découvrant un panneau qui figurait un lit avec, au centre d'oreillers l'rippés e| froissés, deux trous ovales où Roland et Esclar-mond'e, bordés jusqu'au menton par la courte-pointe, passaient une tête fatiguée et sommeillante. Le pompier de service leur apportait un bouillon réconfortant et. sur l'air d'En rev'nant d'ia revue. Roland, en souvenir de l'événement, faisait don à ' Esclarmonde non pas d'une épée flamboyante, mais d'une carabine à six coups... .le parle aussi de ce décor parce que — détail typique — il arriva au théâtre, le soir de la première, vers 9 h. 1/2. Comme la sortie que l'on perça depuis, pour la scène, à travers les immeubles de la rue des Bouchers, n'existait pas encore, il fallut passer les panneaux par la salle, pendant l'entr'acte qui précéda la pièce : les spectateurs des fauteuils donnèrent obligeamment un coup de main aux machinistes. Vous le voyez, c'était l'âge d'or... Deux partis musicaux divisaient alors la ville : les Stoumon-Callabrésistes et les Dupont-Lapissidaires; deux gaziers. qui traversaient la parodie, les représentaient; ils étaient assis à l'avant-scène, à chacun des bouts de la rampe au gaz et commentaient le « poème » à mesure qu'ill se déroulait et que défilaient, pour d'ahurissantes aventures, Ex-Clarmonde, le roi Phorcocasse, sa fille Persajas. le boxeur-joueur de baille Troplent, le gendarme Nilsom, etc., etc. L'autorité et l'entrain de Fernande Cay-non — nous reparlerons p'Ius loin de celle étonnante artiste de concert — auraient suffi à forcer le succès. La «pièce» qui, ainsi que le fil justement remarquer un critique de l'époque, était écrite en vers qu'on eût dit commencés par Racine et finis par Richepin, alla aux nues et ce fut la folle joie dans tout le théâtre. Le surlendemain, Ma'lpértuis me fit savoir qu'il était malade au point de né pouvoir venir au théâtre; quand j'y arrivai le soir, je trouvai la maison en l'air : les deux premières recelt.es ayant réalisé le maximum et une abondante location étant encaissée, Dieudonné n'avait pu résister à la tentation : quand il avait vu tout cet or sur l,t. laide, il l'avait pris el était filé pour de lointaines Argentines. On ne l'a jamais revu- Il était 8 heures et le théâtre s'emplissait. Les choristes, à qui l'on devait six jours de paie, annonçaient, qu'ils ne joueraient que s'ils étaient réglés el la pauvre Mme Dieudonné — car ce Bordenàve avait abandonné son épouse — se débattait à la caisse contre vingt créanciers qui, flairant la catastrophe, entendaient se paver sur la recette du bureau. Le spectacle commençait, par une partie de concert au cours de laquelle je palabrai avec les chœurs, m'efforçant de leur faire comprendre que, s'ils empêchaient que l'on jouât le, soir, le théâtre demeurerait fermé et qu'ils se trouveraient sur le pavé- La plupart en convenaient, mais un meneur ne cessait de répéter : « Pas d'argent, pas jouer! » et cette formule, irréductible impressionnait les autres... A 9 heures, les choristes se réunirent et annoncèrent qije les machinistes aussi refuseraient de travailler si on ne les payait pas. Il fallait, 500 francs environ. Je les aurais volontiers donnés, car c'était tout de même, notre intérêt, à Mallperluis et à moi, que. la pièce poursuivît sa carrière — mais il n'y a pas d'exemple qu'un étudiant, en droit ne se soit promené, à cette époque-là, avec, 500 francs dans sa poche. Arrivèrent quelques amis de, la maison, attirés par le bruit de la fuite de Dieudonné; quand ils surent l'affaire, ils firent l'argent et le rideau se leva avec une heure de retard, devant un public qui commençait à casser les banquettes. Et il y eut tout de même un épisode bien amusant : la Monnaie, ce. soir-là, faisait, relâche et la plupart des artistes qui jouaient Esclarmonde et qui venaient familièrement à l'Alcazar, avaient fait, la partie d'assister à la parodie de leur pièce. Tandis que les négociations se poursuivaient avec'les choristes, ils vinrent sur scène, attirés par la pagaie. Les choses arrangées comme nous venons de le dire, ils décidèrent de joindre, de la coulisse, leurs voix à celles de nos pauvres chœurs. La parodie, commençait précisément par un grand ensemble, musique textuelle de Massenet; c'est à peine si' nous avions modifié les paroles : Honneur à Phorcocasse, au père d'Ëselarmonde ! Honneur au grand savant, au dentiste, incompris! Par ses talents divers, il étonne le monde : Il connaît à fond l'art dévoquer les esprils. Quand le bon chef d'orchestre Nazy qui, depuis une heure, attendait les événements à son pupitre, leva sa baguette pour faire partir ses choristes, il bondit d'étonnement en entendant, en chœur mixte, un tutti l'ornmdâblo formé do voix magnifiques à tons les registres... Le publie, surpris et eharmé, applaudit à ce point le chœur qu'il le fa'llut bisser!... Le lendemain, le personnel de l'Alcazar acceptait l'offre du propriétaire d'exploiter le théâtre en société, sous la direction de Malpertuis qui, du jour au lendemain, se voyait ainsi, à son corps défendant, promu à une direction théâtrale. La faillite de Dieudonné dûment proclamée, on fit assez de recettes pour payer les frais et réaliser quelques, milliers de francs de bénéfices qui. au bout du premier mois, devaient être répartis au «prorata» des appointements de chacun. Ce fut un beau jour. Tout le monde se réunit avec le .juge-commissaire au grand buffet du premier: chœurs, danseuses et. figurants des deux sexes attendaient la joyeuse aubaine. La réunion était pour 3 heures; à i heures, l'avocat délégué par le tribunall de Commerce à la gestion des intérêts des exploitants et à qui on remettait jour il jour les recettes, n'avait fias encore paru. Une douloureuse certitude ne tarda pas à entrer dans 'l'âme des intéressés : l'avocat, saisi, comme Dieudonné, de la folie des voyages, avait, pris son essor et, comme Dieudonné aussi, avait emporté des argents qui auraient dû lui l'ester étrangers . Lui non plus, on ne le revit jamais... Habent sua futa coviœdise: Ex-Clarmonde, née dans la muise, mourait dans la muise. après une existence de luxe... On se remit au travail sur nouveaux frais avec l'espoir que la police pincerait l'avocat aux jambes véloces ou que sa famille interviendrait pour combler le déficit.. Hélas, pour autant qu'il m'en souvienne, si quelqu'un des créancciers vif jamais un centime de son dû, ce dut être en un songe... * * Une obligation s'imposait dorénavant pour Malpertuis, directeur ail intérim : aiimenter le théâtre avec des spectacles qui ne comportaient, aucun risque, c'est-à-dire, en tout premier lieu, aucuns frais de décors et. de costumes. François Coppée venait de faire jouer, à Paris, un acte en vers intitulé Le Pater, C'était du mauvais Coppée, pleurard et bondieusard : sous la Commune, un communard vient demander asile à Rose, une-brave femme dont le frère a été aux trois quarts massacré par les insurgés; le fugitif la supplie de le sauver; lutte entre le désir de vengeance et la conscience chrétienne de Rose. C'est la seconde qui succomberait si, au moment où les Versaillais pénètrent dans l'immeuble pour le fouiller, Rose ne se mettait machinalement à réciter le «pater». La vertu de cette sublime prière agit aussitôt : quand Rose arrive aux mots : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous ies pardonnons à ceux qui nous ont offen- sés », son cœur s'amollit, sa rancune cède et, au lieu de livrer le communard, elle le sauve. Cette donnée valait un monologue du genre de la Grève des Forgerons ou du Siège de Suragosse; Coppée préféra en l'aire un drame en un acte — el tous les théâtres de comédie s'arrachèrent sa pièce. On la joua à la fois sur trois théâtres à Bruxelles où elle ne fit d'ailleurs qu'apparaître à l'affiche. La parodie s'indiquait; nous sautâmes dessus. Le Comité Bruxelles-Attractions avait eu la malencontreuse idée de combiner. cette année-là. bataille de fleurs et carnaval. Les Marolliens sortirent, à cette occasion, de leurs repaires et, en fait de fleurs, jetèrent sur les' voitures de masques et sur les promeneurs costumés, tous les détritus qu'ils avaient pu ramasser depuis huit jours à la Grand'Place, au moment où se termine le marché matinal. Parodiant le Pater de Coppée, nous imaginâmes que le frère de Rose, s'élant risqué à aller voir les masques «fleuris», avait élé assailli par un scandante et était rentré chez lui fort mal en point. Tandis que Rose se lamentait sur le sort de son pauvre frère, geignant au milieu de la scène dans un fauteuil de malade, arrivai!. cherchant asile, et poursuivi par la police, le «scandaule» auteur du méfait. Et Rose, toute remuée de pitié, saisissait un trombonne dont son frère aimait à jouer, en tirait quelques notes qui le rappelaient à la vie, faisait endosser au «scandaule» des habits à elle et, quand les agents pénétraient dans la pièce, le désignant d'un geste tragique, s'écriait: « C'est ma sœur! » — sur quoi les agents se retiraient en s'excu-sant. Rose, tombée à genoux, prononçait : Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez faite bonne Et'qui m'avez permis de jouer du trombonne! Rideau. Vous voyez que la tradition du théâtre universitaire louffoque se perpétuai!. Si je cite cette calembredaine, c'est à raison d'un souvenir assez curieux: Caynon. à la première répétition, s'était amusée à dire : Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez faile bonne El, "qui m'avez permis de jouer du piston. — Comment, du piston? Mais non : du trombonne! nous écriâmes-nous, la première l'ois- — Bien, bien, fit Caynon, ne vous frappez lias : demain je dirai du trombonne. lie lendemain, elle dit : de la clarinette et le troisième jour, du tambour, etc. Nous ne réclamions plus et fout le monde riait et Caynon était contente. Mais il arriva que, le soir de la première Caynon fut prise de court, et que, complètement interloquée, elle s'écria, mallgré la rime : Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez faile bonne El'qui m'avez permis de jouer du liant-bois! Marguerite Moreno, de 'la Comédie Française, a ranconté, l'autre jour, dans les Annales, une mésaventure de ce genre nui marqua ses débuts dans la maison do Molière : Louis Delaunay entrait en scène pour l'y trouver seule; ils devaient, Moreno et 'lui. épargner à une mère le choc atroce qui pouvait la tuer : l'annonce de la mort de sa fille. Le père apportait l'affreuse nouvelle. Il était là. il allai! entrer; pourrait-e'ile supporter le récit tragique?... — Repose-t-elle encore? demanda le médecin à Moreno. — Le bruit de la malade a réveillé la voiture... répondit-elle. Vous pensez le rire qui éclata dans la salle, lorsqu'elle eut profété cette phrase extraordinaire. Et Moreno ajoute : « ...il ne m'est plus jamais arrivé do transposer les mots ni les syllabes, ni même de faire un calembour ou un à peu près sur le titre d'une pièce : j'aurais eu trop grand'peur d'un nouvel accident ». Le Pater expédié, il fallut se mettre, dare-dare, à une autre pièce pour terminer la saison. La ercaion do Sulambô avait été, à la Monnaie, tout un événement. Ce fut l'apogée de Rose Caron : lorsqu'elle descendait le grand escalier du Temple do Tanil, en chantant : Oui nie donnera, colombes, vos ailes?-elle incarnait la Beauté souveraine. Un frisson d'admiration passait dans la salle -el le peuple se pressait, à 'la sortie du théâtre, pour entrevoir, une fois encore, ce profil sévère et pur, la haute et fière silhouette de cette femme que l'on aurait pu appeler, comme, plus tard, Sarab : Reine de l'Altitude et Princesse du Geste. Los collégiens,, quand elle descendait la Montagne de la Cour, vers 4 heures se pressaient sur son passage, avec des mines dévotes et admiraient cette statue qui marchait. Ed. Picard, tournemaboulé, écrivait pour elle des livres torturés et logo-macbiques, d'où sortaient, tout à coup, comme des flammes d'un tas de décombres, des cris admirables de passion. Il n'y eut pas moins de trois parodies, à Bruxelles, de la pièce de Iteyer. D'abord, aux Galeries, « Sarlabot », trois actes à qui le public fit un accueil plutôt frais : le rôle de « Sarlabot » était tenu par la bonne Mme Herdies, très étonnée do trouver mêlée à cette aventure punique, dans le costume d'une prêtresse de Tanil, A la Scala. Bouland donna « Sâlambette », qui tint l'affiche très honorablement. A l'Alcazar, on représenta « Salam-Booth », pochade troussée à la houssarde par les auteurs de la maison. Il y avait, de Dubosq, un décor « Carlha-Chinois », tout à fait impressionnant; il représentait le coin de la rue de l'Etuve et de la rue du Chêne, avec, dans ila niche bien connue, le dieu « Moloken-Pis », sous les espèces peu vêtues du plus vieux citoyen de.- Cartilage, Une jolie fillle, Mme Marthe Marty, qui avait la taille et les bras de Mme Rose Caron, sinon son talent et son prestige, jouait la maréchale Bootli (Salami : à cette époque, tout Bruxelles était en proie à l'Armée du Salut. Et Salant Booth chantait, pour son entrée, ce couplet d'une belle envolée lyrique, sur l'air des Carabiniers d'Offen-bach : C'est la maré', la mare' (sept fuis) Oui. c'est ta maréchale Boit' Un-' ferrvm' comme y en a pas îles l'iott's! la1 « clou » de cette belle fèl.c de l'art et de l'archaïsme était le tête-à-tête; dans la .tente, de Salam Bolh et de Mathô surpris, en flagrant délit de dévotions, par deux agents de police en patrouille (Milo et Ambrevilie), qui s'exclamaient : Ali! ah! le superbe point de vn...e Ah! ah! quel spectacle enchanteur ! sur l'air, alors nouveau mais déjà fameux, du duo de la surprise, de « Miss Helyett ». 11 y avait aussi une assemblée des anciens, dont Hami-Karl-Bu!ls, retour de lointains pays, se faisait exclure et où, pour apaiser les dieux irrités, on condamnait, — horresco referons' — dix-sept jeunes gens spirituels, dix-sept jeunes gens des meilleures familles de la ville à assister à dix-sept séances du Conseil communal ! Bref, un pur chef-d'œuvre... * * Le journal Y Etudiant avait cessé d'exister; nous l'avions transformé, Henri Di-sière, aujourd'hui sénateur provincial, et moi, en Journal, des Etudiants ; le premier numéro parut le 5 novembre 1888. Il ne cessa de paraître qu'en 1914; les générations successives se le passèrent et se le repassèrent. Le nouveau journal publiait en première page des portraits lithographies de professeurs, portraits que Charles 'fiction, qui avait un œil photographique et des doigts de miniaturiste, nous faisait à cent sous la pièce : il y en a qui sont de petits chefs-d'œuvre de métier. La quatrième page comportait des dessins anecdotiques, du hon géant Gustave Dreypondt, de Caril Meunier, d'Emile-Antoine Coulon, d'Amédée Lynen, de Rocher, rte Marius Renard, etc. Ali jeunesse! M. l'administraieur-comp-table et moi avions commencé par faire l'acquisition d'un livre de caisse, d'un journal et d'un grand-livre : il y en avait bien pour 40 francs. Quand nous atteignîmes la fin du premier exercice social et que le bon Knoet.ig, notre imprimeur, devint pressant, nous décidâmes, M. l'admi-nistrateur-comptable et moi, d'examiner la situation financière de l'entreprise et de régler les comptes. La situation financière s'avéra d'une simplicité cordiale; au chapitre des dépenses étaient inscrites trois mentions : 1" Payé à Knoetig . . . . t'r. 1,394.00 2" Une tarte à Marie .... 1 50 3° Une bouteille de Champagne à Louise . ..............3.00 C'était tout. Cela ne nous empêchait pas d'avoir fait îles bénéfices. On les mangea chez Van Assche, chaussée d'Ixel-les, en un bailthazar somptueux. L'année suivante, ce fut Maurice Travailleur qui s'assit au bureau de l'administrai eur. Jamais comptabilité ne fut mieux établie, budget mieux dressé, entreprise mieux conduite. Maurice Travailleur promettait... tout ce qu'il a tenu. A l'Université, un groupe d'étudiants avait fondé, cette année-là, le Recueil .des Conférences; un hasard me met. en mains le manifeste circulaire qui annonça la naissance de ce périodique, qui devint par la suite la Revue Universitaire; à distance, la réunion des noms des signataires est curieuse : Louis Franck, Jean Massart, Yalère Cocq, Jean de Moor. Emile Max. IV,1 Boël Alex. BidarL, Colassin, Louis W'odon, L. Debrotickère. .T. Sacré, IL de Boeck, Georges Herkens, Félicien Cattier et moi. • Kl, puisque nous parlons presse, un coup d'œil sur la critique dans la presse quotidienne d'alors. A l'Indépendance, Gustave Frédericx, ériidil. butté, très face-à-main, avait succédé à Emile Deschanel. «Figure narquoise et sympathique et resté fidèle, à la raison ». disait Charles Potvin, son confrère à l'Académie de Belgique. Ce n'était point l'avis des Jeùjne-Belaiqu qui lui firent la vie dure. Disciple de. Sle Beuve, Frédericx mollirait. pour leurs hardiesses, une hostilité véhémente qui les servit admirablement — car il fallait, à cette époque où les écrivains belges étaient totalement incompris de leurs compatriotes, briser bien des carreaux pour faire tourner la tête au bourgeois qui déambulait par les rues provinciales. A la Gazelle, l'averti et combattit Edmond Cattier, déjà intrépide, opposant un front, de granit au front d'airain du snobisme, apparaissait irréductible dans ses haines littéraires et ses rancunes d'école. Et il se faisait le porte-parole des «bons esprits» qui veulent bien goûter avec prudence à la coupe de l'Art renouvelé mais non point s'enivrer de sa liqueur fermentée. Il faut honorer le courage et la conviction d'un critique qui, au plus fort de « l'engouement wagnérien, garda son franc-parlor et son sarcasme; le profane, quand il sort d'une, soirée à musique «difficile», est reconnaissant à Cattier d'avoir si bien exprimé dans son journal ce que lui, Bruxellois, .pense tout bas; il est, aise de se reconnaître dans un pareil truchement; il éprouve pour « son' critique » une solide sympathie: il est peu de journalistes qui aient eu. autant que Cattier, l'oreille du public; il n'en est pas non plus dont ies artistes lisent plus attentivement les chroniques théâtrales. Masset était, à la Réforme, le critique < ompendièux. scrupuleux et quelque peu pontifiant. Il ne rendait la justice qu'en dernier ressort et suivant un code à lui. Au demeurant, un obligeant camarade dont le point faible était de vouloir faire du Ihéàtro; plusieurs tentatives, franchement malheureuses, n'arrivèrent pas à l'en détourner, Victor Hallaux, — dont le pseudonyme Victor de la Hesbayo. figurait sur la manchette de la Chronique. avec les mots: rédacteur en chef •— d'une main déjà sénile, tenait à faire lui-même le compte rendu des .théâtres de genre. Rotiers âvait déjà son Eventail, vivant alerte, bien mis, fait avec une application soutenue, curieuse à constater chez cet impulsif. A l'Etoile Belge, le père Adolphe Leclercq, c'o-auteur, avec Bisson, de Jalouse, faisait une critique sans accent, un peu bénisseuse, timide comme lui-même. Et, aux Nouvelles du Jour. Germain officiait, l'ineffable Germain qui, ayant commis, à I'Eden, une pièce d'actualité, laquelle n'avait de drôle que le titre : Les Mai ires Zuiailzeurs du Treurenberg, se siffla lui-même avec tant d'entrain, le soir de la première, que la police finit par l'expulser de son fauteuil d'orchestre. Fritz Lutêns, plume élégante, plus brillante que réfléchie, visitait successivement tous les journaux el. les quittait au moment précis où il commençait à s'y trouver bien: cet être fantasque et. charmant, enlevé trop tôt aux- lettres belges, avait conservé 1111 cœur puéril et cherchait en vain à dissimuler, sous des dehors désinvoltes une ingénuité foncière qui le faisait aimer. Gustave Van Zype — qui signait, à la Nation de Y. Arnould: Grammadoch — avait à cette époque un petit journal hebdomadaire, rondement mené : 'ie Tout Bruxelles, où collaboraient Hubert Krains, Ed. Cattier, Fritz Lutens, Frans Mahutte, Marguerite Yandewiele, H. Nizet, H. Maubefl, Gustave Lagve et votre serviteur. Un jour, Yan Zype fit, dans ce journal, un « instantané » où il nous dénonçait, Malpertuis et moi, comme deux étranges collaborateurs : « aucun des deux, écrivail-iil, n'a dit. encore : « C'est moi qui ai tout t'ait ». Quand un couplet a du succès, si l'un déclaré : « C'est lui l'auteur », l'autre répond : «Afous en êtes un autre!» C'était vrai et c'est resté vrai. Ce fut l'un des principaux agréments de notre longue collaboration. Et, puisque Van Zype le signale comme une chose rare dans le inonde des lettres, mettons, mon cher Lucien, au nom de notre vieille amitié, cette plume à notre chapeau. * * * Pendant la fin rie celle année acarlé-mique, le théâtre universitaire fut loin rie chômer, lui aussi. Deux-soirées « rie gala » eurent lieu : l'une, le 27 février 1890, aux Galeries; l'autre, le i niai, à l'Eden. Ce fut la dernière soirée de l'Eden : le lendemain malin, les démolisseurs se mirent à jeter bas ce théâtre qui fut bien la plus coque lté salle rie spectacle qu'ait possédée Bruxelles. Il ne faudrait pas voir entre le théâtre universitaire et cette démolition une relation rie cause à effet : si 'l'Eden fut démoli, c'est parce que l'austère M. Buis, bourgmestre île notre bonne ville, redoutait — pour ses administrés tout au moins, car. pour lui-même... — les 'lieux de perdition : or le promenoir de l'Eden était devenu une succursale riu promenoir ries Folies-Bergères de Paris. Aux Galeries donc, on représenta G'Truc for Life avec un programme superbement illustré par G. Dreypondt, Le clou rie la soirée fut le ballet Extinctior! enlevé haut le pied par les ballerines roses et blondes que l'affiche dénommait De liée et Travailleuse et par des danseuses d'un galbe et ' d'un gabarit impressionnants, barbues et musclées, mi-amazones mi-viragos. Hercule eut été tenlé par elles mais Antinous se fut. sauvé. L. Boël faisait un Esprit des ténèbres tellement long quand il rampait qu'il avait encore les pieds côté cour quand sa tête disparaissait côté jardin. Du point de vue couplets et «poème», on cita à l'ordre du jour Pau'l De Glain et Friart. En mai, les Bruxellois reçurent leurs camarades des autres universités. Trois pleins jours rie « réjouissances »; courses nautiques, pique-nique à Tour-el-Taxis, bal à St.-Michel, revue, cortège aux lumières. matinée-concert, punch monstre : toutes les herbes rie la St.-Jean! C'était le début de la Fédération des Cercles, que présidait Aristide Bouton, nom merveilleux, n'est-ce pas, évoquant l'étudiant de Paul de Kock — ët président â poigne qui vous menait son monde au doigt et à l'œil. * * * Le revue, formée d'éléments empruntés à I.mu tes ses devancières, s'appelail le. Hochepot Académique. Le troisième acte se passait dans une pouponnière; il y avait en scène une douzaine de berceaux, el, dans -chacun d'eux, une « erotje » sommairement vêtue. On leur avait promis, aux crotjès, rie ne pas les secouer dans leurs berceaux... mais l'une des nourrices s"'étant avisée de balancer celui dont elle avait la garde, les autres nourrices l'imitèrent. et ce fut- un chambarri dont tout le monde s'amusa bruyamment, sauf les pauvres filles qui criaient d'effroi, dans leur crainte rie passer par dessus bord cl de rouler en chemise sur le plancher. Ces pauvres croljes! C'étaient, aux répétitions, les martyres ries revues; on les faisait mimer et rlanser; on leur affirmait qu'elles avaient le profil de Caron et la voix de Sarah Bernbarrit. Et elles y allaient de tout leur cœur ingénu... C'étaient les dernières grisettes, souples et fortes, gaies et résistantes, qui ne connaissaient ni la tristesse ni la fatigue, les « croljes » bien en chair el bien en appétit-.. Qu'èles-vous devenues, ô Siska, ô Ger-trude, ô Louise, vous qui buviez si allègrement le lambic patrial; vous qui — chose, à cette époque, horrifique et incroyable! — fumiez la cigarette, vous qui étiez presque toutes canolièros, le dimanche; vous qui, pour éponger le front de votre bon ami, crevé par l'aviron, lui appliquiez, d'un revers rie main, la figure sur le tiède et ferme coussin de votre sein ami, tandis qu'il s'allongeait sur le banc, apaisé et content de vivre; vous qui, au Marly el à l'Amour, voliez si gentiment, dans les assiettes d'autrui, les goujons de la friture; vous qui, sur vos crolles en révolte, campiez le bibi de cent, sous qui vous faisait jolies; vous qui rayonniez de bonne humeur et qui saviez ries mots drôles quelquefois et, délicieusement bêles souvent; vous qui vous fâchiez dans tous les dialectes belges; vous qui riiez, vous, qui chantiez, vous qui dansiez, vous qui aimiez... Mais où sont les crotjes d'anlan? SMIIIIIIIIIIllllllllllllllllllliliiilillillllllllliH .......................................................................................................................................................................................................... CHAPITRE V. Le conflit universitaire. La police à l'Université. Le recteur Philippson devant les étudiants. Les incidents Graux-Buls-Martha. L'art de dénicher les recteurs. Epilogue. Le «Chant des Etudiants». La crise mémorable que l'on appela «Le Conflit Universitaire» et qui mit aux prises le vieux libéralisme doctrinaire et la jeunesse ardente des écoles, éclata, comme une bombe, deux mois après, lors de la séance de rentrée de l'année académique 1890. le 13 octobre exactement. Pendant les vacances, Georges Dwelshauwers — qui depuis, mais alors... — avait présenté, pour le diplôme d'agrégé en philosophie, une thèse qui lui eût assuré la chaire du très digne, très vénérable et très ingénu Guillaume Tiberghien, lequel professait le panentliéisme et la réincarnation des âmes el s'était arrêté à la Critique de la Raison pure. La faculté prit connaissance — il se doit, de la thèse : elle était contraire à tout l'enseignement de Tiberghien — et ce fut comme devait le dire plus tard le recteur Philippson. une grande douleur pour ce vieillard qui, n'ayant jamais pu former de disciple, avait espéré, ayant alors 75 ans, en avoir enfin trouvé un en Dwelshauwers. En conséquence, quatre sur six des professeurs de la faculté (MM. Yanderkind'ere et Pergameni furent les deux honorables dissidents). refusèrent Y imprimatur .h la thèse et. l'autorisation de ia défendre dans la salle académique! H y avait, dans ce rejet inique, de quoi faire bouillir le sang du plus vanné des étudiants d'une Université qui se réclamait du libre examen. : les quatre anabaptistes ne le comprirent point. La séance de rentrée eut lieu, cette année-là, à l'Hôtel de Ville, la salle, académioue de l'Université avant été détruite dans l'incendie de 1888- L'assemblée était houleuse; le bureau inquiet. M. Buis présidait. L'administrateur, M. Doucot, lut son rapport au milieu d'un silence plein de menaces d'orage : on l'attendait au passage relatif à Dwelshauwers... A peine le nom de Tiberghien fut-il prononcé, qu'une immense huée emplit la salle. Il y eut des contre-protestations. Le bruit redoubla: la sonnette présidentielle n'en eut que difficilement raison. — Vive le Libre Examen! criaient les étudiants. Ce fut bien autre chose encore quand le nouveau recteur, M. Philippson, un de ceux donc qui avait interdit la défense publique de la thèse de Dwelshauwers, voulut prononcer son « laius ». —-Il ne parlera pas, puisqu'il n'a pas laissé parler Dwelshauwers! Des poings se tendaient. Et, tout d'un coup, —- minute historique, minute exécrée! — M. Buis fit un signe au commissaire ceint de son écharpe et lui donna cet ordre: «Faites entrer la police!...» Des agents, postés d'avance, sortirent des petites portes placées derrière le bureau et se précipitèrent.... Alors, ce fut épique : à quelques-uns, nous avions devancé les agents; avant qu'ils fussent descendus de l'estrade, nous l'avions prise d'assaut; vingt camarades -suivaient notre mouvement, bousculaient tables, sièges, administrateurs, agents, professeurs... tout fut balayé comme par une vague de fond; le bureau fut forcé de repasser les postes que la police venait de franchir. Le président eut beau retirer, on se sauvant, l'ordre d'« empoigner » qu'il avait donné aux agents : tout était consommé; l'irrémédiable était fait! Jamais je n'ai vu une assemblée soulevée par une aussi complète, par une aussi furieuse indignation; le grand souffle dé la colère avait Jiassé : l'idée que l'on nous envoyait de la police pour nous prendre au collet, chez nous, dans «notre» salle, parce que nous manifestions en vertu de la liberté des opinions, avait emporté nos esprits, avait, fait de nous, en une seconde, des révoltés désormais irréductibles : nous étions prêts à drosser des barricades pour venger l'affront. fait à l'Université! Ce sont là d'inoubliables moments et je me sens 36 ans de moins, je les revis, ces moments, on grattant le papier pour vous les raconter. Une telle faute devait être punie. Elle le fut. L'Université n'est plus qu'une cuve bouillonnante. Les meetings se succèdent; on décide à l'unanimité de ne plus reconnaître Buis comme président du Conseil el on s'engage à le siffler à toute réunion académique où on l'apercevra; les anciens étudiants, indignés eux aussi, s'abouchent avec les protestataires qui comprennent maintenant l'unanimité de la population universitaire; Philippson s'imagine que c'est à lui, recteur déjà impopulaire par sa seule nationalité allemande et cible directe des protestataires, puisqu'il a volé contre Y imprimatur, qu'il appartient de ramener le calme dans les esprits : non sans quelque" crânerie, il déclare aux étudiants qu'il est prêt à aller s'expliquer devant eux, à la salle St.-Michel. On peut .juger, par l'acquiescement au moins tacite que le Conseil, toujours si crispé dans sa superbe, donna à cette démarche, du désarroi qui régnait dans les « hautes sphères ». Le président de l'Assemblée fit jurer aux cinq cents camarades qui attendaient l'entrée du recteur qu'aucune, marque d'approbation ou d'improbafiou ne se produirait pendant qu'il parlerait. On introduisit M. Philippson. Paul-Emile .lanson, son ancien élève, lui fit part des sentiments respectueux de l'assemblée e' l'adjura de s'expliquer on toute liberté d'esprit sur le sujet de la Ihèse et su" l'intervention -dé la police. Alors, cela devint terrible! Philippson n'était pas orateur : devant cette salle muette, où nulle contradiction, où nul .encouragement. ne se manifestaient, devant ce mitliqr de regards fixés sur lui, comme des yeux' de justiciers, il parla pendant une heure; il n'avait ni rouerie ni malice; ses protestations tombaient comme des pierres dans une eau morte; il n'entendait que sa voir détimbrée. L'orateur le plus sur de lui, le plus habitué à s'imposer à un auditoire eut sombré dans une pareille épreuve... Nous n'avions pas pensé à "cela quand, loyalement, nous avions" pris l'engagement de ne pas bouger pendant le discours du recteur. Il jeta Tiberghien par-dessus bord, accusa d'inconséquence G. Dwelsliauwers et assura avoir refusé la thèse uniquement pour une question de forme et parce qu'elfe manquai I rte conclusion. Quand il eut fini, Jules Cordeweener, au milieu du mortel silence qui continuait à régner, gagna la tribune et lui dit en substance : — Vous nous avez parlé de la thèse. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en ce moment. Nous vous demandons si, oui ou non, vous avez donné l'ordre de faire entrer la police. Philippson sent l'impossibilité de répondre : s'il dil oui, il va être exécuté sur le champ — et cependant il ne peut pas dire non, car iç-'est accuser un collègue absent, un collègue qui, jusqu'ici, ne s'est pas dénoncé. Il répond donc (1) : — Je ne. puis émettre aucune appréciation sur ce fait, el comme membre du conseil d'administration de l'Université, je n'ai ni approuver ai à blâmer ici ce qu'ont fait les autorités. (Bruit.) Comme recteur, je n'avais pas à réclamer l'intervention- de la police cl je n'en avais pas le pouvoir. (Vives interruptions.) M. CORDEWEENER. — M. Philippson ignorait-il l'intervention éventuelle de la police jusqu'au moment de ln séance? M. PHILIPPSON. — Ma situation est 1res délicate; je n'ai pas à émetlre d'avis. (Cris : Oui vu non?) Je ne pouvais pas faire appel à la police. M. CORDEWEENER. — Oui ou non, avivons conféré avec M. Buis à ce sujet a vu ni la séance? M. PHILIPPSON. — .le ne puis répondre. {Violent tumulte, le préskleiil intervient éner-ijiqmment pour faire respecter l'ordre.) J'ai des devoirs à remplir non seulement vis-à-vis de vous, mais encore vis-à-vis d'au 1res aulorilés. .M. CORDEWEENER. — 11 est établi à l'évidence que M. Philippson a sa pari de responsabilité dans l'intervention de la police. (Cris : Oui. ikiii ! bravos enthousiastes.) .M. VANDERVEL/DE, président, — Je réclame, j'exige le silence... Alors, l'instant devienl pathétique- D'une voix émue, P-E. .Tanson supplie le recteur, 'son ancien maître, de parler : — Au nom de tous nos -camarades, je vous adjure, monsieur, de répondre à notre question : « Blâmez-vous ou approuvez-vous l'intervention de la police? » (Bravos.) Mais Philippson ne veut pas de cette perche de salut qu'il sent sans doule trop fragile. Il se contente de répondre : — Vous m'avez promis de respecter ma dignité. Je vous croie incapables -de m'avoir attiré dans un guet-apens. (Violentes protesta-lions. Cris : « C'est injurieux! ») On m'a conseillé de ne pas venir ici, mais je n'ai pas voulu écouler ce conseil. En ma qualité d'hôte de la ville, je ne pouvais pas réclamer et je n'ai pas réclamé la police. Je ne donnerai aucune explication de ce fait autre part qu'au conseil académique. (Violentes Interruptions•) Le Comité le reconduisit jusqu'à la sortie de la salle, dans un silence de tombeau : ce fut un condamné qui repassa la porte. Quand il fut parti, on vota, dans le tumulte, à l'unanimité moins 3 voix, un ordre du jour demandant sa démission. (I) D'après le compte rendu de la Nation. Le Conseil, de plus en plus désemparé, fit rédiger une proclamation signée par l'administrateur Doucet, placard baroque qui jeta une note bouffonne dans cette bataille. 11 fallut recourir à autre chose. Paul Janson, sollicité par Philippson, vint déclarer, dans un nouveau meeting, qu'il pouvait affirmer que le recteur avait ignoré jusqu'au dernier moment l'intervention possible de la police. L'assemblée avait pour Paul Janson le plus profond respect et l'éloquence du tribun était capable de lirer ce qu'elle voulait d'une assemblée de jeunes' gens; mais cette généreuse intervention n'eut pas les résultats qu'en avait espérés le recteur; peut-être Paul Janson manqua-t-il de conviction, quand il dut apprécier les raisons que Philippson avait données de son vote sur la thèse'': le fait est que les étudiants ne voulurent rien savoir, malgré les- efforts de Speyer et de Gordowéener qui proposa que le blâme fût retiré.à Philippson pour que Buis, au lieu, d'un soufflet, en reçût deux... Mais voici qu'un nouvel incident vint dramatiser les choses. Fritz liotiers, dont le çreur de vieil éludiant se passionnait dans !c conflit, raconta, le H novembre, dans la Chronique, qu'il tenait d'un membre du Conseil d'administration, que c'était M. Ch. Graux, administrateur-inspecteur, qui avait donné l'ordre de faire entrer les agents Nous courûmes voir Rotiers, Emile lioyer et moi; il nous dit que son informateur était le docteur Mari lia, député permanent ot, membre, à ce titre, du Conseil d'administration. Nous courûmes encore plus vite chez le docteur qui nous fit la déclaration suivante : « ... le samedi 11 octobre, le Conseil d'admi- niislration était réuni dans la salle, du secré-« tariat de l'Université avanl. do se rendre en « corps chez M. Van Schoor; il se tint une » sorte do réunion officieuse... » On discuta l'attitude à prendre par le » bureau, dans le cas où les étudiants se « livreraient à des manifestations excessives. » ... Je dis : « Moi, je laisserais l'aire les » étudiants. Quand ils auraient manifesté leur « mauvaise humeur, le tumulte cesserait. » » M. Bols ajouta : n - El si le tumulte continue, s'ils empé-ii client le recteur de parler? . » M. GRAUX. — Dans ce cas, il n'y a qu'une .. chose à l'aire : c'est d'appeler la police et, » de faire mettre à la porLe les perturbateurs. » Mauvais moyen, répliquai-je. Vous ne » vous rappelez donc plus, Monsieur Graux, » votre cœur universitaire à l'âge de 20 ans? ii Croyez-le bien, les étudiants ne se laisseront. « pas mettre à ta porte el vous aurez des n scènes violentes. „ — Mais que fei'iëz-vous alors? exclama » M. Buis. » — Ce que je ferais, lui dis-je? si le tumulte i> continuait malgré vos exhortations, je « mettrais mon chapeau et je lèverais la ii séance. » ■i On sait ce qui se passa â la séance de » rentrée... » La presse publie cette note dont vous devinez l'effet : M. Graux s'en prend si violemment à Martha, dans un discours qu'il prononce le même soir à la Ligue libérale, que Martha lui envoie ses témoins; Buis écrit à la Gazette et à Ylndépendanec qu'il oppose à l'allégation de Martha le démenti le plus formel et ajoute courageusement — mais un peu tard tout de même — qu'il, n'a pris conseil que de lui-même et qu'il entend assumer toute la responsabilité des ordres qu'il a donnés à la police; les étudiants nomment quatre délégués pour aller demander à M. Graux si, oui ou non, il a conseillé au bourgmestre de faire intervenir les agents, cependant que J.-B. Charbo et E. Reisse, pour Martha et M. Giron, pour M. Graux, arrangent l'incident, de la demande d'explications. La délégation fut composée d'Emile Vandervelde, alors à l'aurore de sa carrière politique, d'Emile Royer, fie R. Waroequé et de votre serviteur. J'ai conservé la note écrite de, la main de M. Graux, en guise de procès-verbal de. cette entrevue. Elle porte en titre : « No.te remise à .M. Vancteveldo (sic) à tii.ro personnel : cette note n'a d'autre objet que d'être un aide-mémoire; elle n'enlève ,pa< à l'échange de vues son caractère purement verbal. » M Graux répondit aux délégués qu'il lui (Hait impossible de leur reconnaître aucun titre qui les autorisât à l'interroger; que, cependant, comme il les connaissait et voyait particulièrement parmi eux deux de ses confrères du barreau, comme, d'ailleurs, il était désireux de rétablir la paix dans le monde universitaire, il acceptait l'occasion de s'entretenir avec eux personnellement. Ce préambule reflétait clairement l'aspect des institutions universitaires; il était malheureusement exact qu'entre les étudiants et l'administrateur, il n'existait d'autres liens que ceux qui pouvaient résulter de leurs relations personnelles: l'administrateur n'était pas le représentant, du corps universitaire, mais exclusivement, le délégué du conseil; les étudiants, sans organisation reconnue par les autorités académiques, n'avaient aucun moyen régulier de formuler leurs revendications. Les délégués répondirent à M. Graux que c'était exclusivement en leur qualité de délégués de l'assemblée générale des étudiants qu'ils avaient demandé audience. Ces réserves faites de part et d'autre, M. Graux demanda aux délégués s'ils approuvaient la conduite de ceux qui avaient sifflé le recteur à la séance de rentrée. Ils répondirent qu'ils n'avaient point reçu mandat de s'expliquer sur ce point, mais que, personnellement, ils étaient tout prêts à le faire. M. Graux commençait à s'énerver. Il s'écria que l'attitude concertée de la délégation n'était pas celle que de simples étudiants auraient eue, qu'il était flagrant que des suggestions, venant de personnes plus averties que des adolescents en âge d'université, avaient agi sur les étudiants inscrits aux rôles des facultés (Warocqué et moi) ; que les autres (Vandervelde et Royer), inscrits, 11 est vrai, à la faculté des sciences sociales, n'étaient, plus de véritables étudiants... La réponse arriva telle qu'elle devait arriver : l'un après l'autre, les quatre délégués se mirent en devoir de faire connaître, sur les coups de sifflets, leur sentiment personnel, imprudemment sollicité : M. Royer déclara que, non seulement, il approuvait la manifestation contre le recteur, mais qu'il se faisait honneur d'y avoir pris part.. Ma jeunesse en fleur répondit que. par un ordre du jour, l'assemblée générale des étudiants s'était déclarée solidaire des manifestations, et qu'ayant provoqué cet ordre du jour, je tenais à revendiquer, moi aussi, le mérite de cette attitude- -v- Ou le danger, coupa M. Graux. Et il ajouta : « Il existe des peines disciplinaires graves pouvant frapper l'étudiant eh révolte contre l'autorité académique : l'une de ces peines, Monsieur, c'est l'exclusion. » Alors Raoul Warocqué, qui n'avait encore rien dit, intervint; de sa voix un peu grêle, que j'entends encore à travers ce souvenir, il dit : « Si -vous expulsez mon camarade, vous voudrez bien, Monsieur l'administrateur-inspecteur, prendre la même mesure à mon égard! » M. Graux n'insista pas. Expulser Warocqué. c'était, au point de vue politique et au point, de vue des intérêts de l'Université, auxquels M. Graux veillait avec un soin jaloux, une faute à ne pas commettre... Raoul Warocqué accomplit, ce jour-là, son premier acte d'homme public et ce fut un début parfaitement cligne de louanges, vu que la confraternité, même universitaire, est un tam-tam que l'on fait gronder follement à l'heure des toasts, dans les banquets corporatifs, mais dont bien souvent on n'entend plus le son quand l'heure des responsabilités sonne et que, les ban- quels finis, les convives sont dispersés. * * * Cependant, l'infortuné professeur Philippson, tout à fait affolé — i/uos vult perdure... — multipliait les fautes. Le 29 novembre, il me fait appeler au secrétariat, dès mon arrivée à l'Université; il me lient, entre qualre-z-yeux, après m'avoir affirmé que personne ne pouvait nous entendre, un long discours, fort peu clair, sur les sentiments d'affection qui doivent attacher un élève à son ancien maître puis, brusquement, il me demande: 1") s'il est vrai que j'ai déclaré publiquement, quelques jours avant, que je considérais comme un titre d'honneur d'avoir participé à la manifestation de la rentrée el 2") si c'est «à mon su» que la chose a été publiée flans la Réforme. Je lui réponds que je suis dans le cas de tous les étudiants en revendiquant la part, que j'ai prise à la manifestation de la rentrée, puisque ions se sont déclarés solidaires fies manifestants et, que c'est parfaitement «à mon su » que la Réforme a publié Parti-cul et en question. Là dessus, il me serre la main el va donner son cours d'histoire grecque- Il se fait que les étudiants sont ce jour-là, plus nerveux que de coutume; quand il monte en chaire, on le siffle. 11 perd tout à fait la tête: il prononce une allocution dans laquelle il qualifie de diffamation la Campagne de la Permanente. Des étudiants sténographient le passage et l'envoient à la presse. Cependant, vers midi, Philippson, encore tout turlupiné de cette matinée tumultueuse, rencontre dans les couloirs de la rue des Sols Paul-Emile Janson, lui explique que l'entraînement est un péril dont doivent se garer, plus que de tout autre, les"étudiants; qu'ainsi Garnir, qu'il a vu le matin, lui a déclaré qu'il regrettait la publication de l'articulet de la Réforme et qu'en l'autorisant, il avait cédé à la pression exercée sur lui par ses camarades... Philippson ajoute qu'il court, de ce pas, communiquer à Graux mon désaveu et mes regrets. Et gai, content, il s'en va triomphant, le cœur à l'aise... Il l'a enfin trouvé, le moyen que tout le Conseil cherche depuis ileux mois, pour briser le front des étudiants; il faut les diviser... ce n'est pas pius malin que ça! Demain, descendra sur Université la Paix, couverte de fleurs et-d'épis et l'on parlera sous la toge, bien longtemps, de ce Philippson si diplomate qui parvint à dénouer avec tant de malice une des crises les plus graves qu'ait connue l'Université. Paul-Emile Janson demeure abasourdi et, ;i'on peut croire ses oreilles. Comme il était déjà très bon à cette époque de sa vie et, qu'il aimait mieux croire, en principe, aux mérites de ses amis que leur imputer des crimes, i! se contente de se demander quel vent d'aberration a soufflé sur ma tête: il se met incontinent à ma recherche, finit rejoindre et me dit d'une voix de cala-strophe : — Malheureux, qu'as-tu fait? J'ai toutes les peines du monde à comprendre ce qu'il me raconte. Après la période d'ahurissement, il y a celle de l'indignation; mais le plus pressé est de se justifier aux yeux des amis; nous convoquons, par tous les moyens possibles, les membres de la Permanente' pour 3 heures, au Ballon. En attendant, j'erre comme une âme en peine; ma jeune présomption pleure de rage à l'idée que les camarades auront pu croire un instant, que j'ai trahi une cause à laquelle j'accole, naturellement," le qualificatif sacrée. Je cours chez le professeur Charbo. l'homme qui, aux yeux des étudiants, incarné la loyauté et l'énergie. Je lui raconte les faits. Il m'écoute avec la plus grande attention sans m'interrompre une seule fois; je termine en disant : « Qu'est-ce que vous feriez à ma place, Monsieur Charbo? » Ghai'bo me regarde, ouvre la porte, me montre la sortie sur le vestibule et prononce : - J'irais casser la gueule à Philippson! Enfin, 3 heures : les camarades arrivent dans la salle de la Permanente ; pas un n'a douté : tous, en entrant, sont venus me serrer la main avec un rire d'amitié et de confiance, tl y a là Ferdinand et Eugène Labarro, L. de Brouckère, François André, Maurice Travailleur, Alfred Stern, Hirsch. Paul-Emile Janson. On ne délibère pas longtemps. Je précise l'incident ; de Brouckère expose l'accusation de. « diffamai ion » envers le Comité et l'on décide de se rendre, immédiatement, en corps, chez Philippson, rue Belliard ou rue Joseph II, je ne sais plus- Mais, avant de partir, les camarades du Comité de la Permanente adressent au Conseil d'administration une lettre collective par laquelle « ils déclarent se rendre absolument solidaires des. manifestations qui se sont produites à la séance de rentrée, des déclarations faites à M. Oraux par les délégués des étudiants et des réponses de Garnir à l'interrogatoire que lui a fait subir Philippson ». Cette lettre est signée par les membres présents; s'y ajoutèrent ensuite les signatures di> (i. Bergman, A. Vermeylen, 11. Coppez et Sophie loteyko. Ainsi parés, on saute dans deux fiacres. En cours de route, François André et Paul-Emile Janson me déclarent que je ne suis autorisé à les accompagner que si je leur jure de ne pas parler et d'être bien sage, car, enfin, la solution Charbo c'était très bien, mais à la condition qu'il n'y en eût pas d'autre... Philippson l'ut atterré de notre visite; c'est que nous avions- des visages plus décidés que respectueux, et que, pour tout dire, il se trouvait en bien mauvaise posture. On s'assit clans un salon du rez-de-chaussée; je me mis dans un fauteuil profond, un fauteuil recouvert d'étoffes galonnées, les bras abandonnés par dessus les accoudoirs, les doigts crispés. Paul-Krfiile Janson rappela avec calme el concision les rétroactes; quand il eut fini de remémorer à Philippson la conversation qu'il avait eue avec lui à mon sujet, il ne restait plus de galons sur les faces latérales de mon fauteuil. Philippsqn se défendit lonptemps à côté; puis, brusquement ce fut la reddition du prisonnier boche dans la tranchée, quand il crie : «Kamerad!» Il nous concéda tout, en nous appelant ses amis. Quand nous lui parlâmes de rédiger un procès-verbal, il déclara qu'il n'avait.pas d'encre, que son bureau était au second- étage. Nous lu: répondîmes que nous n'étions pas pressés et que nous attendrions qu'il fît chercher le nécessaire... Et il écrivit de sa main, presque sous la dictée des camarades, un procès-verbal qui ne révélait point la vigueur d'une âme antique — et qui le perdit (1).. Quant à la « diffamation », il écrivit et signa tout de go : M. Philippson déclare Que .... dians les quelques paroles adressées, le 30 novembre, aux étudiants en philosophie, le mot « diffamation » ne s'applique à aucune personne déterminée et notamment pas à MM. de Brouckère, Janson lils et F. Labarre, mais bien aux comptes-rendus des journaux, reconnus inexacis. par ces messieurs même, dans quelques détails. Déjà, sans doute, avant ce jour, le Conseil d'administration avait dû sentir naître en lui l'idée nette de débarquer ce recteur qui abusait de l'emploi des gaffes dans la manœuvre du bateau universitaire; quand l'hilippson eut signé le procès-verbal le Conseil lui fit envoyer le lacet : il s'éloigna — et sans retour. 11 laissa, chez d'aucuns, quelque 'compassion; on n'avait, pas encore alors, pour " réaliser » la psychologie -boche, les éléments d'expérimentation qui nous sont venus depuis avec une certaine abondance. La guerre fut, en pas mal des circonstances, un projecteur qui, dirigé vers le passé, a fait surgir à nos yeux étonnés, bien des détais demeurés dans les ténèbres. Les étudiants protestataires qui, à la séance de rentrée où le bureau fut bousculé, criaient à l'adresse de Philippson : « A Berlin! » obéissaient peut-être à une obscure préscience; sans doute devinaient-ils iconfusément que nous aurions dû préserver notre enseignement supérieur des professeurs d'importation, fabriqués en Allemagne. (1) Voici ce procès-verbal : .M. Janson -bus -a rappelé à -M. Piliilippsciu tpi«, dans l'entrevue cfii'j.l avait eu l* honneur d'avoir avec liai le matin même, .M. PtHttppsoit lui avait assuré que Garnir regrettait, la publication rte l'ar-tteulfet paru dans la Réforme et «vouait avoir cédé, en -autorisant cette publication, à la pression exercée sur lui pair ses camarades. Après -de longues exipii-oations, M. PMlippison a déclaré que ce qu'il avait dit ;i II. Janson -s'expliquait, ca-r, à 1-a isu-iite de son entretien' avec Garnir, il avait eu l'impression que celu-i-çi regrettait la publication -de l'a-rtlcuilet. Sur interpellation- de .AI. Garnir, M. Pliiliipp-soin a reconnu <|U<5 cette impression résultait, non d'un mot précis prononcé par Garnir, Impliquant une niée -rte regret, mais bien de 1'en.scmble -de -l'entretien. M: l'iiil'ippscn conteste avoir employé ie mot : « pression » : il est persuadé que Garnir -a agi spontanément. (M. Pbiillppsoin .renouvelle la déela-i-atiion qu'il avait faite antérieurement i oet entretien : ii 'Conisidèrei M. Garnir comme un franc, loyal et lionnête homme. -M. Pliilippson a promis, sur la demande de Garnir, de faire savoir a M. l'adrni-nistrateiiT-inspecteu-r que : l" C'était « au su- » de Garnir quie l'artlc.ulet avaût paru dans la Réforme ; 2° Que Garnir ne regrettait point cette publication.. La deuxième moralité qui se dégage (!•■ cette histoire, c'est encore la guerre qui nous l'indiqua. Elle concerne Dwelshauwers. Ce fut seulement quand, en 1014, par une attitude qui révolta nos âmes et le bannit de ce pays, il eut trahi les idées patriotiques au nom desquelles sa parole éloquente avait envoyé tant de ses élèves au front et à la mort, que ses défenseurs se" mirent à réfléchir sur le fond de sa mentalité. Ils s'aperçurent alors qu'au tétai, tandis qu'ils allaient de tout ,leur cœur à la bataille pour ce Dwelshauwers en révolte contre le Dogme, le dit. Dwelshauwers n'en avait pas moins fini par entrer dans la maison dont il avait dénoncé si haut l'inhabitabilité et s'y était, confortablement, installé, sans que rien fût changé à l'ancien appareil : du balcon de l'immeuble, il contempla longtemps — car le conflit universitaire dura des années■'— ses amis continuant à se battre pour lui. * * * Cependant, les étudiants, en vainc d'ostracisme, avaient conspué le professeur Wiltmeur, autour de leur chant, officiel : Nous sommes la .jeunesse, l/espoir rie la cilé.. . CHAPITRE VI. L' «Alcazar» et le «Soir». Histoire pittoresque d'un théâtre de genre. Les revues de l'Alcazar. Le trio Ambreville-Milo-Crommelynck. Un théâtre où tout le monde travaille et où personne ne s'ennuie. Le Passage St.-Hubert en 1905. Dubosq et Bertieri. V. La Gye, G. Nazy, Rotiers, Victor Hallaux. La parodie du «Rêve» et Nitsom. L'«Almanach des Apaches. Cependant, l'Alcazar avait besoin, pour poursuivre ses nouvelles destméès, d'un bailleur rie fonds : il n'était pas possible qu'il continuât à ne tenir que rie la recette île la veille la condition rie son existence du lendemain. La fin rie la saison avait d'ailleurs dispersé la troupe et le mot Relâche barrait l'emplacement réservé à-l?affiche. M. Emile Itossel, le fondateur du Soir, fournissait à cette époque un effort désespéré. un magnifique effort, pour défendre le journal gratuit qu'il avait créé et qui n'avait d'autres ressources que la publicité. Plus d'une fois, Emile Rossel faillit succomber à la tâche; mais il avait une de ces volontés qui finissent tout de môme par avoir raison des obstacles — et que les sceptiques ou les paresseux dénomment la chance quand elles ont abouti. La Situation devint d'autant plus tendue pour lui qu'il y eut une scission dans le Soir, un schisme : Clément llossel et Urbain Roels se disputèrent- le pouvoir, tant spirituel que temporel. Une bataille terrible commença entre les deux Soirs, qui ne pouvait se terminer que par la mort, de l'un des combattants : celui qui s'assurerait le plus fort contingent d'annonciers devait demeurer vainqueur. C'est alors que Emile Rossel, le fondateur du Soir, eut une idée géniale : pour attirer l'annoncier, il fallait intensifier le vieux procédé connu, c'est-â-dire la distribution des billets de théâtre. Rossel, comme on dit maintenant, frappa à la source: il reprit l'Alcazar, ce bon petit théâtre qui avait reconquis sa vogue de jadis et qui venait de prouver, par la fructueuse exploitation des artistes en société, que, bien dirigé, non seulement il se suffisait à lui-même, mais était «une affaire». Maître de l'Alcazar, Rossel tenait les billets qu'appète rapporteur d'annonces : les jours creux, il remplissait sa salle et l'Alcazar devenait, aux yeux du grand public, le théâtre toujours bondé, celui où il faut retenir ses places en location si l'on veut espérer se caser. Ce plan hardi réussit admirablement à Rossel, directeur du Soir et à Rossel, directeur - de Y Alcazar. Le bateau qui portait Soir n" 2 fut atteint dans ses œuvres vives par cette torpille et sombra. Avec le sens pratique des hommes faits pour diriger, Rossel, proclamant d'ailleurs sa totale incompétence en matière de spectacles, s'en remettait entièrement à Malpertuis, à qui il maintenait le titre de directeur et qui, libre désormais de monter comme il l'entendait ces pièces d'actualité dont le public se montrait si friand, allait assurer à la « Bonbonnière », de la rue ri'Arenborg, comme on disait alors, les plus brillantes riestinées. Ah! l'amusant théâtre que fut, pendant cinq ans, cet Alcazar! 11 y régnait une at mosphère de bonne compagnie, une bonne humeur de jeunesse et aussi' une cordialité que je n'ai retrouvée que plus tard, aux Galeries, quand, Frédéric Maugé étant mort, sa veuve prit la direction du théâtre du Passage. C'était, dans la troupe, dans l'orchestre; rians le petit personnel un désir 23485300020000020101020102000200010001020002000200010200010101020002000200020202000100020000020000010001010002020002020002010100000201 de bien faire gui forçait le succès. Un groupe s'était constitué, d'amis cle la maison, autour de Malpertuis qui gardait son air fin, souriant et discret, de Malpertuis, toujours blond, toujours élégant et timide, toujours affairé, toujours sur le qui-vive, montrant des nerfs de femme et cependant un sens pratique rarement en défaut, Les soirs de première, ii était à enfermer, s'obstinant à rester debout dans la coulisse, gênant la manœuvre, tirant la pointe de sa barbe, se grattant la rotule d'un geste machinal, trébuchant dans les accessoires et les portants, l'œil fixé sur l'artiste en scène, doublant le jeu de celui-ci par une pantomime inconsciente, articulant avec des lèvres muettes les paroles que l'artiste prononçait. Il souriait à tous ceux qui passaient par là d'un sourire absent, d'un sourire de supplicié qui rêve à d'autres choses pour ne pas sentir la douleur, et il serrait, sans les reconnaître, les mains des choristes et du pompier. Quand on lui disait : « Ça marche! », il répondait : « Il est 9 h. 20 » et quand le régisseur, dont il encombrait l'étroit champ d'action, suppliait : « Faites-moi place, Monsieur Malpertuis, je vous en prie », il déclarait : « Prenez-en note qu'il faut ajouter dix mesures à l'orchestre pour l'entrée de la commère... » Que de fois, les soirs de bataille, l'ai-je entraîné à la « régie », en menaçant de le mettre sous clef!'... * * * Ah! la régie de ce vieux théâtre! Elle participait à la fois de l'écurie et du sanctuaire; c'était un coin plein de saleté, fie désordre et de prestige; c'était le cœur où, sous une enveloppe poussiéreuse et maculée, battait la vie du théâtre. Six mètres carrés de plancher, pris le long d'un mur de. pignon sur le plateau de la scène, enfermés, jusque trois mètres de hauteur, par des cloisons en vieux châssis et coiffés d'un toit, plat; sur ce toit, depuis la création du théâtre, s'accumulaient des débris et papiers inutiles : vieux plans et vieux registres, maquettes désarticulées, journaux dépareillés, affiches périmées, accessoires encombrants. A l'intérieur, deux tables à écrire : l'une pour le secrétaire du théâtre et le régisseur, l'autre pour le directeur; derrière les deux tables, deux fauteuils Quand on était enfermé dans,ce réduit à trois ou quatre — jamais plus'et pour cause — on y étouffait tout de suite. Seul le régisseur en avait la clef. Gela sentait le vieux harnais de cuir, 'le seau de toilette, la colle rance et le pipi de chat. Au mur, des photos, des coupures de journaux, des images racontaient l'histoire de l'Alcazar depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Sur une tablette pliante, un pot à eau, une cuvette et de quoi se grimer, quand le régisseur était de la pièce; et l'on y voyait aussi, parfois, des perruques et jusqu'à des costumes pour les artistes qui, n'ayant pas le temps, au cours de l'acte, de monter dans leurs loges pour se changer, faisaient de ce refuge un salon d'habillage. « On vous demande à la régie... » — ces mots sonnaient généralement mal à l'oreille de l'intéressé; les hommes y allaient le front soucieux; les femmes arboraient, selon les cas, un sourire belliqueux ou séducteur. Grébillon a publié les mémoires d'un sopha; qui publiera les mémoires d'une régie! Que de comédies jouées, bien autrement « humaines » que celles qui se représentaient de l'autre côté du portant! que. de contrats débattus; que d'intrigues ourdies; que de rosseries; que do. secrets marchés d'amour, depuis le jour où le premier directeur de l'Alcazar s'était assis dans ce fauteuil dont aujourd'hui les jointures craquaient et dont l'étoffe trouée crachait la laine! C'est là qu'un soir, deux vedelles, l'une bruxelloise, l'autre parisienne, se gifflèrenl avec un flux si stupéfiant de paroles ordurièrès et comiques que le souvenir s'en est perpétué à plusieurs générations. C'est là qu'Olga Léau, la millionnaire directrice russe,, aux frasques fameuses, faisait mander, pendant l'entr'acte, son nouveau ténor ou son nouveau baryton et. se. plaisant à causer avec lui, enjoignait, au régisseur d'annoncer au public que la pièce ni' continuait pas et qu'on rendait l'argent. C'est là qu'un éphèbe, un chérubin aux blonds cheveux, ayant poursuivi, «jusque dans les coulisses, une artiste dont il s'était toqué, se tira un coup de revolver qui faillit mettre fin à une existence déjà l'ogrettabiement, accidentée. C'est là qu'un soir fut traqué, par les danseuses muées en furies vengeresses, un médecin fraîchement sorti de l'Université, qui, appelé dans la loge du ballet auprès d'une ballerine dont 'le doigt s'était pris dans une porte, lui avait ordonné, le nez troussé par la friandise, de se déshabiller complètement, histoire de rigoler un brin... 11 semblait que la régie demeurait chaude de toute la vie qui s'y était activée et surexcitée, de toutes les haleines fiévreuses qui y ava ient soufflé, de toutes les passions, de tous les éclats de voix dont elle avait vibré •— bien longtemps encore après l'heure où, le rideau baissé et le lustre, éteint, elle n'était plus, avec, ses vitres dépolies, éclairées de l'intérieur, qu'une grande lanterne luisant clans un coin des ténèbres de la scène. r * * * Des revues dont la bonne humeur est restée dans la mémoire de bien des Bruxellois et que les artistes du terroir s'obstinent à appeler « les vraies revues », se succédèrent à l'Alcazar, de 1890 à 1895. Ce fut d'abord Bruxelles Haut Congo ayec celle incomparable commère qu'était Caynon, une commère suivant la formule classique, une commère telle que jamais Malpertuis ni moi n'en avons retrouvé. Elle était loin d'être une débutante; elle s'était déjà acquisune situation au concert; après les revues, elle se fit une spécialité d'interpréter la vieille chanson française et épousa Ouvrard qui, je crois, a créé le genre « tourlourou ». J'ai conservé un menu du banquet de la centième de Bruxelles Haut Congo. sur lequel elle avait écrit : es gens non pas par le nom qu'ils possèdent. par l'état-civil, mais par des désignations qu'il inventait do toutes pièces et qui ne rimaient à rien. Ainsi il appelait Jules Bara, Bériot; Wouters-Dustin, verre de lampe; Paul Scoumane, castagnette; le général Mois, porte-plume; le comptable, moulin-à-eau. De sorte que je recevais des lettres où il me priait de faire savoir à verre-de-lampe qui l'attendrait avec castagnette et porte-plume pour prendre une décision, le dimanche suivant, au sujet de capuchon et, de poële-à-frire. Pour rien au monde, il n'eût consenti à parler un autre langage que celui-ci, qu'il appelait un langage chiffré. Crombez était, très répandu dans le monde dos théâtres. II entretenait avec les prêtresses de Terpsicbore des rapports qu'on assurait n'être que des rapports de,courtoisie et il y a, à ce sujet, toute une « littérature »' anecdotique trop difficile à écrire... Quand il venait, sur la scène des Galeries, pendant les représentations, une cérémonie s'accomplissait, aussitôt, toujours la même : les danseuses se plaçaient, sur un rang et Crombez s'avançait sur le front de bandière, les poches pleines de pièces de cent sous; il les tirait une à une et les déposait — avec un hideux sourire — clans la tire-lire de l'entre-seins. Après quoi le rang s'essaimait aux cris dix fois répétés de « Merci, M. Benjamin! » C'étaient ses meilleures minutes et, quant aux danseuses, ça faisait partie de leurs appointements. Il s'était fait construire, à Nieuport-Bains, une villa somptueuse dont la grande salle était décorée de marines de Robert Mois et qu'il appelait la Villa des Lapins. Le lapin y foisonnait, sous toutes les formes : lapins empaillés, lapins en porcelaine, lapins en bois, lapins-sonnettes, lapins-pendules, lapins-vitraux, lapins-Blaton-Aubert posés devant la façade, lapins sculptés, lapins peints- Dans une vitrine, tout ce que la bimbeloterie des deux mondes avait pu inventer en fait de lapins s'étageait sur des rayons, voisinant avec une paire de vieille bottes que Crombez avait portées en Crimée — car il avait été de la campagne de Crimée. On ne savait pas bien à quel titre il y avait été mêlé : les explications qu'il donnait là-dessus étaient confuses, mais le fait est qu'il en tenait. A côté de cette villa somptueuse, il avait fait bâtir la Villa des Journalistes et une salle de Casino. Il entendait que des journalistes prissent gratuitement possession, pendant la saison, de cette villa; à la rigueur, deux ménages eussent pu s'en accommoder. 11 en vint un la première année; il ne fut pas mal reçu et se promit d'y retourner; mais, quand il revint l'année suivante, il trouva la pelle et le balai. Pourquoi? Personne ne l'a jamais su. Pas plus que l'on n'avait su .pourquoi, l'année précédente, le logement avait été fourni gratis à des inconnus. Avec Crombez, il ne fallait jamais essayer de comprendre. A Nieuport-Bains, pour inspecter les innombrables hectares de dunes qu'il faisait planter d'un peuplier spécial venu d'Amérique et acclimaté aux conditions maritimes, il grimpait, tous les après-midi, après déjeuner, dans un de ces tombereaux, particuliers au plat pays flamand, qui n'ont à l'avant qu'une seule roue, et que traîne un lourd elieval. Sur la paille dont on avait jonché lo fond du tombereau, Crombez s'installait, sa canne à la main, le dos au cheval, son fidèle secrétaire et souffre-douleur marchant à côté du char — et l'équipage partait à travers la dune. On affirmait que les ouvriers qu'il occupait à s;es ' plantations sabotaient les plants, par baino du tyran à la canne toujours levée... Il y avait, chez Crombez, un singulier mélange d'harpagonisme et de générosité-Ces dunes, il les plantait bien plus pour l'agrément du public que dans un but lucratif. Il avait édifié, de ses deniers, une école el,.. une église — car son libéralisme était respectueux des . croyances d'autrui. Mais, le principe respecté, il se réservait l'application — et ce qu'il en faisait voir au desservant de son église, est inimaginable! Avec les femmes de théâtre, Crombez élait, par contre, d'une prodigalité de nabab. On a raconté qu'il avait offert à Sarah Bernhardt, au cours d'une soirée fameuse qu'il donna en son honneur, une mappemonde en or sur laquelle figuraient, en gros brillants, toutes les villes du monde où les «tournées» avaient promené la grande comédienne. Quand il recevait un artiste en - vogue, à Nieuport-Bains, on tendait des tapis sur la digue et l'escadron des pêcheurs à cheval de Coxyde, mobilisé pour la divette on la diva, faisait la haie du débarcadère du tram à l'escalier d'honneur de la Villa des Lapins. Eva Sarcy, Yvette Guilbert et Clara Lardinois, notamment, firent, avec cet appareil, leur joyeuse entrée à Nieuport-Bains. 11 légua 100,000 francs à l'école de danse de la rue du Marais et, si mes souvenirs sont exacts, une somme égale pour les dégagements et agrandissements de la scène, des loges et des services administratifs de la Monnaie. Il se trouvait, un jour, avec Rotiers, à Monte-Carlo; on rencontre des amis communs; Crombez invite tout le monde à déjeuner au Café de Paris, qui n'est pas précisément réputé pour pratiquer les prix d'une pension bourgeoise. Les convives s'en vont successivement; Rotiers et Crombez s'attardent devant une bouteille de fine Napoléon. Lo garçon apporte l'addition; Crombez la règle au centime près et ajoute cent sous pour le garçon. Rotiers, mal à l'aise d'être l'invité d'un homme aussi fesse-Mathieu, profite d'un instant d'inattention de Crombez pour glisser deux louis sur l'assiette. Mais Crombez voit tout, surtout quand il a l'air de ne rien voir : il retire les deux louis, les met dans la poche de son gilet et. sans autrement s'inquiéter du garçon impassible, dit à Rotiers décontenancé : « Dans la vie, mon cher Rotiers, il ne faut jamais jeter son argent. » — Et il t'a rendu les deux louis'? demandait-on à Rotiers quand il racontait avec sa verve et sa mimique él.ourdissanles, ce beau trait, d'économie domestique. -^— .1 amais! répondait Rotiers. Pour remplacer le petit Casino, incommode au point d'être inutilisable, qu'avait bâti Crombez, la Société avait fait construire une magnifique salle do théâtre. Ce théâtre fut desservi par une troupe dirigée par Ambrevilie et inauguré par une fête où furent conviées les autorités constituées et. la presse. On . y donna, comme premier spectacle, les Rayons X, qui tint l'affiche plus tard à Bruxelles, avec celle charmante Suzanne Goldstcin qui était la Germaine Kayson d'alors. Toute la presse bruxelloise fut, à Nieuport-Bains; j'ai conservé un compte rendu tout amical d'Adolphe Max, qui tenait le sceptre do la critique dramatique au Pelil Bleu en attendant l'écharpe bourgmestrale. On avait, compté sur Sar'cey; comme il s'était trouvé empêché au dernier moment, on l'avail remplacé par un figurant qui joua fort bien son rôle... jusqu'au moment où l'un fies critiques demanda à lui être présenté... Les Rayons X avaient déjà toute une histoire. Nous nous étions mis deux pour écrire ce vaudeville immortel; l'autre, c'éLail mon cher et regretté ami Sicard, critique dramatique à VEtoife Belge. Sicard, c'était la bonté faite homme. Personne n'avait un abord plus accueillant. Il irradiait de lui do la cordialité. On se sentait meilleur rien qu'à lo regarder; sa poignée de 'main conjurait la mauvaise humeur, exorcisait la rancune. Je pense bien que jamais une idée de dépit ou de malveillance ne visita ce cerveau à la fois sage, puéril et charmant. L'insuccès d'un confrère le désolait; un succès, fût-il remporté par un de ceux qui l'avaient récompensé par des sarcasmes de son continuel besoin d'obliger, le transportait d'une joie sincère. C'était lo vétéran de la confraternité professionnelle et de la charité des lettres. Et si la mort, trop l.ôt venue,, n'a touché en lui qu'un corps fatigué.et qu'une âme distraite, c'est qu'il s'était usé à apporter en souriant, à tous ceux qui l'approchaient, l'offrande généreuse et constante de son intelligence, de sa bonne grâce et de son cœur... II s'était, brisé la rotule de la jambe droite vers la trentaine et cette fracture, mal remise devint son perpétuel tourment Malgré l'appareil qu'il portait, sa mauvaise jambe cédait brusquement, au milieu d'une promenade, comme un arbuste fauché — et il s'écroulait,, exaspéré et grondant. Il en arriva à ne plus se risquer dehors qu'accompagné ou en voiture, c'est-à-dire qu'il réduisit ses sorties à un minimum. Logé au Çafé du Campus, dont, l'hôtesse, la. grosse maman Philippe, dite la Mèvc. des Journalistes, l'avait pris en filiale affection. il tenait table ouverte dans l'arrière sallo de ce pittoresque établissement où. pendant quarante ans, des hommes politiques de tous les parfis communièrent sous les espèces du demi-blonde, de la bouteille de gueu'ze et du petit vin blanc. Les journalistes venaient volontiers faire leur article dans la seconde salle du café : il y avait des après-midi où cette saile ressemblait au bureau de rédaction d'un grand quotidien; les reporters s'y communiquaient leurs tuyaux et des députés y venaient prendre langue; on y voyait aussi des actrices, des avocats, des amoureux, des garçons de café et des ministres en disponibilité, un prêtre défroqué, des femmes folles de leur corps et de vieux officiers joueurs de piquet. De G à 8 heures, la seconde salle était réservée au Cercle des Muffes, dont, les zwanzes défraieraient tout un chapitre de la chronique bruxelloise. Tous les réfugiés français — Sicard était d'Uzès et avait été dix ans journaliste à Paris — qui passaient par la rue du Fossé-aux-Loups, entre 5 heures et minuit, entraient au Compas prendre un verre « chez Sicard », en oubliant de régler ce verre au garçon. Il en était de sympathiques; il en était d'autres. Quand ils étaient parLis, je demandais quelquefois à Sicard : « Qu'est-ce que c'est que ces gens-là? » 11 cherchait dans ses souvenirs, toussait, tirait une bouffée de sa pipe et répondait : « Vois-tu, mon gros, ce sont deux déserteurs qui ont eu le l.ort de flanquer des giffles à leur lieutenant; ces choses-là, n'est-ce pas, arrivent souvent...; tout le inonde n'a pas l'esprit militaire. Alors, la Guigne au Chose Verdâtre s'est acharnée sur eux : je crois même que l'un d'eux a passé ses dernières vacances à Saint-Gilles. Dans la vie, mon gros, il faut toujours tenir compte des à-côtés. Si l'on ne devait causer qu'avec des gens irréprochables, on finirait par ne plus causer avec personne. Faisons un domino : je me sens l'envie de boire un demi qui ne me coûtera pas cher, parce que je vais te le gagner. » La mère Philippe, qui avait l'oreille fine et connaissait les clients de Sicard, levait les yeux au ciel, immuable derrière son comptoir.. Car, pendant les quinze ou vingt ans qu'elle tint le Compas, la mère Philippe ne quitta son comptoir que pour monter dans sa chambre à coucher et sa chambre à coucher que pour aller à son comptoir. Elle ne franchit le seuil de son café qu'une seule fois, pour assister à la première d'une de mes revues aux Galeries. Elle y fut au bras de Sicard et rentra chez elle si étourdie, si ahurie, par ce contact avec d'autres humains non habitués du Compas, qu'elle jura de ne- plus sortir jamais de son antre.' Et elle n'en sortit plus que dans la position horizontale, sous des fleurs accumulées, escortée jusqu'à la demeure don! on ne revient plus,par plusieurs douzaines de gendelettres et d'humbles plumitifs, qui la pleurèrent avec une âme reconnaissante et un cœur sincère, Mais revenons aux Rayons A". Quand, deux ans auparavant, nous eûmes, Sicard et moi, écrit, au bas du manuscrit, ce mot « fin » qui, pour les auteurs, indique presque toujours le commencement de leurs tribulations, Sicard s'en fut trouver le directeur du Vaudeville, Léopold Boyer, qui lui avait exprimé cent fois son désir de jouer une œuvre belge. Boyer se défila à une allure impressionnante, avant même d'avoir regardé la couverture du manuscrit : il avait des engagements pour trois ans, tout un lot de pièces qui, créées au Palais-Royal, devaient par contrat, être représentées sur son théâtre de Bruxelles. Sicard se fût contenté de ces raisons bien connues; c'était un philosophe qui trouvait la vie déjà assez compliquée comme ça sans qu'ii soit nécessaire de la charger de complications nouvelles. Et il se fût éloigné en chantant gaiement « Poum! poum' Jioum! » sur trois notes, toujours les mêmes, si Boyer n'avait eu la malencontreuse idée de lui dire : « Je vous aime beaucoup, j'aime beaucoup Garnir aussi et je veux faire pour vous deux quelque chose que je ne ferais pour personne : je fermerai mon théâtre en juin, comme tous les ans — eh bien! je vous propose de vous le louer, avec toute la troupe, pour un prix-raisonnable; vous monterez vous-mêmes votre pièce; s'il y a des pertes, ce sera pour vous; s'il y a des bénéfices, nous les partagerons. » L'indignation de Sicard éclata contre une aussi impudente... générosité; il renvoya Boyer à son comptoir el, vint me conter le résultat inattendu de son entrevue. J'écrivis une belle lettre à Boyer pour le remercier et Sicard me dit simplement : « Pour moi, je le rattraperai à mon prochain compte rendu- » Il le rattrapa et.ee fut terrible! Oh! ce ne fut pas le jour même ni le lendemain : Sicard était de ceux qui pensent que la vengeance doit se manger froide, comme le homard mayonnaise. Je le rencontrais tous les jours au Compas. Lui dont la bienveillance coulait à pleins bords, comme la joie dans les fêtes et le vin dans les ri- pailles, vivait visiblement avec l'idée de cette vengeance; il calculait avant de frapper, il aiguisait savamment le poignard sur la meule de sa rancune. Quelque temps après eut lieu, au Vaudeville, une première qui marcha cahin-caha. Après le spectacle, Sicard vint faire son compte rendu au Compas. D'une table voisine de la sienne, je l'observais. Il bougonnait en écrivant; il raturait beaucoup, alors que, d'habitude, il exerçait, au galop d'une improvisation rapide, son sacerdoce de critique. Quand il eut fini, il plia son papier, le mit sous enveloppe et l'envoya à la rédaction de l'Etoile Belge par le chasseur de l'établissement. Puis, venant s'asseoir à ma table, il me dit, en se frottant les mains, avec un air de satisfaction féroce que je ne lui avais jamais vu : — Ça y est! « Il « a son paquet! Je ne me croyais pas capable d'être aussi rosse; mais, quand je m'y mets... Ah! je voudrais bien voir la tête qu'il fera demain matin, quand ii lira mon article... Je te flanque mon billet qu'il n'en mènera pas large! Ceci, notez-le, se passait vers la fin de janvier. Nous parlâmes d'autre chose, devant deux « demis » bien tirés, la mousse au-dessus, comme disait Sicard. Moi aussi, j'étais curieux de lire l'article, et, le lendemain, je me précipitai sur le journal. Jamais Sicard n'avait écrit plus indulgent compte rendu : la soirée avait été un gros succès, pleinement justifié; le public était resté, tout au long des quatre actes, sous le charme d'une mise en scène artistique, d'un dialogue pétillant, d'une interprétation irréprochable... En terminant, Sicard disait : « En voilà jusqu'à la fin de février. » — Eh bien! lui dis-,je, le soir, devant deux autres demis bien tirés, la mousse au-dessus, il n'était pas méchant du tout, ton article.. 11 me répondit : — Je vais tout t'avouer : j'avais écrit hier, en sortant du théâtre : « Jusqu'à la mi-février, le directeur peut être tranquille. » Tu vois si c'était raide: je donnais à peine quinze jours à la pièce. Seulement, à la réflexion, j'ai pensé qu'il ne fallait fout de même pas être excessif; on doit savoir garder une mesure, même dans la rosserie... Alors, après ton départ, j'ai téléphoné au «canard» pour faire remplacer mi-février par fin février : c'est déjà suffisant comme leçon : tu ne trouves pas? Je regardai plus attentivement Sicard et je remarquai pour la première fois qu'il avait" dans le faciès quelque chose du masque terrifiant de la Méduse. 11 ajouta : — Il ne faut pas se laisser l'aire; où irions-nous, avec les directeurs, si nous n'avions pas quelquefois un mot qui les oblige à réfléchir, qui les amène à mettre les pouces! Non, non, crois en ma vieille expérience : il faut,, de temps en temps, leur appliquer un coup de bâton en passant... — zing! — sans avoir l'air... un bon avertissement, quoi! C'est dur; mais c'est connue ça! Cet article fit époque dans la vie de Sicard- Quelquefois, il me disait : — Tu te souviens de mon article contre le théâtre du Vaudeville? Et il restait quelque temps rêveur et muet, tout au souvenir de ces représailles — un peu saisi, tout de même, d'avoir été si féroce. L'indulgence appelle l'indulgence; les camarades de la presse furent, à Nieuport, tout à fait charmants pour notre vaudeville, qui fit ensuite carrière à Bruxelles et ailleurs et dont, de temps on temps, je vois reparaître le titre sur l'affiche des « Sociétés dramatiques », à « l'occasion des fêtes nationales ». ■ * * * Un soir, à Nieuport, Ambreville me dit, après la représentation : — Je voudrais bien te demander quelque chose; mais tu vas te fiche de moi. — Dis tout de même. — Eli bien, je voudrais jouer l'Abbé Constantin. — Le rôle de l'abbé? —• Oui... A Bruxelles, je n'oserais pas; on rirait; mais, à Nieuport... J'entrevis — c'était mon rôle — un succès considérable auprès des Bruxellois séjournant à Ostende, c'est-à-dire une salle comble, dans ce beau théâtre à peine connu, qui les ignorait plutôt, les salles combles... — J'en parlerai au'conseil d'administration, lui dis-jo. Le Conseil sauta sur l'occasion avec des airs de rigolade et, pendant quinze1 jours, on chauffa la représentation par communiqués et par affiches : « Ambreville clans l'Abbé Constantin! » Le soir de la première, cinq voitures avaient dû être ajoutées au convoi ordinaire du tram Ostonde-Nieuport : tous les Ostendais « de passage », qu'Ambreville avait, l'ait rire à Bruxelles depuis vingt ans, s'étaient donné rendez-vous. Et voilà le bon gros (iris d'un trac fou devant cette salle visiblement disposée à s'amuser! Voilà le bon gros qui se met à trembler dans sa soutane : sous ses vénérables cheveux blancs, la sueur faisait couler en larmes limoneuses un maquillage savamment étendu. S'il n'eût dépendu que de lui, il se fût sauvé au bout de l'estacade, dans la nuit et le silence. Quand il entra en scène, il y eut quelques rires épais, des rires dont la grosso jovialité détermina tout de suite une réaction. Et l'on vit,, et l'on écouta un Ambreville que l'on ne connaissait pas : le premier acte fut une heureuse surprise — je dis « heureuse », car le public est toujours sympathique et reconnaissant aux bons serviteurs de ses plaisirs... Je n'essaierai pas de vous dire à quel degré d'émotion Ambrevilie parvint aux actes suivants : jamais on ne se moucha, jamais on no pleura avec autant d'enthousiasme à une représentation de Y Abbé. On fit une ovation délirante à Ambrevilie qui, lui-même, avait versé des torrents de larmes et se trouvait aussi épuisé, quand le rideau tomba, que la Duse, chaque fois que la Dame aux Camélias avait rendu son âme au Créateur. Nous savons bien que ce rôle de l'Abbé, c'est « le rôle du bon Dieu » et qu'il n'y a pas cent manières de le jouer; mais, quand on 1s joue de façon à émouvoir jusqu'à l'admiration un public sceptique et venu pour « rigoler », c'est que l'on est tout de même un artiste- On s'étonne parfois de la vogue et de la popularité que connurent à Bruxelles, à raison do leurs créations «locales», les Jaeque, les Crommelynck. les Milo et que connaissent actuellement Liboau et Iloels : c'est simplement que le don du tbéâlre est en eux, qu'ils sont nés pour la scène et qu'une part d'humanité entre dans leurs incarnations; cela prouve qu'ils valent mieux que les personnages que leur emploi de «comiques» les oblige le plus souvent à jouer et aussi qu'il n'y a pas de mauvais rôles : il n'y a que de mauvais acteurs. Fonson le comprit qui n'hésita pas, après lo Mariage' de Mlle Beu-lejnans, à faire jouer Jaeque dans le Vieil lleidelberg, où .Jaeque fit merveille. En 1896, dans Bruxelles-féerique, une de mes revues aux Galeries, Jaeque, qui no s'était fait remarquer encore que dans quelques scènes bruxelloises jouées, à la Scala. avail réalisé un l'ilje Suai plus Pilje Snot que nature : Ions les soirs, Georges Feydeau,, qui faisait répéter un vaudeville dans un théâtre voisin, faisait son entrée dans la salle des Galeries à l'heure précise où Jaeque pitjcsnottait. — Il faut croire que celte scène de la revue vous plait? dis-je un jour — j'étais encore jeune — à l'auteur do la Dame de chez Maxim- — Ce n'est pas la scène, me répondit Feydeau : c'est l'interprète : je no connais aucun artiste; à Paris ou ailleurs, qui soit oapalde de typer avec autant de talent un mauvais sujet de cabaret. Je vais chercher un scénario de pièce bruxelloise pour Jaeque; si vous voulez vous occuper du côté local... Malheureusement, Feydeau eut autre chose à faire : il oublia Jaeque et la .pièce bruxelloise. Lo sort de Mlle Beulomans a dû lui créer des regrets particuliers — et il m'en créa à moi aussi, je le jure! Sait-on que Rostand ambitionna de se faire interpréter par Jaeque, à l'époque où celui-ci, brusquement adopté par; Paris, jouait Beulomans à la Porte St.--Martin? Nous affirmons la chose avec le plus grand sérieux du monde et la certitude de dire la vérité. Ce fut Jaeque qui refusa — de même qu'il déclina un engagement de trois ans que Samuel lui offrait aux Variétés. « Son cœur tirait après Bruxelles », comme il disait: quand ça le prenait trop fort, et comme il ne pouvait quitter Paris, il allait à la gare du Nord regarder le train partir pour la Belgique... * * *■ Il y avait, à cette époque, un cercle qui —■ chose étonnante en Belgique — n'eut jamais de dénomination, de drapeau ni de comité, n'établit jamais la liste de ses membres et n'organisa jamais de fêtes, collectes ou manifestations. Il s'appelait, le Smoel-Club. Bien qu'il tînt journellement ses assises, oh déjeunant, dans un local ouvert à tous : la salle de restaurant de la Taverne Royale donnant sur les Galeries — il était très fermé et celui qui essayait de s'introduire on intrus à la longue fable des amis ne l'essayait jamais qu'une fois. Le théâtre y était fortement représenté : c'était Joseph Dupont qui avait créé lo Cercle; Maurice Hennequin et Planquette y faisaient de fréquentes apparitions; on y voyait Raoul Pugno, esprit charmant tout -fleuri do littérature autant que de musique, Noblef, Félix Molli. Busoni, Van Dyek, qui avait l'habitude de s'installer dans un courant d'air, ce qui lui permettait, sous le prétexte d'un enrouement subit, de faire remettre la représentation annoncée, pour le soir, sur l'affiche de la Monnaie; AÏbeniz, Kufferath, Guidé. Sylvain Dupuis, Victor Roding. La présidencé « de jure » de la table passa, à la mort do Dupont, à Myrtil Sehleisingor a qui le cercle offrit une canne d'honneur, le lendemain du jour où le dit Schleisinger, déjà sexagénaire, avait brisé son bâton sur la longue échine de l'incaricaturable Philippe do Burllet pour le punir d'avoir, dans les couloirs de la Monnaie, vitupéré au-delà des limites, contre la direction du théâtre. La presse y était représentée par Victor Hallaux, Jean d'Ardenne, Rotiers, Patris el votre serviteur et, parmi les plus fidèles habitués, on notait Eugène Keym et Adrien van der Burcli qui devinrent les directeurs do l'Exposition de 1910. N'oublions pas Hennet et Alfred Mabille, directeurs à l'Hôtel de Ville, et l'architecte Barbier. Ce cercle était une force : on y réglait, sans protocole, le sort do bien des débutants. le degré do considération due aux puissants du jour et aux politiciens; on y créait des mouvements d'opinion. La chronique scandaleuse de Bruxelles et de la province y était tenue à jour, commentée avec specticisme souvent., avec indulgence quelquefois, par dos hommes qui la connaissaient, la vie bruxelloise! Bien des entreprises sont nées de ce déjeuner quotidien do la Royale, telles les directions de la Monnaie et du Parc et les deux Bruxelles-Kermesse. Les convives n'étaient point des faiseurs de roi, comme Warwick, mais ils furent plus d'une fois des faiseurs de directeurs de journaux, de candidats à la députation, voire de bourgmestres. Il y eut — naturellement — des banquets fameux, notamment celui qui salua le départ de Rotiers pour le Congo, où la salle du festin fut envahie par toute une tribu de Batétélas et le menu imprimé sur des devants de chemises destinés aux négresses de l'Oubangi... Nestor Catteau, propriétaire de la Royale, était plein d'attentions pour cette table où il ne connut que des amis et qu'il s'amusait à appeler la «table historique»; quand elle prit chez lui ses assises, il était simple artilleur de la garde civique; quand elle émigra de sa taverne hospitalière, il était sénateur. Et tous ont gardé de lui le souvenir d'un homme de grand bon sens, de grande vaillance et de grand cœur. Pendant trente ans et plus, le voisinage des théâtres aidant, les célibataires se réunissaient à la Royale en sortant de la Monnaie, des Galeries,, de l'Alcazar et du Vaudeville, pour y juger sommairement les ténors et barytons, danseuses et pages, cantatrices «en représentation». Le lendemain de toute première, Nestor Catteau communiquait aux habitués de midi les arrêts de la critique nocturne, la vraie critique, celle qui s'était formulée avec des impressions toutes chaudes devant des bocks bien glacés. Et cette juridiction de café exerçait à Bruxelles une action considérable; maint journaliste s'en inspirait — on s'en servait pour contrôler son jugement. La Royale avait une physionomie spéciale le mercredi, jour des boursiers. Les mêmes industriels wallons, les mêmes gens de finances de Flandre s'asseyaient aux mêmes tables. Ils venaient"prendre langue, déguster, avec les plats, les miettes de la vie bruxelloise, cueillir des nouvelles qu'ils rapporteraient dans leurs patelins. On le savait et, quelquefois, on leur en faisait accroire... Un jour, Maurice Campion inventa, à l'intention de l'un d'eux, une de ces fumisteries à froid dont il avait le secret et pour laquelle il me prit comme complice. Quand la «table historique» s'était dégarnie, il nous arrivait quelquefois de jouer notre demi-tasse aux dominos retournés- Peut-être ne connaissez-vous pas ce jeu-là. Il est simple. On pose les dés la partie noire au-dessus, c'est-à-dire sans montrer les points à l'adversaire. Il suffit que vous conveniez, avec votre partenaire, que le mot je ou moi ou mon signifiera : de l'as; tu ou toi ou ton : du deux; il ou son ou soi : du trois; nous... du quatre; vous... du cinq; ils du six. Si vous n'em- ployez aucun de ces mots, cela voudra dire du blanc. Concrétons. La pose est à vous. Vous posez le double-quatre la face noire en l'air, en disant : « Nous allons nous amuser! » Votre adversaire répond : « Je veux bien! », s'il met le 4 et as — ou : « Il pleut toujours! », s'il met le 4 et 3 — ou : « Tant mieux! », s'il met le 4 et blanc. Vous continuez en fournissant le clé demandé et en indiquant votre nouvelle pose. Ainsi, les partenaires ne se sont, pas montré leurs dés et, cependant,, le jeu construit sur la table est, irréprochablement construit : il suffit de retourner les dés pour le prouver au spec-lateur. Au bout d'une demi-heure d'exercice, un enfant conscient et organisé arrive à jouer fort proprement aux dés retournés. Un provincial, qui occupait, tous les mercredis, à déjeuner, la table voisine de la nôtre, nous regardait faire avec des yeux ronds; .ayant remarqué son émoi, nous avions soin, après chaque partie, de retourner les dés, ce qui montrait un jeu parfaitement ajusté. Un jour, le provincial n'y tint plus : il nous demanda timidement comment nous nous y prenions. — Mon Dieu! répondit Campion, c'est simple : nous avons tellement l'habitude de .jouer ensemble que nous devinons réciproquement nos jeux : c'est, si vous voulez, un phénomène de transmission de la pensée. — Il y a donc bien longtemps que vous faites votre partie à deux? — Environ dix-liuit ans! Tous les jours deux fois : à midi et le soir. — C'est à ce point, dit Campion, que nous pouvons même jouer sans dés... — Sans dés? — Mais oui, sans dés. Ainsi, quand nous voyageons en chemin de fer, quand nous sommes obligés de faire le pied de grue au cours de quelque reportage, nous nous asseyons n'importe où, l'un en face de l'autre — et nous jouons. — Allons donc! — Il n'y a pas de allons donc : c'est comme ça. Et, s'adressant à moi : — Veux-tu que nous montrions à monsieur? — Je veux bien! Nous appelâmes le garçon, lui commandâmes d'enlever les dominos et fîmes le geste de nous servir, chacun, de sept dés que nous eûmes l'air d'étudier un instant,. — Au double-six la pose. — Je ne l'ai pas, mais j'ai le double-cinq, dit Campion. i Et il posa sur le marbre un invisible double-cinq. — Cinq et deux, fis-je. — Deux et quatre... — Quatre et six... — Je passe. — Six et trois..- Brusquement, Campion arrêta la partie. — Le jeu est fermé, dit-il. Il fit le simulacre d'abattre ses dés ot de découvrir, en les basculant, mes dominos. — 32 pour moi, dit-il d'une voix calme. Et, d'un crayon bien taillé, il marqua 32, à côté de son initiale, sur la table. Le provincial béait; sans doute se sentait-il devenir idiot. — Vous êtes vraiment très forts, arti-cula-t-il, tandis que, ayant simulé le geste de « faire la soupe », nous y ajoutions celui de nous servir à nouveau de sept dés imaginaires. — Oui, monsieur est assez fort, répondit Campion; mais son frère est beaucoup plus fort que lui : il me remet quatre-vingt-dix huit points en cent et il gagné presque toujours! Imperturbables, nous entamâmes la seconde partie- Ce fut au milieu de cette seconde partie que le provincial se leva tout à coup et prit son chapeau- II se sentait brusquement illuminé, comme saint Paul sur le chemin de Damas. — Vous vous f... de moi, beugla-t-il. Vous êtes les derniers des imbéciles... Et nous répondîmes ensemble, avec un modeste et bon sourire et une conviction profonde : — Non : les deux avant-derniers... CHAPITRE VIII. Le théâtre des Galeries et la direction Maugé. Les audaces de Maugé, Comment on improvise des grenadiers à une répétition générale. M. Buis et le chameau. La «Chocheté frâçaise de bienfesâce». Alexis Goffaux dit Maubourg, chef d'orchestre et théoricien musical. Comment on engage des choristes. Histoire d'un petit rôle. La Revue des quatre commères et le cramignon dans la salle. La bague de la Comtesse de Flandre. Vers 1895, le théâtre des Galeries faisait la planche dans le cloaque de la guigne. Des directions de fortune avaient vainement tenté de rétablir la vogue dont cette scène avait joui si longtemps à Bruxelles- Frédéric Maugé, arrivant de la Nouvelle Orléans, où il avait exploité le théâtre d'opéra, apprit la vacance de la direction, signa bail avec la Société du Passage St.-Hubevt et entreprit résolument de relever le théâtre —ce à quoi il réussit admirablement. Maugé, volontaire, impérieux, sceptique, 1 e cœur tanné par 25 ans de discipline el de métier, avait une hardiesse et un goût de l'aventure à quoi la sagesse et la diplomatie de sa femme apportaient un sûr et nécessaire correctif. Il avait connu tous les succès comme baryton d'opéra et d'opéra-comique el ce passé lui assurait une autorité considérable sur ses pensionnaires : ils parlaient à un maître. Il indiquait un jour, devant moi, sur le plateau, aux artistes, comment on lève son verre, en chantant un brindisi, suivant que ce morceau s'intercale dans un opéra, un opéra-comique ou une opérette. C'était d'une vérité presque caricaturale; il démontait le geste, décomposait les temps, indiquait le rythme, expliquait le regard, assurait le torse, le port de la tête : un artiste compréhensif qui, une fois, avait reçu pareille leçon, devait la retenir pendant toute sa carrière. Maugé n'intervenait dans la mise en scène d'une pièce que quand les rôles étaient sus et les mouvement réglés par le régisseur. Et il agissait alors en despote, avec de gros moyens, à la manière forte, par à-coups qui impressionnaient un personnel autrement facile à conduire que le personnel d'aujourd'hui. Il nous souvient d'une des dernières répétitions de Bruxelles-Féérique, la première revue qu'il monta aux Galeries. Il s'était trouvé décontenancé, un moment, n'ayant jamais mis en scène un spectacle ,de ce genre. Il venait régulièrement aux répétitions, contrairement à ses habitudes et laissait faire le régisseur Jaeque — le futur Beulemans — pour qui la présentation d'un revue de concert n'avait plus de secret, mais qui, tout de même, se sentait ,un peu inquiet devant une pièce à grand spectacle. Lo premier acte se terminait par un tableau à transforma fions : un grenadier ivre avait, cette année-là, tiré des coups de fusil dans la cour de la caserne Ste-Elisabeth; il avait déjà tué un de ses camarades et en avait blessé grièvement deux autres, quand un jeune sergent l'avait désarmé. J'avais trouvé là matière à une « scène à renversement », un procédé qui m'a souvent réussi- Idée à extérioriser : l'alcoolisme. D'abord, du point de vue comique. Ensuite, du point de vue dramatique. Côté comique : Bruxelles était couvert à cette époque, d'affiches de la Ligne Anti-alcoolique, affiches représentant la figure réjouie d'un ouvrier bien portant, et, à côté, la trogne hirsute et abrutie d'un alcoolique ravagé par le petit verre. Un panneau présentait un agrandissement de l'affiche : deux ovales étaient découpés dans la toile à l'endroit des deux figures. Jacque et Dewit, le premier en « homme comme il faut », le second en pochard irrémissible, poussaient la tête par les deux trous; des ouvriers qui passaient considéraient la hure du pochard, entourée de dessins représentant un foie en décomposition. des poumons excoriés, un cœur hypertrophié et putride et se déclaraient tellement impressionnés par ces organes horrifiants qu'ils s'empressaient de courir au prochain caberdowches pour se remettre en buvant quelques grandes gouttes. Demeurées seules, les têtes du soûlard et de l'homme sobre se mettaient à dialoguer; le premier expliquait que, pour jouer son rôle suivant les intentions des propagandistes, i! était obligé d'« entretenir » son nez rubicond en vidant force verres de genièvre et le second — l'homme « comme il faut » — se lamentait si bien d'être tenu à ne boire que de l'eau que son camarade lui passait sa bouteille de schnik. Jacque et Dewit. jouaient cette scène avec un pittoresque, un réalisme et une drôlerie de terroir étourdissants et la salle s'amusait franchement. Au moment où ils disparaissaient, entrait la commère qui «retournait» la scène : parfait de se moquer d'une propagande maladroite; mais, pourtant, quel fléau que l'alcoolisme! La commère chantait là dessus un rondeau qui évoquait le drame de la caserne. Le théâtre changeait : un premier tableau vivant montrait le soldat, rendu fou-furieux par l'ivresse, fusillant ses camarades. Tous avaient fui; personne n'osait se risquer à arrêter le dément. Deuxième tableau vivant : le jeune sergent se jetait à corps perdu sur le fou, le terrassait, lui arrachait son arme et mettait fin à cette tuerie imbécile. Nouveau changement à vue : le régiment est rangé dans la cour; devant le front de la troupe, les clairons sonnent aux champs; les grenadiers présentent les armes et le colonel attache la croix sur la poitrine du petit sergent,-.. Ce tableau demandait deux choses : primo, une figuration nombreuse; secondo, une mise au point irréprochable, car il n'y a qu'un pas du dramatique au fou-rire — et, comme il s'agissait du finale du premier acte, c'est-à-dire d'un point sonore, d'un moment où le sort de la pièce se décide, il fallait se montrer « supérieur ». Aussi Jacque fut-il fort étonné — et moi aussi — quand, trois jours avant la première, ayant annoncé à Maugé son intention de convoquer la figuration pour mettre sur pied ce gros final-là, Maugé lui répondit : « Non, après-demain ». Le ton n'admettait pas de réplique de la part de Jacque. Pour moi, j'insistai auprès de Maugé : « Non, après-demain ». Il avait son chapeau en bataille, l'air d'un directeur qui joue 70,000 francs sur la pièce qu'il monte et qui sait ce qu'il l'ait. Et puis, le directeur est, sur le plateau, de même que le capitaine l'est à son bord, le premier maître après Dieu... On convoqua les figurants — pour la plupart de jeunes ouvriers de fabrique de Molenbeek. heureux de pénétrer dans les coulisses d'un théâtre — la veille de la répétition générale; on les habilla en grenadiers; on leur distribua des fusils; on les parqua dans les dessous et on leur dit d'attendre. Ils attendirent. La répétition du premier acte fut un beau tohu-bohu; rien ne marchait. On s'énervait. Pour un rien, on faisait reprendre les scènes; on recommençait les entrées; après chaque défilé, quelqu'un criait: «Autant!» Il était plus de minuit quand on arriva au final du « un ». J'entends encore Jacque, grimé en « homme comme il faut » crier à Maugé devant le trou du souffleur : « Je vais faire monter la figuration» et Maugé lui répondre, de la salle : « Non, nous passons le final et nous le prendrons quand nous aurons vu toute la pièce!» — Mais ils seront tous partis! se révolta Jacque. — Après la pièce! Dix minutes d'en-tr'acto pour poser le décor du deux. — Faites-leur donner des sandwichs et de la bière, soufflai-je à Maugé. — Rien du tout! Il était 3 heures du matin quand le rideau tomba sur le 3° acte devant un orchestre ivre de fatigue (c'était, la troisième nuit qu'on le rivait à ses pupitres) et rageant jusqu'à la crispation. —■ Maintenant, nous allons régler le, finale du «un», annonça Maugé, d'une voix calme. On fit l'appel des figurants. Il n'en manquait pas un. Ils arrivèrent sur le plateau, ensommeillés, baillant, s'étirant et pleins d'une mauvaise volonté manifeste. — Placez-les! dit Maugé. Quand Jacque les eut mis en rangs, Maugé les apostropha : le théâtre des Galeries était le premier théâtre de Bruxelles et de la Belgique; ils avaient l'honneur d'y figurer dans l'uniforme des plus beaux soldats du monde; il attendait d'eux qu'ils fussent des grenadiers magnifiques, encore plus magnifiques que les vrais grenadiers; après quoi, le soir de la première, il y aurait du lambic pour tout le monde... — Répétez en flamand, Jacque, pour ceux qui n'auraient pas compris. Jacque prononça une harangue enflammée, en bon flamand de la chaussée de Gand, où on distinguait: « Joengcns!... kamarotches!... soldoten... mânefielt... Léo-pold II... geene gardikcivik... sohild en vriend... ze kommen af... smoel toe.r. vader-tand... lambic! » Il y eut un frémissement dans les rangs. — indiquez-leur comment oni présente les armes! Jaeque indiqua et fit répéter plusieurs fois le mouvement. Et alors, Maugé, d'une voix retentissante, toujours aux fauteuils, commanda : — Présentez, armes! Avec un ensemble que l'on n'aurait osé espérer à une heure aussi avancée chez des paroissiens aussi étrangers au métier des armes, tous exécutèrent le mouvement. Tous, sauf un, le numéro 4. Maugé hurla : — Faites sortir des rangs le n° 4! C'était un pauvre type malingre et ahuri. Il fut poussé à la rampe par le n" 3 et le n° 5 — et jamais soldat ne fut engueulé par l'adjudant Flic, comme il le fut par Maugé. — Vous déshonorez le théâtre des Galeries! Vous déshonorez le régiment des grenadiers! Vous êtes un misérable! Vous dégoûtez vos camarades! Comment! il est 4 heures du malin; ils n'en peuvent plus! ils ne demandent qu'à aller se coucher et c'est ce moment-là quo vous choisissez pour.-. Jamais on n'a vu ça au théâtre des Galeries; jamais, jamais... entendez-vous, le n° 4? De temps en temps, au milieu de ces vociférations, il lançait quelques «Nom do Dieu» fulgurants, qui faisaient frémir les coins obscurs dos loges désertes et, traversant la salle, allaient se planter dans le lustre, tout vibrants, comme des flèches dans une cible. J'étais venu me mettre aux fauteuils, à côté de Maugé. Il était écarJate; il faisait le geste d'arracher son col, comme un homme qui étouffe; je crus qu'il allait avoir un coup de sang. Je lui ijis : — Voyons, voyons, Maugé! calmez-vous; ce n'est pas raisonnable; ne vous mettez pas dans des états pareils... 11 me regarda de l'oeil d'Achille contemplant un Myrniirion et, tandis que Jaeque regroupait ies grenadiers, il me dit d'une voix basse, sans cesser de gesticuler vers la scène : — Je suis beaucoup plus calme que vous! J'ai choisi le n" 4 parce que c'est le plus petit... et, môme, ça n'est pas juste parce qu'il avait très bien fait le mouvement... mais il faut un exemple! Et, reprenant son rôle, haussant encore le ton et le volume de sa voix : — Comment! le n° 4 est encore là! Jaeque, désarmez-inoi cet homme-là devant tout le régiment! Cet homme-là, médusé, tendit son fusil devant tout le régiment... — Passez à la caisse! Le pauvre type demanda : — Où est-ce? Et- Jaeque, superbe, répondit : — Elle est ouverte tous les après-midi, de y à 5. Sortez! Et le figurant sortit, tête basse, au milieu d'un silence terrifié. Vingt minutes après, la scène était réglée dans ses derniers détails : les grenadiers improvisés « marchaient » comme des grenadiers chevronnés. A la première, ils furent admirables — et Maugé, dans la coulisse — tandis que la salle retentissait des applaudissements d'un public emballé — riant, ricanant, ravi, débordant, me serrant le bras dans ses mains de fer : — Vous voyez ce que c'est que de savoir gueuler!... Evidemment. Mais il faut avoir la manière et choisir son moment. 11 faut aussi être le directeur — car les régisseurs et les maîtres de ballet qui érigent en système l'invective et la férocité ont bientôt fait d'épuiser leur autorité. Ah! oui, ce Maugé était par excellence l'homme des coups de force! Une autre fois, il met en répétition une reprise de la Fille de Madame Angot. C'est terne. Interprétation quelconque- Pas le temps de faire des décors nouveaux. Costumes fongibles. Il faut un clou. On essaye d'un ballet avec première danseuse et travesti- Ça ne donne rien. Cependant, le soir do la première est proche... Maugé a bien acheté à Paris le matériel d'un tableau vivant qui, après l'échauffourée du Marché des Innocents, au finale du «un», montre les amis d'Ange Pitou et le peuple tenus en respect par les soldats du Directoire —- mais qu'est-ce qu'un tableau vivant, figé dans son immobilité, pour faire relever le rideau sous les acclamations? Le matin de la première, Maugé est touché par l'inspiration. Il a une idée, une idée tellement folle qu'il ne la confie à personne. Il demande au régiment des guides six cavaliers dont il a déjà eu l'occasion d'utiliser les services dans une reprise de Mieliel Strogoff, six cavaliers éprouvés que se sont dégourdis dans l'atmosphère des coulisses. Il fait venir six chevaux d'un manège et, à 8 heures, au moment oii le rideau va se lever, il conduit à l'estaminet voisin les ?ix guides qu'il abreuve d'alcools variés. — Vous allez faire une bonne farce. Personne n'est prévenu de votre arrivée sur la scène. Vous n'avez pas peur, n'est-ce pas? — Peur!? — Eh bien, il y a, dans le couloir do la rue des Dominicains, six canassons sur lesquels vous allez monter... Vous connaissez le chemin... Quand je vous donnerai lo signal, vous vous lancerez sur la scène, le sabre levé, au milieu des figurants et dos chœurs qui ne se doutent de rien. Naturellement, il ne faut pas tomber dans l'orchestre... Remplissez les verres, garçon! Ce fut épique; ce fut mémorable : quand le rideau se releva sur le tableau vivant peuplé de personnages immobilisés, brusquement les six lascars, éperonnant leurs biques encore plus affolées que la figura-lion, firent irruption sur la scène; le peuple, épouvanté, se rua dans la coulisse en poussant des cris comme jamais les Meinninger n'en ont obtenu dans leurs mouvements de foule les plus savamment organisés.[L'orchestre, désemparé, reprenant d'instinct les dernières mesures, comme, il l'aurait fait pour un rappel ordinaire, partit au hasard; ce fut une cacophonie magnifique. Et la presse proclama le lendemain que, de mémoire d'homme, on n'avait vu au théâtre, une émeute et une charge de cavalerie réglées avec autant de maestria : pour toute la durée de sa direction, Maugé fut proclamé le premier metteur en scène de pièces à spectacle. Et le plus étonnant de l'affaire, c'est qu'il n'y eut aucune jambe cassée, aucune tête fendue, aucune dégringolade sur le contrebassiste ou le chef d'orchestre. Ce dernier, tout de même, était un peu pâle d'avoir vu arriver sur lui cette fantasia... C'était d'ailleurs une marotte de Maugé que l'emploi des animaux sur la scène Et cependant Dieu sait que les animaux sont la terreur des directeurs, car on ne met pas à l'amende un cheval ou un âne, voire un éléphant, comme un choriste qui rate son entrée. Du jour où les animaux entrent au théâtre, c'en est fait de la tranquillité du pauvre régisseur; tous les soirs, ce sont de nouvelles alertes : c'est le chien du troisième acte qui, après avoir mordu son gardien, a profité de la surprise de celui-ci pour s'esquiver et déambule à cette heure par 'les rues, quêtant des détritus, tandis que l'on a besoin de lui pour la grande scène de la chasse; c'est l'éléphant du tableau des radjahs dont le pied énorme vient de défoncer un trapillon et qui, gigot-tant sans qu'il soit passible de le dégager, menace de devenir furieux et de briser, dans le plus bref délai, tout ce qui lui tombera sous la trompe; c'est l'âne de Véronique dont il faut étouffer les soudains braiements sous une couverture; c'est le cheval du héros qui vient de... s'oublier sur la robe blanche de la pâle fiancée. Encore les chiens, les éléphants et les chevaux se prêtent-ils, en temps ordinaire, avec assez de bonne grâce, aux rôles qu'on leur confie; mais il est tels animaux à qui on essaye vainement de persuader qu'ils sont, nés pour monter sur les planches. Tel ce taureau que Maugé avait « spécialement engagé » pour le tableau des Arènes romaines, de Bruxelles-Féerique et que l'on «essaya» lors de la répétition générale. Ce fut un beau spectacle! Après qu'on l'eût amené à grand renfort de coups de bâton sur l'échiné jusqu'au fond du théâtre, le taureau s'arebouta solidement sur ses quatre pieds, refusant obstinément de bouger, suivant vaguement, de ses grands yeux sans vie, les allées et venues du personnel. Brusquement, il changea d'attitude : il venait d'apercevoir les costumes rouges des licteurs; chacun sait l'effet que le rouge produit sur les taureaux; celui-ci poussa un long meuglement et .ses yeux flambèrent... Je ne saurais vous dire avec quel ensemble la figuration et les chœurs manœuvrèrent. à cette minute-là : le taureau n'avait pas encore eu le temps de foncer que déjà figurants et choristes avaient disparu, les uns dans les dessous, les autres dans le cintre : les mauvaises langues assurent même qu'on retrouva les 'licteurs, plusieurs heures après, blottis sur le toit vitré du Passage. Il faillit renoncer à inculquer à ce tou-reau le goût de la carrière théâtrale; il ne parut jamais devant le public; Maugé l'hospitalisa dans sa villa du Heysel, où il devint II compagnon des deux ânes, du lama du Voyage de Suzette et de deux oies dénommées Eisa et Lohengrin. Il y avait aussi, au Heysel, un antique cheval qui figura dans le répertoire wagnérien de la Monnaie et qui, la patte arquée, la tête ballante au bout d'un maigre cou et la lippe tombante, avait l'air d'un vieux garde-civique en place-repos. Il y avait encore, dans ce jardin-zoolo-gique, un chameau dont l'histoire vaut d'être contée, car il laissa, aux Galeries, d'impérissables souvenirs. Maugé l'avait, acheté à la Ménagerie de Hambourg, chez Hakendorf — si ma mémoire est. bonne — pour figurer dans le prologue d'une de mes revues : Vive Bruxelles! Le chameau arrivait en scène «chameauché» par Buis qui. venait de découvrir, dans les sables du désert, la dée'sse égyptienne de la Gaieté : Zwanzaïda... Maugé avait acheté ce chameau de confiance, sans le voir, croyant bien qu'un établissement zoologique aussi réputé ne pouvait, lui fournir qu'un chameau de premier choix. Quand cet oiseau rare — si nous osons ainsi nous exprimer en parlant d'un chameau — débarqua à Bruxelles, par un matin mélancolique, il était, maigre et long comme un jour sans pain; on sentait tout de suite qu'on se trouvait devant un chameau qui avait, ou des peines de cœur dans sa jeunesse. Il était parsemé de larges touffes de poil, sortes d'oasis, autour desquels apparaissaient d'inquiétants saharas 'd'une peau sèche, noire, luisante et plissée; il semblait, ce chameau, avoir été, à certains endroits, flambé au l'eu de paille, comme un cochon. Au théâtre, son air de désignation lui gagna tout de suite toutes "les sympathies : il avait une façon si triste de regarder les chœurs et la figuration, qu'il leur en poussait un crêpe autour du chapeau. A la répétition générale de la pièce, il fut d'abord impossible de le faire entrer en scène : il paraissait honteux d'exhiber tant de laideur et de difformité. L'équipe des machinistes dut finalement l'empoigner et le porter comme un paquet devant le souffleur. Là, le chameau se mit, face à rassemblée interdite, à pousser des cris effrayants : celui qui n'a pas entendu ça ne sait pas ce que c'est qu'une musique de chameau; il y avait de tout «là-nedans», comme dit Amédée Lynen : l'aboiement du chien qui hurle à la lune, le barissement de l'éléphant dans les jungles, le grincement horrible du frein sur les roues d'un fiacre, le «tututement» du cornet d'auto qui vous fait vrombir la peau du ventre, les cris épouvantés d'une laie en gésine... On se demandait comment un pareil torrent de sons pouvait sortir ,d'une aussi petite gueule. Lo régisseur du théâtre un malin — s'époumonait, chaque fois que le chameau reprenait haleine, à crier au pauvre artiste grimé en Buis, juché contre la bosse d'avant et serrant celle-ci à bras-le-corps : -— Mais faites donc faire «votre» chameau!... Vous ne savez donc pas, nom d'un tonnerre, comment on fait taire un chameau? Buts l'ignorait totalement... A la fin, le régisseur se décida à payer de sa personne, se souvenant qu'il avait été autrefois chasseur d'Afrique. — Attendez, je vais vous montrer comment on fait taire un chameau! Il s'approcha de la bête, la flatta d'une main caressante, lui fit des yeux de magnétiseur — et tout à coup, ô miracle! le chameau se tut, son long col ployé en arrière, regardant, le «dompteur» en face... On faillit applaudir... Alors, comme le- régisseur poitrinait, souriait et triomphait, voici qu'il reçut, soudain, à travers la figure, le plus beau seau de crachats que jamais régisseur ait reçu ou recevra d'un chameau : i! en sortait par les yeux de la bête! Le régisseur en fut aveuglé, noyé; il disparut un instant sous l'averse. On l'emporta. Buis, sur la bosse, tremblait comme la feuille de coudrier à l'âpre vent d'automne. Je vous ai dit que Maugé n'avait peur de rien : il osa, lo lendemain, soir de première, faire reparaître le chameau! Le chameau eut-il -conscience de la gravité de la situation et de la responsabilité qui pesait sur son dos bossu? Toujours est-il qu'il se comporta comme père et mère; il joua son rôle en maître chameau : il y a ainsi des artistes qui ne valent rien à la répétition et qui ne consentent à «donner» qu'à la première. Pendant trois mois,- le chameau, par sa bonne conduite et son zèle, se montra digne de l'emploi qu'on lui avait fait l'honneur de lui confier. Mais, comme Adolphe, le jeune homme triste chanté par Maurice Donnay, il ne pouvait se départir de sa tristesse : ce chameau était- né pour suivre les convois funèbres par les soirs pluvieux, en pleureur, la tête empanachée des plumes d'un catafalque. Les dernières touffes de poils s'en allaient par paquets, avérant maintenant, un chameau de l'Apocalypse. On fit venir le décorateur Duhoscq qui lui peignit une riche toison en trompe l'œil: la couleur ne tint pas : le chameau n'en devint que plus lamentable. Sa pauvre queue ressemblait à une de ces pattes de chevreuil que l'on place aux portes, à la campagne, en guise de cordon de sonnette et qui, graisseuses, gluantes, luisantes, privées de leur dernier agrément pileux par des milliers de mains, semblent défier la crasse rie les poisser encore... Cette queue s'agitait sans cesse, dans un geste de supplication, ou bien encore avec le mouvement dolent d'une tête d'homme qui déespère de la vie, pour qui la fin de tout est venue... La revue terminée. M. Maugé et son chameau se regardèrent longuement. L'œil riu chameau disait : — Qu'est-ce que je vais faire, maintenant que tu ne me feras plus porter M. Charles Buis? Celui de M. Maugé répondait : -— Que veux-tu? C'est la destinée des hommes et des chameaux : on va se séparer... El, il fit annoncer dans les journaux qu'il avait un chameau à vendre, une véritable occasion. Au bout de quinze jours, il fut convaincu qu'il est moins facile d'écouler un chameau qu'un stock de vieux .'costumes : pas un acheteur ne s'était présenté. Un malin, enfin, arriva aux Galeries la directrice d'une ménagerie installée à la foire. Elle fut. accueillie avec transport; on l'abreuva de Champagne au Bodega; on l'accabla d'attentions et de compliments; on la retint à dîner au restaurant. Après quoi on s'en fut, au Heysel, voir le chameau, au fond du «kotje» où il grelottait. Quand il fut débarrassé des couvertures qui l'enveloppaient et qu'il apparut dans son horreur intégrale, la directrice de la ménagerie s'évanouit; il fallut la reconduire en voiture à la foire, secouée d'un tremblement nerveux. M. Maugé garda son chameau, ne parvenant pas à se décider à le manger; il espéra qu'un jour le poil lui repousserait, et i.j s'en remit à Dieu. Et le chameau se mit à errer dans le jardin du Heysel, spectre difforme, ombre baroque, et pitoyable, sous les arbres étonnés. M. Maugé édifia, pendant do longs mois, par sa chameauphilie, la Société protectrice des animaux, qui lui délivra dos diplômes. Le dromadaire no sortit plus de son réduit; il vivait à l'abri des hommes et des bêtes, plus pelé que -la besace d'un gueux, incarnation du comique dans la détresse. Et ce fut par un soir frissonnant de Toussaint qu'il rendit au Créateur son âme de chameau, sa petite âme qui, n'ayant jamais trouvé d'âme sœur, était restée, loin du soleil du désert natal, irrémédiablement triste, triste, ô combien triste! * * * La direction Maugé me joua six revues : Bruxelles Féérique (1896); Vivo Bruxelles! (1898); Bruxelles au. Passage (1899) (en collaboration avec Malpertuis) ; Bruxelles-viise-en-scène (1901); Bruxelles, tout le monde décent! (1903); la Revue aux Galettes 1905'. Mais pourquoi citer des titres? Que reste-t-il d'une revue qui a quitté l'affiche? Peut-être le souvenir d'un couplet, d'un nom d'interprète, d'une étoile de ballet? Les Galeries montèrent encore une opérette : l'Oiseleur, adaptée par Gustave T,a Gye et par moi; une autre opérette originale : L'Amour au Moulin, en société avec Auguste Vierset pour les paroles, musique de Pielro Lanciani; un ballet et des parodies de Princesse d'Auberge, de VAHa.que du Moulin, du Crépuscule des Dieux. cYArmide, etc. Que de souvenirs au long de ces dix années, où jamais un nuage ne s'éleva entre la direction et moi! Que de traverses supportées, que d'espérances mises en commun, que d'obstacles surmontés, que d'aventures courues! Ainsi, ni Maugé ni moi n'étions flambards le soir de la première de la revue Bruxel-les-Féérique : j'opérais seul pour la première fois et devant un public inconnu -— et Maugé ignorait tout de ce genre de spectacle. Le premier acte fut fort bien accueilli, avec le prologue du bal des escapés du railway, chez Vandenpeerebooni et, le finale des grenadiers dont je vous ai déjà parlé- Le second allait son petit train, quand un incident imprévu se produisit. La scène que l'on abordait montrait les sociétés bruxelloises les plus connues, représentées par des « petits rôles », c'est-à-dire par les choristes que l'on avait jugées les moins empotées. La commère les nommait et les présentait : les Vieux-Vêlements, le Conservatoire Africain le Cercle Thalie, le Denier des Ecoles, la Société française de bienfaisance, les Chasseurs de prin Itères ;... que sais-je? Aux répétitions, la commère avait identifié la physionomie de chacune des choristes avec le nom de la société qu'elle représentait. Or, il arriva que, quand ces dames essayèrent leurs costumes — do fort jolis costumes de Landolf, qui avaient eu le tort de no pas être faits sur mesure - il y eut forcément un changement dans la distribution, le physique ot la corpulence de telle titulaire s'accommodant mieux de tel accoutrement qu'on avait attribué à une autre. A la répétition générale, la commère no s'y retrouva plus et une confusion fâcheuse en résulta. On passa; lo temps pressait... Préoccupé d'éviter cet anicroche à la première, je réunis la vommère et les choristes pendant, l'entr'acte et dis à celles-ci : « La commère ne vous présentera plus. Lo compère lui demandera : « Quelles sont donc ces nouvelles venues? » Et chacune de vous répondra, en commençant par celle de gauche : « Je suis la Société des Vieux Vêtements... Je suis le Conservatoire Africain. etc... Compris? » Un acquiescement joyeux et unanime répondit : toutes ces petites femmes étaient enchantées d'avoir deux mots à dire « à découvert ». Les sociétés entrèrent, donc on scène sur le petit chœur obligé; le compère demanda : « Quelles sont donc, etc.? »; la première à gauche dit : « Je suis les Vieux Vêlements » et cela marcha à merveille jusqu'à la dernière. — Et vous, mon enfant? demanda la commère. L'enfant fit un pas vers la rampe ot déclara, avec le plus pur accent qui ait jamais éveillé les échos de l'impasse Perle d'Amour : « Je suis la «Chocheté frâeèco de biâfesâce!» La salle répondit par un hurlement de joie et la pièce fut interrompue. C'était, si inattendu, si énorme, cette crotje habillée aux couleurs françaises ot parlant le super-maroliien, que le rire avait fait explosion, comme explose un mélange détonnant. Maugé ot moi, dans la coulisse, sentions la sueur nous couler dans le dos... Ce rire-là, c'était le fou-rire, terreur des directeurs ot des artistes, le rire qui, une fois libéré, ne connaît plus de digue el. emporte les pièces dans son torrent, déchaîné! Le public cria : «bis!» ot la choriste, qui était rentrée dans le rang, en ressortit pour descendre au souffleur! Le bruit s'arrêta à ce geste et, dans le silence qui la guettait, la pauvre petite répéta : « Je suis la chocheté frâcèce de biâfesâce. » Nous nous sauvâmes au foyer, Maugé et moi, pour ne plus entendre, persuadés que tout était fichu. Quand, deux minutes après, nous rentrâmes en coulbse, tout, au contraire, était sauvé: Mathilde Laporte, avec une autorité à jamais bénie, avait rétabli la situation et déclamait des vers en l'honneur de la Grande Harmonie et de Pierre Dustin, au milieu d'une attention sympathique. Les chochelés sortirent de scène; la Chocheté frâcèce, encore éblouie de son triomphe, se précipita sur nous : « Ouïe! ouïe, moi je suis contâte! Mon ami est jujtement dans la salle! » Elle faillit s'évanouir quand on lui annonça qu'on lui coupait sa phrase- Ce ne fut pas le seul incident do cette soirée. Le troisième acte contenait une parodie qui, de l'avis do tous les artistes, de l'aVis de Maugé-, et du mien, devait être c clou de la revue. Les interprètes s'étaient amusés comme des collégiens en la répétant. Indication toujours inquiétante, vous diront les vieux routiers : quand les artistes s'égaient d'une charge d'artistes le public les suit rarement. Cette parodie était un salmigondis de trois pièces qu'on avail. reprises avec succès cet hiver-là: le Tour du monde d'un gamin de Paris, le Pont Vivant et des Pirates de la Savane, les trois pièces confondant leurs personnages en une intrigue insane. A cause de la complication des décors, il était une heure du matin quand la parodie commença. Je l'ai déjà signalé : une parodie est excellente ou détestable — pas de milieu. Si le public ne marche pas dès le début, rien à faire! Maugé, quand le rideau était tombé sur le 2" acte, m'avait dit : «C'est le triomphe : nous avons maintenant la parodie! » Ah bien oui, alors, la parodie! Quand elle fut arrivée à son milieu, nous nous regardions épouvantés, sûrs du désastre : nous entendions claquer les fauteuils des spectateurs qui quittaient la salle; et un bruit toujours accru—murmure grossi peu à peu en clameur. un bruit précurseur du grand orage final, des oh! excédés, des toux impatientées, des battements de pieds — nous venait de la salle. Maugé n'hésita pas : il joua tout de suite la dernière carte, la bonne. 11 fit tomber le rideau sur les artistes décontenancés pour arriver fout de suite au finale : Les Arènes romaines, décor qu'il avait acheté aux Variétés. Hélas, les machinistes n'étaient pas prêts : les chevaux blancs do char romain piétinaient encore dans la rue des Dominicains, les bâtis de la tribune où Néron et sa suite prenaient place n'étaient pas équipés, la figuration était en train de changer de costumes... Il y eut dix minutes d'entr'acte, dix mortelles minutes que Maubourg occupa comme il put en faisant jouer, à l'orchestre, des airs vifs et animés... C'est à ces moments-là qu'un auteur et un directeur se convainquent de la nécessité d'avoir des amis, de nombreux amis dans la salle... Les Irois quarts du public tinrent le coup; le décor et les défilés, enfin apparus, firent pousser des cris d'admiration (c'était vraiment une des plus somptueuses mises en scène que l'on eût vue jusqu'alors à Bruxelles) .et la soirée se termina tout de même sur des acclamations : deux fois, le même soir, tombant des parages de Charybde aux abords de Scylla, nous venions d'échapper au naufrage! f * * * Mais j'ai peut-être trop tardé à vous présenter Alexis Goffaux, dit Maubourg. qui dirigea l'orchestre pendant toute la direction de la famille Maugé et que Fonson conserva aux Galeries jusqu'à la guerre. Maubourg débuta comme chef d'orchestre aux Galeries en 1895, l'année où sa fille Jeanne, ne faisant qu'un saut de la maison paternelle à la scène, joua ,au pied levé, le rôle principal dans Ali-Baba, rôle que la titulaire avait dû brusquement abandonner. Maubourg était né à Namur. C'était le supertype du Wallon. Toute la bonne gaieté de la vallée mosane, toute la gouaille des rues populaires de la vieille ville et des villages qui rient sur les bords du fleuve, ces villages où les hommes vivent d'une vie allègre, bien portante et paisible, était en lui. Il m'a semblé, quand je l'ai conduit au cimetière d'Ixelles, que j'enterrais avec lui les grands éclats de rire de ma jeunesse : je me suis plus diverti avec lui, pendant vingt-cinq ans, qu'avec tout le reste de mes contemporains. Nul ne savait — exception faite pour Houben — raconter comme lui une h.s-foire wallonne, dans un langage mi-patois, mi-français. Nul, au pupitre, ne fut plus débrouillard et plus avisé. Il se tirait d'affaires avec des moyens de fortune; il inspirait aux chanteurs une confiance sans limites. Il avait «le bras», le bras qui tient • à la fois le ballet, l'orchestre, les artistes et les chœurs : ainsi Automédon tenait les rênes île son quadrige. Quand un compositeur lui confiait une partition d'opérette, ce compositeur pouvait être tranquille : on le jouerait sans accroc... Un soir, [tendant la guerre, la direction du Bain St.-Sauveur. transformé en théâtre où l'on donnait l'opéra, vint au Compas, où il faisait un cent de piquet, le supplier de monter à l'orchestre, le chef étant tombé subitement malade. D'abord Maubourg ne voulut rien savoir : il avait juré de ne pas prendre le bâton aussi longtemps qu'il pourrait y avoir un Allemand dans la salle. Il céda tout de même, pour sauver la recette, tandis que le public commençait à casser les banquettes. On jouait Guillaume Tell, qu'il n'avait plus conduit depuis les temps lointains où il était chef au théâtre municipal d'Alger, c'est-à-dire depuis trente ans. Il lâcha les cartes pour prendre, le bâton et dirigea avec une telle maëstria ces chanteurs et ces musiciens de rencontre qu'à la fin du spectacle le public lui fit une ovation, à laquelle orchestre, artistes et chœurs s'associèrent. Il avait alors 71 ans. Il s'était initié à la musique, à 10 ans, à la chapelle de la collégiale de Namur el avait appris le haut-bois chez le cordonnier son voisin : « le haut-bois mène à tout, expliquait-il plus tard : voyez Guillaume Guidé ». De fait, il avait été, dans plusieurs orchestres de la province française, le compagnon de pupitre de Guidé. Il avail aussi, dans sa petite jeunesse, joué l'opéra-comique à St.-Quenliu. On le fit débuter dans le Cliâlet qu'il avait déclaré être « de son répertoire » et qu'il ignorait à peu près complètement. Aussi resta-t-il bouche bée dès ses répliques de la deuxième scène. Déjà le public impitoyable de province le sifflait el criait « à la porte! »; lorsque l'idée folle lui vint de remplacer le poème par un petit air de flûte en fer blanc, la petite l'lûte à deux sous, un instrument sur lequel il était de première force. Ce fut si inattendu que le public se mit à rire et fut désarmé. On lui bissa son air. Mais dès lors, le directeur, prisant plus le haut-boïste et le flûtiste que le trial, lïililisa de préférence à 'orchestre. Il jouait, en lever de rideau, la Consigne est de ronfler et conduisait ensuite la Favorite- Après avoir passé par Soissons. Reims. Amiens, Nîmes, Nantes et Alger, il revint dans sa patrie, couvert de lauriers, diriger à Dinanl l'orchestre du Casino des Jeux. — d'où, disait-il, son profil grec, 11 eut, à Namur, une histoire tragique avec un lion échappé d'une ménagerie, et rencontré sur la place Saint-Aubin à 2 heures du matin — histoire dont il donnait cent versions différentes, mais jamais la vraie, car, celle-là, disait-il, était trop terrible... Il fut aussi, avee Jaeque, directeur de l'Alcazar en saison estivale. Pour faire recette, il leur aurait fallu de la pluie : or, cette année-là, la chaleur faisait éclater les thermomètres; on entrait dans l'asphalte comme dans du beurre; ce fut l'année, l'année fameuse, où les Concerts du Waux-Hall firent de l'argent,.. L'été suivant, il dirigea l'orchestre de Vichy où le Shah, en visite, lui conféra l'Ordre du Lion et du Soleil — ce qui était de toute justice, aimait-il à faire remarquer : le soleil après la saison de l'Alcazar et le 'lion après son aventure de la place Saint-Aubin. Il voulut devenir, à son âge mûr. un théoricien musical; tout ce qu'il savait île musique lui était venu par des movens empiriques; il découvrit la théorie en faisant le chemin à rebours. Il entra dans le fohu-bohu des notes comme un conquérant dans les rues d'une ville prise d'assaut, renversa les portes de, la doctrine, se rua sur les barricades des gammes, secoua les montants de l'échelle des quintes qu'i' coucha enfin à ferre, disloquée. Sa méthode pédagogique simplifiait tellement l'enseignement de la musique que personne n'y comprenait plus rien. Un ami — c'était un imprimeur — lui conseilla rie faire éditer son traité- Maubourg lui commanda plusieurs milliers de brochure qui encombrèrent longtemps les greniers du Compas-, il affirma, à un journalisle qui l'interviewa à cette époque, « que cette œuvre incomparable pouvait être lue. par les jeunes gens de n'importe quel sexe; qu'elle affermissait les cartilages, les notions musicales et les liens de famille et qu'elle était tout à fait recommandable aux personnes qui souffraient d'insomnies nerveuses... » Le journaliste n'en put rien tirer d'autre. Il professait, entre autres choses, que les cors sonl la plaie des orchestres. Dans la leçon d'introduction d'un cours qu'il donna aux instrumentistes de l'Harmonie de la Maison Delhaise, il disait : Celui qui n'a pas vu l'orchestre d'une ville de province peut difficilement se -figurer ce que c'est Les insl.rumenlisl.es ne sont, musiciens que le soir : pendant le jour, ils exercent des professions d'ailleurs honorables. Généralement le trombone livre la bière, le basson est photographe, le violoncelle est instituteur ou professeur à l'Ecole de musique, le grosse-caissier porte les feuilles de contrainte, etc. Enfin, il y a le premier cor qui est généralement employé à la mairie. -Petit, congestionné, il entre te dernier à l'orchestre, minute les entr'actes, compte les pages de sa parlie, y appose sa signalure et y inscrit des amitiés à l'adresse des collègues db province sur le pupitre desquels la partie échouera un jour. Il s'efforce de faire sorlir des sons de son instrument, Iranspositeur et n'y parvient pas lou-;jours: quand il y réussit, il arrive très souvent que la noté jouée n'est pas celle indiquée sur la parlie. Il emploie pour faire son bruit — et c'est ici que ça devient intéressant — une série d'entbouchures, les tons, enfermées dans ùn-e caisse peinle en noir. H a des tons dans les mains, il en a accrochés à son pupitre, il en a dans la boîte. C'est lui qui est spécialement chargé par ses collègues -d'éprouver le chef -débutant, de s'assurer s'il sera à la hauteur de sa lâche. Il a soin de changer de Ion dans les tonalités difficiles, émet des sons à côté et, pour le corriger, le chef se perd dans la jonglerie des clefs. On me le fil- bien voir quand, pour la première fois, je montai à l'orchestre comme premier. Apsès avoir subi pendant Irois heures les tracasseries, les traquenards el les malices d'un de mes quatre phénomènes cprnist.es, dont je corrigeais les failles tant bien que mal el, quelquefois plus mal que bien, je compris, quand je rentrai chez moi, que, si ça recommençait, j'étais un chef à la mer. Aussi, après la répétition, j'emportai chez moi la parution de mon corniste et je lui collai des fautes par-ci par-là. que je transcrivis avec soin, au crayon, dans ma parlie conductrice. Si bien que, le lendemain, je n'eus qu'à reclifier les dites failles — el vous pensez avec quelle assurance, avec quelle autorité! — à mesure que mon corniste les commettait, A la dixième correction, il était malé : tes musiciens, -déconcertés et, conquis, se sentaient pour la supériorité de mon lalenl un tel -respect que, dès le soir, il y en eut trois qui m'appelèrent « maître ! » Dépuis, en repensant à tout cola, je me suis fait souvenl cette réflexion :- « qu'un chef d'orcheslre sérail heureux s'il pouvait trouver un barème qui lui signalerait mécaniquement les faules commises!... Eh bien. Messieurs, je crois l'avoir trouvé, ce barème..... Maubourg exhibait alors un petit carton couvert de riièzes et de doubles diôzes, de bémols et de doubles bémols, que découvraient ou cachaient alternativement des glissières de papier destinées à indiquer «la note perçue à'l'oreille et la faute à redresser». Hélas! il était le seul à savoir s'en servir, de ce carton; il ne craignait pas d'avouer entre amis, à l'heure où le «demi» pousse à la confidence, qu'un jeune chef d'orchestre, un peu naïf et plein d'honnêteté, un bien brave homme, avait été enfermé dans un asile pour avoir essayé de mettre le procédé en pratique... J'ai rapporté le bout de discours que l'on vient de lire et qui fut pour ainsi dire sténographié à son «cours», pour montrer la manière familière de. Maubourg, la drôlerie naturelle — ô combien exempte de littérature et d'humour exotique! -- de sa bonne humeur wallonne. . * * * Après Rruxelles-Féérique, on monta une grande féerie pour la saison de Pâques, dn eut besoin de nombreuses figurantes et on invita, par voie d'annonces, à se présenter au théâtre, les jeunes Bruxelloises désireuses de s'exhiber devant un public idolâtre Au jour fixé, une bonne cinquantaine de candidates se trouvèrent réunies dans le Passage des Princes. Gomme je passais par là, ce rassemblement m'intrigua et je montai voir. Jacque et Maubourg s'apprêtaient à faire leur choix parmi ce peuple bavard et remuant. Je les trouvai dans la régie. Us avaient déjeuné do compagnie et semblaient tous deux à la rigolade. — Vous venez assister à l'engagement des figurantes? —Je veux bien. Nous prîmes place derrière la table-bureau qui occupait la moitié du cabinet. Au-dessus de nos têtes, s'accrochait, au plafond bas, un énorme tam-tam qu'on envoyait tous les soirs à l'orchestre pour le ballet de F leur-de-Thé. Maubourg prit en main la mailloche : —■ C'est pour signer les engagements, me dit-il. Le concierge, d'en bas, se mit à envoyer une à une les postulantes. La première qui se présenta était une brunetle, avec de beaux yeux curieux, le médius tatoué, de piqûres d'aiguilles qui disaient sa profession. Jacque fit signe à Maubourg de parler. — Asseyez-vous, mon enfant. N'ayez pas peur, nous ne vous voulons que du bien. — Oui, Mecieu, dit la petite- — Vous désirez entrer au théâtre royal des Galeries comme figurante? — Oui, Mecieu. — - I >i Los : mon père. — Oui, mon... oui, mon père. — Voire mère y consent? — Mais oui, mon père. — Kl, elle va bien, madame votre mère?... Oui?... Vous voudrez bien lui présenter nos hommages-. — Vos quoi? — Nos hommages. — Oui, Mecieu... — Monsieur votre frère se porte bien également? —• Oui, Mecieu- — Est-ce qu'il aime les scbr'sionnaires? Elle réfléchit un instant : — Je ne sais pas, mon père; on n'en mange jamais chez nous. Maubourg la regarda d'un air sévère et me dit : — Veuillez écrire, s'il vous plaît, que le frère de Mademoiselle n'aime pas les seursiminaircs... Je traçai de vagues caractères sur une belle feuille de papier que Jacque me passa. Mais la petite eut une inquiétude : — Peut-être qu'il aime bien tout de même les scorsionnaires... moi, je ne peux pas vous affirmer... Jacque intervint : — Il faut faire attention à ce que vous dites, Mademoiselle. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser. — Bien, mecieu. Alors, Maubourg, paternel : — Ne vous troublez pas, mon enfant. Dites avec moi : « Je jure de dire toute la vérité- rien que la vérité... ain^i Dieu m'assiste... » L'enfant répéta. .— ... Et tous les saints, dit Maubourg. — Et tous les saints, dit-elle en rougissant un peu. Il y eut un moment de silence recueilli. — Vous connaissez « l'Amour, c'est le soleil »? — Oui. — Chantez-le-moi-Elle 'chanta, écarlate. Maubourg l'arrêta après les premières mesures. — La voix est bonne, dit-il. Criez : « Au feu! au feu! » — « Au feu! au feu! » fit la petite. — C'est encore mieux que VAmour. c'est, le soleil. Notez, Monsieur, me dit -il.. —- Je sais aussi le Corbeau et le Renard, dit-elle, encouragée. — Inutile, Mademoiselle, inutile, affirma Jacque avec autorité. — Bien, Mecieu. — Mon enfant, reprit Maubourg, combien avez-vous de doigts au pied gauche? Effarée, elle souffla : — Cinq. Maubourg prit un air contrarié. — C'est un de trop, dit-il, pour le rôle qu'on aurait voulu vous donner. — Le rôle de quoi, mon père? — Plus tard, mon enfant- Pour le moment, restons dans les doigts de pied. Est-ce que vous ne connaîtriez pas, parmi vos amies, une jeune l'ille qui n'en aurait que quatre? — Non. Mais je pourrais chercher. — Nous comptons sur vous, nous en avons absolument besoin. — Pourquoi est-ce faire? — Pour jouer de la clarinette. Vous avez été à l'école primaire, n'est-ce pas? — Oui, mon père. Elle réfléchit et dit : —■ Mais, si j'en trouve une avec quatre doigts, elle ne saura peut-être pas jouer de la •clarinette? Jacque francira : — On le lui apprendra. Ne vous inquiétez pas. — Bien, Mecieu. — Mettez-vous debout, mon enfanl, dit Maubourg. Levez le bras droit... le petit doigt en l'air... Regardez le bout de votre nez... mieux que ça... à la bonne heure!... Attendez! Nous allons délibérer... 11 marmotta je ne sais quoi en patois do Namur. Puis Jacque se leva : — Hokess, pokess, passl .prononça-l-il. d'une voix sépulcrale. —• El. cum spiritu lun, fit Maubourg. —* Amen, complétai-je. — Les yeux sur le bout de votre nez, Mademoiselle... Là, comme ça... c'est très bien! Alors, Jacque frappa le gong sonore d'un coup tellement vigoureux que l'enfant dùl sonlir ses entrailles vrombir. — Vous êtes engagée! dit-il. Tenez-vous les pieds bien chauds et revenez demain à 6 heures; dites à la concierge, en [lassant., d'envoyer la suivante... -— Oui, Mecieu... La petite s'en alla, persuadée que les choses se passaient comme ça dans tous les théâtres. Ce fut Jacque qui interrogea celle qui suivit, une longue fille rousse, dont, les cils albinos tremblol,liaient devant le bec de gaz. Jacque lui fit dire ses noms et qualités el, le numéro de la maison qu'habitait sa grand'mère. Puis, d'un air pénétré, il prononça : — Ecoutez-moi bien. —- Oui, m'sieu. Mais Maubourg intervint : — M. Jacque est le régisseur général du théâtre, mademoiselle; appelez-le général — Oui, m'sieu. — Mademoiselle, reprit, Jacque. noiui allons jouer prochainement Lucrèce Bôrgia une opérette... vous connaissez? — Non, général. — Comment, dit sévèrcmenl Maubourg, vous ne connaissez pas? — Non, m'sieu. — Musique de Van Campenhout?... — Celui-là qui a fait, la Brabançonne? oui, m'sieu, alors je connais. — Eh bien, reprit Jacque, si on est content de vous, on vous donnera le rêle du page au 2'' acte. Elle battit des mains. — Oie! oïe! général, moi je serais contûte, si ça pourrait arriver!... — Pas trop vite... pas trop vite! Vous allez tâcher de dire avec moi la phrase que le page doiL prononcer quand il voit la reine de France entrer en scène. Vous v êtes? — Oui, général. — Tâchez de bien retenir, je dis toute la phrase... Il se lova, marcha d'un pas juvénile et, saluant, à la mousquetaire, une invisible reine de France, d'un imaginaire chapeau dont la plume balaya le plancher : — « Ah! Madame! Si Madame votre mère vous ressemblait, monsieur votre père, notre Roi bien-àimé, n'a pas dû s'embêter! » Bien compris? — Oui, général. — Alors, vous avez la parole... Allez-y! Cela n'alla pas tout seul. 11 fallut que Maubourg s'en mêlât. J'en profitai pour monter au bureau de la direction. Quand je repassai par la régie, les deux compères continuaient les engagements : Maubourg avait mis une perruque de Grotclien qu'il avail. trouvée traînant, dans un placard et, tout en posant ses questions, jouait avec les tresses blondes ramonées sur ses épaules; Jacque, gravement, avait ouvert un parapluie, se faisait appeler Monseigneur; tout en agitant un éventail, il demandait à l'impétrante si elle savait arracher les dents el lui promettait que l'ange Gabriel lui apporterait son engagement. C'était ce que ce Bruxellois et ce Namu-rois conjugués appelaient leurs petits bénéfices. Par un juste retour des choses d'ici-bas, ces deux as du plateau el de l'orchestre, si puérilement heureux de « zwanzer » à l'occasion le petit personnel, écoppaient quelquefois à leur tour. Jacque aimait se servir des termes techniques pour tout ce qui concernait le matériel de la scène. De cette voix enrouée qui avait l'air d'arracher durement les mots de sa gorge — une voix à crémaillère, dit un jour, pitto-resquement, une artiste — il apostrophait, quand on plantait les décors, les machinistes empressés. —• Jean, appuyez-moi la frise du manteau el chargez-moi la herse du 3! — Bien, monsieur Jacque, répondait, tout là-haut, la voix de l'invisible homme du cintre. C'était un flamand qui aimait à parler flamand et qui ne prisait pas beaucoup cette façon, du régisseur, de fransquil-lonner. Un jour que Jacque, assis dans la salle, se faisait présenter des morceaux de décor pour une composition, il découvrit, soudain que les frises d'air étaient enroulées trop haut. — Soulagez-moi les pendrillonsl cria Jacque. Je n'oserais jamais vous dire, ce que l'homme du cintre répondit... ' m Revenons aux revues des Galeries. Vive Bruxellesl fut la revue de l'Exposition de 1897; un beau décor de Bertieri montra le Belgica, la baleinière de de Gerlache, cinglant vers le Pôle Sud; un autre décor, tropical celui-ci, fut le prétexte ii la glorification de la campagne anti-esclavagiste et le vieux maître de ballet Van flamme, un des meilleurs metteurs en scène cpie j'aie connus, y présenta, dans le «Palais de la Loterie», un «ballet de l'or» par lerpiel Dubosq imagina une plantation vraiment originale qui lui servit plus tard, à la Monnaie, dans la «Nuit de Wàtpurgis ». quand on lui commanda un nouveau jeu de décors de Faust. Jaeque acheva, dans cette revue, de s'assurer toute la sympathie du public et Mme Auffray — morte, en juin dernier, au Vaudeville — y remplissait superbement le rôle, la cuirasse et lo maillot d'un Saint-Michel do légende, tout en or. l'épée levée au ciel! Il y avait aussi lo vieux Vauthier, lo créateur riu rôle du Tambour-Major dans la pièce fameuse d'Offenbach, qui, aigri, chagrin et alourdi, continuait, par la force de l'habi-lude, à jouer on tambour-major pathétique, tous les rôles qu'on lui confiait, môme les rôles gais ou censés tels. Et, guide allègre et demeuré inimité dans les rôles des compères « classiques », comme Fernande Caynôn dans les rôles de commère, lo brave Lagairie, dont la belle voix de baryton-Martin était au service d'un tempérament de grand premier comique, menait le défilé dos actualités avec un entrain, une conscience et une intelligence bien dignes d'être cités en exemple aux compères d'aujourd'hui- Il m'est doux d'écrire ici le nom de ces interprètes, véritables collaborateurs vis-à-vis desquels ma mémoire aurait impar-donnablement tort d'être ingrate. Tout Bruxelles au Passage, en collaboration avec Malpertuis, eut moins de succès que les autres revues. Il y a des années, comme ça, où on n'est pas en train. Le théâtre était attristé d'ailleurs par l'état do santé de son directeur, qui brusquement se prit à dépérir et que la maladie terrassa on quelques semaines. La première fut terne; le troisième acte était malvenu; nous nous efforçâmes, avec mon vieux collaborateur, de le rebouter. 'Ce genre d'opération réussit rarement au théâtre; la pièce, toujours débile, se traîna pendant une soixantaine de représentations, au milieu de la désaffection générale. Il ne me reste de cette revue que des souvenirs mélancoliques, notamment une anecdote qu'Ambreville, qui était de la pièce, me raconta à cette époque et qui. toute banale qu'elle est, s'accorde par sa couleur grise, avec la teinte générale que cotte année 1899 garde, pour moi, au calendrier effeuillé. Je vous la raconte à ce titre; peut-être vous fera-t-elle sourire d'un sourire compatissant. Il y avait, dans la troupe, un petit choriste de 25 ans, toujours isolé, grand liseur de romans passionnels, désireux de bien faire et l'air un peu triste. On aurait dit qu'il aimait vivre à l'abri. Il prenait du plaisir à voir les autres contents; il n'était-heureux cpie par incidence et réflection et sa médiocrité apparaissait aimable parce qu'elle était -toujours mélancoliquement souriante. Il n'était jamais plus content que quand on lui donnait deux mots à dire : il avait malheureusement un chuintement qui rendait les régisseurs circonspects. Los serpentins et les confetti avaient donné, cette année-là, un regain de vie au carnaval des rues- Hommes, enfants, femmes, masqués ou non, mais lo sang aux joues, provocants et hilares, marchent l'un sur l'autre et se -jettent des poignées de confetti. Et c'est, dans les nappes du soleil pâle, une fumée rousse, des vols légers, mul!icolores et hésitants de rondelles de papier, souillées sitôt le sol touché. Le petit choriste déambule, bousculé par les remous de cette foule bruyante, violente et gaie; il glisse sa timidité parmi toutes ces robes, ces pardessus et ces manteaux qui se tachettent et se bariolent. Il rit, d'un sursaut, quand la figure d'un gros monsieur est brusquement atteinte, à côté de lui, par une poignée de rondelles; il rit on se rejetant en arrière, comme si cette poignée l'avait frappé lui-même au visage. Et le désir lui vient — un désir aigu ot silencieux — de recevoir, lui aussi, des confetti. Un moment, un enfant le pointe, puis hésite et détourne son poing gonflé : sans doute à cause de sa mine, de ses allures d'homme qui n'est pas fait pour rire, de son foulard de pauvre, ourlant le col du pardessus. Le choriste va longtemps ainsi, inaperçu ou dédaigné, si seul et si inutile parmi tant de joie : personne ne fait à sa médiocrité grise l'offrande -d'une attaque, l'aumône distraite d'une volée de rondelles. Alors, brusquement, il se décide : il achète à un colporteur dont la charrette à bras accoste le trottoir, un sachet de confetti, entre clans un estaminet, gagne la cour intérieure, puis, pour faire croire aux autres et se faire croire à lui-même qu'il est de la fête, répand 'le sachet sur ses épaules, se fourre des confetti dans la nuque, on remplit les bords de son chapeau et en verse dans l'ouverture de son gilet, Ambrevilie, en racontant cette histoire, évoquait avec plus d'émotion que je ne . puis dire, le cœur timide, tendre et muet dos gens pauvres qui, du banquet, n'osent jamais espérer que les miettes... - * * * Pour Bruxelles-mis-en-seène, avec ses quatre commères symbolisant les quatre saisons, le succès s'accrocha à deux clous: un défilé des bières que Landolff habilla avec une richesse et une fantaisie éton- liantes et que régla en maître le régisseur Allemanz, transfuge de la Monnaie, — .et le cramignon enjambant l'orchestre et descendant dans la salle, qui fut le point de départ de tant de défilés qui vinrent, par la suite, promener, parmi les habits et les toilettes claires, la théorie bariolée des choristes et des danseuses. Ce cramignon était, paroles et musique, de Tliiriar, le bon chansonnier wallon avec qui j'avais l'ait, l'hiver précédent, une revue au Pavillon de Flore, à Liège. La cramignon se dansail sur la scène. Mon vieil ami Philippe Dubois, alors au Figaro, avait assisté à la première de cette revue; A l'entr'acte. amusé par le rythme extraordinairement allègre du chœur, il me dit : « C'est bien dommage que les danseurs ne passent pas la rampe pour se mêler au public, » Je fus illuminé comme St. Paul sur le chemin de Damas. Je dis à Dubois : « Sur ton honneur et ta conscience, jure-moi que tu garderas pour toi ce que tu viens de me dire; jure-moi que tu ne le diras ni à tes amis, ni à un revuiste, ni à ta femme, ni à ton oreiller : je tiens le clou de ma prochaine revue des Galeries! » Dubois jura. Quand, quelques mois après, je lus à Mme Maugé le manuscrit de la nouvelle l'evue, je lui promis un final de 2" acte tout à fait sensationnel et même tournè-maboulant — mais je refusai obstinément de lui dire en quoi il consistait, pas plus d'ailleurs qu'à Allemanz qui, furieux rie ne pas deviner, avait pris le parti de hausser les épaules quand j'y faisais allusion au cours ries répétitions — car si Allemanz était un régisseur et un ordonnateur rie premier ordre, ne vivant que pour les pièces qu'il monlait, il était doué d'un caractère tellement autoritaire qu'il n'y avait pas moyen rie vivre avec lui. L'avant-veille de la première, je dis « mon secret » à Mme Maugé qui fut proprement, épouvantée. — Vous n'y pensez pas! ces femmes clans la salle! Mon théâtre aura l'air d'un mauvais lieu! Vous imaginez-vous que les spectateurs vont laisser passer sans les... égayer, ces danseuses à moitié-nues? Je lui répondis que l'on ferait plein feu dans la salle; que le plus entreprenant des spectateurs n'oserait pas se permettre un geste déplacé, se sentant sous les regards rie ses voisins de' fauteuil. Vainement! Mme Maugé ne voulait rien savoir; elle se mit à pleurer : pour la première fois, nous n'étions pas d'accord. Je. me dis avec inquiétude que, si Allemanz abondait dans son sens, — ce qu'il était bien capable de faire, rien que pour me contrarier — jamais je ne parviendrai.:; à planter mon « clou ». Heureusement, en vieux rat des planches et en chercheur qu'il était, Allemanz tiqua dessus. Il fut convenu qu'on placerait de la police dans les couloirs par où le défilé, après avoir traversé les fauteuils, devait regagner les portes des coulisses. On décida aussi qu'on placerait, à l'amphithéâtre, une fanfare qui, au moment où la scène se déversait dans la salle, attaquerait, pour le soutenir, l'air du cramignon. Mais laissons — une fois n'est pas coutume — parler la critique du temps. Un compte rendu quelque peu fantaisiste mais amusant du Messager de Bruxelles m'est retombé sous la main : « ...le public a eu celt.e aimable surprise île voir choristes, figurants, danseuses, enjamber ies grosses-caisses et les contre-basses sur des praticables improvisés sournoisement par des machinistes invisibles, descendre en chantant parmi les habits noirs, glisser entre les strapontins et les fauteuils, se trémousser derrière les baignoires, escalader les escaliers, paraître aux balcons, enlever la salle dans un branle d'irrésistible farandole, pendans que les musiciens exultaient sous le geste d'Alexis Maubourg. » Au début, l'innovation avait un peu déconcerté. Dans une baignoire une vieille dame s'évanouit, persuadée que le feu était au théâtre et que les artistes, perdant la tète, s'évadaient par le contrôle. Un peu partout, les Bruxellois hésitaient, Un crâmignon! Pourquoi un cramignon? Quel besoin do renoncer aux clianls épiques de la Marollie el aux cris de guerre des gars sans peur de Molenbeek? Cependant, sur les planches, Mlle Van Loo continuait de chanter l'aventure de G.énil.on fripant, ses jupes dans le gazon. Fall'arielle ! Fallarioh ! Les spectateurs wallons riaient aux larmes. Trois flamingants révoltés sortirent el, dehors, crachèrent sur le seuil. « Cette indécision dura peu. A ta deuxième invasion de la farandole, la salle entière entra en gaîlé, et l'on vit de graves personnages s'agiter en cadence sur leur siège... Le publie devint un peu fou. C'était si gentil, si pimpant, si coquet; ça vous avait, un si joli parfum de jeux innocents! Perdant toul sang-froid, un jeune homme de bonne famille, l'espoir d'un grand nom, se précipita entre deux danseuses, rompit la chaîne, y prit place des deux mains, gambada •— Eallariette! Fallanorf.' — et n'eut notion de son aventure qu'en se retrouvant sur la scène, face à la rampe, entre l'excellent Ambrevilie et la belle Dansaerl, Le pauvre garçon devait se marier le lendemain' et sa fiancée était dans la salle! Toul est rompu. » Après la chute du rideau, on se coiripla sur le théâtre. Trois jeunes choristes, une danseuse, deux figurantes manquaient, à l'appel, — elles sont priées de donner au plus 101, de leurs nouvelles à M. Allemanz — mais la farandole, ayant récolté dans la salle plus de danseurs qu'elle n'y en avait perdu, la troupe des Galeries se trouvait augmentée d'un notaire, d'un conseiller communal, de deux étudiants en pharmacie, d'un filateur de Vei'vicrs, d'un rentier de Iluy, d'une veuve -de Pepinster, d'un secrétaire de légation, d'un Anglais, — et même d'un de nos trois flamingants qui, rentré subrepticement dans la salle, chantait à tue-tête : Dé berli, dé berloque! On n'mangn'ré pus des biloques; Vos n'arez nin dé bouquette, N'a pu d'I'ôle é l'iamponnette ! Belle Mitraye, Pallariette ! Belle Mitraye, Fallarion! Ah! la bonne soirée! .Te crois bien que je fus encore plus content le soir de la première, de la joie dont rayonna Mme Maugé que du succès du tableau. Et je revois encore le visage transfiguré de Maubourg qu'une soudaine inspiration avait fait se, tourner vers la salle et qui, frénétique, fulgurant, se mit à battre la mesure aux spectateurs devenus choristes. 11 avait l'air, debout sur son estrade, d'un capitaine qui, entré dans une ville prise, rythme, à un peuple en liesse, la cadence des chants de la victoire! Ce sont les bons moments, les bonheurs fugitifs du métier; et l'auteur les savoure qui, observant la salle d'un couloir obscur, par l'entrebâillement d'une loge, ne savait pas encore, la minute avant, s'il courait à la défaite ou au succès... * Je glisse, car ce chapitré s'allongerait trop, sur les autres revues qui furent représentées aux Galeries. Un incident, cependant, encore, parce qu'il fit époque dans les annales du plateau. En janvier 1900, les Galeries, sous la direction de Mme Maugé, secondée par son fils Frédéric, montèrent Véronique. Et ce' fut un remarquable succès. Messager vint lui-même diriger les répétitions et . il s'émerveilla de l'orchestre de Maubourg, stylé par plusieurs campagnes et composé d'éléments patiemment et consciencieusement sélectionnés. Maubourg obtenait de son orchestre dos pianos stupéfiants : « Sur îles ailes d'abeille, messieurs! » — et l'on entendait des riens de cordes, des soupirs étouffés de clarinettes. L'interprétation fut, dans son ensemble, la meilleure de toutes celles que connurent les Galeries dans le répertoire de l'opérette: Jeanne Petit, jolie comme un cœur en «Véronique», faisait songer aux vers de do Musset : Mimi Pinson est, une blonde, Une blonde que l'on connaît... Elle a les yeux el la main preste. Les carabins, matin et. soir, Usent les manches de leur veste, Landerinetle ! à son comptoir. Précisément, le baryton Corin — anticipant quelque peu, puisque la pièce se passe sous Louis-Philippe — s'était fait la tête de de Musset d'après les aquarelles de Lami, et nul n'aurait pu porter avec plus d'élégance l'habit à la française; je revois le gilet rutilant et le pantalon à la Brum-mol, le chapeau démesuré à bords échan-crés: les cheveux longs et plats couvrant-l'oreille; la barbe en pointe et la fine moustache du poète des Nuits. Mme Mont-main jouait. Agathe Goguenard avec toute son exubérance trépidante; la bonne Mme Legénisel, la plus parfaite des duègnes. faisait Emérance de Champ d'Azur; Ambreville réalisait, dans Séraphin, un personnage excellent et l'acteur Devilliers, que soi: faciès anguleux, son jeu pointu et sa voix de clarinette desservaient généralement. trouva tout à coup, dans Loustot, record des records, un rôle qu'on eût, dit fait, exprès pour lui — un rôle en or, le rôle du bon Dieu, comme on disait dans l'argot- théâtral d'alors. Le succès de Véronique fut si retentissant qu'un beau soir, la comtesse de Flandre — mirabile dictu — manifesta le désir d'entendre l'opérette de: Messager). De mémoire d'habitant du Passage, la comtesse de Flandre n'était venue aux Galeries. On mit des fleurs dans la grande baignoire; on décora le péristyle de palmiers et la comtesse, qu'accompagnaient une dame d'honneur et nous ne savons plus quel dignitaire, parut prendre beaucoup de plaisir au spectacle car — suivant la formule que les journaux retrouvèrent, pour leur édition du matin, dans l'armoire aux clichés — elle donna à plusieurs reprises le. signal des applaudissements. Mme Maugé s'était mise en frais de toilette; son fils avait passé l'habit; — mais la comtesse se retira, sans les avoir fait mander dans sa loge, ce qui causa quoique désillusion, même sur le, plateau où l'on avait,, pendant le premier enlr'-acte, répété les hommes le salut el, les dames ia révérence... Or, le surlendemain, vers les S heures du soir, un grenadier, coiffé de son ourson rie grande tenue, pénétra dans la loge du concierge, au Passage des Princes, tendit à ce subalterne une enveloppe et' un petit paquet enveloppé dans du papier glacé, et ficelé de fil d'or. — De la part, de la comtesse de Flandre, prononça ce militaire, pour M. le régisseur général. La porte n'avait pas « clappé » derrière lui que, déjà, le concierge était sur 'la scène où les demoiselles île magasin du premier acte, rangées sous l'œil du régisseur Chavanon, attendaient, rideau baissé, qu'on frappât les trois coups. — Pour vous, Monsieur Chavanon, de la part de la comtesse de Flandre. Il y eut un tel émoi que, le rideau se levant, le chœur des demoiselles de magasin rata l'attaque. Chavanon, rentré en coulisse, demeurait stupide, le paquet à la main, lisait et relisait la suscription de l'enveloppe : « A Monsieur Chavanon, régisseur général du théâtre des Galeries. » Il l'ouvrit- enfin et y trouva un bristol avec ces mots imprimés : La Comtesse de Flandre et -celte ajoute manuscrite : « félicite M. le régisseur de la façon dont il h mis en scène Véronique et le prie d'accepter, en seou.veuir de lu soirée qu'elle ai passée au théâtre des Galeries, e<■ témoignage de sa vive satisfaction. » D'une main tremblante, il fit sauter la ficelle du paquet. Un écrin do velours rouge apparut. O surprise! ô bonheur! — en croirais-je mes yeux? ou bien est-ce un prestige? — l'écrin, garni de soie noire, contenait une bague épaisse et lourde; et cette bague s'ornait d'un brillant magnifique : un soleil dans la nuit! Les machinistes et les chœurs-hommes entouraient Chavanon et les exclamations partaient comme des coups de fusil : — fia, ça est une bague! — Wel potdouche! vous avez do la chance! — Félicitations, vous savez! — Ça vaut vingt-cinq mille francs comme une couque! Cela se passait quinze ans avant l'invention de la téléphonie sans fil — et, cependant. tout le théâtre fut instnntanémeni saisi do la nouvelle : le souffleur dans son .trou; l'homme du cintre sur son gril, les artistes dans leur loge., les musiciens à leur pupitre! Déjà une habilleuse grimpait l'escalier qui conduisait au bureau de Mme Maugé, laquelle, paisiblement, faisait des additions : — La comtesse de Flandre a envoyé une bague à M. Chavanon! — Ah! ça me fait bien plaisir; il doit être bien heureux! s'exclama la bonne Mme Maugé : je vais le féliciter. Mais, comme elle se lovait, Chavanon parut : — Vous savez déjà?... regardez!... Et il mit l'écrin sur la table! où la lampe de travail fit scintiller électriquement les mille feux du joyau. Mme Maugé admira ot dit avec bonne grâce : — Voilà use récompense que je n'aurais pas pu vous donner, mon cher régisseur; mais vous la méritez bien... oui.-, c'est une belle, une bien belle récompense. En bas, on entendait s'émouvoir le peuple des coulisses; une clameur montait, révolutionnait les abords. — Tout le théâtre est heureux, Monsieur Chavanon. dit sagement Mme Maugé; mais tâchez de «les» tenir; la salle est comble; i! ne faut pas lâcher la représentation. — Vous avez raison, vous avez cent fois raison, dit Ghavanon. Je vous confie la bague, Madame Maugé. Et il descendit prestement, l'escalier. En bas, des voix scandaient sur l'air des lampions : — Le bijou! le bijou! le bijou! Il fallut, qu'il remontât le chercher, qu'il marchât lentement entre la-double haie du personnel jusqu'à Ua première coulisse, étendant une main droite dont le petit doigt, s'annelait de la bague merveilleuse. Les cous se penchaient; chacun se taisait pour mieux regarder; on eût dit que 12 Saint-Sacrement passait! Mais l'avertisseur faisait grelotter lo timbre électrique. — Je vous en supplie, mes enfants, laissez-moi... laissez-moi... il ne faut pas lâcher la représentation... Et Chavanon reprit son poste de direction ot d'observation dans la coulisse, car c'était un régisseur zélé et conscient de l'importance de sa charge. Quand Jeanne Petit, Montmain et Mme Legenisel sortiront de scène, elles l'embrassèrent. Il voulut donner l'accolade à Frédéric Maugé et à moi lorsque nous arrivâmes dans la coulisse. Quant au secrétaire, rond, ce soir-là, comme un tambour — ça lui arrivait quelquefois — il crut comprendre que la comtesse de Flandre avait perdu dans sa baignoire un brillant do 25,000 francs, que Chavanon l'avait retrouvé et qu'elle lui on avait fait, cadeau pour lo remercier : il le félicita avec des mots dignes, prononcés d'une langue épaisse, on lui recommandant do rester toujours honnête. Tout lo premier entr'aclo ne fut ainsi qu'un tribut rie congratulations à Ghavanon. Ce brave hommedont l'autorité, depuis trois mois qu'il était à la régie, ne s'était guère affirmée ot qui avait eu des débuts tourmentés, sentit lo prestige lui venir enfin; il on profita pour coller à l'amende ■ doux choristes «pour l'exemple»: il se sentait, soudain fort. Lo deuxième acte débuta rians le calme. Chacun, maintenant, faisait ses réflexions et, voici qu'un bien curieux processus psychologique s'indiqua... Sur la table de travail, dans le bureau de Mme Maugé, lo brillant était revenu inonder la table de ses feux et il sembla tout à coup à l'excellente femme que le brillant lui parlait d'un ton de confidence : —- C'est très bien, disait lo bijou..., je vais briller au doigt de Chavanon. Mais est-il juste que ce soit à son doigt? Qu'est-ce qu'il a fait, Chavanon, pour me mériter? Est-ce à lui que l'on doit le succès de Véronique? Est-ce bien difficile de régler une mise en scène d'après le livret annoté? Tout régisseur on eût fait autant, que lui... Franchement, si la comtesse de Flandre a pris, à ce spectacle, un plaisir qu'elle a cru devoir payer 25,000 francs, pourquoi est-ce à Chavanon qu'elle a payé ce plaisir? En somme, si vous, Madame Maugé, qui êtes la directrice, si votre fils, qui est le codirecteur, n'aviez pas acquis le droit de monter la pièce; si vous n'aviez pas recruté, pour l'interpréter, une troupe de tout, premier ordre et qui vous coûte fort cher; si vous n'aviez pas habillé le spectacle avec de superbes costumes de l'époque et dos décors tout neufs, la comtesse de Flandre aurait-elle mis les pieds aux Galeries? Qui est-ce qui a couru les risques de l'entreprise? Est-ce Chavanon? Le brillant achevait probablement co discours lorsque j'entrai dans le bureau, car Mme Maugé me dit : — Vous 110 trouvez pas que Chavanon a vraiment trop de chance? — Il on a beaucoup, acquies-cé-je. Quelque mélancolie, mêlée d'un rien d'amertume, perçait dans la physionomie do Mme Maugé... Mais la porte battit de nouveau et nous vîmes entrer une Jeanne Petit nerveuse jusqu'à la crispation. — Madame Mangé, dit-elle avec volubilité, il faut que je me soulage! Vous 110 trouvez pas que c'est le monde renversé, cette bague à Chavanon! Je ne suis pas méchante, ni envieuse : vous le savez bien; mais qui est-ce qui assure ici. tous les soirs, le succès? Vous m'avez déclaré vous-même, à la première, dans ma loge que c'est moi : je ne vous l'ai pas fait dire. La comtesse de Flandre n'a seulement pas vu son visage, à Chavanon; tandis qu'elle m'a hissé mon entrée, le duc de l'escarpolette et le finale du deux... — Oui, oui, dit Mme Maugé, un peu saisie tout de même de penser que c'était à Jeanne Petit que revenait la bague.. Devilliers-Loustot survint à son tour, trépidant, lui aussi, à cause de ses titres méconnus. — Pourquoi Chavanon? pourquoi Chavanon? cria-f-il dès le seuil. Avouez, Madame Maugé, que c'est ridicule : il n'y a qu'un cri dans le théâtre. Cette bague ne revient-elle pas plutôt à moi... (il vit Jeanne Petit et ajouta)... et à Jeanne?... — Evidemment, dit Mme Maugé. — ...Et à vous, acheva tout de même De vil lier s. — Elle aurait pu acheter trois bijoux pour le prix de celui-ci, indiqua Jeanne Petit, l'œil fixé sur l'ironique scintillement de la bague... D'autres artistes envahissaient le bureau. — Ces gens de la Cour... émit Florestan. — ...sont des idiots, acheva sèchement M on ( main. Mais l'aboyeur appelait au bas de l'escalier : — C'est, à vous, Mademoiselle Petit; c'est à vous, Monsieur Corin!... Quand ils furent descendus, en se déclarant mutuellement clans l'escalier, que c'était à dégoûter de faire du théâtre, Mmes Legonisel et Arcel arrivèrent, les nerfs en boule : « Et elles, alors? Ah! cette comtesse! elle se connaissait en chevaux, c'est possible; mais en artistes! » Et leur moue disait un dédain supérieur... Ambreville entra à son tour, regarda la bague, haussa les épaules et répéta ce que tout le monde disait: — Nous autres, on est de la crotte .le bique. Tout le théâtre est furieux, les chœurs aussi bien que le ballet et. la figuration. Le pompier de service lui-même trouve que c'est ridicule.- Si bien qu'à l'entr'acte, entre le 2 et le 3, toute le monde tourna 'le dos à Chavanon; un choriste lui marcha sur les pieds et une danseuse, à qui il faisait des observations, lui répondit-par un seul mot, grossier entre fous. Le troisième acte -commençait. A ce moment, arriva une amie de Mme Maugé, Mme Boin, la mère de notre sympathique confrère, maître ès-sciences sportives. Mme Boin était une femme pleine de bon sens; personnellement désintéressée dans cette aventure, elle avait tout son sang-froid. Elle prit l'écrin et dit à Mme Maugé : — Je vais faire estimer la bague- Elle revint dix minutes après, en coup de vent jeta l'écrin sur la table et dit : — Ça vaut 6 fr. 50! — Je m'en cloutais! s'exclama Mme Maugé. (Nul ne sut jamais — pas même Mme Maugé — si ce cri avait été sincère.) — Je vous demande pardon, Madame Boin, intervins-je à mon tour : ça vaut 8 fr. 75. Oui, «ça nous était venu», à Maubourg et à moi, à l'apéritif. Ce Chavanon, né français, en vitupérant la veille -contre l'auguste belle-sœur de notre roi bien-hime, parce qu'elle n'avait pas seulement daigné faire appeler la directrice dans sa loge, avait blessé chez nous un loyalisme que nous ne nous soupçonnions pas : nous nous étions sur le champ improvisés les défenseurs de la Famille Royale. Peut-être convient-il aussi d'ajouter pour l'impartiale Histoire, que Maubourg avait Chavanon dans le nez... Quoi qu'il en soit, nous avions fait l'acquisition, dans une des boutiques de fausse bijouterie avoisinant l'Eglise St.-.Nicolas, de la superbe bague en simili or. ornée d'un simili diamant. L'imprimerie du Petit Bleu nous avait fourni un bristol avec ces quatre mots impressionnants : La Comtesse de Flandre. Le chasseur du Compas — qui nous était dévoué jusqu'à la gauche et savait se muer, dans les grandes circonstances, en un puits de discrétion — avait écrit de sa plus belle anglaise la formule de donation et un grenadier qui se promenait- au Passage s'était chargé — moyennant un cigare —" de remettre au concierge le bijou préalablement placé dans un magnifique ecrin de velours, obligeamment prêté par Jeanne Maubourg. Vous ne me l'avez jamais dit, chère et bonne Madame Maugé, mais il paraît — on me l'a raconté après — que vous m'en avez voulu- Vous m'en avez voulu do voir avoir fait «marcher» en présence et, à l'égal de vos pensionnaires; car, directrice avisée, vous étiez instruite de l'art des nuances, et vous saviez que, pour mener ce peuple si difficile à gouverner, il ne faut jamais lui donner l'occasion de sourire aux dépens de celui qui le mène. Laissez-moi vous dire que nul ne s'en avisa, ce jour-là, car dans la moquerie féroce qui se déchaîna contre Chavanon mystifié, tout fut emporté... - Et puis, sourire de votre méprise, c'eût été vous faire de la peine — et rappelez-vous que, dans cette maison que vous aviez 'formée à votre image, c'est-à-dire où régnaient l'entente, la bonne humeur et l'esprit de bonne compagnie, il n'était personne qui eût voulu faire, à la directrice, une peine même légère. VS rf.V .C.'"..'-. î'< • ... ..., . ja®.HiB ymmmmy:1 ■y ■••■•■.■ - . v-".;?,'>-.£"V ... • ■ .. : ■ . ■ ta • . ■ ■ y-ïr: -yyy ■ ■ ' : ■ -. . V- ' "-m -■'■■■• ' ' ■ ■ ■ . .. . ' ■ •;■/■• ■ -..••,... •..-•■. ... ............ ..... ■ ".... .... ■ v ..... ■ . ■ -••! I '> ■' h ' ■;'■■■■• ■ tÊÊskMit m ■ ■ - 'i -, . - * ,-.. -. . ", . ■ , ■ ... :'., i&'tif-X ■xvymû^M. CHAPITRE IX. Edouard Dewattine et la zwanze bruxelloise. L'aventure de Louis Dumont-Wilden. Le cabaret des Bossus. Les revues à la Scala. Alph. De Gunst. Esther Deltenre^ Georges Hauzeur. Une histoire de chef d'orchestre. Edouard Dewattïne, avec qui je l'is des revues à la Scala et au Cirque et qui est mort à Londres- pendant la guerre, vers sa 40° année, représentait le gavroche, le ket.je de la presse bruxelloise. Il fut, pendant, quinze ou vingt ans, rédacteur à la Gazette. Suivant une expression d'étudiants, il « posait à l'infect ». Son originalité, c'était d'être débraillé dans son costume, ses ses gestes el son langage. C'était aussi de faire des farces, d'en faire éperdûment, pour Je pur plaisir. D'origine wallonne, mais de formation bruxelloise, il avait pénétré les arcanes de la Zwanze et lui avait consacré ses jours et ses veilles. C'est- lui qui, ayant mis sa montre au clou, téléphonait, au milieu d'une nuit d'hiver, à M. Taverne, le directeur du Monl-de-Piété, pour lui demander l'heure : « C'est, disait.-il, une montre unique, la montre de mes pères, et je n'ai confiance qu'en elle. » A 30 ans, il avait l'allure et la figure d'un gamin de, 18. Un jour qu'en costume de bicyclette, mollets nus et casquette sur l'oreille, il lui arriva de rencontrer, au boulevard Anspach, un de ses amis redingote. coiffé d'un chapeau haut de forme et ganté de frais, il l'apostropha en ces termes: «Ah! vous voilà, vous!... Vous voilà, séducteur do ma jeune siœur, sali1 type!... ,To suis petit, mais je n'ai' pas peur de vous, vous savez!... Si je voyais un agent de police, je vous ferais arrêter! » L'ami, interloqué, s'immobilisait, te croyant ivre ou fou. Un rassemblement se formait; Dewattine, s'adressant à une dame d'allures respectables qu'il choisissait au hasard dans le groupe : « Oui, oui, madame, ce vilain moineau a enlevé ma sœur qui n'a pas encore 14 ans et il la cache on ne sait, pas où...;.on nous a même dit, qu'il lui avait l'ait un enfant; mon père en a gagné des cheveux blancs et mon frère est parti pour le Congo à cause du déshonneur; quant à ma mère, elle veut entrer à l'armée du salut... Et ça se promène au boulevard avec une buse! Vous n'êtes pas honteux, Love-jass, Don Jument que vous êtes là!... » Il versait de vraies larmes, hurlait d'une voix entrecoupée de sanglots. Le public, évidemment, prenait fait et cause pour lui. Furieux, l'ami finissait par lui crier: «Si lu continues, .je vais te tasser la figure, lu entends! » La vieille dame, aussitôt aippuyée par la masse, déclarait : « Je vous défends de toucher à cet enfant! » L'ami, exaspéré, ripostait : « Madame, je vous prie do me laisser Iran-quille: vous m'embêtez! » Alors intervenait 'mmanquahlement, le colonel retraité qui est, par définition, de lous les rassemblements à scandale. Le colonel proclamaiI d'une voix tranchante : « Quand on s'est mis dans votre cas, monsieur, on tâche d'être poli, surtout avec une dame! » L'ami ré pondait : « Vous, espèce de combattant de 1830, je vous ai assez vu! Si vous voulez ma carte... » La foule indignée huait e séducteur; Dewattine poussait les cris de la femelle du putois, en g;ésine... et î" séducteur, désemparé, essayait de prendre le large. D'abord, il s'éloignait du pas lent et assuré du monsieur qui ne veut pas se compromet Ire avec la canaille, puis, d'un pas plus rapide, parce que toute la meute des assistants se mettait à ses trousses, enfin d'un pas accéléré, qui se-muait on galop dé fuite, jusqu'au fiacre sauveur, le cocher lie consentant que moyennant le fort pourboire, à' le charger. Et, pendant ce temps, Dewattine remerciait avec émotion la veille dame et le colonel, distribuait des poignées de mains aux meilleurs de ses « supporters » el refusait, modeste et fier, la collecte qu'on organisait, à son bénéfice : « Nous sommes pauvres, mais honnêtes dans notre famille, messieurs et dames : nous n'acceptons pas l'aumône! » Et il s'éloignait en essuyant ses larmes tandis que la galerie échangeait quelques phrases où l'on pouvait distinguer : — C'est tout de môme un brave m'en • neke... — Une gamine de 14 ans, madame!... — Et le parquet laisse faire ça! — .Je le retrouverai bien... je le signalerai à la police. — Tout ce qu'on voit le jour d'aujourd'hui! Après de pareilles zwanzes, Dewattine restait prudemment quelques jours sans sortir et. quand il .se décidait à rappliquer au journal, il ne se risquait plus clans une rue sans regarder de loin si l'ami ne tournait pas le coin. Vous devez vous écrier, après cela : « Mais c'était un affreux petit voyou, tout à fait infréquentable, que votre Dewattine! » Point. C'était le meilleur fils du monde, un .camarade dévoué jusqu'à la gauche, un cœur d'or — mais le démon de la Zwanze le possédait! De même que certains sacrifient le meilleur de leur.', amis à un bon mot, il sacrifiait tout au besoin spontané de faire une farce énorme. Je pourrais vous racontér cent histoires folles dont les journalistes de l'époque vous affirmeraient l'authenticité : un jour, devant la maison d'un bijoutier de ses anus, installé dans un des minuscules magasin-qui s'abritaient au rez-de-chaussée de l'ancienne Boucherie, rue du Marché aux Poulets, il avise une charrette de briques qui passait devant l'immeuble. — Où allez-vous? dit-il au charretier — Je conduis ces briques à Uccle, au chantier où je vais tous les jours. — Votre patron a oublié de vous dire qu'il fallait les livrer ici chez ce bijoutier. Je suis un de ses employés... vous me connaissez bien, d'ailleurs? — Non, mais ça ne fait rien; si c'est de la part du patron... — Il m'a dit de courir après vous; ça tombe bien que je vous rattrape ici, juste devant la boutique. Attendez un instant. Dewattine-entre clans l'échoppe et trouve, derrière le comptoir, la demoiselle de magasin qui ouvrait la bijouterie aux heures matinales car le patron logeait ailleurs. — Mademoiselle, lui dit-il, on est !à avec les briques. — Quelles briques, monsieur? — Mais, mademoiselle, les briques pour faire un nouveau .mur au fond de la pièce, pour aménager le petit, bureau, vous savez bien... — Je sais... oui, monsieur... je sais qu'on en avait parlé; mais je ne savais pas que c'était décidé... — Mademoiselle, mon charretier n'a pas le temps d'attendre. Quand votre patron arrivera, toutes les briques seront rentrée? ; ça lui fera plaisir. — Bien, monsieur. Dewattine disparaît. Le .bijoutier arriva comme on rentrait la dernière brique. La demoiselle do magasin a toujours assuré que, quand il contempla sa bijouterie-armoire encombrée jusqu'au plafond, la tête qu'il fit n'avait plus rien d'humain. Ce même bijoutier A... faisait pari,h d'une société de chasse avec Dewattine. Un jour, l'assemblée des chasseurs chargea A... iTàrheter en Allemagne du gibier pour repeupler la chasse et lui donna carte blanche... A... fut consulter Dewattine. — J'ai l'intention, lui dit-il, de faire venir douze couples de faisans, un chevreuil et une chèvre et quarante perdrix. Qu'en penses-tu? — C'est parfait, dit Dewaltirte; tant, que lu y es. lu pourrais aussi prendre trois couples de hotlus et quatre ou cinq de chevennes. A..., qui s'entendait vaguement à 'a chasse, mais ignorait totalement la pêche, ne voulut pas passer pour une bête. — Tu crois que des li-ottus?... — Ça se reproduit très bien, dil Dewa'-tine, el les chevennes aussi; ça demande un terrain sablonneux et beaucoup de broussailles... — Oui, c'est une bonne idée, dit A.., nous avons du sable. A vous lecteur, d'imaginer la conclusion. Un jour, le Petit Bleu, se détachant de VIndépendance, dont il avait été jusque-'à le succédané et se décidant à vivre d'une vie autonome, vint s'installer dans l'arrière bâtiment du n. 31 de la Montagne aux Herbes Potagères. Mon vieil ami el complice Louis Dumonl-Wi-lden faisait à cette époque le service de nuit du journal. Vers 1 heure du matin, tout en revoyant, les dépêches Ilavas, il lui arriva, à demi-Somnolent, de renverser, sans s'en apercevoir, l'encrier sur la table où il écrivait. Le timbre du téléphone grelotte à la lable voisine; Dumonl se lève et prend le cornet. —- Vous êtes bien M. Du mont,, du Petit. Bleu? lui dit une voix inconnue. — Oui... — Monsieur et cher confrère, je suis l'âme de Chincholle... de Chincholle du Figaro, mort -depuis un an et demi après une courte maladie, muni des Sacrements de N.-M. la Sainle Église. Du haut du ciel, ma demeure dernière, je continue à m'inlé-ressor vivement aux journalistes, belges comme français, à l'affection desquels j'ai élé enlevé trop tôt... Non, non, ne raccrochez pas -le cornet, Monsieur Dumonl! Si je vous téléphone, c'est pour vous donner un bon conseil. Vous venez de renverser, sur votre lable, votre encrier. ,L'encre coule; si vous ne vous dépêchez pas, elle va imprégner vos dépêches Havas et vous no pourrez plus les lire... Dumont jeta un coup d'œil sur sa table voisine et constata que son correspondant disait vrai : l'encre imbibait, de minute en minute, le papier pelure des dépêches!! — Ah! fit-il. Il ajouta, éberlué, sidéré : — Je vous remercie. Et il raccrocha... Puis, il se gratla le front, achevant de s'éveiller, se porta au secours des dépêches, ios mit à l'abri — et se rassit, l'œil exorbité- Comment nous connaissons par le détail la mimique à laquelle se livra Dumont en celle circonstance lournemaboulante? C'est qu'elle fut conlée, le lendemain, urbi et nrbi, par Dewatlinc — par Dcwattine qui faisait 'le service do nuit à la Gazette : les bureaux do la Gazette occupaient, à front do rue, l'immeuble voisin, d'où l'on pouvait — ce quo nous ignorions encore —- observer ce qui se passait à la rédaction du Petit Bleu. Il est bien entendu qu'un type de cet acabit voyait se retourner souvent contre .lui l'arme d'e la Zwanze. Un jour qu'il avait l'ait, à vélo, une chute assez grave, la Gazette publia, en faits divers, un articule! qui so terminait par ces mois : « Nous avons fait prendre hier soir des nouvelles -lu sympathique blessé; son étal est satisfaisant : il commence à se laver». La coquille fui, le fait, non pas d'un typographe, mais de Gustave Jonghbeys qui, lui aussi, s'entendait à la zwanze... Quand l'Exposition do 1910 s'ouvrit au Solibosch, Dowattine, fatigué du journalisme, eut une idée qu'il fut seul à qualifier do géniale. Il obtint, à Bruxelles Kermesse, une concession où il installa le Cabaret des Bossus, un cabaret ou lo service ne serait fait que par des garçons affligés d'une bosse : « Un bossu est, par définition, un être joyeux ot farce, s'était-il dit; six garçons bossus seront d'onc logiquement six êtres l'arces et joyeux. » Vainement les administrateurs de Bruxelles Kermesse lui représentèrent-ils qu'à tout bien considérer, un bossu est tout de même un être infirme, qu'on ne demande pas nécessairement, à un garçon d'e café d'être hilare ot qu'il lui siecl plus d'être propre, poli et rapide que d'être bossu!... Dewattino no voulut rien entendre. Le jour do l'ouverture, il y eut foule au Café des Bossus, une foule qui, sur la foi d'o l'enseigne et de la réputation locale d'humoriste que Dewattino s'était si noblement acquise, s'imaginait quo ce café serait, le coin lo plus rigolo do l'Exposition. Ilélas, d déchanta quand il vit six pauvres diables, nui avaient l'air de sortir do la salle d'opérations, six pauvres types chancelants, tordus, chenus et verdàtres, portant, à bout do bras, dos plateaux trop lourds pour eux. Dewattino avait eu l'idée plus déplorable encore de débiter un vin nouveau allemand baptisé : le Sang des Bossus... Ça acheva de dégoûter le client. Pour comble de déveine, Bruxelles Kermesse brûla le 15 août; en dix minutes, tout le quartier flamba, comme flambe une allumette; il n'en resta rien : ce fut «plat», comme devaient dire plus tard .les Allemands : les murs des maisons et des palais de staff s'étaient écroulés dans les caves... Et le palais des bossus s'en était allé on fumée. (J'ouvre une parenthèse pour ajouter que ce fut la déveine ipour moi aussi, administrateur du Bruxelles Kermesse de 1910 comme je J'avais été, avec Rotiers, Patris et Reding, du Bruxelles Kermesse de 1897 — et je ferme rapidement cette parenthèse par où souffle un vent de catastrophe...) f* * * En ces temps-là, Alphonse Do Gunst dirigeait, le théâtre de la Scala. Il pourrait 10 diriger encore, car il est, demeuré, malgré son grand âge, exceptionnellement valide. Il était, à l'époque dont je parle, -ce qu'on appelle, à Bruxelles, un beau bel homme. Taillé en force, d'une mise correcte et soignée, l'air familier et bon enfant, il savait très bien ce qu'il voulait et n'en faisait qu'à sa tête. Cela lui réussit d'ailleurs admirablement puisqu'après avoir cédé son théâtre de la place de Brouckère, i! fit florès à l'Hippodrome d'Anvers et à son music-hall de Louvain. La ruée incendiaire des Boches dans cette ville, on 1914, ruina le laborieux édifice de sa fortune : son établissement fut saccagé et son domicile particulier s'alluma comme une torche. Mais, avec autant de courage que d'adresse, il rétablit ses affaires et s'assura une vieillesse confortable, que nous lui souhaitons longue et heureuse. De Gunst est, un type savoureux de vieux Bruxellois, Plus d'une fois, pendant qu'il dirigeait la Scala, je l'accompagnai à Paris afin d'y découvrir des interprètes pour les revues qu'en collaboration avec Ed. Dewattino ou Georges Hauzeur, je préparais pour son théâtre. Nous allions, chez les agents dramatiques et, dans les théâtres de venre, voir et. entendre des artistes. Il sollicitait à cette occasion mes conseils éclairés. Mais pourquoi demander des conseils si c'est pour les suivre? Aussi ne faisait- 11 aucun cas de mon opinion, je lo proclame à la face du ciel! De fait, il avait un bon sons peuple qui lui faisait mettre souvent dans le mille : il savait ce qu'il fallait à son public : « Quand moi je rigole en écoutant une pièce ou on voyanl 'un artiste, le public rigole aussi : ça n'est pas plus difficile que ça! » Et, fort de ce critérium, il administrait ses affaires avec sagesse. Ah! il m'en a collé, des phénomènes! queues-rouges couturés de grimaces, comme dos chimi; anzés, matrones à la voix de rogomme, pelit.es femmes dont, .l'organe pointu se déversait comme du vinaigre sur i onctueuse salade de l'orchestre, diseurs qui bafouillaient en sabir, comme do simples députés des Flandres, débutantes aux cuisses joyeuses et aux gestes funèbres! On les chauffait aux répétitions; on leur fabriquait un «poème» approprié; on cherchait à utiliser leurs défauts certains plutôt que leurs qualités problématiques.. Car — heureusement! — la Scala avait comme régisseur Alfred Jacque, de qui les exceptionnels talents de régisseur n'étaient pas loin de valoir les talents de comique et qui, toujours s'accommodant de ce qu'on lui donnait, entraînant tout le monde au travail par son exemple personnel, arrivait à faire d'une troupe d'ahuris et d'empotés, une troupe homogène et bien stylée. * * * Cependant, titre impérissable à la reconnaissance des Bruxellois de la ville basse — et même do la ville haute — ce fut De Gunst et non Jacque qui inventa Deltenre, notre nationale Deltenre. 11 semble que Deltenre soit passée à l'état, d'institution bruxelloise, d'élément essentiel et permanent de la vie de nos petits théâtres. Infatigable des jambes et du gosier, Deltenre débuta il y a trente ans rue des Bouchers, au Panthéon et à sa succursale de la foire du Midi. De Gunst la découvrit au défunt Casino de la Bourse de !a rue Jules Van Praet, et l'engagea à la Scala: c'était en 1900. Esther y débuta dans une de mes revues : Les Chinoiseries de l'année; habillée d'un simple maillot de bain où s'accusait le modelé de ses formes rondouillardes, elle y chanta 375 fois — car elle le t.rissa pendant 125 représentations — ce refrain canaque : Qualnd vient le priniâà, Rien n'es! plus tâtaâ Que dans l'onde pure ATler mett' sa figure... Elle fut ensuite, dans une parodié de la Bohême, .jouée à cette même Scala, la plus ahurissante. Mimi que Mùrge.r eût pu rêver; quand elle serrait, contre son cœur le « mâchon »... de bec Auer que Musette avait été lui chercher et. qu'au médecin qui disait à Rodolphe : « Elle a des aphtes... », elle répondait : « Aâ smoel! », elle atteignait les cimes du pathétique lyrico-dramatique marollien. Elle fut• successivement la pensionnaire île Fonson. de Wicheler, de Malpertuis, de Volt,erra, de Berryer : il n'est pas un théâtre de genre, à Bruxelles ou en province. dont elle n'ait fait les beaux soirs. Sa santé copieusement flamande s'enivre positivement de la scène : elle improvise, avec une verve de possédée, ses intonations et ses gestes; elle rit et pleure comme rit et pleure un enfant : telle, elle a conquis le public des petits théâtres et garde sa conquête. Longtemps encore sa voix puissante de contralto — une voix qui fait le désespoir des chefs d'orchestre quand ils doivent la mêler à d'autres voix — lui assurera, autant que sa rondeur el son éclat de rire dont elle connaît la force contagieuse, la vedette sur les affiches de revue. Et avec elle disparaît ra un unique exemplaire, car le comique féminin est rare à la scène : i! n'a pas de règles et de traditions comme le comique des hommes; il existe dans le tempérament même de l'artiste; il ne relève que de la personnalité qu'on lui voit à la ville et non d'un enseignement. * * Comment ne pas parler, à propos de Deltenre, de Georges Hauzeur qui écrivit pour elle des centaines de couplets et qui s'entendait mieux que personne, à tirer d'elle la drôlerie de" terroir dont elle est larcie? Hauzeur fut un de mes plus chers collaborateurs; une inaltérable équanimité équilibrait sa vie d'homme timide et consciencieux. Il est mort à 47 ans. Il a vràversé la vie comme un spectateur amusé qui sourit à part lui des agitations où nos cerveaux et nos cœurs se débattent pour-de vaines ambitions — car toutes les ambitions sont vaines : plus leur réalisation s'affirme,, plus leur vanité apparaît. C'était un philosophe tout de douceur el presque de résignation, sacrifiant à ses proches, à son métier, la pauvre .joie que donne aux hommes de lettres le succès. Nous avons pensé bien souvent, en le voyant vivre avec une molle indulgence et. une curiosité satisfaite d'homme qui s'accommode de tout, à ces bons bourgeois qui se promènent en m lisant, dans les fêtes do village, un brin de paille à la bouche, les mains derrière le dos, et qui, regardant les joueurs de quilles s'ébattre bruyamment, se contentent de juger les coups de boule, heureux d'un plaisir auquel ils ne désirent pas avoir part. T1 marchait en sifflollant, composait de petits couplets sur de petits airs, cherchant une rime qu'il rencontrait soudain au coin d'une rue ou sur une table de café', devant un verre de bière. Il aimait ceux qui l'aimaient et ne se souciait point des autres; il ignorait les jalousies professionnelles; il était supérieur, sans affectation, ,aux amusements el aux rancœurs médiocres /par lesquelles la vie s'empoisonne. II a chanté sa chanson, ou plutôt, ses .ïhansons, parce que telle était sa fonction, sa raison d'être, U a connu, auprès du public populaire, de gros succès — el i! avait toujours l'air de remercier ceux qui voulaient bien faire accueil h sa muse modeste et familière. Il est mort sans s'élonner de la mort plus qu'il ne s'était étonné de la vie. Et sans doute, son âme, puérile et sou- riante, organise, au Paradis des bonnes gens, des revues de fin d'année, qu'accompagnera l'or-hestre' des Séraphins, aux-ouelles les Elus feront fête, et où l'on verra 10 fruste el bon saint Pierre donner le signai des applaudissements... ■ » * * Voulez-vous, avant que nous quittions définitivement la Scala, une histoire de chef d'orchestre? Elle date de la première revue que j'y fis. ,L'étranger de passage qui, par un beau soir de septembre de cette année-là, vers l'heure du soleil couchant, c'est-à-dire vers l'heure de l'apéritif, serait entré dans l'arrière salle du Café du Compas, aurait entendu Maubourg raconter ce qui suit : « Quand M. George (il no m'a jamais appelé autrement et je ne l'ai jamais nommé que M. le chef) fit sa première revue à la Scala, il y a six ou sept ans, il y trouva un chef d'orchestre nommé Lebrun et un orchestre composé do musicants do rencontre. Aux répétilions cle la revue, où le sous-chef tenait le piano, Lebrun se montrait peu : il orchestrait la partition. 11 lui arriva d'orchestrer des couplets qui furent supprimés au cours du travail do mise à la scène el cela le rendit d'assez méchante humeur, encore qu'il fût, au fond, un homme fort facile à vivre et un chef qui ne boudait jamais à la besogne. « Quand l'on se rapprocha de la « générale », M. George s'informa du jour où Lebrun comptait répéter à l'orchestre. Lebrun lui répondit qu'il répéterait bien sans lui. M. George répliqua qu'il tenail à assister à la répétition, qu'il avait l'habitude do faire ainsi parce qu'il attachait beaucoup d'importance à l'orchestration. Lebrun s'inclina et fixa heure et jour: mardi après-midi à 2 heures pour le quart. » A la répétition, M. George se mit dans l'avant-scèno ot Lebrun lui dit à peine bonjour en montant au pupitre. Il avait l'air de penser : « Qu'est-ce qu'il l'ail là. celui-là? Est-ce lui ou moi qui dirige ici la musique? » Moi, je m'étais placé dans le couloir, derrière la porto do l'avant-scèno quo j'avais laissée entrebaillée : l'orsonne. do l'orchestre, ne pouvait me voir ni m'entendre et je pouvais parler librement à M-. George. » Lebrun distribua les parties de l"oU-vorture : « A nous, messieurs! » el l'orchestre attaqua le pot-pourri traditionnel des airs de l'année, pas mal Iripoté du tout. Quand Lebrun eut fini, il se tourna vers M. George à qui j'avais fait mes remarques à mesure et lui demanda d'un air goguenard : » — Vous n'avez rien à dire? » — J'ai à dire qu'elle est, bien faite celle ouverture; je vous en fais mon compliment, H1 y a évidemment quelques fautes d'orchestration, mais vous les avez enten- dues comme moi el vous aurez tout le temps de les corriger ipour demain. » — Des fautes? dit Lebrun, crispé Vous avez remarqué des fautes? » — Mais oui, plusieurs... comme ça arrive dans toutes les orchestrations qui n'ont pas été revues. » Lebrun salua, mit sur ses 'lèvres un sourire supérieur et dit : » — Si vous aviez la bonté do me les signaler... » — Mais non, tout à l'heure, après la répétition; il est inutile de tenir ces messieurs. » L'orchestre écoutait, vivement intéressé. » — Je vous en prie, insista Lebrun; après la répéditjon, vous ne vous rappellerez plus... » — Si vous y tenez... Eh bien! au refrain de Tout ça n'vaut pas l'amour. •i"'0 mesure, il y a deux «si» naturels à la clarinette; il faut deux « si » bémols. » Lebrun fit des yeux ronds; les regards des musicants allaient do Lebrun à M George et de M. George à Lebrun. » — Passez votre partie, dit Lebrun à la cfarinetle. » Il regarda le papier, compta et retrouva la mesure... » .— Vous avez raison, dit-il, complètement éberlué. » Et. il bémolisa cle son crayon. » — C'est tout? dit-il à M. George. » — Après la répétition... » — Non, non, dites toujours. » — Au trio-de la Marche Lorraine. après le six-huit, le trombone est parti trop tôt; il doit lui manquer une mesure. » —■ C'est exact! dit le trombone : je l'avais remarqué. » — Marquez une mesure en plus, dit Lebrun. » — Alors, tant que. nous y sommes, chef, je voudrais, pour l'attaque des pistons, au passage final... huit ou seize mesures avant la fin... vous voyez?... eh bien! je voudrais une progression, pour chauffer un peu... » Lo sourire do Lebrun avait disparu. » — Je vais marquer la progression, dit-il. » — Nous sommes on sol, je crois? » — En la b. » — Jo cçoyais on sol : vous êtes un peu bas. Donc, si c'est la b, mi b, mi. fa, fa dieze, sol... notes d'agrément, n'est-ce pas?... » — Je veux bien. » Et, tout en. notant sur la (partie, il déclara : » — J'y avais pensé, à cette progression, mais je no suis pas sûr do mon trombone; si nous avions un trombone à coulisse... » —• Ce n'est pas difficile, chef, fit le trombone vexé. » — Eh bien, tant mieux, mon ami. » Et il repassa la partie au trombone. » Aux numéros suivants, M. George fit encore deux ou (rois observations; il demanda coup sur coup une septième de dominante et un accord de triton. Lebrun, terrifié, finit par dire : » — Après la répétition, si vous voulez... » —• Justement, j'allais vous le proposer; d'ailleurs, je suis obligé de m'en aller; revoyez bien les parties des cuivres pour demain, quand nous répéterons à l'Italienne. » Et M. George, l'ayant salué ainsi que l'orchestre, le laissa finir sa répétition; nous allâmes dans le café à côté boire un demi à la sanlé do Lebrun. » Uno demi-heure après, je retournai seul au Café do la Scala. Lebrun, assis à une lable, était plongé dans ses parties d'orchestre qu'il corrigeait. Il me dil aussitôt : » — Vous avez souvent travaillé avec Garnir, aux Galeries? » — Très souvent. » —• Il est rudement fort. Je ne savais pas qu'il étail musicien. » — Musicien? Mon cher, il est plus fort quo moi : on ne la lui fait pas, à celui-là... » — Je viens de m'en apercevoir, dit Lebrun. » Et il me raconta la scène. » — S'il voulait, ajouta gravement Maubourg, il en remontrerait à tous les chefs d'orchestre comme nous; mais c'est un homme qui n'aime pas à faire étalage de ses connaissances. Tout de môme, Lebrun, un bon conseil : ne contrariez pas quelqu'un qui est toujours sûr d'avoir raison... » — Soyez tranquille! dit Lebrun. » Et voilà, concluait Maubourg, comment on mate un chef d'orchestre. » Or, un soir qu'il avait, une fois de plus, amusé la table du Compas de ce récit, et comme nous étions restés seuls dans l'arrière salle du café, je lui dis : — Mais, monsieur le Chef, voilà quatre ou cinq fois que je vous entends raconter ■elte histoire et vous en remettez toujours. Au fond, entre nous deux, qu'est-ce qu'il y a de vrai là-dedans? Il me regarda avec fies yeux étonnés : oui, qu'y avait-il de vrai là-dedans? — Je n'ai tout de même pas tout inventé, dit-il. Attendez... attendez... ça me revient,.. Vous m'aviez dit que Lebrun ne marchait pas et j'avais pensé que c'aurait été un moyen de lo faire marcher. Et il ajouta avec quelque mélancolie : — — C'est bien dommage que ça n'est pas vrai : on aurait eu bon! Notez que Maubourg était incapable de faire délibérétnent un mensonge, un mensonge d'intérêt. Mais — je vais peut-être bien étonner les chefs d'orcliestre flamands et même les flamands qui ne sont pas chefs d'orchestre — l'imagination du vieux Wallon est apparentée à celle de Tartarin : une fois parlie en voyage, elle crée des piaysages et construit des incidents de roule; elle, invente pour le plaisir; du moment où l'histoire amuse, est-il nécessaire que ce soit arrivé? Est-ce que les auditeurs auront moins de plaisir à rire, est-ce que lo conteur aura moins de joie à conter? La vie est brève et l'on n'a que lo bien quo l'on se donne. Ce fut, du reste, l'avis de Lebrun, à l'oreille de qui le récit de cette biague finit ur jour par arriver. 11 connaissait son M. .bourg par cœur, lo brave Lebrun. 11 lui dit quelques jours après, à brûle pourpoint au café : — Elle est bonne, vous savez, l'histoire do Garnir et de mon orchestre. — N'est-ce pas? dit Maubourg. El ils se mirent à jouer au piquet. ......................................................................................................... -K-i CHAPITRE X. Le théâtre belge enchaîné. La « Défense du Bonheur ». Le théâtre du Parc et Victor Reding. La revue-comédie. « Le gendre de M. Van Mol ». Le « Milliard ».. Le directeur d'un théâtre subventionné doit être un homme de théâtre. Or, celle année-là — c'élait en l'an 1900 après Jésus-Christ — ayant mis sur pattes lin acte en vers, intitulé la Défense du Bonheur, j'eus besoin du directeur qui voulût bien le jouer. Reding, qui venait d'être porté à la direction du Parc par le mouvement d'opinion créé par ses amis et confrères de la presse, me parut tout indiqué : des amitiés communes et des intérêts communs nous avaient rapprochés depuis longtemps. Je lui remis mon manuscrit en janvier 1901. Il s'empressa de ne pas le lire et sans doute la Défense du Bonheur n'eût-elle jamais connu le plaLeau — ce oui n'eût pas empêché les petits pois de pousser —• si 'les hasards d'une tournée n'avaient amené à Bruxelles, pendant l'été de la même année, Sarah Bernhardt. Gérard Harry l'ayant priée à déjeuner chez lui me fit le plaisir de m'inviter avec elle et, avec une décision que je n'avais jamais eue et dont je fus nettement confus, il lui parla de mon acte. Sarah Bernhardt me dit simplement : « Venez me l'apporter le plus tôt possible au Grand Hôtel. » Je fis recopier mon brouillon et lo cœur me battait un peu en me rendant au Grand Hôtel : Sarah était partie le matin même pour Bello-Isle-en-mer, où, pendant près de quarante ans, elle passa ses vacances. J'envoyai mon manuscrit à Betle-Isle et, le surlendemain, ce télégramme m'arriva qui me frappa d'une joie stupéfaite : « Je monterai votre piièce. à Paris dès mon retour. » Quelques semaines après, elle me convoquait pour les répétitions dans ce théâtre qui avait l'air d'un temple dont elle était la rayonnante déité : on n'accédait à la scène' que par ries icouloirs où le mot «Silence!» se répétait religieusement sur des pancartes et sa loge était — si j'ose dire — un tabernacle mondain. Victorien Sardou, avec son légendaire bonnet, y séjournait des heures, à cette époque, préparant, avec elle les somptueux accessoires de Théodora, révisant les maquettes, faisant déplier les tissus de soie et d'or, maniant les lourds bijoux byzantins, drapant des manteaux sur les épaules des. artistes et des comparses : et fous deux, fiévreux, oublieux du monde, à l'abri des hommes qui courent à ces œuvres perverses dont parle le poète irrité, vivaient dans le recul des âges, flambants de passion, brûlant de l'énergie à plein courant. C'est quand on a vu passer ce torrent de force nerveuse qu'on comprend tout ce que l'Art en travail peut conférer de noblesse et de prestige à la convention et au mensonge du théâtre, même si ce théâtre est. inférieur aux regards du penseur et de l'artiste. J'ai appris là à connaître Sarah Bernhardt et je conserve à sa mémoire de l'admiration et du respect : elle était une force créatrice pareille aux puissances mystérieuses do la nature : j'aurais voulu qu'on creusât son tombeau clans un de ces rochers de Belle-Isle mordus et déchiquetés, dapiuis des milliers d'années, par l'océan et conservant leur force sauvage sous l'assaut des vagues échevelées dont los attaques toujours renouvelées s'écroulent... Elle présida elle-même aux dernières répétitions de la Défense du Bonheur; elle passa une après-midi tout entière à planter le décor et une autre à régler l'éclairage; elle fit. le sort le plus enviable à ce petit acte, où balbutiait la gaucherie d'un débutant émerveillé do sa fortune : il suffira do dire que les trois rôles principaux étaient confiés à Renée Parny, Madeleine Dolley et Charles Le Marchand. 00000200000100020001010100020101010001000002000102010002000200020002000200020201020001020002000100000200020202020002010102020101020200 Reding, volant, dès lors, par-dessus la frontière, au devant de la Défense du Bonheur, la mit à l'affiche du Parc avec une pièce de Valère Gille; je lui écrivis, suivant l'usage, une belle lettre où je le. remerciais et le félicitais « du fond du cœur » de son dévouement, une fois de plus acquis, à la cause sainte du théâtre belge. ■ * * * Mais je sens bien que je ne pourrai écrire la suite de ces souvenirs de théâtre sans revenir sur Reding et peut-être vaut-il mieux en finir tout, de suite. Récapitulant, la carrière de Reding au Parc, VEventail, dans un article qu'il est superflu de dire, inspiré et dont il est inutile rie nommer l'inspirateur, écrivait en 11)23 : « G'esl, une justice à rendre au directeur du » Parc que, depuis plus-de vingt ans, il a mis » à la scène toutes les pièces belges qui nieri-»• talent, quelqu'a lient ion. » La question de l'encouragement à l'art dramatique étant de celles qui préoccupent à juste litre l'opinion et le gouvernement, j'apporte, de science personnelle, quelques précisions au sujet, de l'affirmai ion ci-dessus. .l'ai élé quatre fois, depuis vingt, ans, en rapport, à propos do pièces de théâtre, avec M. Reding. Je viens de vous raconter tes avatars de la Défense du Bonheur. Kl d'une. -Ma seconde rencontre, sur la scène avec lteding date de 1908. J'avais une idée — bonne ou mauvaise, mais une idée. Le genre « revue de fin -d'année », me disais-jo, a spécialement en Belgique, toutes les faveurs du public; Camille Lo-mOnnier a bien caractérisé la situation en écrivant, dans un feuilleton du Temps : « A travers le fertile caprice d'adroits spécialistes... la revue de fin d'année a fini par devenir, en Belgique, un art minoritif et pimpant. Là, du moins, avec un mordant, de caricature et des allures de vaudeville, (passe, en coup de vent, quelque chose de la vie nationale croqué sur le vif. » Partant de là, on était en droit de se demander pourquoi la revue devait se confiner dans la farce, la pochade, la culbute du café-concert et se réserver poulies maillots, les défilés et les décors du théâtre à spectacle. Est-ce qu'un peu de littérature, en renouvelant la revue, ne la vivifierait pas? Est-ce que la notation directe des événements, l'introduction d'épisodes d'actualité d'ans une comédie de mœurs ne constituerait pas, avec un dosage adroit, une manière nouvelle dans l'art multiforme du théâtre? Pourquoi n'essaye-rions-nous ,p.as, Belges que nous sommes, puisque nous avions « nationalisé » le. genre revue, de la faire monter d'un étage, de la tirer de l'office et de l'antichambre du bâtiment des Lettres pour lui meubler un cabinet à l'entresol? El cette idée-là n'était pas déjà si sotte puisque — l'on sait avec quel succès! —• liip et Bousquet, l'exploitent depuis -dix ans et que, en cet an de grâce 1926, la Revue, sous la direction Gémier, a fait son entrée à l'Orléon. Le Parc, avec sa clientèle compréhen-sive, apte à marquer tous les efforts el à les encourager, s'indiquait comme terrain d'épreuve. Au Parc, permission d'échapper aux scènes .populaires traditionnelles; permission de traiter, sans le grossissement obligé sur les théâtres do genre, des épisodes intéressant, le monde des lettres et, des arts; permission de rencontrer, à la laveur d'une intrigue ad hoc, le genre joli dos revues de paravent qu'avait inaugurées à cette époque, la Bodinière. Nous bavardâmes de tout cela, pendant quelques soirs d'élé, avec Reding -— el il se décida à tenter l'aventure. Il me proposa une collaboration parisienne que j'acceptai avec transport, celle d'un brillant écrivain à qui une comédie écrite en société avec F. de Croisse!, avait, déjà assuré la grande notoriété à Paris. Il en résulta Irois actes. Quand ce fut fini, nous convînmes tous los~lrois... que ce n'était pas ça. Tandis que mon collaborateur retirait, pour la transformer et la réserver à d'autres fins, uniquement parisiennes celles-ci, sa contribution à la pièce, ,je recommençai le tout à la demande de Reding, sur nouveaux frais — c'est-à-dire sur un autre plan et. avec une orientation complètement différente. La nouvelle pièce fut lue à un « aéropage » que d'éminenls critiques bruxellois composèrent. Ils lui firent le meilleur accueil. La date de la première fut fixée — et aussi l'interprétation. Pourtant, Reding hésitait. 11 lisail. relisait, annotait, ajoutait des béquels... Finalement il me proposa... de jouer le 3mo acte en fin de spectacle, c'est-à-dire l'acte de revue proprement dit.. 11 affirmai! que nous irions longtemps; il me promit une mise en scène éblouissante et lin orchestre di primo cartello, avec un-décor neuf : il me demandait seulement de mettre mes personnages de revue en habit noir et en costumes de soirée ;— ce que je déclarai a peu près aussi logique que de jouer le Monde où l'on s'ennuie en costumes de ballet. Je le remerciai donc de cette « combinaison » el. la déclinai : ce que j'avais voulu — ce que nous avions voulu, d'intel-l'gence, au début. — c'était intercaler une revue dans un cadre de comédie. Je laissai à Reding la satisfaction de me dire que les mobiles qui dictent la conduite dos hommes en général et la marche du répertoire des directeurs en particulier, sont souvent plus forts que leurs désirs ou leur volonté,.. Je lui fis remarquer cependant qu'il aurait pu s'aviser de cette vérité éternelle quelques mois plus tôt; que la vie est courte et qu'il faut beaucoup de temps pour écrire trois actes — môme el surtout quand ils ont été «commandés»; qu'enfin si on ne livrait jamais bataille qu'avec la certitude de vaincre, une rnor-telle paix régnerait universellement ici-bas. Il finit par m'écrire des gros mots; je lui répondis par exprès « qu'il en était un autre ». Et puis on se raccommoda. Au total, nous nous affirmâmes, face à l'impartiale Histoire, que nous étions l'un ot l'autre désolés : lui, de ne pas me faire le plaisir de jouer ma pièce: moi, d'avoir cru, un moment, qu'il aurait pu, l'ayant désirée de concert avec moi, la jouer pour des raisons d'amitié personnelle. Je conservai donc sur ma table de travail trois grands diables d'actes à qui il ne manquait pas un bouton de guêtres et qui, équipés spécialement pour le Parc, ne pouvaient se présenter dans un autre théâtre. Et de deux. Cinq ans passèrent. La Belgique était heureuse et, l'Allemagne tenait sa poudre sèche... J'eus la bonne fortune à cette époque, de faire représenter à Dejazet, — « le troisième théâlre français » comme il aime à s'appeler — une pièce bruxelloise qui y fit 250 représentations; Fonson et Wicheler venaient de prouver — avec quel triomphal succès! — que la mise à la scène de nos mœurs locales pouvait prendre droit de cité dans le répertoire à Paris. J'osai croire que le Parc ne croirait pas forligner en accordant « quelque attention » à une pièce de ce genre. En mai 191.'! donc, mon vieil ami Léopold Courouble et moi lûmes à Reding une pièce bruxelloise- en trois actes dont certains épisodes — les meilleurs, à mon sens — étaient empruntés au cycle des Kaekebroek Reding la refusa et Courouble, découragé, abandonna la partie. Je supprimai de la pièce tout ce qui venait des Kaekebroeck et Fonson, très confraternellement, monta la pièce à l'Olympia; le succès, interrompu par la clôture' de la saison 1913-14, fut te! qu'un communiqué de Fonson aux journaux annonça que l'Olympia ferait sa réouverture, en septembre, avec la dite pièce. Hélas, il n'y eut à Bruxelles, en septembre 1914, qu'un- seul théâtre ouvert : ce fut le théâtre de la guerre... Et de trois. Voici ta quatrième et dernière «station»: en 1912, le gouvernement avait institué une commission, présidée par M. Ed. Picard, chargée de désigner les pièces qu'elle jugerait dignes d'être représentées. Un subside de 25,000 francs, je crois, était alloué, à cette occasion, à la direction du Parc. Le 2 février 1913, je soumis au comité, de lecture une pièce en trois actes inti- tulée. Le Milliard. Et. le 20 février, le secrétaire du Comité, M. Prickaert, m'écrivait : « Ces messieurs (du Comité de lecture) m'ont chargé de vous faire savoir que votre pièce, immédiatement après sa lecture, a été classée parmi celles qui méritent d'être mises à la scène. » D'autres pièces, retenues par le Comité, furent représentées; la guerre vint. L Milliard- demeurait dans tes cartons. Je m'informai cle son sort auprès cle M. Reding qui me répondit le 1" octobre 1919 : « Toutes les pièces admises par le Comité île lecture et qui m'ont été imposées par lui ont été jouées. Il n'y a aucun arriéré. Ce chapitre du théâtre belge est clos. » Vous voyez que ce n'est pas compliqué-Et il est tout- de même assez difficile de s'expliquer pourquoi le Parc, ayant à faire choix de pièces belges pour la période qui suivit la guerre, tint pour lettre morte l'avis formel, l'avis officiel d'un Comité cle lecture aux lumières duquel il se plaisait à rendre hommage. J'ai pris — sans haine et sans crainte, ainsi Momus m'assiste! — mon cas particulier parce qu'il est exemplatif de bien d'autres cas : les leçons de choses sont toujours les meilleures leçons. Tout compte fait, sur dix actes que soumit à Reding un homme cle lettres qui — disons le froidement — connut des milliers de représentations: comédies, opéras, opérettes, vaudevilles, revues, un seul acte fut joué... après' l'avoir été sur une des premières scènes cle Paris — ce qui est bien le contre-pied du protectionnisme; trois furent refusés qui furent fort bien accueillis sur une scène de comédie concurrente, à Bruxelles, du théâtre du Parc et non subsidiée; trois autres ne furent pas joués alors que la direction du Parc avait fixé la date de la première et arrêté l'interprétation; trois autres enfin, choisis, à l'unanimité, aussitôt apràs leur lecture, par un comité du gouvernement chargé de désigner les ' spectacles belges pour lesquels lui était alloué un subside spécial, furent écartés dès que les circonstances permirent d'éluder la décision officielle. Notez que je n'ai jamais marqué à Reding que les témoignages de l'amitié la plus loyale et qu'aucun différend, d'ordre personnel ne s'interposa jamais entre lui et. moi. Notez tout cela et imaginez quel fut depuis vingt-cinq ans le sort de l'équipe inexaucée des débutants sans chevrons, des aspirants auteurs dramatiques piétinant dans la coulisse et agitant leurs manuscrits inutiles... Imaginez aussi ce qu'ils durent penser quand ils lurent la tranquille affirmation que j'ai rapportée plus haut : « C'est une justice à rendre au directeur du Parc que, depuis plus de vingt ans, il a mis à la ■scène toutes les pièces belges qui méritaient quelqu'attention. » Je sais que Reding a employé, pendant ses vingt-cinq saisons directoriales, une formule clichée pour se couvrir des réclamations des auteurs qu'il a joués en ne les jouant pas : « On ne saura jamais, aimait-il à dire, combien un directeur de théâtre peut amasser de haines sur sa iète, raison des pièces qu'il a refusées. » C'est un mot farce. La Haine est une chose sacrée — et je n'ai jamais senti rien de sacré entre Reding et moi. Il me sera permis de ne pas entrer dans cette conception simpliste : d'un côté la sérénité directoriale assise sur son trône de justice; de l'autre, l'incompétence, la rancune et l'indignité de l'auteur. Cette formule-là est un parafeu commode, à l'abri duquel le directeur descend arbitrairement, à coups de fusil, tous ceux qui pourraient mettre en tort sa perspicacité et compromettre la paix de son existence directoriale. Un écrivain dramatique ne devient pas nécessairement, par le seul fait qu'il possède cet amour-propre qui féconde le travail et le force à produire, un être aigri, prétentieux et malfaisant, dès qu'il lui arrive d'être en désaccord avec un directeur. Et, si habitué soit ce dernier à se faire appeler éminent el. distingué par les joueurs de flûte qui rédigent ses communiqués, on serait tout de même un peu niquedouille de voir en lui le superhomme dont les jugements sont sans appel et de qui la souveraine compétence pulvérise, dès la prise de contact, tout contradicteur. On a beau, lorsque et parce qu'on est, comme moi, sur le point de devenir sexagénaire, adopter'une philosophie souriante et un peu désabusée : le devoir ne s'en impose pas moins, aux aînés, de tâcher d'éviter, à leurs cadets, l'arbitraire des entrepreneurs de spectacles subsidiés: c'est ce que je fais en ce moment. C'est du procès d'un régime qu'il s'agit ici. Le directeur d'un théâtre subventionné doit être un homme de théâtre : voilà un truisme à qui il faudrait arriver à mettre des ailes afin de le faire voler du côté du ministère des Sciences et des Arts et do l'Hôtel de Ville de Bruxelles. Un homme de théâtre et non pas seulement un négociant — fût-il intelligent, avisé et de bonne compagnie. Quand j'aurai dit de Reding qu'il n'eut jamais, avec la littérature dramatique, que des rapports de courtoisie et qu'il fut toujours incapable de mettre en scène un acte de Labiche, j'aurai dit une vérité connue de tous et je n'en aurai qu'une pauvre joie. Il a fait son métier d'entrepreneur de spectacles. C'était son droit et on n'aurait qu'à le féliciter de s'être tiré avec profit d'une exploitation souvent difficile, si le théâtre qui lui fut confié n'était un théâtre subventionné — la gratuité du loyer équivaut, au taux actuel de l'argent, un théâtre subventionné ot ne devait servir d'école à nos écrivains (1). Non, le Parc n'a pas eu à sa tête lo guide ot l'animateur qu'il y fallait. Et cependant — et c'est là la gravité de la question — le directeur de cette scène détint, pendanl un quart de siècle, pendant la période la plus intéressante de notre histoire littéraire, la clef d'or do notre théâtre de comédie subventionnée, l'unique scène où nos auteurs dramatiques ayant une pièce à placer peuvent trouver un public qui les juge- En fait d'aide aux auteurs belges, le l'arc s'est presque toujours contenté de voler au secours du vainqueur. Est-ce au Parc que l'on créa lesFlaircurs GlVIntru-sc? Le Parc a-t-il fait connaître autrement qu'après leur consécration par le public parisien, Demolder, Vorhaeren, Cfïlkin, Francis de Croissot, Hennequin, Kiste-maekers, Crommelynck, Demasy, Wicholer, Fonson, Van Leerberghe, Maeterlinck? Quel accueil le Parc eût-il fait au Mariage (le Mlle Beulemans, qui est une très fini et très jolie comédie; qu'eût fait Fonson s'il n'avait eu un théâtre pour le monter? Albert Giraud a conté comment fut reçu son Fros et Psyché. Pour ne citer que des noms consacrés, Delattre a présenté (■n vain une comédie locale. Même dans lo cas où un échec eût accueilli cette comédie, n'était-ce pas un devoir de mettre à même un écrivain comme l'auteur dos « Contes de mon Village », maître de la couleur et de la psychologie wallonnes, de tenter la fortune des planches? S'imagine-J.-on que le théâtre belge — au rebours du théâtre français, Scandinave ou canadien — ne se peut révéler que par des succès, assurés avant que le rideau se lève? Et qui oserait dire, regardant par cette fenêtre, que, parmi les auteurs découragés de frapper à la porte du Parc, il n'y en eut pas à qui une tentative, même médiocrement accueillie, aurait ouvert les voies? Ce que, je le répète, les pouvoirs publics oublient trop, c'est que, privé de la scène subventionnée du Parc, l'auteur dramatique belge est aussi isolé, avec son manuscrit, que s'il se trouvait à Carpentras ou à Tombouetou. En sorte quo, s'il est vrai que l'Etat mécène offre des débouchés aux romanciers, aux poètes et aux anna- (1) Je sais qu'il est de slyle, pour les directeurs du Parc, de dire qu'ils ne sont pas subsidiés. C'est une plaisanterie. Le théâtre leur est donné par là ville de Bruxelles en location au prix de 20,000 francs. Or, pour prendre un point de comparaison, le petit théâtre de ta Scala, qui tombe littéralement en ruines et que l'on ne réfectionne plus, parce que l'immeuble est destiné à être converti en hôtel, se loue, au jour le jour, sur le pied de 126,000 francs par an; le théâtre de la Gaîté : 26,400 francs par mois. Si l'on tient compte de ce que le Parc possède un fond de clientèle d'élite, à combien estimer la subvention du Parc? listes, aux peintres et aux sculpteurs, il est tout aussi vrai qu'il n'en offre pas aux dramaturges. Et cependant, combien l'aide est indispensable à celui qui veut faire du théâtre! Pour prendre contact avec la foule, il faut au poète un libraire ou, à son défaut, une revue, un journal; aux peintres et aux sculpteurs, une salle d'exposition ou une vitrine; à l'homme de théâtre il faut une troupe, des décors, un théâtre — et un directeur. Ah! qu'il serait beau, le rôle d'un Gémier, d'un Huguenèt, d'un Signoret, d'un Antoine qui, gérant pendant un ou deux mois, chaque année, notre scène de comédie, ferait venir à lui les auteurs de chez nous, les prendrait par la main, les guiderait, les mettrait en rapport avec les auteurs étrangers, les présenterait au public autrement qu'avec la terminologie clichée des communiqués et leur assurerait des mises en scène et des interprétations de choix! On sait ce qu'il en est et ce qu'il en a été... Nous voudrions — et tous ceux qui aiment notre art national le voudraient avec nous — qu'il ne continue pas à en être ainsi. Et ces lignes n'ont d'autre but que d'amener l'instauration d'un régime meilleur. CHAPITRE XI. Le théâtre de la Monnaie. La baguette de Sylvain Dupuis et le D' Poskin. Maurice Kufferath. « Jean-Michel ». « 1914 ». « Vers la Gloire ». II est quelques emblèmes autour desquels, malgré le scepticisme ambiant, notre respect s'attarde : le geste de la bénédiction, le drapeau du régiment, la cornette de l'infirmière, la croix dos braves... Le bâton de chef d'orchestre est tabou aussi : il représente, pour les musiciens, ce que le bâton de maréchal cle France représente pour le corps des officiers. Point n'est besoin, qu'il soit, comme le bâton militaire, recouvert de velours de Cfênes et semé de lys ou d'étoiles : il commande autant le respect s'il ne consiste qu'en une baguette coupée à la baie ou en un morceau de manche de parapluie : ce qui lui confère son prestige, ce n'est pas la matière dont, il est fait, c'est le symbole qu'il représente. Tenir dans sa main le bâton de chef d'orchestre à la Monnaie-il n'est pas 1111 chef cle cinéma qui n'ait fait, ce rêve éblouissant et dérisoire, Ceci dit, représentez-vous la scène suivante : on répète à la Monnaie, sur le plateau, les chœurs de Jean Michel, opéra en trois actes, musique d'Albert, Dupuis, paroles du Dr Poskin et de votre serviteur. Au centre du demi-cercle formé par les quatre-vingts choristes, renforcés encore d'un groupe d'enfants, Sylvain Dupuis dirige, sa partition ouverte sur le pupitre portatif. Tout obéit à sa baguette; avec elle, il peut, à son gré, précipiter ou ralentir les mouvements, déchaîner l'orage ou obtenir des «pianos» de source murmurante, faire pâmer les voix jusqu'à l'extinction du souffle, fouetter les traînards, ramener les batteurs d'estrade : de même que Faust est, avec ce breuvage, le seul maître de son destin, Sylvain Dupuis est, avec sa baguette, le seul maître de tout, ce qui respire, à ce moment, sur la scène. On t'ait un ensemble accompagné à l'orgue : chœur du deuxième acte de Jean Michel, devant l'église St. Paul. Ça ne va pas. Trois fois la baguette a arrêté la masse chorale; trois fois elle l'a remise en piste. Arrêt définitif. Palabre entre Sylvain Dupuis, toujours debout derrière son pupitre et l'organiste, invisible à son clavier, dans quelque recoin sombre, au fond du théâtre. Plus on s'explique, moins on s'entend. — Je vais moi-même à l'orgue, annonce Dupuis à l'organiste el., laissant sa baguette sur son pupitre, il traverse la scène ■ 't disparaît. Les chœurs s'immobilisent et attendent Le Dr Poskin et moi, que la curiosité a amenés à la répétition, faisons comme eux, appuyés au manteau d'Arlequin. Cependant, le chant de l'orgue a repris : le chef et l'organiste, là-bas dans le coin t énébreux, se concertent et travaillent. Sans doute ont-ils repéré et rectifié la faute car, soudain, après bien des tâtonnements, le motif tout entier se déroule, sans reprise, sans accroc. Les chœurs, habitués à ce genre d'interruptions, comprennent que leur tour est revenu, qu'on va « enchaîner » — et il y a un redressement dans le rang : ils se mettent en position, comme ' des soldats qui sentent venir le « Garde à vous! ». C'est à ce moment précis, et pas à un autre, que Poskin se méprit : il crut que les chœurs allaient chanter sur place, tandis que Sylvain Dupuis demeurerait à l'orgue là-bas, tout au fond. Et, dans une pensée obligeante, avant que j'eusse eu le temps d'esquisser un geste pour le retenir, il avait fait les dix pas qui le séparaient du pupitre du chef et avait pris la baguette... Le frémissement qui parcourut les choristes fut, pareil à celui qui secouerait les fidèles devant le geste sacrilège du sacristain bousculant le prêtre, au moment de l'élévation et saisissant le calice et l'hostie. Le répétiteur, derrière son Erard, avait pâli; je sentis mes jambes qui flageolaient. Ah! si Dupuis à ce moment avait quitté l'orgue, si Dupuis avait vu!... Heureusement, il ne vit pas... Poskin. qui avait d'un coup.d'oeil jeté sur la partition ouverte devant lui, trouvé le point d'attaque, levait la baguette quand il fut sidéré par les quatre-vingts figures catastrophales qu'il aperçut soudain. — Monsieur! s'étrangla le répétiteur... Et sa voix avait un tel accent de consternation que Poskin demeura la baguette en l'air. Mes jambes, enfin, me rendirent leur service. Je fis un bond, j'arrachai la baguette à Poskin, tandis que le moi des grandes péripéties dramatiques me jaillissait do la bouche : — « Malheureux! » Alors seulement, il comprit l'impiété do son geste, remit la baguette en place et, en trois enjambées, retourna au manteau. ]1 était temps : Dupuis sorlait de l'ombre, montrant la figure satisfaite de l'homme qui vient de régler une fois pour toutes la difficulté rencontrée. Et la répétition continua. Des jours se passèrent et des semaines el des mois. Personne n'avait osé dire à Sylvain Dupuis ce qui s'était passé. Ce fut un an après, peut-être, qu'un soir, après une représentation de la « Walkyrie » et comme nous arrosions d'un pale-ale le sandwich de l'après-spectacle, que je me risquai à lui raconter l'attentai. — Hein? si tu l'avais vu- Tout son être frémit; il faillit avaler de travers la croûte du sandwich; ses yeux s'ouvrirent comme des hublots de transatlantique puis, rapidement, il abaissa sur eux le rideau de ses paupières, comme s'il eût voulu m'empêcher d'y lire lhorreur qu'évoquait sa pensée... Au bout d'un bon moment, il rouvrit les yeux, piqua de sa fourchette un fragment de roastbeef froid, but un coup et souffla simplement : — Nom de Dieu!... 11 ne m'a pas dit, le lendemain, s'il n'avait pas eu d'indigestion la nuit — mais rien ne s'oppose à ce qu'on croie qu'il en ait été ainsi : ce n'est pas toujours sur le coup que les émotions violentes ont leur répercussion organique... * -* * On sait la maîtrise de Sylvain Dupuis, sa conscience artistique et cette étonnante puissance de travail qui lui permettait de conduire l'orchestre pendant huit heures, en soirée et en matinée, sans préjudice à ses séances courantes de répétition pour pour le répertoire et les Concerts Populaires. Où trouvait-il le temps de passer des auditions, d'étudier des partitions nou- velles, d'assurer ses programmes, d'écouter des lectures, de conférer avec la direction? Comment, après toutes les fatigues d'un travail de. pupitre qui ne permet jamais une seconde id,"inattention, gardait-il b' sourire et recommençait-il le lendemain? Ce fut toujours, pour moi, un problème. Cela n'empêcha pas une partie de l'orchestre de lui chercher noise, un jour, parce qu'il lui était arrivé, au cours de répétitions, de traiter certains instrumentistes de « double-biesse » ou d'« accessit ». Pour mesurer la vanité d'un pareil grief, il faut n'avoir jamais assisté à la préparation d'une grande pièce lyrique. Tout le monde s'est mis à la tâche. On s'est surmené; on a les nerfs en boule. Les artistes sont épuisés; le chef d'orchestre n'a plus dormi depuis huit jours; le compositeur, qui a communiqué, à tous, sa flamme, son espoir, son énergie, vibre d'un suprême sursaut de passion. Les directeurs trépident à l'avanl-scène; ils jouent la grosse partie: oh! ils ne songent pas à la recette à ce moment; ils n'envisagent que la consécration d'une œuvre,' la victoire d'un auteur qu'ils ont la volonté d'imposer au public, pour forcer une admiration dont ils sont, eux, pénétrés; la pièce est « sue à grosses gouttes», comme on dit en argot de théâtre... Et l'œuvre naît... le rêve se matérialise... les efforts aboutissent : la musique étale ses fresques, déroute ses volutes, nuance ses coloris, dévoile enfin toutes ses séductions, s'annonce triomphante... Tout à coup, le deuxième cor — ou la troisième clarinette ou le quatrième trombone — pousse, au lieu d'un « si » naturel, un « si » bémol qui déchire l'oreille... La tache d'encre sur la robe resplendissante et neuve... Arrêt d'un moment, sursaut, outrage!... Et vous voudriez qu'à ce moment-là le chef d'orchestre réprime en son gosier, à l'adresse du délinquant, le mot «double biesse » ou «accessit»? Tels ouvrages de guerre, tels bastions doivent être enlevés « à la houssarde» : c'est avec de l'énergie brutale au besoin, qu'on fait les bons musiciens, comme on fait les bons soldats! Nous avons connu à Liège, direction Vizentini, un chef d'orchestre, G. de S..., à qui ses artistes (lesquels lui étaient d'ailleurs complètement dévoués) offrirent, le jour de son bénéfice, un superbe revolver smbolique pour qu'il pût les exterminer... symboliquement au cours du travail d'orchestre, comme il les en menaçait aux heures de crise- Un autre chef mettait en joue avec son archet les musiciens qui « flochaient »... et flanquait quatre jours de salle de police aux fanfaristes militaires engagés pour la musique de scène, loul comme s'il eût été leur colonel! A une répétition d'opérette, j'ai entendu Maubourg exaspéré, dire à la divetfe : « Mademoiselle, vous me changez tout le temps la réplique qui doit me faire partir Voilà un quart d'heure que nous perdons par vôtre faute. Quel est le mot auquel vous vous arrêtez? » « — Le mot: Tam-bour-major, maître. » « — C'est entendu, mademoiselle, je vous préviens que dès aue vous direz « tambour-major », je vous envoie vingt-cinq musiciens dans les jambes!» Maubourg se montra très ému du reproche fait à son grand confrère de la Monnaie. Il fit afficher au foyer du théâtre des Galeries un -avis portant : 1 = BIESSE ; 2 = DOUBLE-BIESSE; 3 = ACCESSIT. Désireux d'éviter d'interpeller ses instrumentistes afin de ne pas être frappé par les foudres syndicales, il se bornait, quand un de ses musiciens errait, à se tourner vers le coupable en lui montrant un, deux nu trois doigts... pour indiquer quel qualificatif il lui décernait mentalement, Et il arriva qu'un jour, s'étant trompé lui-même dans une indication, il leva deux doigts de la main droite en se désignant de la main gauche. Ses musiciens lui firent une respectueuse ovation-.. ,To me souviens — ô Kufferath! — de l'époque où tu rédigeais le bulletin de la politique étrangère à Y Indépendance. Je débutais dans le métier; tu étais mon aîné de deux lustres, si ce n'est de trois. Comme tel, tu daignas plus d'une fois cuisiner ma copie; comme tel, tu me traitas plus d'une fois de veau présomptueux, de raclure d'encrier d'imprimerie, d'andouille mai cuite, d'invraisemblable abruti, de... mais je n'ose pas dire jusqu'où allait, ô Kufferath! l'ingéniosité de tes généreuses admonestations. Seulement, ce que je proclame volontiers, c'est que si tu t'étais privé du plaisir de m'offrir ces fleurs, j'aurais eu peut-être le chagrin de rédiger jusqu'à la fin de mes jours des faits divers intitulés : « Corsaires du commerce », « Nos bons Villageois » ou « Encore les chauffards ». * » Kufferath! Son souvenir est resté aussi vivace à la Monnaie que si sa mort ne dalait que d'hier; chaque jour, on invoque son goût, son exemple, son autorité! S'il fut jamais un homme que ses origines, son passé, ses rêves, ses aptitudes, son savoir désignèrent à un poste en vue, ce fut Kufferath à la direction de la Monnaie. Il s'était identifié avec la glorieuse maison e.t son nom, sa présence, sa science, sa renommée, ennoblissaient tout de la vaste entreprise. Wagriérien de la première heure, pèlerin assidu de Bayreuth, il fut l'homme heureux — si l'homme heureux est celui qui a réalisé un rêve depuis toujours suivi, le jour où il monta Parsifal : lo frisottement, autour de sa calvitie éblouissante, des cheveux demeurés au-dessus des oreilles et cle la nuque sembla une auréole! Qu'il était loin, pourtant, de jouer au pontife! il s'emportait et se rassérénait dix fois en une heure, aussi bien au journal qu'au théâtre, et Dieu sait cependant si la Monnaie et VIndépendance sont des endroits sérieux, qui requièrent la mesure! Rien ne l'amusait comme de se faire passer un moment, aux yeux d'un nouveau venu, pour une sinistre brute poméranienne et de terminer la séance par une amicale tape sur l'épaule et un grand éclat de rire joyeux. Et cela nouait entre la victime et le bourreau des amitiés indestructibles- Ce qui le caractérisait par-dessus tout, c'était un magnifique don d'enthousiasme et de jeunesse, un entrain, une résistance morale et physique basée sur une bonne humeur foncière, sur la joie de vivre : je l'ai vu, à 50 ans, après une journée de bicyclette qui aurait démoli un jeune homme, dormir sur une chaise, à poings fermés, pendant quelques minutes — et puis danser au bal populaire, sur les pavés de la Grand'Place d'un village, jusqu'à 3 heures du matin. Le délicieux compagnon cle voyage! Content de tout, mais connaissant tout, critique bénévole au musée ou au restaurant — si heureux d'être libre et si heureux de reprendre le collier, les vacances finies!... Dans l'hiver de 1902, les directeurs furent instamment sollicités par feu Jacobs et Léon Van Houte — les deux excellents professeurs et- virtuoses que l'on sait — d'entendre une partition d'Albert Dupuis : le Jean Michel dont lo nom a déjà été cité plus haut, Kufferath et Guidé apprécièrent l'habileté scénique et le talent de Dupuis, lesquels, en dépit de ses 26 ans, n'avaient- déjà d'égaux que sa facilité de travail; mais ils reculèrent devant le livret que Poskin — en religion Henry-Charles Vallior— avait perpétré. C'était un arlequin dos derniers opéras italiens et français en vogue : on y retrouvait notamment La Bohême et, Louise. Jeunes confrères en vers et rimes pour pièces de théâtre, n'acceptez jamais de rebouter' l'enfant mal né des œuvres du voisin! C'est beaucoup plus long, beaucoup plus énervant et beaucoup plus dangereux que de faire un enfant soi-même... Je mis Jean-MicheI à la sauce liégeoise pour tâcher de lui donner quelque couleur et 10 situai vers 1825; il y eut un atelier d'armuriers, un dîner d'ouvriers et, nécessairement, un cramignon... Mais, pour cela, 11 fallait saccager les actes patiemment ordonnés par Poskin et talentueusement nmsiqués par Dupuis- Ils avaient tous les deux le désir d'un succès et ils se prêtaient aux amputations et aux greffes avec une abnégation que je n'hésite pas à qualifier d'héroïques — car personne ne souffre plus qu'un autour, surtout un auteur débutant, quand on taille dans sa chair intellectuelle, si j'ose ainsi dire. Dupuis déchira par vingtaines des pages de sa partition, supprimant du même coup les parties orchestrées — et Dieu sait ce que représente de travail et de temps une orchestration faite pour les groupes de musiciens du grand opéra ! Poskin-Vallior chipotait et ratiocinait; mais on finissait tout de mémo par trouver les bases d'un amical accord : vaille quo vaille! Un livret ainsi tripoté no peut cire qu'un livret manqué : le souffle lui fait défaut ot aussi la ligne, lo rythme intérieur; il montrera toujours le rapiéçage. N'empêche que Guidé et Kufferath, emballés, commandèrent des costumes à Georges Koisler, le costumier archéologue liégeois qui réalisa des merveilles de pittoresque, et donnèrent a la pièce leurs meilleurs pensionnaires : Claire Friché. Imbart de la Tour, Dangès, Viaud, Cotreuil el le charmant trio Bara-Kival-Tourjano. Dubosq peignit un atelier dont les fenêtres laissaient apercevoir le quai de la Balte et, pour lo 2" acte, une placé St.-Paul où rougeoyaient les vitraux do l'église, et, les fenêtres dos maisons discrètement illuminées, tandis que. sur les arbres et les ■façades couvertes de neige, plafonnait un beau ciel de nuit, hivernal, d'un bleu noir ol profond. Poskin no quittait plus la Monnaie el, pour peu que la nécessité s'en fût fait sentir, eût, remplacé, au pied levé pendant les répétitions, Imbart de la Tour dlans le rôle do Jean-Michel. La première fut l'événement musical de la saison: le tout Bruxelles des grands soirs était là et aussi le tout Verviers et lo tout Spa. Ce fut un gros succès de partition. « On demeure étonné, écrivait l'éminent musicologue 'Ernest Closson, de l'habileté de oonslruclion de Dupuis. C'est même ce qui frappe dès l'abord dans son œuvre. Malgré l'extrême diversité des éléments de l'action, les heurts et la vivacité des contrastes, malgré surtout l'éclectisme stylistique du compositeur lui-même, tout se fond dans la plus 'harmonieuse, unité: les chevilles demeurent imperceptibles, la pensée se 'développe avec une liberté d'allures et une aisance rares chez des artistes aguerris, soi-disant familiarisés avec toutes les ressources de l'art lyrique et avertis de tous ses écueils. Le compositeur témoigne aussi de ce don précieux qui s'appelle le sens du théâtre, se manifestant, par une science et une sûreté des effels presque inquiétantes à cet âge-là. Et cet instinct ne se retrouve pas seulement dans le choix et l'à-propos dés dits effels... mais aussi par 11 vérité, la forme et la concision de l'expression dramatique... Nous avons ici, à la fois la ligne de grande envolée dans les scènes faisant. « morceau » et la . vérité dramatique dans l'illustration musicale du détail, le tout irréprochablement proportionné. » ... Il y a encore autre chose dans Jean-Michel, qui donne à l'habileté son complément nécessaire : c'est l'inspiration ; mais une inspiration d'une rare surabondance, dilapidée avec une folle et juvénile imprévoyance, ce. besoin de « tout dire » qui marque les œuvres de jeunesse et- contraste avec les parcimonies avisées de la maturité, quand, inquiétés par la stérilité immanente, nous espaçons et savons mettre en sérieuse valeur les derniers fruits de notre imagination... Aussi peut-on dire que le répertoire actuel du théâtre ne contient pas beaucoup d'œuvres aussi constamment intéressantes, où l'attention soit soutenue d'un bout à l'autre par un lel renouvellement de la malièr: musicale. ■> Et Glosson terminai! par ces lignes I) : « J'imagine qu'on ne saurait, dans la production lyrique française des vingt-cinq dernières années, désigner (à part, l'œuvre de Wagner) trois œuvres vraiment viables. Pour ma pari, je n'en connais qu'une — mais qui, à elle seule, en vaut un grand nombre : Louise de Charpentier, d'autant plus intéressante, celle-là, qu'elle résulle de. l'évolution de l'opéra français en lui-même, l'influence étrangère —-sauf pour ce qui s'en est dilué dans l'ambiance immédiate — restant écartée. » C'est peu : il y aurait pla'ce là, pour quelques-uns encore. Allons, Dupuis, alons, fr?-, corèdge! » Jean-Michel tint quelque temps l'affiche à Bruxelles; mais, vers la dixième représentation, le public s'en désintéressa; or, on ne peut jouer à la Monnaie devant des demi-salles-.. La pièce fut reprise à Liège, où elle fit la courte ol honorable carrière que réservent aux œuvres les villes do province, puis, à Rouen, je crois, et à Bordeaux — el. le même succès d'estime la couronna. ' * * * Onze ans après : Bruxelles connaît les quelques jours de bonheur, les seuls jours île bonheur, qu'elle vivra après la guerre. Nous les avons achetés par quatre années d'occupation et nous on jouissons à pleine âme : la Paix est là, la Paix qui nous paraissait si belle pendant la guerre, la Paix qui fut si lente à venir et dont nous savons le prix douloureux, cette Paix qui no nous apportera que des désillusions et. des ruines nouvelles tant morales quo matérielles! Mais nous sommes, pour l'instant, tout à la joie do la patrie reconquise; nous avons cessé de vivre comme des bêtes traquées, nous pouvons parler tout haut sans crainte du méprisable espion qui rôde ot qui surveille; vivre chez nous, entre nous, avec de gens qui ne mentent pas, qui marchent dans la rue sans sahre ot sans fusil, qui n'empoisonnent pas de leur langage, de leur odeur et do leur grossièreté l'endroit où ils passent. Le cauchemar est fini : l'horrible patte velue et malpropre qui nous tenait à la gorge depuis quatre ans a desserré son étreinte; les morts ont frémi dans leur tombe en entendant sonner l'heure où la Justice, enfin, atteint le Crime; nos soldats, nos amis, nos parents exilés nous sont rendus! Nous n'apprendrons plus chaque matin, par les infâmes journaux à la solde de l'ennemi, que les attaques françaises ont « croulé dans le sang » et que nos soldats et nos alliés ont subi des assauts « riches en pertes » ; les affreux cloportes à deux pattes ne s'introduiront plus dans nos domiciles pour ouvrir pos placards et sonder nos (1) Walloniu, XI1" année, n» û, mat 1903. murs. Un air salubre a balayé nos places publiques, débarrassées des hordes scélérates et nos grenadiers, nos chasseurs, nos carabiniers montrent leurs faces martiales et réjouies au lieu des faces abêties et sinistres des forçats de l'impérialisme; nous sentons tressaillir au fond de nous la fibre profonde de la joie d'une patrie res-suscitée et se pâmer l'émoi de l'enfant qui retrouve sa mère. Bruxelles n'est plus qu'une corbeille de drapeaux et les ailes de la Victoire battent sur les mauvais souvenirs et les dissipent. Guidé était mort — après quelles souffrances! — et le Tout-Bruxelles, diminué par la guerre, avait assisté à la levée du corps. Kufferal.h, lui, revenait avec les exilés; la guerre l'avait surpris en Suisse; il s'y trouvait sans ressources; il avait gagne sa vie en écrivant dans les journaux. Dans une lettre à un ami, se trouvaient, mots : « Je suis revenu à mes 25 ans; je gagne 200 francs par mois : je ne pensais pas rajeunir à ce point! » Et il s'était mis à batailler contre les Boches de là-bas. Si vous voulez savoir avec quel entrain, lisez ces lignes finales d'un article publié par la Gazette de Cologne du 29 novembre 1914 : « Espérons qu'il nous sera possible de » nous emparer de cet, homme et de lui » faire rendre raison, afin que les calom-» niateurs de notre armée, qui courent le » monde, perdent le goût de leur malpropre » conduite. » Le bon Maurice avait nargué, du haut de son glacier suisse, la colère de la matrone mamelue qui trépignait dans la plaine, en tendant vers lui ses poings informas et velus- Et il « rappliquait » maintenant vers son cher théâtre, par le premier train, i! arpentait le plateau et embrassait dans son bureau les amis retrouvés. Bruxelles se souviendra longtemps de la soirée de réouverture de la Monnaie, soirée historique —• mais je résiste au désir d'en parler. Pendant la guerre, François Rasse avail mis en musique une pièce en deux actes, dont je lui avais proposé le livret : 1914; d'autre part, mon cher et vieil ami Victor La Gye et moi avions mis sur pied une ode à grand spectacle, si j'ose ainsi dire, intitulée : Vers la Gloire! dont, Léon Dubois avait accepté d'écrire la partition. Quand Kufferath eut un peu soufflé, nous lui lûmes les deux oitvrages- Dès le lendemain, heureux d'être agréable à ses amis et escomptant, avec son entrain toujours optimiste, un succès auquel il contribua de toutes ses forces, il commandait décors et costumes et affichait au lableau les études musicales des deux ouvrages. Le rouvenir de la brillante parure sym-phonique de François Rasse, si riche en harmonies el orchestrée avec la science, que tous reconnaissent à ce maître, le souvenir aussi de la partition si large et si magnifiquement sonore de Léop Dubois, s'étendant comme une majestueuse draperie, et où il s'affirma une fois/déplus sa sûreté d'écriture et les ressourças inépuisables de son talent, sont encore trop présents, sans doute, à la mémoire des habitués de la Monnaie pour que nous nous attardions ■ à cette première. Rappelons cependant que, quand, à l'apothéose de Vers la Gloire, nos soldats, nos vrais soldats entrèrent en scène sous les drapeaux inclinés, quand on vit leurs chevrons de blessures , leur tenue de campagne, leurs casques de bataille et. leurs fusils qui. sur les passerelles de l'Yser débordé, arrêtèrent l'envahisseur; quand enfin, éclata la lente et solennelle Brabançonne, rythmée par les cloches, on oublia que l'on était au théâtre : il y eut une explosion d'enthousiasme patriotique, une fièvre d'émotion frémissante qui se traduisirent par ides ovations indescriptibles à notre glorieuse armée. CHAPITRE XII. Les revues au Cirque. Edouard Wulff. L'œil crevé. « Bruxelles ! Tout le monde monte ! ». « 1904, partez! ». Le cheval qui fait le saut périlleux. Gustave Lagye et Rataplan. J'ai parlé, à quelque page précédente, de l'angoisse dont peut être saisi un auteur dramatique; à raison des responsabilité-; morales qu'il a assumées en acceptant la « commande » — terme consacré — d'une ■pièce de genre. J'ai connu cette angoisse avec Wulff, qui fut, pendant des années, le directeur du -cirque de -la rue de l'Enseignement. Wulff, encore qu'il ressemblât à Guillaume II, était Hollandais déjà avant l'armistice. C'était le meilleur des hommes, loyal comme l'écuyer de ce nom, toujours correct, toujours désireux- de bien faire, aimant son métier passionnément, adoré de son personnel. 11 n'avait qu'un défaut : celui de ne se point connaître en comptabilité et de traiter souvent avec des gens qui s'y connaissaient trop bien. Un jour, il conta ses peines à Dewattine et, comment, ayant tout à lui et s'élant attaché un secrétaire qui n'avait rien, si ce n'est- la science des chiffrés, il était arrivé qu'au bout de vingt ans, c'était le secrétaire qui avait tout, tandis que lui, Wulff, n'avait plus rien. Il ne cacha pas que ses affaires allaient mal et qu'il lui faudrait « un coup » pour se remettre en selle. —• Pourquoi ne montez-vous pas une revue équestre à grande mise en scène? lui conseilla Dewattine. Wulff y avait déjà pensé. D'autant plus que Malpertuis avait- fait, pour sa piste, quinze ans auparavant, un ou deux slcet-ches d'actualité qui avaient été fort bien accueillis. Wulff tomba donc sur cette idée de revue à spectacle comme un pauvre sur du pain- Il s'amena. 1111 beau matin, chez moi, avec Dewallino. Ce dernier l'avait tellement « chauffé » que Wulff criait d'enthousiasme. Moi, j'éLais défiant. Si Wulff risquait ses derniers billets de mille sur la mise en scène d'une pièce qui tombait — et savait-on ce que pouvait donner une grande « machine » comme ça, sans précédent à Bruxelles? — c'était la faillite, la vente du matériel du cirque, la misère... Mais Mme Wulff, que vous vous souvenez sans doute avoir vue montant" avec tant d'élégance en haute école, la souriante et belle et digne Mme Wulff était aussi enthousiaste que son mari. La foi est contagieuse; je me laissai persuader et tout le monde se mit au travail avec courage... -- * * * Ali! les braves gens ciue ces gens de cirque! Quelle discipline, quel esprit de corps, quel exclusif amour de leur art, quelle ardeur à la tâche, quel dévouement! A raison du danger d'exercices qui exigent avant tout le sang-froid, tous et toutes mènent une existence sobre et réglée, une existence Spartiate. Ils n'ont qu'une religion : la religion du muscle. La plupart sont des illettrés : est-il besoin d'avoir été à l'école pour sauter d'un bond sur la croupe d'un cheval qui passe en sou galop circulaire, étager une pyramide humaine, éduquer des perroquets et des singes ou fourrer sa tête -dans la gueule du lion9 Us vivent très près de la nature et se gardent intacts au milieu de la foule trop civilisée des grandes villes- Familiarisés avec les a..iinaux, iis copient leur force et leur adresse, parce qu'ils les admirent et les aiment. Et, comme la santé physique équilibre la santé morale, ils ont clans l'âme je 11e sais quelle vigueur fruste et saine qui rend aimable la médiocrité de leur (esprit et de leur condition. Cette race qui vif du Cirque lui demeure fidèle. Un « auguste » reste « auguste », un dresseur de chevaux continue à dresser des chevaux et l'on ne voit pas, ailleurs que dans l'imagination d'un écrivain, un dan- sour qui deviendrait calculateur. Il existe ainsi toute une tribu humaine bien à l'abri des autres — et elle va finir avec le cirque lui-même car, le cheval disparaissant comnifi bêle de luxe, le cirque disparaîtra avec lui. Il fera place, dans la liste de nos « plaisirs ». au music-hall. Déjà le programme de nos cirques n'est plus qu'une suite de « numéros » et d'« attractions », donc la plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est doucement expulsée. Le rouleau niveleur écrasera la pittoresque survivance des hommes primitifs qui domptaient, dans les forêts natales, les animaux compagnons de leur vie quotidienne, connaissaient leurs goûts, leurs instincls et leurs secrets et exerçaient, pour notre joie et notre admiration, leur intelligence embryonnaire. Mais nous avons pris ici rendez-vous avec toi, lecteur, pour raconter des histoires et non pour philosopher. La troupe de Wulff, ce n'était pas une troupe : c'étaient des familles, une smala dont le retour annuel élait le bienvenu dans le paisible quartier Notrc-Dame-aux- Neiges. On voyait débarquer les artistes un matin de fin d'automne, venant « des ailleurs et des encore plus loin », un sac léger à la main, vaillants, maigres et propres, avec des figures réjouies; on reconnaissait, telle tête glabre et volontaire dont une belle affiche en couleurs, oubliée sous le péristyle du cirque depuis l'autre saison, avait perpétué le souvenir; on retrouvait la troupe des écuyers aux jambes arquées; la famille des cyclistes, la famille à roulettes, discrète et comme furtive; les virtuoses du fil de fer qui semblent, en marchant, tenir un invisible balancier; les naines qui parlent du nez, les naines aux mains glacées qui ont des yeux de vieilles femmes dans des têtes d'enfant; coiffées d'un béret à plumes; les femmes athlètes qui s'exhibent en maillot et chemisette; l'hercule au canon et au carcan; les beaux chevaux au poil luisant qui fringuent ou qui encensent de la tête; l'éléphant endormi qui halance entre ses dents un long tuyau d'arrosage; les chiens dont les rr.xiscles frémissent sous la peau et qui aboient, la gueule rouge et les yeux ardents; les chars romains, tout en pourpre et or. les tilburys en cuir et osier et les canots ponLés des pantomimes nautiques. Dès le joui' de l'arrivée, le travail commençait; jamais l'arène n'était libre : c'étaient des acrobates indéréglables qui répétaient au tapis; des escouades de girls- au dressage, enlevant en cadence leur collection de mollets sur les 1111... deux... un... cteux..^ du manager; la rondo des bicyclisbés et unicvclistes tournant à la file indienne, impeccables et souples, avec des nerl's d'acier; la bousculade sévèrement réglée des clowns qui partent en sauts périlleux, nègres et blancs confondus, s'en- voye.nl. taloches el coups île pied avec des rauquements île gorge dans un visage blême el, immobile où seuls les yeux vivent, noirs et attentifs; les chevaux nerveux, appliqués à bien faire, un coin d'œil su" la mèche du fouet et les cavaliers en tricot bleu qui» attendent le signe du répétiteur de l'exercice. Et, tout à coup, là. dans la pénombre, l'iœil expert de Wulff silencieux, rôdant autour de la piste et dont chacun quêtait une approbation, un conseil, un sourire... Un frisson qui courait sur la piste le signalait... El toiit le travail de reprendre, avec un 'maximum d'efforts toujours renouvelés, sans cris inutiles. Sans cris inutiles... Un jour — ceci va vous le prouver — on mettait en scène une chasse à courre Des chevreuils venaient d'arriver au cirque, dans des caisses à treillis, tellement affolés par le transport en chemin de fer et en camion qu'ils se cognaient, stupides et farouches, dans leur prison die bois, s'écorchaienf tête et pattes contre les parois. On barra l'entrée des fauteuils avec des palissades, de façon à leur faire un champ d'exercices bien clos, couloirs et arène réunis. On ouvrit alors les caisses et. ils se mirent à courir éperdus, bondissant. en hauteur et fonçant, devant eux sur leurs maigres jambes ankvlosées dont les articulations craquaient. Je m'étais juché, pour voir, tout en haut des fauteuils en amphithéâtre; des aides se trouvaient à côté de moi, la tête penchée par-dessus la palissade; nous regardions les bêles faire à nos pieds des sauts désordonnées; la folie de la liberté reconquise les possédait. Wulff ordonna de les laisser courir et se déjeter el d'attendre qu'elles fussent épuisées par leur propre furie. Tout à coup, un grand chevreuil amena, d'un hond prodigieux, ses cornes à deux pas de nos têtes; nous nous rejetâmes en arrière, mais l'un des aides fut atteint, au v'sage; Il porta ses deux mains sur son œil' droit avec un cri de douleur, et. quand il les relira, je vis, sous ses sourcils, un trou béant, sanglant, une boutonnière rouge, ouverte dans la profondeur des chairs. L'homme, ayant, crié, ne disait, plus rien, trépignait de douleur. Je criai, d'une voix blanche, à Wulff, qui avait vu le sauf : — William a un œil crevé... 11 me répondit sans hâle : — Lequel? — Le gauche. — Ce n'est rien, c'est un œil d'e verre. En effet, William, la première douleur passée, me tirait par le coude et. me montrait, sur la piste, son œil de verre, arraché du visage comme par un crochet. On repêcha l'œil du haut des fauteuils, avec une. pelle creuse; William le frotta sur le fond dp son pantalon. le fourra en bouche pour le nelloyer el le remit en place. Et la séance continua... Des sporlsmen hantaient, tous les après-midis, le désertique alignement des gradins, s'oublianl pendant des heures à regarder le travail; des fils de famille, bons à rien, sauf aux exercices périlleux et vio-lents, et que séduisait cet asile du muscle et de l'audace, attendaient la fin des répé-I il ions pour essayer sur la piste aux jeux de l'acrobatie; des parlottes de femmes s'installaient au conlrôle. mêlant l'anglais, le français, l'italien et l'allemand dans leurs ;-aquelages. Des sons perçants de clarinettes el des mugissements de cuivre, scandés par la mailloche, retentissaient, brusquement dans une Iribune au-dessus d'une des entrées des fauteuils : c'était « l'orchestre » qui répétait, une bande de musikanls allemands qui désarticulaient le rythme de la musique à i"allure des chevaux en piste. Le tout sous la conduite d'un maestro qui, depuis vingt ans, leur battait la mesure et qui — mirabile d icilu — n'était devenu ni sourd ni même neurasthénique. El. ce vaste immeuble était encore plein de coins curieux, ignores du public : le magasin de costumes où les maillots fraîchement lavés pendaient à des cordes, r'omme des peaux d'écorchés; les loges où la senteur des eaux de toilette et des parfums violents ne parvenait pas à chasser l'odeur nui gencris du cirque, l'odeur chaude el, ammoniacale des écuries mêlée aux relents du cuir frais et de la sueur humaine: le magasin d'accessoires qui 'leuraif la colle de poisson et l'ordure fermenter et où s'entassaient casques, tonnelets vermillons, seringues en carton, guirlandes et couronnes en fleurs de papier, mandolines, bouteilles en bois, paillettes rutilant sur une housse de cheval; faux-cul du clown où le molosse plante ses crocs... • » * * J'avais, cette année-là. aux Galeries, une revue intitulée Bruxelles-Tout, le monde décent. Il parut indiqué d'appeler la. revue du cirque Bruxelles fout le monde monte. Les répétitions s'ordonnaient comme des manœuvres ou des cérémonies. 11 y avait des décors «aériens», inventés par un artiste .die la troupe. John Price. qui en avait fait breveter l'invention. Ils furent peints par Duboscq. Des tulles métalliques cylindriques, fendus, au haut et au bas, sur un cercle do fer de la dimension de 'la piste, descendaient de la coupole sur le bourrelet. Le tulle est un des plus anciens et. reste un des plus jolis moyens d'illusion au théâtre; quand on l'éclairé de l'intérieur, tout ce qu'il cache surgit dans un éclair et la peinture dont il est recouvert apparaît; si l'on ne laisse que l'éclairage extérieur, tout s'efface comme la fin d'un mirage. Le premier décor représentait les loits de la Grand'Place de Bruxelles par une nuit de Noël; sur le sable étaient disposés des toits en pentes contrariées, des fenêtres à tabatières, des cheminées, des plateformes praticables, le tout couvert de neige; les luîtes, quand la lune les éclairait intérieurement, faisaient surgir de la nuit le campanile de la Maison du Roi el la flèche de l'Hôtel de Ville; un ball'et de ramoneurs, de chats noirs et de pigeons blancs gambadait parmi les cheminées, landis que deux aéronautes descendaient la coupole du "irque en ballon et se posaient sur l'es toits... Tout ce tapage réveillait les habitants paisibles qui, en costume de nuit et !e bougeoir à la main, paraissaient à toutes les fenêtres des mansardes et, des greniers. Une patrouille de police intervenait qui s'en prenait aux aéronautes. Comment étaient-ils là? D'où venaient-ils? En vain essayaient-ils de l'aire comprendre qu'ils étaient arrivés par avion : on ne la l'ait pas à un vieil agent! Au surplus, avaient-ils des papiers? Ils n'en avaient pas. Est-ce que les oiseaux ont des passeports? Bref, la patrouille aurait conduit, tout le monde à l'amigo si le Cirque Wulff, où l'on se préparait, «justement par hasard» à jouer une revue n'avait offert aux aéronautes — jamais personne n'aurail soupçonné ça! — de remplir le rôle du compère et de la commère... Cette fabulation en valait une autre, sans plus; mais lepublic, surpris d'une mise en scène qui sortait des sentiers battus, fit un tel accueil à ce premier tableau que l'on pouvait, dire la partie gagnée, pour peu que la pièce se soutînt. La première se donnait au profil, de la section bruxelloise de la Presse belge. lia comtesse de Flandre, le prince et la princesse Albert, la princesse Clémentine et le duc de Vendôme, cinq ministres et toutes les « autorités constituées » assistaient à ce gala. ■Te suis d'habitude fort calme aux premières; j'offre volontiers, ces soirs-là, un coup de main aux régisseurs et tâche de donner courage et confiance aux artistes qui en manquent, à veiller aux oublis possibles. Mais les coulisses d'un cirque ne, sont pas celles d'un théâtre et je m'étais vu, la veille, à un moment de la répétition générale, coincé entre la trompe de l'éléphant et la croupe frémissante d'un cheval de sang, une croupe qui ne demandait qu'à se détendre : rien n'est, plus propre à vous faire comprendre votre parfaite inutilité dans la « conduite » d'une pièce équestre.. Et puis, le sort de Wulff me travaillait d'une inquiétude si énervante, que, pendant le prologue, je fus jouer au billard^ tout seul, dans un café désert, voisin du cirque. Je ne rappliquai dans l'immeuble que pendant le deuxième tableau el, je vis, derrière le rideau de l'entrée de la piste, un Wulff tellement, heureux que ça vous faisait de la joie rien qu'à le regarder. Ce deuxième tableau se passait au Cinquantenaire, où le compère arrivait à cheval, comme il convient. Ce compère, c'était le sexagénaire Minard, mon vieux compère de Bruxelles-fin-de-siècle, Minard qui avait été brigadier aux cuirassiers dans sa lointaine jeunesse, un Minard rajeuni, épalant, monté sur le plus beau cheval des écuries. Emilienne de Serre, qui faisait la commère, arrivait, éblouissante, dans un irréprochable dog-car. Et le ibon gros Bal-tus roulait, à travers la pièce et la piste, sur la balle de son ventre. L'interprétation comportait encore d'autres artistes de théâtre, notamment la belle Doë, qui avait un port, de reine et d'arène, et Dermette, transfuge des revues de la Scala. Quant à la troupe du cirque, elle donnait à fond. Le ■encours hippique, toujours noyé sous l'averse, fournissait l'occasion d'un double quadrille équestre où les gentlemen-ridcrs manœuvraient le riflard à la main. Un éléphant, en automobile se voyait dresser procès-verbal parce qu'il dépassai! le cinq à l'heure; un omnibus authentique de la ligne Place Madou-Place 'die Brouckère, qui, tous les soirs, entrait en piste au galop de ses quatre chevaux — et, par un miracle d'habileté du conducteur, jamais il ne capota! — était, plein de clowns, habillés on dames du monde qui enseignaient par l'exemple comment... il ne faut pas, quand 011 a des jupes, descendre d'un tram en marche. L'acte se complétait par un retour de la keremesse de Louvain en jan-plezier, un ballet au Royaume des enfants sages; une séance de la Chambre où un dompteur américain, alors célèbre à Bruxelles, se livrait à une curieuse expérience die dressage de l'animal féroce qui se nommait Demblon, où des ministres montaient au mât de cocagne pour décrocher un portefeuille, etc... Cet épisode parlementaire — chose amusante à noter — fut, supprimé, le soir de la première, pour que le prince Albert n'eût point à sourire des allusions politiques qu'il comportait. On le rétablit le lendemain. De la politique, on passait, par une de ces transitions en looping the loop communes aux revues, au Royaume des Décorations et c'était un des plus somptueux défilés qu'on ait vu à Bruxelles. Chaque ordre était représenté par un cavalier escorté die deux porteurs d'étendards ou d'emblèmes : pensez à ce que pouvait, inspirer à un costumier doué d'un peu d'ingéniosité : le Lion et le Soleil — le Faucon blanc — la Couronne de Chêne -— le Trésor sacré du Japon — le Médid.jé, l'Eléphant blanc du Siam, la Toison d'Or, le Nicham-Iftikar, le Double Dragon, l'Etoile polaire — la Légion d'honneur... On présentait, aussi — c'était l'année de la gu rro anglo-boer — « le pays qui n'a pas de décorations » : un soldat boer blessé suivi d'une femme en haillons et traînant par la bride un cheval fourbu... La joie de la soirée, ce furent les saluls de Wulff. Suivant une vieille tradition du cirque, quand un numéro du programme est. particulièrement applaudi, le directeur s'avance au milieu de la piste et, salue, avec gravité, pour remercier Je public de son bruyant hommage. A la première de la revue, Wulff ne crut pas devoir déroger à l'usage : après chaque scène, il vint s'incliner, en habit noir, au miiieu du décor, parmi les artistes. Le public, après s'être un peu étonné, le prit à la bonne. Wulff, béat., ne perçut même pas la ipart d'ironie qui entrait dans ces bruxelloises acclamations... r * * * Nous récidivâmes, l'année d'après (1904),; avec une revue intitulée « J 904, Partez! » qui, pour avoir fourni une carrière honorable, n'eut cependant pas le succès de sa devancière. C'est que les scènes de revue clans lesquelles on peut l'aire intervenir l'élément cheval, l'élément cirque, ne sont pas nombreuses. Nous avions écrémé le bouillon l'année précédente... Il y eut die chatoyants ballets, des décors suivant le procédé John Price : royaume du Bonbon, Olympe, palais du Cheval — mais ils ne valurent pas le Bruxelles-sous-la-Neige el. le défilé équestre des décorations. Ce fut un cortège dû cheval à travers les âges qui décida de la réussite. L'année suivante — celle du glorieux « septantecinquenairo » de notre indépendance nationale -— Wulff rêva sinon d'une nouvelle revue, au moins d'une grande pièce d'actualité. Parmi les fêtes qui marquèrent cette année du souvenir, la plus intéressante avait été la reconstitution d'un tournoi dans le hall du Cinquantenaire. Ça s'était, passé au début do juin. Le thermomètre était en délire. Pas un vélum dans le hall. Fournaise. Plusieurs milliers de personnes cuisant, clans leur jus. Grosses dames aploplectiques éclatant comme des bombes dans leurs corsages; messieurs liquéfiés, semblables, effondrés qu'ils étaient dans leurs loges, à des petits tas en décomposition, humides et fumants; éveillai 1s découragés, pendant au bout de mains molles; faux-cols et manchettes informes, réduits en pâte à papier. Le spectacle là-bas, au Cinquantenaire, fut somptueux; mais il avait manqué, pour le mettre au point, un imprésario averti, sachant, ce qu'il faut au public pour que son intérêt, éveillé, se maintienne. Ce fut superbe — et ce fut long; ce fut splendide — et ce fut monotone. Il eût fallu couper un bon tiers du scénario —• quitte à faire à l'archaïsme quelque accroc. Mais forcer les convives à manger le même plat de 14 heures à 18 heures, comme on ne disait pas au temps des ducs elle Bourgogne; leur faire entendre, pendant quatre heures d'horloge, des « bazuinen », c'était excessif. Oh! ces «bazuinen»! Vous vous souvenez du trombone de Bilboquet qui ne donnait qu'une note, toujours la même... — Les gens qui aiment cette note-là sont ravis! affirmait Bilboquet. Ceux qui aiment les « bazuinen » furent — au moins au diébut — aussi enchantés que les auditeurs de Bilboquet. Cortèges, défis, combats, joies, terreurs, tristesse, tout était annoncé, commenté, souligné, présenté par les « bazuinen ». Do, 2 à 3 heures, on trouva ça très bien; de 3 à 4 heures, les plus réputés amateurs de « bazuinen » commencèrent à transpirer des rondelles de saucisson; entre 4 et 5 heures, on cherchait des tampons di'ouate pour soustraire aux « bazuinen » ses tympans meurtris; entre 5 et 0 heures, le dernier des « bazuinards » demandait grâce et promettait sa fortune pour ne plus être « bazuiné » davantage... Nous fîmes donc, Dewattine et moi. Bruxelles Bazuinen, tombant ainsi dans une erreur que l'un de nous au moins, à raison de ses chevrons, aurait dû éviter. Le public, en effet, s'imagine généralement que les laits (]11i ont le plus amusé la galerie au cours de l'année écoulée sont ceux qui se prêtent le mieux à la revue. C'est tout le contraire: ce qui est «juteux», c'est le citron intact et non le citron pressé; quand un événement a fait les frais* de la gaîté générale, quand tout le monde s'est employé, pendant dies semaines, dans les -'azetles, les cafés et les salons, à en extraire tout ce qu'il contenait de drôle, le revuiste n'a plus qu'à se taire et à chercher autre chose. Notre revue fut une revue manquée. Les bazuinen furent aussi embêtants au Cirque qu'ils l'avaient été au Cinquantenaire. Dewattine avait eu l'idée d'introduire, dans le prologue, un ballet de punaises sortant des vieux meubles que les gagne-petit. allignent sur te parcours d'un cortège. à l'intention des badauds. Je montrai, pour ce projet, un enthousiasme médiocre. .Malheureusement, Wulff tiqua dessus : « Ja, jal très comiek! » II' fallut en passer par là. Le costumier berlinois Baruch imagina des travestis aussi vrais que nature : on aurait dit, vu au microscope, une grouillement de punaises en chair et en... pattes. Toute la salle se gratta tellement qu'elle oublia d|e trouver que c'était comiek. Wulff avait acheté quantité d'armures Lors de la vente du matériel du tournoi; il eut beau régler des carrousels et faire se précipiter les uns sur les autres le Charo-lais contre l'a Tremouille, Antoine de Bourgogne contre Jacques de Lalaing et de Ter-ïiont contre dje Borssele; nous eûmes beau imaginer des combats à pied, par huit hommes d'armes, sur l'air du quadrille à la Préfecture, et faire présider par Philippe Lebon, agent de 3° classe de la 4e dlivision, une passe d'armes où le clown Monrovia, déguisé en lutteur moyenâgeux, se combattait lui-même et tout seul : tant d'esprit prodigalement dépensé ne parvint pas à assurer le sort- de Bruxelles Bazuinen; elle décéda, après un mois de maladie, sans fleurs, ni couronnes. « Et Wulff chercha, car les jours difficiles menaçaient de revenir, un autre genre d'attraction. Il imagina un « numéro » qu'il promènerait par le vaste mond'e : un cheval qui fait le saut périlleux 'et même le double saut périlleux! Vous savez que la piste de la plupart des grands. cirques se transforme en pièce d'eau : le cheval devait, après avoir virevolté dans l'espace, tomber dans le réservoir. Il ne s'agissait pas, bien entendtu, d'un cheval qui s'enlèvex*ait par ses propres moyens, mais d'un cheval projeté par un ressort de catapulte : une fois le truc établi, Wulff se faisait fort de trouver un cavalier assez hardi pour enfourcher le cheval et de donner le change sur la façon dont le cheval s'enlevait. Il construisit d'onc, avec l'aide d'un ingénieur, un appareil spécial : un robuste plateau rectangulaire, long de 3 mètres et .arge de 2, était fixé, par l'un de ses p'etits côtés, au moyen de charnières, sur une assise de mêmes dimensions solidement fixée au sol; die puissants ressorts joignaient les côtés opposés aux charnières. On ramenait le plateau supérieur de manière à lui faire recouvrir exactement l'assise en pressant sur les ressorts et l'on assurait le contact par un fermoir qu'un déclin permettait de lever. Le plateau supérieur, iibéré, se relevait alors violemment et envoyait dans l'espace... le sac de terre qui, dans les premières expériences, tenait lieu du cheval — car, vous le pensez bien, on ne commença pas par projeter en l'air un canasson en vie. La difficulté était de donner au projectile une trajectoire qui le ferait tomber au milieu de la piste-bassin. On travailla, pendant des semaines, à étudier les plateaux, à disposer les ressorts, le cran d'arrêt et le déclic; on arriva, enfin, après avoir projeté des sacs de 100 et 200 kilos partout, sauf à l'endroit espéré, à les l'aire tomber où ils devaient tomber. On construisit alors un cheval de bois, grandeur nature et les difficultés recommencèrent : ce n'était plus un volume posé à plat sur le plateau projeteur qu'il1 s'agissait d'expédier, mais une masse posée sur quatre pieds, dont il fallait déterminer le centre de gravité. Les résultats furent bientôt assez satisfaisants pour qu'on risquât d'opérer avec un cheval vivant. On amena une vieille rosse, vouée à l'équarrisseur; on s'efforça de lui poser les pieds aux points de repère établis pour les jambes du cheval de bois et, au milieu du silence haletant de toute la troupe (car il n'était personne au Cirque qui se désintéressât de ces expériences), on fit fonctionner le déclic. Le cheval bondit en l'air, les membres épars et alla tomber dans les fauteuils où il se brisa l'épine dorsale. Ce fut une consternation. Wulff déclara qu'il en resterait là. Mais, quelques jours après, le désir le reprit furieusement de recommencer. On apporta je ne sais quelles modifications à l'appareil et l'on remit sur le plateau un nouveau cheval qui eut le même sort que le premier. On essaya alors d'un poney fort tranquille à qui on parvint, une fois ses pattes placées sur les repères, à faire garder l'immobilité. Le moment favorable fut saisi, le plateau se déclancha, le poney tourna deux fois sur lui-même et alla retomber au centre du bassin! Alors, ce fut une scène inénarrable : un immense cri de triomphe jaillit jusqu'à la coupole; tout le personnel du cirque s'embrassait, pleurait de joie; Wulff, submergé par les arlistes qui s'étaient jetés sur lui pour le féliciter et le presser sur leur cireur, avait l'air d'un sanglier coiffé par les chiens. On oubliait tous les déboires dans l'ivresse du succès... on oubliait même et surtout le cheval qui, étourdi — c'était bien son droit à cette bête — de se trouver immergé comme un poisson après avoir volé comme un oiseau, battait, l'eau de ses quatre pattes et était en train de se noyer. — Ma cheval! Ma cheval! cria Wulff. Le poney coulait à fond. Dix pensionnaires du cirque plongèrent à la fois tout habillés, saisirent le poney et le ramenèrent en triomphe. Et, ce jour-là, Wulff fit des rêves que toute la troupe partagea : il tenait un numéro qui ferait courir les deux mondes. Jl ne restait qu'à trouver le moyen de dissimuler le tremplin et son dispositif et à dresser le cheval de telle sorte qu'il aurait 1 air de bondir de lui-même! El il n'était personne, même parmi les femmes, qui ne fût prêt à monter dessus. Hélas! l'expérience si bien réussie n'eut pas de lendemain; quelques jours après, comme nous arrivions au Cirque, on nous dit que le poney avait été se tuer sur le bourrelet de la piste; nous n'osâmes plus jamais on parler à Wulff, tant il se montrait sombre et désolé... Et il se mit en quête d'une autre invention... r » * * Gustave Lagye lui proposa bien un ballet à grand spectacle, mais le vent ne soufflait plus à la mise en scène. Puisque, à l'occasion du Cirque, j'ai parlé de Dewattine, quelques mots au sujet de G. Lagye, qui fut longtemps attaché, comme lui, à la Gazette, seront, peut-être à leur place ici. J'ai déjà dit., je crois, qu'avec Gustave Lagye, — cousin de Victor, qui l'ut secrétaire de rédaction de l'Etoile Belge, el y a laissé des regrets non encore apaisés,' — j'avais adapté une opérette autrichienne : l'Oiseleur, que les Galeries représentèrent et que, par parenthèses, Jeanne Maubourg, devenue Mme Roberval, et directrice d'un théâtre canadien d'opérettes françaises, reprit, 'l'année dernière, à Montréal. Ce bon Gustave Lagye, qui avail. traduit des douzaines de pièces, rimé des centaines de chansons, écrit des milliers d'articles, était .le type accompli de l'homme-de-lellres bohème : à l'heure où l'âge mûr lui conseillait, de se tenir sur le refuge des piétons pour éviter les autos, il n'en continuait. pas moins à flâner sur la chaussée, insoucieux des bousculades où son goût de l'imprévu l'incitait. Gustave Lagye, en tant que traducteur, n'avait jamais eu de chance- Il avait transvasé en français et en flamand certains ouvrages allemands pour des prix de famine et-, ayant négligé de rédiger préalablement des contrats en bonne et due forme, s'était vu refuser tout droit d'auteur. Il dut notamment faire un procès aux auteurs de Boccacc, dont il avait traduit l'œuvre; il obtint, après des instances judiciaires multiples et coûteuses, l'autorisation de faire... ajouter son nom sur les affiches des représentations en langue française. La raisonnable part de droits qui revient au traducteur lui aurait assuré l'aisance pour sa vie entière. Habent sua fata traductores... Quand nous eûmes adapté l'Oiseleur, musique de Zeller, paroles do West et Held, en suite d'un contrat parfaitement clair avec les prénommés, nous vîmes surgir M. de Biéville : c'est que le livret allemand mentionnait, sous le titre du Yogelhânder : « d'après une idée de M. de Biéville» et que le fils de l'auteur français prétendait que l'Oiseleur descendait en droite ligne de «La Gard.euse de Dindons», née de l'imagination féconde de son père. J'allais à Paris voir ce trouble-fête el, je rencontrai, dans un appartement qui fleurait bon la vieille France, un notaire déjà âgé et tout à fait aimable qui me dit : — Monsieur, MM. West et Held et M. Zeller promènent de par le vasle monde, depuis plusieurs années — car l'Oiseleur, traduit déjà dans cinq ou six langues, a obtenu partout un succès considérable — une pièce qui appartenait à mon père. Je n'ai pu les en empêcher aussi longtemps qu'ils n'ont pas présenté la pièce en français. Aujourd'hui, je les tiens... —• Mais nous ne sommes pas responsables, mon collaborateur et moi. lui dis-je, du fait que les Autrichiens ont exploité à leur profit votre bien et il serait vraiment injuste de nous en faire supporter ies conséquences... — D'accord. Mais comme je n'ai pas d'autre moyen de faire reconnaître mes droits que d'interdire les représentations en langue française, je les interdis. Le premier interdit dans cette affaire, ce fut moi, vous pensez! Je n'en plaidai pas moins la cause de Lagye et la mienne avec une énergie qui loucha cet excellent notaire, car il finit par admettre qu'il ne s'opposerait pas aux représentations si, par la suite, on lui réservait dans la répartition des droits et jusqu'à ce que la Gardcuse de. Dindons fût tombée dans le domaine public, une part légitime. Ce qui fut fait- Tels furent les ennuis que nous valut, avant même sa naissance, VOiseleur : Lagye était de ces 'braves types dont la tartine tombe toujours du côté de la confiture. La Gazette, à la rédaction de laquelle il appartint pendant vingt ans, a rappelé récemment, de plaisants souvenirs sur son vieux collaborateur, tout à fait populaire dans le monde de la presse. Un jour, racontait-elle, un ami va le trouver chez lui pour lui demander un renseignement. Il frappe à la porte de l'appartement. « Entrez! » 11 pousse la porte. Il ne voit personne. « Par ici! » El il découvre notre Lagye qui était au lit avec sa femme. 11 se retire précipitamment, par discrétion. « Mais arrivez donc! Ne vous dérangez pas... Nous dînons! » En effet. Los deux époux mangeaient la soupe clans leur lit, leurs assiettes posées sur les genoux, la soupière sur la lable cfe nuit— « Vous ne voulez pas partager notre dîner? » L'ami s'excusa. Chez les Grecs, du temps de Platon, qui mangeaient couchés, cela eût paru tout naturel, pourtant... Une autre fois, le même visiteur, arrivant encore à l'improviste, trouve Lagye et sa femme assis l'un à côté de l'autre, lui les jambes nues, elle les jupes pudiquement retroussées, tous deux les pieds dans l'eau. Ils prenaient un bain de pieds... Et Lagye, toujours hospitalier et engageant : » Vous n'en usez pas?... Profitez donc de l'occasion! Voulez-vous une cuvette! Il reste de l'eau chaude sur le feu!- » Au temps où nous tripotions l'Oiseleur, je m'en fus un matin' chez Lagye et le trouvai au lit avec sa femme, dans le même appareil cubiculaire. La conversation s'engagea très à l'aise, comme si l'on se fût rencontré au café. Cependant, je ne tardai pas à remarquer que cette conversation était, à tout instant, coupée de bruits insolites... qui n'avaient rien d'humain, tout en en ayant quelque chose. Etonnement, puis inquiétude, puis consternation; finalement... agacement violent. Lorsque le bruit se renouvela pour la dixième ou douzième fois, malgré moi, je jetai vers le couple un regard irrité- La bonne Mme Lagye éclata de rire, plongea la main sous la couverture et en retira un petit être tout grinçant rte fureur: c'était un ouistiti qui partageait la couche de ses bons maîtres... Vvant d'être le maître d'un singe, Lagye l'avait été d'un chien qu'il garda pendant dix ou douze ans el qu'on appelai! Rataplan; c'était un petit « strootluuper », intelligent et joyeux, le nez au vent, avec un bout de queue toujours frétillant. Il faisait des tours. Son ennemi mortel, c'était Charles Buis, notre ancien bourgmestre, sous la magistrature duquel furent imposées, pour la première fois, à la gent. canine, la muselière et la médaille. Au seul énoncé du mot Buis, Rataplan se mettait à aboyer avec fureur — une fureur que des caresses et du sucre ne pouvaient apaiser qu'à la longue. Un soir, dans un meeting électoral, Rata-plan — il ne quittait jamais son maître — se trouvait à la table de la presse, surveillant, les journalistes qui faisaient le compte rendu. Un des orateurs du meeting, Emile Feron, ayant cité dans son discours le nom de Buis, Rataplan, qui ne dormait que d'un œil sur la table, parmi les crayons et les encriers, sauta sur ses pattes et se mit à aboyer si furieusement au nez d'ïlmile Feron que la harangue en fut interrompue tout net. Et Gustave Lagye dut emmener son chien, toujours aboyant, au milieu de l'hilarité inextinguible de la salle et sous la froide colère de l'orateur. Quand Rataplan entrait dans un café avec Lagye, celui-ci mettait sur le nez de Rataplan un morceau de sucre; le chien s'immobilisait et Lagye prononçait des « versses » de sa composition : Quand « Rataplan » va-t-à la chasse, Il prend son fusil, sa besace ; Et, s'il rencontre une bécasse, Il la met en joue et fait feu! Sur le « fait feu! » Rataplan faisait monter le morceau de sucre au plafond, puis se l'introduisait clans l'économie, en regardant d'un œil reconnaissant le généreux donateur . Les « versses » de Lagye avaient été traduits dans toutes les langues. Il nous souvient de la version latine : Quum Rataplancus venatùm il Fusicum sumil et capsanï; Si forle avem quemquam aspexerit. IuspicU el fecil : « ignem « ! On pouvait se servir à volonté de toutes les langues, depuis le flamand et l'anglais jusqu'au namaquois et au papou : pour Rataplan, c'était toujours du sucre... Lagye, qui avait été, pendant toute sa carrière de journaliste, un travailleur acharné, une vraie « bête d'encre », comme on dit dans les rédactions, se relâcha de son labeur professionnel pendant les dernières années : soit fatigue physique, soit désir d'entreprendre une autre carrière (il mourut conservateur de la Bibliothèque de l'Académie de la ville de Bruxelles). Pour échapper aux corvées journalistiques, il opposail, aux instructions que lui donnait le secrétaire de rédaction, une résistance passive, tranquille, obstinée .. et souveraine : « 11 y a, ce, soir, à 8 heures, un meeting important à la Brasserie Fia momie; il faudra que tu en fasses un compte rendu, lui disait le secrétaire. •— Je veux bien, disait Lagye. Seulement, oîi est la Brasserie Flamande1 — Mais rue Auguste Orts; tu y as été vingt l'ois... — Il est possible que j'aie été vingt fois à la Brasserie Flamande : mais, à mon Age on perd un peu la mémoire; tu verras ça quand tu auras 55 ans... — Tu te paies de ma tète! — Tu ne voudrais pas, et moi non iplus. Tu disais donc que c'est rue Auguste Orts. la Brasserie Flamande. Bon. Quand je serai rue Auguste Orts, je m'informerai; avec une langue, n'est-ce pas, on va partout, et ce sera bien le diable si un agent de police n'arrive pas à m'indiquer la salle. Seulement, où est-ce la rue Auguste Orts? — Tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas... — Crois ce que tu veux; mais, do nous deux, quel est le seul qui sait si je sais où est la rue Auguste Orts? C'est moi, n'est-ce pas? Eli bien! je le déclare que je ne sais pas où c'est! — Devant la Bourse, voyons! — La Bourse?-. Oui, oui, j'ai connu ça, quand j'étais petit... Je l'ai même vu construire... mais il y a si longtemps... Voyons, si tu devais aller d'ici à la Bourse, quelles rues prendrais-tu? — Zut! coupait le secrétaire de rédaction, tu m'embêtes : le meeting commence à 8 lu-lires; il me faut ta copie à 11 heures 'au plus tard. — C'est bien! C'est bien! disait, Lagye. Et il s'en allait d'un pas résigné, en montrant au secrétaire un dos de cala-strophe. Il revenait au journal vers 10 heures. —■ Comment, c'est déjà fini? s'exclamait le secrétaire. Alors, Lagye, infiniment, calme : —■ Je no sais pas si c'est fini : je ne sais même pas si ça a jamais commencé. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai jamais pu trouver la rue Auguste Orts... Cependant Rataplan mourut un triste, matin et Lagye l'ut longtemps inconsolable de cette mort. On vil. cependant, au bout de quelques mois, Lagye reparaître avec un autre ltataplan, qui ressemblait au premier. Et cela suscita dans le monde de la presse des commentaires généralement sévères que Ch.-M. FI or O'Squarr résuma gravement dans une chronique qui alla au cœur de Gustave: «G. Lagye, disait Flor, a remplacé Rataplan. C'est injuste. C'est regrettable. C'est indigne. C'est mettre l'homme au-dessous de. la bête : si Lagye était mort avant ltataplan, jamais Rataplan n'eût remplacé Lagye »... CHAPITRE XIII. Le gros lot aux Galeries. Bolossy Kiralfy. « Au pays des Merveilles ». Un ténor qui plonge et ne reparaît plus. La revue à Liège. Gustave Thiriar. L'« Hippodrome » à Anvers. Léon Osterrieth. « Au pays de Manneken-Pis ». Le théâtre Déjazet et son directeur. Un trait de Maubourg. Le bon artiste Lemaire, qui appartenait, depuis dix ans, à la troupe des Galeries, avait eu, en janvier 1906, l'idée d'organiser, à l'occasion de la Loterie de l'Exposition de Liège, une tontine parmi le personnel du théâtre. Ce furent surtout les danseuses et les choristes hommes qui souscrivirent. Septante-quatre billets furent réunis : soixante et un furent acquis par les participants; treize furent offerts à la «tontine», c'est-à-dire abandonnés par les preneurs : cinq par Mme Maugé et son fils, trois par deux artistes, cinq par votre serviteur. Or, tandis qu'on répétait généralement Boecace, vers 2 heures, le 23 janvier 1906, la nouvelle arriva au théâtre que l'un des numéros do la tontine avait gagné le gros lot, le lot de 180,000 francs! 180,000 : 74 = 2,950 francs par billet! Le tonnerre, éclatant dians les frises du théâtre, n'eût pas causé plus de surprise : d'abord immobilisé par la stupéfaction, tout le plateau éclate en cris d'allégresse, en hurlements de joie; on s'embrasse, on danse, c'est inénarrable! Le brave Lemaire n'était pas de la répétition : on court le chercher; on le trouve jouant aux cartes dans un café du voisinage : quand on lui apprend la nouvelle, il n'y croit pas; il prie les «farceurs» de lui laisser terminer sa manille... et il la termine, en effet- Après quoi, Pair tranquille, mais l'esprit travaillé d'un commencement. de doute... et d'espoir, il se rend au théâtre. A peine a-t-il poussé la porte du loyer que vingt bras l'étreignent, vingt voix " joyeuses lui crient éperdûment merci; le brave garçon devient blanc comme un linge; jamais, dans les multiples expressions qu'il excelle à donner à sa physionomie, ahurissement ne fut plus comique. Il balbutie : « C'est vrai, -'est bien vrai??? » flageolle sur ses jambes et se met à embrasser tout le monde, à la fortune du pot... On vient nous chercher, nous aussi, au Petit Bleu, dont les bureaux sont voisins du théâtre. Nous courons sur les lieux de l'événement. Dans le passage des Princes, nous trouvons une petite danseuse « italienne » : « Ouie! ouie! Monsieur Garnir, nous dit-elle, entre deux sanglots, et dans le plus pur marollien qui se puisse entendre, ça est maintenant une affaire : je sais que pleurer; c'est comme si j'aurerais une cuite! » Au foyer, ces messieurs des chœurs battent des entrechats frénétiques. A l'avant-scène, on embrasse le pompier. Dans ces conditions, la répétition de Boc cace — il fallait bien répéter malgré tout — ne fut pas de la petite bière. Malgré tous les efforts des chefs de service, personne n'était à sa réplique. Inutile d'insister... on passait... Tous les chœurs avaient, en un moment, désappris paroles et musique. Les figures rayonnaient; la scène était comme éclairée par des herses d'yeux à incandescence, de temps en temps, un cri de joie «sautait» parmi la ligne des danseuses rangées en ordre... dispersé; tandis que la tête du souffleur, moustache à la Sarazine, ouvrait une bouche énorme, d'où ne sortait aucun mot du texte... — Presque 3,000 francs! Et mon enfant, que je pourrai maintenant élever! répète pour la centième fois une petite femme, les épaules toutes menues, sous une méchante pèlerine . — Moi, dit gentiment une petite choriste, fille du concierge d'un de nos grands théâtres, je vais acheter une perruque à ma mère... — Mme Maugé! s'exclame une autre, je vais m'acheter un costume tailleur! Et une petite brunette confie — très haut — à un camarade : — Je lâche mon singe, je vais me payer mon béguin!.- Dans la loge du concierge, une jolie personne, pâle de rage, s'exclame furieusement : — Podferdecke! Potferdecke! dire que j'ai quitté les Galeries pour entrer dans les chœurs du Molière! Trois artistes mâles sont parmi les gagnants. De petits rôles. Ils sont en conciliabule; ils étudient une combinaison pour prendre en société, l'hiver prochain, la direction d'un théâtre qui sera, à toute évidence, une affaire d'or... Il fallut, après le deuxième acte, lever la répétition; mais le photographe prit un groupe des gagnants, en costumes de Boccace; Angèle Van Loo et Jeanne Orvan. au premier plan, accostées de Lemaire, Balthus, Lespinasse et du deuxième régisseur qui étalait sur son pourpoint le bienheureux billet n° 192,591, n" -i : document historique! ■ Toute la soirée et toute la nuit, dans la rue des Dominicains et la rue des Bouchers, l'animation fut extrêmement pittoresaue : le personnel des autres théâtres se précipitait dans les cabarets fréquentés par les camarades des Galeries : le patron d'un de ces cafés, inscrit lui aussi, par un pur hasard, sur la liste de la tontine, avait mis un tonneau de lambic à la disposition de ses habitués. A la dernière représentation des Dragons de l'Impératrice, le soir, deux des interprètes ne purent s'empêcher d'ajouter au texte les mots : — J'ai gagné le gros lot! Et le public de rire de bon cœur, voire d'acclamer. Aux troisièmes galeries, la police dut calmer une brave femme qui voulait absolument jeter une brassée de fleurs aux héros de la journée. Dans les couloirs, M. Petyt, le secrétaire-trésorier de la tontine, exhibait le billet gagnant aux personnes désireuses de le contempler. On s'en rinçait l'œil pour deux sous. L'argent récolté do cette façon fut envoyé au Petit Bleu pour ses pauvres. 'Ce que devint, entre les mains des gagnants, la jolie bourse qui leur tomba ainsi du ciel? Hé! hé! plusieurs choristes se marièrent, fondèrent un petit commerce et j'en connais deux qui ont présentement pignon sur rue. Mais il y eut, naturellement, parmi les fourmis, des cigales qui cessèrent de chanter avant que la bise fût venue. Et puis, surgirent des créanciers qui firent opposition à certains paiements : ces choses-là, voyez-vous, arrivent quelquefois au théâtre... Les choristes vinrent me donner, dans la paisible rue que j'habite, unie sérénade dont, entre nous, je me serais fort bien passé et les voisins aussi. On me fit cadeau d'un superbe chronomètre en or. Maubourg, vexé de n'avoir pas souscrit à la tontine, me fit remarquer un jour que, si je vivais juqu'à 80 ans, chaque fois que je regarderais l'heure à ma montre, ça me coûterait 1 fr. 75. * * * Puisque'nous parlons de l'exposition de Liège, laissez-moi évoquer un souvenir de l'exposition de Bruxelles de 1910. Bolossy Iviralfy, entrepreneur de spectacles molossaux, bo'lossaux et colossaux, s'en vint,* à Bruxelles, à l'occasion de cette exposition, monter une pièce qui, disait-il, avait obtenu, en Amérique et en Angleterre, un succès sans précédent et que les affiches dénommaient : « spectacle fantastique, aquatique et musical ». Des commanditaires bénévoles lui construisirent une salle de théâtre en planches de ne je sais plus combien de milliers de places, sur les terrains de l'ancienne école vétérinaire, que l'on venait de désaffecter; il y avait, devant la scène, un fossé large de 5 mètres, long de 20 et profond de 2, sur lequel naviguaient des embarcations de formes imprévues, où se jetait une automobile occupée par cinq ' personnes, ainsi que quelques couples de danseuses-ondines et où — mirabile dictul — plongeait, finalement, le ténor de la pièce, ce plongeon ayant ceci de particulier que le ténor ne revenait plus à lu surface de l'eau : par un truc habilement machiné, il gagnait une cloche à plongeur; des couloirs souterrains ou plutôt sous-aqueux le conduisaient à une vanne de sortie invisible au public. La pièce s'appelait : Au pays des merveilles. Bolossy Kiralfy me fit l'insigne honneur de me prier de la mettre à la sauce bruxelloise, entendez de la faire conduire par une manière de Passe-partout qui serait né rue Haute. Ça me parut rigolo — et je marchai... sur la pointe du pied en m'enveloppant du voile épais et salutaire de l'anonymat- Je ne regrettai ni mon adaptation ni mon incognito, car ce fut, parmi tous les spectacles forains, un spectacle do grand style. Jamais scénario plus incohérent n'était sorti d'un cerveau américain perturbé par le whisky. Toutes les herbes do la Saint-Jean des vieilles féeries du Ghâtelet, s'y trouvaient réunies; les seuls noms des personnages vous donneront une idée de ce salmigondisr on voyait s'y bousculer : Ilarold un duc anglais; Sir Guliver, son "tuteur; Amina, fille do Sir Guliver; Egbert. mattre veneur; Greppo, aviateur; Neptune, «roi des eaux»; Satanas, «méchant esprit du XIX0 siècle»; Archangia, lionne fée du XXe; Jef Kioke-poutje, domestique de Harold; Pierretta, «fille foraine»; Ida, naïade; Dragonfin, «amphibie»; un notaire; Aquadina, princesse de la mer... Et le programme, que je copie, ajoutait en bloc : «Seigneurs, dam.es, villageoises, masques, clowns, sirènes, porteurs d'étendards, gens de diverses nations, chevaliers, bateliers, brigands des Montagnes Rocheuses, démons, géants et nains, poneys, soldats de bois, « clochettes musicales », baleine, girafe, lions, automobilistes, chauve-souris, tyroliens, nymphes, pêcheurs à l.a ligne, etc.! » Le premier acte montrait, comme décor, le vieux manoir anglais du duc Harold, une passe dans les Montagnes Rocheuses, une place publique à Vienne un jour de foire et une pantomime aquatique. Au deuxième acte : paysage d'automne au Tyrol; un désert rie glace au Pôle Nord; une plage napolitaine; le Royaume de Neptune. Au troisième : une grotte bleue sous-marine, une forêt en feu avec panorama mouvant, se déroulant devant une locomotive dont, les roues tournaient à toute vitesse dans le vide; une gorge des Andes; enfin « im temple magnifique en architecture de fantaisie avec des joyaux peints et onze cents lampes électriques ». Quarante musiciens, sous la conduite énergique du petit père Barachin, toni-truaient sans relâche au cours de ces trois actes; pour ne pas empiéter sur les places payantes, on leur avail aménagé une espèce de quai sur le canal : les trois quarts du temps, ils jouaient les pieds dans l'eau; ceux qui eprent le bonheur de s'en tirer seulement avec îles rhumatismes à vie furent considérés comme bénis des dieux. Bolossy engagea quatre quadrilles de danseuses sachant danser; comme il lui fallait en tout cent vingt «ballerines», il battit, pour compléter son cadre, le rappel dans toutes les usines de Molenbeek et de Cureghem. Gomment il parvint à dresser ces ouvrières qui, jusqu'alors, avaient borné à la « trappe » des salles de danse des faubourgs, leur éducation chorégraphique, je ne saurais le dire; mais le fait est que ce diable d'homme y parvint! Au tableau du royaume d'Amphitrite, elles se rangeaient à ia rampe, sur une seule ligne et levaient avec ensemble 120 jambes droites qui se réflétaient dans l'eau trouble comme de gros saumons frétillants pris à l'hameçon. Kiralfy déclarait que c'était sublime et venait saluer le public : les cuivres de l'orchestre crachaient do la mitraille et d'es projecteurs inondaient, de flanc, les 120 jambes multicolores. C'est à ce moment, et non à un autre, que se produisait le clou de la pièce : le ténor piquant une tête dans l'humide élément comme il a été dit ci-dessus... Le public s'enthousiasmait moins que le Bolossy n'avait annoncé à ses commanditaires qu'il s'enthousiasmerait, mais tout de même, cet américanisme faisait son effet... Le ténor, quand le Bolossy l'avait recruté, avait signé son engagement sans hésiter et peut-être sans le lire; quand on lui parlait, au cours des répétitions, du « truc » qu'on réclamerait de lui, il souriait d'un air supérieur, déclarant qu'au théâtre il faut savoir tout faire et qu'il en avait vu bien d'autres- Peut-être s'imaginait-il qu'on voulait le mystifier. Mais, quand le truc fut établi — il ne le fut qu'à la répédition générale — et qu'on l'invita à plonger sa physionomie marqua les signes de la plus vive alarme. C'était vrai qu'on allait l'obliger, tous les soirs, à faire ce plongeon-là? Il découvrit tout à coup qu'il ne savait pas nager, que l'eau était sale, qu'elle éiait froide; que si certains de ses confrères oont notoirement connus pour nager entre deux eaux, il ne mangeait pas, lui, de ce pain-là; que les ténors sont faits pour chanter et non pas pour périr par asphyxie pulmonaire; bref, il invita le Bolossy en personne à lui montrer comment il fallait faire. Bolossy, son contrat à la main, lui répondit que l'eau n'était pas faite pour les directeurs; qu'elle n'était sale qu'en apparence; que, par cette' température estivale, la fraîcheur devait causer à l'intéressé une sensation agréable, que les gens qui ont besoin d'un bain paienl généralement I franc pour goûter le plaisir de s'immerger dans un bassin de natation — tandis qu'ici le bain était offert pour rien. Peine perdue: le ténor ne voulut rien savoir. Et l'on ne saiL trop comment cela aurait fini si, agacée par ces palabres, une femme, une faible femme, — en l'occurrence la première chanteuse — n'avait fait honte au ténor de sa pusillanimité et, d'un mouvement délibéré, ne s'était plongée dans la mare! Il y eut dans l'assemblée un cri de surprise, d'admiration et d'effroi; quelques minutes après, la courageuse jeune femme, happée on ne sait comment par la cloche à plongeurs, réapparaissait sur la scène, ruisselante, triomphante et ravie! Le Bolossy l'embrassa au risque de s'enrhumer pour le restant de ses jours, lui promit une récompense pécuniaire — qu'il oublia, d'ailleurs, de lui donner — et sa photographie dont il lui remit sur le champ quatre exemplaires, avec dédicace. Que voulez-vous que fît le ténor, après un tel exemple? Qu'il plongeât! 11 le fit — et il le fit intrépidement, imperturbablement, tous les soirs, qu'une croûte de crasse couvrît la mare stagnante du «canal» ou que, la bise étant venue, il risquât, tous les soirs, la. bronchite. Ce fut une des plus belles victoires du féminisme à laquelle il m'ait été donné d'assister... Le théâtre Kiralfy aurait dû s'ouvrir en même temps que l'Exposition; il ne fut inauguré qu'en juillet et l'on n'y fit qu'une seule fois salle comble : le 15 août, jour férié, où, de mémoire d'organisateur de spectacles et de festivités, toutes les attractions regorgent. En sorte que ceux qui soutiendraient que ce royaume de Neptune fut, pour les commanditaires, le royaume de Plutus, diraient un gros mensonge... Bolossy Kiralfy quitta Bruxelles avec le même sourire méphistophélique qu'il avait en y arrivant. 11 emporta vers des au-delà et des encore plus loin tout son matériel de décors et costumes et aussi une série de « numéros » genre Barnum, qu'il avait exhibés dans un terrain en bordure de la Senne, proche de son Bolosseum femme à barbe, homme squelette, phoques parleurs, jeux de massacres « vivants », centenaires, puces savantes, diseuses de bonne aventure — car cet homme ingénieux joignait à la profession de directeur de théâtre celle de montreur de phénomènes et il pouvait vous procurer, avec une égale aisance, à condition que vous le payassiez d'avance, depuis des chapeaux gibus jusqu'à des filets de kangourou, en passant par des garnitures de cheminée, des pailles à nettoyer les pipes, des fûts de claret, du fromage de Gruyère et des mandolines en béton armé. ■ * * * Mais les pages de ce manuscrit s'ajoutent aux pages et, à consulter mes notes et ma mémoire, il n'y aurait pas de raison qu'elles ne continuent à s'accumuler, si je n'élaguais avec énergie. Ad eventum festino. Quelques souvenirs au sujet des revues de province. Des sept ou huit revues que j'ai faites à Liège, celles qui m'ont laissé le plus agréable souvenir furent commises en collaboration avec Gustave Thiriar, populaire dans toute la Cité ardente et lieux circon-voisins. Je n'ai jamais rencontré d'auteur qui lût ses productions avec plus de gaîté communicative; tout riait en lui dès qu'il avait déployé sa feuille de papier : ses petits yeux malicieux qui. aux meilleurs endroits, s'emplissaient do joyeuses larmes, sa bouche qui béait d'aise et son ventre énorme que des soubresauts abaissaient et levaient, tandis que ses mains frappaient comme des battoirs la rotondité de ses cuisses. Comment un homme aussi jovial aurait-il écrit des pièces tristes? Le théâtre wallon de Thiriar est là pour prouver que c'était impossible. Thiriar était imprimeur et tenait une papeterie sur la Batte, le point sonore de la vie populaire à Liège- Toute la maison était pleine de cette vieille gaieté liégeoise apparentée de si près à la vieille gaieté française. Les botteresses-colporteuses, quand elles venaient s'approvisionner au magasin, s'attablaient traditionnellement dans l'ar-rière-boutique devant une tasse de café coulant d'un inépuisable pot que la bonne Mme Thiriar manœuvrait sans se lasser. Thiriar adorait leur raconter des histoires et s'en faire raconter par elles : des rires et des cris emplissaient la pièce et les flancs de Thiriar dansaient le shiirimy avant la lettre. Nous nous mîmes à la besogne vers la fin de l'été. La chambre où nous collaborions — sous les auspices d'un Musigny vigoureux et coloré — se trouvait au premier étage et, par la fenêtre ouverte, entrait, du marché de la Balte, la rumeur de la foule, toujours grouillante en cet endroit, brusquement submergée par un échange d'invectives ou par des braiements d'âne; l'odeur violente des laitages fermenlés, de la viaradte crue e! des premiers paniers de pommes emplissait la chambre et, devant mes yeux, s'allongeait le ruban de la Meuse, parée pour la traversée de la ville. C'est à Liège qu'elle reflète, avant d'aller se perdre danj les sables hollandais, les derniers rochers et les derniers villages wallons et qu'elle est plus belle, semble-t-il, de ce qu'elle va mourir... Et tout cela, dans mes souvenirs, obéit- à un branle : sur tout cela, le ventre en ondulations de Thiriar monte et descend, comme la houle élève et abaisse la barque qu'elle porte. Il devrait se trouver, parmi ceux qui furent les familiers de Thiriar, quelqu'un qui écrirait l'Histoire du ventre de Thiriar à travers la vie liégeoise. On le verrait, ce bienheureux ventre, rythmant d'une danse douce et lente, au dessert des banquets de la vieille Société Wallonne, le refrain d'un air du Caveau-, on le verrait, majestueux et rondouillard, précédant son propriétaire au défilé de quelque cercle populaire devant la Violette; on le verrait au repos, pareil à une outre réjouissante accroçhée au mur au-dessus de la double colonnade des jambes sur lesquelles il retombe; on le vérrait, les soirs de première, au théâtre wallon, avançant à la rampe sa rondeur sympathique et saluant le public qui. au milieu des acclamations, a exigé l'auteur. Celui qui n'a pas vu ce ventre-là ne sait pas ce que c'est qu'un ventre de brave homme, d'un ventre que complètent une bonne conscience et un cœur loyal. Et il y avait aussi les yeux, des yeux bridés concentrant de la joie sous les arcades sourcilières, des yeux qui semblaient dire : « Non, mais croyez-vous que c'est drôle, tout ce que je vous lis! Je n'avais jamais cru moi-même que c'était aussi drôle que ça!... » Le fait est que ça l'était et le public se chargea de le signifier à Thiriar le soir de la première de notre revue, qui fut prestement enlevée par le sympathique couple directorial Keppens-AndVal, quelques artistes locaux et Druart, le sosie de Lortheur. Quelques années après, Iveppens lâcha la direction du Pavillon de Flore pour prendre celle du Grand Théâtre et imagina, pour le mois de la foire, de faire adapter, pour Liège, la revue « des quatre Commères » qui avait fait, l'hiver précédent, les beaux soirs des Galeries. J'en parle pour rendre, en passant, un hommage au régisseur Almanz. Celui-ci avait réglé, à Bruxelles, un « défilé des Bières » dont les mouvements d'ensemble, exécutés sur le plateau planté d'un praticable de huit marches, était impeccable. Ce défilé passa à Bruxelles environ 125 fois devant le public et rien ne semblait plus facile que de le transporter à Liège où les dimensions de la scène sont sensiblement les mômes qu'aux Galeries. Or, Almanz qui, de toute la revue, n'avait jamais lâché un seul soir son poste de surveillance, dans la coulisse de droite, aux Galeries, avait déclaré, le soir de la dernière : « Je défie n'importe qui de faire défiler comme ça trente-huit danseuses, marcheuses et choristes mêlées. » Comme il quitta les Galeries quelque temps après la revue, il n'eut pas l'occasion de vérifier si sa prédiction était bonne- Mais nous eûmes, nous, l'occasion de le constater, à Liège. En effet,, on eut beau employer le môme matériel, prendre les mêmes chefs de file, garder la même musique, recommencer cent fois et mettre au pupitre Maubourg, qui avait dirigé tant de soirs ce «défilé» à Bruxelles, jamais l'on'ne parvint à la parfaite précision qu'avait obtenue Almanz. Je le lui écrivis loyalement et spontanément quelque part en France, et je pense, bien que ce compliment dut réjouir les fibres les plus sensibles de son cœur d'homme consciencieux et despotique. * * * L'Hippodrome d'Anvers, détruit par un incendie et reconstruit depuis, était un très' vaste établissement : la mégalomanie anversoise s'y était donné librement carrière. A l'origine c'était un cirque — un cirque immense dans lequel notre cirque de la rue de l'Enseignement serait entré comme une bouteille dans le seau à frapper le Champagne. Comme les chevaux et les clowns ne donnaient guère, on transforma le cirque en théâtre, en installant une large et profonde scène sur un secteur de l'arène et les dépendances. Malgré la portion considérable qui fut ainsi sacrifiée, le théâtre pouvait encore contenir près de six mille personnes. Des baignoires de face, avec de fortes jumelles marines, on distinguait à peu près le jeu de physionomie des artistes. Quand, à l'orchestre, les cuivres ne renforçaient pas les bois, on croyait, du fond do la. salle, entendre une boîte à musique. Le dimanche, un public « populaire » prenait la salle d'assaut, chantait en chœur les couplets en patois anversois et dévorait avec gloutonnerie cette « gamelle de joie». A de certains moments, une querelle émouvait les hautes sphères et, comme ces gens du port ne mettent qu'une relative délicatesse dans leurs bousculades, il arriva une fois qu'un spectateur qui s'obstinait, en restant debout, à empêcher ses voisins de voir la revue, fut proprement jeté par- dessus le bourrelet de l'amphithéâtre par les dockers irrités. Il avait 5 ou 6 mètres à parcourir pour tomber dans la première galerie; heureusement il se cramponna, dans sa chute, aux girandoles, où on alla le décrocher meurtri, sanglant et assez mal en point- On le soigna, on lui appliqua des emplâtres, on lui recolla la figure avec du sparadrap... et, avant la fin du spectacle, ficelé de bandelettes comme une momie, il avait repris sa place à l'amphithéâtre où on lui fit une rentrée sympathique qui tourna à l'ovation. 11 fallait, sur une scène de pareille envergure, une figuration nombreuse; on la recrutait parmi les ouvrières du port. Les oripeaux, qualifiés costumes, qu'on leur faisait endosser les rendaient folles de plaisir, telles des sauvagesses à qui l'on fait don d'un collier de perles ou d'-une çoiffe de plumes. Mais quel coup de chien pour le régisseur chargé de mettre un peu d'ordre., clans ce peuple bariolé! J'en vois encore un gros qui tâchait de s'y reconnaître après avoir distribué les costumes que les figurantes s'apprêtaient à aller revêtir. — Vous, la grande, qu'est-ce que vous faites? — Gobedo. — Comment? — Gobedo... Imposible d'en tirer autre chose. — Et vous, la petite blonde? — Pouffiasse... On vérifie : la grande faisait Cupidon et la petite blonde la quatrière cocotte. Tel était l'endroit où nous opérâmes à plusieurs reprises, mon fraternel ami Léon Osterrieth et moi. Officier de réserve aux Guides, haut comme une tour et fort comme Porthos, quatre ans après l'armistice (il avait repris du service à 1a. guerre) avait une poitrine de sabreur et une de ces santés insolentes qui incitent à toutes les fatigues pour ne lias dire à tous les excès- Il n'est guère de contrée en Europe où Léon Osterrieth — fils aventureux d'une famille patricienne unanimement estimée à Anvers — n'ait promené une activité toujours en éveil et une inaltérable bonne humeur : cette jovialité un peu puérile qui est particulière au gigantisme. On le tutoyait à Java et à Ceylan; il fut, à Saint-Pétersbourg, le camarade du czar Nicolas, qui, depuis..., mais, alors...; il comptait, à Anvers, sa ville natale, plus d'amis que l'Escaut ne compte de vaguettes à l'heure de la marée montante; il était populaire dans la moitié des grandes villes dos Etats-Unis; la Zélande et, en particulier, Veere-l'Endor-mie, Veere que troublent seules les cloches carillonnantes, qui grincent et chantent dans le coffre de son clocher de guingois, n'ont point connu de figure plus familière; les [daines de l'Yser l'ont vu galoper, en 1914, sur leurs chaumes semés de rouges javelles; la racle de Kiel l'a salué comme une vieille connaissance, à bord de la Selika, à ces régates où les yachts de Guillaume II et d'Edouard VII se confrontaient avec ceux des rois du Pétrole, des Sleeping-cars et des Conserves de Porc; les And al buses au sein bruni onl remarqué sympathiquement sa silhouette dans les rues de Grenade et de Séville; et Bruxelles n'ignorait rien de ses joyeuses aventures, de ses états de services civils et militaires, de son optimisme.-. ...De son optimisme! Cet optimisme était la caractéristique la plus marquée de cette nature indécourageablement généreuse — rare et beau mérite, par ces temps très malheureux où le scepticisme coule à pleins bords, où le mot d'ordre est « Méfiance », où l'Egoïstoe est la loi des multitudes! Léon Osterrieth, à travers la vie bonne ou mauvaise, conserva une âme sereine et fraîche, une ardeur toujours jeune, son cœur de vingt ans... Combien d'hommes, à la connaissance, méritent pareil éloge, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère? Il fut soldat, sportsman, journaliste, industriel, inventeur, auteur dramatique, peintre, explorateur, propagandiste — qu'est-ce qu'il vous faut encore? En tant que cavalier, il eût, autrefois, à l'école d'équilation d'Ypres, étouffé un cheval entre ses genoux, à l'exemple du général Dumas; comme rowingman, comme cycliste et comme automobiliste, il possédait une de ces loyales réputations qui laissent des leçons aux petits neveux qui entrent dans la carrière quand les oncles n'y sont plus. Comme explorateur, il a fait partie de l'expédition, au Golfe persique, de la Selika, commandée par de Gerlache; comme industriel, il a dirigé des usines sans nombre, où l'on fabriqua de tout, depuis les pneus d'autos jusqu'aux boutons de corne, en passant par la poudre de perles; il a organisé des expositions de caoutchouc —• officielles ou non — à Gand, Londres, Java, Anvers; comme auteur dramatique, il a fait jouer des adaptations, tiré des pièces bien venues des romans émollients de Henri Conscience, écrit et monté des revues dont Anvers, Bruxelles et autres lieux ont gardé l'allègre et bruyant souvenir. La guerre surprit Léon Osterrieth, alors capitaine - commandant de réserve au 1er Guides, sur le steamer qui le conduisait à Batavia. Le télégramme le toucha à Port-Saïd. Il revint en vitesse en Belgique sur un navire naviguant tous feux couverts; le 15 août, il était à Anvers, installé comme commandant l'escadron d'instruction de son régiment. Puis ce fut la retraite d'Anvers, la chevauchée jusqu'à Calais avec les cavaliers harassés, le camp de Guines et le front jusqu'en 1917. Quand les Etats-Unis entrèrent dans la danse, le gouvernement du Havre décida d'envoyer en Amérique une « mission de guerre « chargée de remercier le nouvel allié et de faire là-bas de la propagande pour la cause commune- Le major Léon Osterrieth fut nommé chef de la mission militaire à titre provisoire — un provisoire qui dura jusqu'à treize mois après l'armistice. La mission Osterrieth entreprit, au profit de nos œuvres de guerre, et clans toute l'étendue des Etats-Unis, la vente de la Fleur de la Reine; plus de quatre millions de francs furent recueillis pour les bébés de la Belgique. Ah! que l'Amérique d'alors était différente de l'Amérique d'aujourd'hui!... Mais voici que débarquent en territoire américain, les survivants du corps belge des autos-canons de Russie; on se souvient que, chassé de Russie par la tournure des événements, ce corps était parvenu à s'embarquer à Port-Arthur et à gagner San-Francisco. L'idée d'ut iliser, à une excellente et pittoresque propagande, ces militaires qui doivent gagner New-York pour s'y réembarquer, vient tout de suite à l'esprit du major Osterrieth. De huit cenls hommes, le corps est réduit à cinq cents; les autos n'existent plus, mais les mitrailleuses ont été sauvées. En quelques jours, on apprend à défiler à ces artilleurs-sporlsmen. La municipalité de San-Francisco leur remet un drapeau cl les fête à l'Hôtel de Ville. Mais, à un corps de troupe, il faut un corps de musique : tout défilé militaire est sans entrain s'il manque de cuivres et de tambours. Seulement, où trouver des musiciens belges à San-Francisco? Après tout, est-il bien nécessaire que les musiciens soient beiges? Des musiciens américains camouflés avec l'uniforme du jass ne feraient-ils pas l'affaire? Pourquoi pas? Dare dare, on équipe des « schuyftrompetters », des bug-gles et des cornets à [liston — tout ce qu'il y a de plus crâne : des hommes superbes! — on leur apprend à jouer la Brabançonne et la Marche des Carabiniers — et en avant à travers les deux Amériques! On fait toute la chaîne des grandes villes. A Sacramento, on défile sur un tapis de fleurs; le maire avait dit, par voie d'affiches, à ses administrés : « J'espère qu'en l'honneur des Belges, plus une fleur ne restera sur sa tige dans les jardins de notre ville. » A Chicago, c'est de l'enthousiasme encore invu; à New-York, c'est du délire: il semble que, dans les cris de la foule, flottent déjà les acclamations de la "Victoire prochaine-.. Ah! que l'Amérique d'alors... mais je l'ai déjà dit... Ainsi se poursuivait, sur de plus vastes terrains et pour des fins plus hautes, cet amour de la mise en scène et de l'organisation qui fut si caractéristique chez Léon Osterrieth. Le théâtre fut le jouet qui l'amusa le plus, parmi tant de jouets. Quand, pour réagir contre flamingantisme anversois niveleur, quelques familles, attachées à la culture française, décidèrent de créer à Anvers une scène de comédie, Léon Oster- riet.li l'ut la ohovillo ouvrière de rentre-prise. Pour apprendre au grand public le chemin du nouveau théâtre — les Variâtes — on l'inaugura par une revue à grand spectacle qu'Osterriefh et moi mîmes sur ses pattes avec l'aide de Montcharmonf, l'aimable et avisé impressario que vous savez. Le théâtre lutta courageusement pendant plusieurs années, avec de vaillantes troupes menées au bon combat par le direc-teur Georges, contre le flot montant du flamingantisme; mais la ruée flamingante finit par le prendre d'assaut et le détruire. * * * Parmi tant d'épisodes pittoresques de la vie bousculée d'un revuiste — épisodes qui contribuent à alléger le poids des jours ou qui leur confèrent le prix du labeur et de la difficulté vaincue — j'ai un souvenir marqué d'une croix qui faillit être funéraire : c'est celui d'une pièce à Déjazet, Au pays de Manneken-Pis (elle eut plusieurs centaines de représentations) que je n'ai jamais voulu voir jouer- Dieu sait pourtant si j'étais allègrement parti quand1, à l'intervention de mon cher ami Serge Basset, trop tôt disparu, Roil, le directeur de Déjazet, m'avait demandé d'écrire cette pièce pour son théâtre : « le troisième théâtre français », comme il ne manquait jamais de l'appeler. Ce Roll était l'un des maniaques les plus extraordinaires qui se soient vus dans cette vallée de larmes. Il avait la spécialité de la lamentation. C'était «l'homme qui se plaint». Toujours, à l'entendre, sa tartine tombait du côté de la confiture. Il protestait au restaurant parce que le consommé avait un goût, de viande et la salade un goût de vinaigre et se rongeait le cœur si la recette de son théâtre baissait de 3 francs. Si une artiste arrivait, en scène avec un chapeau rond, il jetait, les bras au ciel parce nue le chapeau était rond et, si elle en mettait un carré, il versait des larmes parce qu'il n'était pas rond. On n'entendait, dans ce vieux théâtre, qui sentait le berlingot et l'orange, ce vieux théâtre ciré et astiqué comme une boîte à ouvrages et où tout craquait de vétusté : parquets, portes et fauteuils, on n'entendait que ses jérémiades et ses soupirs. Il avait, dans son petit appartement du boulevard Beaumarchais, un billard où l'on ne pouvait faire rouier les billes qu'en mettant la queue à angle aigu sur le drap, faute de place et où il vous jouait l'apéritif, prêt à une crise de désespoir ou de mâle rage s'il ne gagnait pas. C'était l'homme des infiniment petits, des indécisions infinies et des coins surveillés; il était fureteur, « fafouille », inquiet, minutieux, méthodique, chipoteur, soupçonneux, vétilleux, parcimonieux et mesquin; il aurait inventé le scalpel à disséquer les microbes; il vous arrosait de conseils, de discours et de leçons sur la façon de comprendre le théâtre, de passer le café, de nettoyer l'argenterie et de vous purger : on sortait de ses mains crispé jusqu'à devenir convulsionnaire. Il savait combien il y avait, de morceaux de sucre dans le sucrier du buffet, combien l'ouvreuse avait reçu de pourboires et comment le chasseur occupait ses loisirs. Bref, tel qu'il était, il rêva de représenter une pièce belge. Il la lui fallait dans les huit jours; je la lui bâclai avec prestesse. Il la reçut avec des gémissements qui, à ce tpie l'on m'assura dans son entourage, signifiait qu'il en était satisfait. Il s'amène à Bruxelles, un beau matin, après m'avoir prié de lui présenter" à son arrivée, des interprètes du terroir. Je convoque le dessus du panier; il les « auditionne », les interroge sur leur passé, leur présent et l'avenir qu'ils espèrent, leur explique le rôle qu'ils créeront à Paris au troisième théâtre français et leur demande, finalement, leur prix. Neuf fois sur dix, i! se déclare prêt à leur payer, par mois, ce qu'ils désirent gagner par jour — et les artistes s'en vont ahuris : lequel de nous doux, Roll ou moi, les a dérangés pour se payer leur tête? Finalement, il engage deux choristes à 150 francs et s'en retourne comme il était venu, geignant, gémissant, grognant. Les répétitions commencent à Paris, avec le quart des interprètes nécessaires- On perd deux mois à ne rien faire et il exige que j'assiste à toutes les répétitions! Après chacune d'elles, il m'explique que telle fecène, parfaite pour Bruxelles ,ne vaut rien pour Paris. Il m'ahurit, me pétrit, me malaxe : je me sens devenir idiot. Cinq fois, il me fait recommencer mon troisième acte. Pourquoi je marche? Je n'en sais rien. Mais je marche. Tout le monde d'ailleurs, dans ce théâtre, marche. Les gens à son service, depuis la buraliste jusqu'au souffleur, sont prêts chaque jour à le dévorer et se répandent en imprécations sur son compte quand il n'est pas là : c'est le bourreau, c'est le directeur-négrier; il faut le tuer... Il entre — et tout le monde se tait, non pas qu'il inspire une de ces terreurs par lesquelles certains tempéraments supérieurs et violents dominent la foule, mais parce qu'il va geindre et se lamenter et que le pire supplice est doux à côté du supplice de l'entendre se lamenter et geindre- Pour avoir la paix, on passe par où il veut. On essaye successivement, dans différents rôles, dix pauvres diables ramassés sur le trottoir du théâtre, des cabots faméliques qui n'ont pas la force de se tenir debout sur le plateau — et régulièrement on les renvoie chez eux, dans la rue, après trois ou quatre séances pour lesquelles on m'a fait venir de Bruxelles- C'est tout juste si Roll ne déclare pas que c'est à cause de moi qu'ils ne valent rien. Ça se passait en juin; il y avait une session extraordinaire du Sénat de Belgique, et je ne pouvais que difficilement lâcher le Compte rendu analytique. Je sautais d'ans le train chaque fois qu'il y avait vingt- quatre heures de répit. A ce jeu-là ,je finis par être sur les boulets. Serge Basset, qui m'avait engagé dans cette aventure, se montrait désolé; je 1 ai— sais à mauvaise fortune bon visage pour ne pas le désoler davantage. Un après-midi — c'était quatre ou cinq jours avant la première — je quitte la lable du Covipte-rcndu et, rentré chez moi, me sens tout à fait mal à l'aise. Congestion pulmonaire. Je suis supprimé instantanément du reste du monde : une culbute dans la fièvre et le délire; pendant quinze jours, les plus dévoués des médecins me disputent à la mort .Us finissent par me tirer de ses griffes, pantelant, réduit à rien. La conscience commence à revenir : une lueur de jour reparaît lentement dans la nuit affreuse où je me suis débattu. Un brusque éclair : « Et ma pièce? » On me montre un compte rendu enthousiaste de la première et je- plonge — enfin — dans un calme sommeil, celui du convalescent- Le lendemain, j'apprends ce qui s'est passé : à la nouvelle de ma mise hors combat, Serge Basset a confr'aternellement -essayé de me suppléer aux répétitions; mais allez donc demander à un Parisien de mettre au point du patois bruxellois, de régler des scènes belges et des danses locales! Maubourg, par hasard, a appris, un matin, la situation : sans une minute d'hésitation, il lâche son orchestre des Galeries, court à Déjazet et, ayant à peine salué Roll, se met en devoir de faire répéter en se disant envoyé par moi. Roll, c.ette fois, a cessé de geindre : il comprend, au bout de cinq minutes, que l'homme o'ui vient d'arriver est, l'homme , providentiel, l'homme du miracle et que, sans lui, la. farce est jouée. Il se met à l'écart et laisse faire, quitte à regeindre, à regémir et à se rolamenter quand le cap de la première sera franchi. D'ailleurs Maubourg n'est pas de ceux qui se laissent manoeuvrer; Roll s'étant permis une timide observation, « pour la bonne règle », Maubourg fait le geste, de prendre son chapeau : Roll a compris... Le diable, c'était de faire évoluer la figuration, assez nombreuse : gardes-civiques, promeneurs, clients d'une guinguette el de la faire passer dans la salle sur l'air célèbre du cramignon : fa'llariette, falia-rion... Vous pensez ce que Roll avait recruté comme figuration!..- Aussi vit-on, à la première, Maubourg, mêlé aux figurants, ies diriger en personne sur la scène même, tantôt en garde-civique, tantôt en garçon de café, et descendre dans la salle avec le, cramignon. Plusieurs critiques signalèrent, dans leur compte rendu, l'intelligence de ce. vieux choriste qui, plus d'une fois, au cours de la soirée, avait ramené l'ordre dans les groupes dispersés, donné des répliques qui ne venaient pas et entraîné, au milieu du public, du geste et de la vo;x, le chœur dansant des cramignonneurs. Si « Au pays de Manneken-Pis » eul plusieurs centaines de représentations, c'est à Maubourg que Roll le doit. Quand, le médecin l'y autorisant enfin, Maubourg vint me voir, encore amoché, et squelettique, il était plus heureux que s'il avait sauvé la civilisation latine. Ce sont là des choses que, sons peine d'être l.e dernier des galapiats, il est difficile d'oublier... La guerre! L'occupation! Bruxelles, courbé sous la loi de l'envahisseur, ail end. étreint et. crispé, la délivrance. Cela dure quatre ans et trois mois... « Il faut bien soutenir le moral le la population en la distrayant », opinent quelques gens de théâtre. Et des revuistes vont présenter leurs manuscrits à la censure allemande qui les bâtonne. Amnistie! amnistie!... Soit : il est plus facile, sinon plus courageux, d'oublier. Je ne dirai qu'un mot sur le théâtre pendant l'occupation — mais je tiens à le dire : c'est que Georges Hauzeur, malade, sans ressources, chargé de famille el, qui mourut ap'rès l'armistice, suite aux privations souffertes, l'ut vingt fois sollicité d'écrire une revue et qu'aux offres les plus tentantes, il répondit, sans phrases: «Non!» Je livre son exemple aux méditations de tous — et en particulier de ceux qui, avec Vapprobatur du prince de Ratibor, entreprirent cle divertir ensemble les Boches et les Belges — et en firent profit. CHAPITRE XIV. Le théâtre bruxellois au lendemain de l'armistice. La grande revue parisienne à l'Alhambra. Volterra, Mistinguett et Jacques Charles. La revue d'autrefois et la revue d'aujourd'hui. Rideau. Oh! les lendemains de l'armistice pour les théâtres de genre! On avait usé jusqu'à la trame, pendant l'occupation, toiles de fond, châssis et portants. Faire des décors neufs, il n'y fallait pa songer. Renouveler les trou[;es, c'était impossible : les artistes, belges et français, qui avaient fait la campagne, n'étaient pas encore démobilisés. D'ailleurs, à peine les communications commençaient-elles à se rétablir, avec Paris, par le moyen d'autos bourlingant sur les routes détruites- Pourtant il fallait bien, pour ne pas priver de leur gagne-pain des malheureux qui n'avaient d'autre moyen d'existence que les francs qu'au guichet l'on dépose en entrant, représenter, dans des costumes mangés des mites, des pièces qui l'étaient également, ou bien des pièces de circonstance fabriquées clans les prisons boches par des patriotes en mal de théâtre. Dans ces conditions, le critique dramatique devait à tout prix trouver des trésors d'indulgence pour ne pas dire de charité: Théophile Gautier a imaginé l'arficle-tvpe du critique hypocrite et vertueux; on pourrait lui donner le pendant de l'article, bénisseur par princip'e, du critique de l'armistice. Quelque chose dans ce genre: « L'habile direction qui préside aux destinées du théâtre des « Jeunes Folies » vient de faire une tentative fort intéressante : elle a représenté hier une comédie en trois actes intitulée : « La Golgotha de l'Alsace », à laquelle le public aurait tort do se montrer indifférent, puisquelle s'inspire des sentiments les plus nobles. » Aussi devons-nous féliciter avant tout de son initiative la direction des «Jeunes Folies». M. Van Zwaélebol, l'érudit et très parisien directeur de cette nouvelle salle, a déjà fait toutes ses preuves; en vain dira-t-on que la gérance de la «Brasserie des Trois Broubeleers », où il s'était fait, remarquer derrière le comptoir, en actionnant la pompe à bière, n'était pas une préparation suffisante pour aborder la direction d'une grande scène dramatique : M. Van Zxvaelebol, qui est un homme d'esprit en môme temps qu'un homme de cœur, a su se faire seconder par un coadjuteur de tout premier ordre. M. Sainval, le réputé régisseur général; à M. Sainval revient l'honneur d'une mise en scène qui, peut-être, eût été plus parfaite encore, si certains détails n'avaient échappé à sa perspicacité: c'est ainsi que le public s'est étonné de voir que la toile de fond du grand salon du premier acte représentait une salle de bain et que le deuxième châssis de gauche du même salon figurait- une porte en treillis au-dessus de laquelle se lisait cette enseigne : « Entrée du restaurant ». » On s'est étonné aussi de voir que le rédacteur sportif, qui doit entrer, au deuxième acte, dans le bureau de rédaction d'un journal français, à Mulhouse, vêtu en chasseur d'Afrique, avait endossé un magnifique costume de tambour-major espagnol : il paraît que c'était un laissé pour compte tle la précédente revue et que l'avisé directeur des « Jeunes Folies » avait trouvé ainsi l'ingénieux moyen de ne pas l'avoir payé pour rien. Ce sont là de petites choses, nous le savons bien, des points de détail; n'importe : le public a souri. » L'interprétation a été à la hauteur de ia pièce : Mlle Passarion. qui remplissait le rôle si périlleux et si délicat do Suzannah, a eu des moments d'une communicative et troublante émotion; peut-être cependant a-t-ello fait montre d'un peu trop de laisser-aller clans l'espièglerie, quand elle a cru pouvoir, à certain moment, transformer le texte de l'auteur et substituer aux mots « Laissez-moi tranquille » un mot bref et unique qui ne sentait nullement le grand monde. Ce sont là des vétilles; n'importe : les spectateurs ont été interloqués un instant. » M. Jacques Tartempion jouait Joséphin. Il s'y montra, une fois de plus, digne de son propre talent. Quel plaisir pour un auteur que de posséder un pareil interprète! Mais il fait tout dire : M. Jacques Tartempion est un type dans le genre de Frédéric Lemaître; quand il est saoûl, li est bien saoûl — comme Mes Bottes un jour de paie. Le public a bien été obligé de le remarquer quand, au moment de déclarer son amour à Suzannali, l'artiste a fait un faux pas et a failli envoyer Suzannali dans le trou du souffleur; cela a un peu nui à l'émotion et à la vérité de la scène. » Compliment général aux autres interprètes. » La pièce a parfaitement réussi. Il y a eu un rappel après le premier acte. » * * . Les revues de fin d'année poussèrent partout comme des champignons sur du bois mort : tous les revuistes embouchèrent la trompette de la Victoire. Mais c'est un instrument qui demande du souffle et dont ne joue pas qui veut : le nombre de couacs et de fausses notes fut incalculable... Et puis, la mise à la scène — chaque revuiste s'y crut obligé — des cloportes à deux pattes qui nous avaient si longtemps souillés de leur grouillement, n'avait rien de réjouissant, quelles que fussent les intentions comiques de l'auteur et des interprètes. On en avait soupé, du casque à pointe, des jurons allemands, de la choucroute et des dactylos de Berlin... Après les avoir abominés pendant quatre ans bien sonnés, on ne demandait, enfin libéré, qu'à en effacer jusqu'au souvenir! Il y eut, dans tous les petits théâtres, une série de pièces manquées, des revues qui eussent passé pour de bonnes revues en un temps où le revuiste n'avait rien que do normal à dire, mais dont, les contingences faisaient des revues médiocres. Dieu me garde de juger avec une impertinente sévérité mes confrères : dans le fatras des premières productions littéraires et artistiques qui s'inspirèrent de la guerre, combien valurent qu'on s'y arrêtât un instant? Et pourquoi serait-on plus sévère pour la revuiste qu'on ne le fut pour le poète et le romancier, si lents à nous donner œuvre qui marque et qui dure? Et puis, la revue parisienne, la grande revue à spectacle et à femmes, fit son entrée dans Bruxelles, pilotée et présentée par Volterra! Cette revue-là changeait toutes nos habitudes en matière de revue. Notre vieille revue locale ne fut plus que la parente pauvre de cette enrichie de la guerre. * * Il lui fallait un palais pour se loger : )'A!hambra, déconsidéré par vingt faillites, sali pendant l'occupation par les caucus flamingants (le Conseil des Flandres n'y proclama-t-il pas, en une séance aussi grotesque que mémorable, l'autonomie des provinces flamandes?) dévasté par une odieuse exploitation théâtrale d'aktivisles, tout excorié, tout délabré, tout croulant, fut. transformé en un music-hall luxueux. C'est que Volterra possède la baguette magique, la baguette des fées, celle qui fait surgir des bosquets dans les sables du désert et transforme un taudis en salon où les ors étincellent et où les fleurs foisonnent- Cette baguette-là ne ressemble pas du tout à la baguette des contes de Perrault : c'est un rouleau formé de feuilles de papier que l'on appelle indifféremment chèques ou billet de banques. C'est à Paris, pendant la guerre, en montant, aux Folies Bergères d'abord, puis au Casino, des revues somptueuses, où les soldats en per-mision venaient s'emplir les yeux et la mémoire de visions émerveillées, avant de rentrer dans la nuit des tranchées, que Volterra s'était procuré sa baguette. Il sait que, dans certaines industries, où l'apparence vaut autant que la. réalité, la prodigalité est une vertu : il sait le pouvoir d'attraction de l'or jeté à la volée et que l'argent appelle l'argent. Toute une armée de créateurs s'emploie à des efforts conjugués pour donner au public des plaisirs dont lui, Volterra, est l'intendant sagace. Et la grande revue parisienne est l'aboutissement de ces efforts multiples; elle présente, en quelques heures de spectacle, tout ce que l'art du metteur en scène, du costumier, du maître de ballet, de l'électricien et du chef d'orchestre, voire des artistes de comédie et de drame lyrique pourra imaginer de plus nouveau et de plus séduisant. Elle assemble toutes les ressources de l'élégance parisienne et en fait l'addition; elle recourt aux grands music-halls d'Amérique pour leur emprunter ce qu'ils ont réalisé de plus sensationnel et le mettre au goût de notre fantaisie. Ainsi s'est créé, sous la, dénomination « revue » un spectacle moderne, insoupçonné par les Clairville, les Monreal, les Blondeau et par tous nos revuistes nationaux; ainsi notre vieille revue bruxelloise, familière frondeuse et cordiale, fut noyée sous des vagues déferlantes : nous n'ayons conservé que l'îlot de l'Olympia; nos autres théâtres de "genre, bateaux légers flottant autour du vaisseau énorme de l'Alhambra, n'ont plus à leur bord que des revues de formation parisienne, des produits de seconde main, sur lesquels on pique, ça et là ,une cocarde aux couleurs bruxelloises Paris, quand il s'est amusé de son jouet, au Casino, nous l'envoie. Et, deux fois par an, la scène du boulevard Emile Jacqmain est envahie par des girls loyalement dévêtues qui étalent le fuselage de leurs jambes nues et nous convient à admirer la jeunesse ardente de la femme en fleur : c'est un bondissement de formes roses et blanches qui peuplent d'une vision à la Saint-Antoine la médiocrité et la banalité df la vie courante; c'est l'hymne à.la joie, h' péché triomphant, l'apothéose de la bacchante moderne, une bacchante aux cheveux courts et dont les seins s'effacent. * * * Trois figures planent sur le monde fiévreux qui se bouscule dans l'insolence de la lumière, de la musique et des décors : Volterra, déjà nommé, Mistinguett et Jacques Charles. Volterra, d'origine très humble (il a l'élégance d'en convenir et même de s'en glorifier) a une envergure que les circonstances seules de sa rapide fortune n'auraient pas suffi à lui conférer. Une forte personnalité a. seule, pu le maintenir égal à lui-même dans les traverses périlleuses de son métier. Il apporte, à manier les entreprises qu'il dirige, une rondeur, une clairvoyance et une décision supérieures. Il voit grand sans effort. Il ne recule devant aucune audace. Et puis, il a confiance dans son étoile — condition unique pour le succès. Enfin, il ne s'épate do rien. Il y a quelques années, il achète, en passant sur un champ de courses, un cheval qui avait cessé d'intéresser les sportsmen. Il l'engage dans le Grand Steeple de Paris, mise dessus à une côte invraisemblable : son cheval arrive premier! Il gagne, cette journée-là, dit-on, un million. Il 'encaisse avec le sourire, comme à l'échéance, sans s'étonner. Il est de règle que le Président de la République félicite le propriétaire du gagnant du Grand Steeple. Volterra reçoit les félicitations présidentielles avec la même tranquillité, le même air bon enfant que s'il recevait les hommages d'un de ses innombrables chefs de service. Et, avec cette gaîté goguenarde du faubourien de Paris, qui en a vu tant d'autres et en verra encore beaucoup, il déclare au Président : « C'est un beau jour pour moi, Monsieur le Président; je ne pourrais vraiment en rêver qu'un seul plus beau... » — « Lequel? » fait le Président. — « Celui où vous me feriez l'honneur d'assister à une représentation de ma revue au Casino! » Volterra a plusieurs théâtres, à Paris, à Bruxelles et ailleurs; il n'en sait jamais 1& nombre exact, parce qu'à peine en a-t-il remonté un qu'on le trouve disposé à le revendre — à dire d'expert, s'entend, et l'expert, c'est lui. Il a des intérêts dans un tas de combinaisons théâtrales. Il dirige indifféremment une scène de comédie comme le Théâtre de Paris, un music-hall comme la Gaieté Rocheehouart, ou un dancing comme le Perroquet. Le tout avec île robustes poignées de mains, des plaisanteries cle titi, et une roublardise d'homme à qui on ne là fait pas. On s'entend presque toujours avec lui à condition de le rencontrer — mais on ne le rencontre presque jamais. Il sait, mieux que personne, se soustraire non seulement aux importuns, mais parfois aussi à ceux que leurs intérêts et les siens pourraient utilement rapprocher. Si vous parvenez à l'agripper par le veston dans quelque coin île la salle ou de la scène, il vous déclare : « Un instant, cher ami, je suis à vous. » Sur quoi il disparaît derrière une porte qui se ferme et ne s'ouvrira plus; il se volatilise dans les cintres ou s'engloutit dans une trappe. Je connais des gens qui lui courent après depuis un an et qu'il évite, non par crainte d'embêtements, non par antipathie, mais par système, pour le plaisir de jouer à cache-cache et de paraître posséder dans son magasin d'accessoires, outre la baguette magique, l'anneau de Gygès- C'est un sport spécial — et il se fait gloire d'y exceller. Tel est ,en quelques traits, cet homme aimé des dieux — tout au moins (les dieux qui dispensent la fortune et président à la ■réussite des affaires — et qui a le mérite rare d'être demeuré semblable à lui-même dans l'effarante agitation qu'il domine de sa calme et goguenarde autorité. ■ * * * El. Mistinguett? Eli bien! Mistinguett, c'est le produit quintessencié de la baciau-derie parisienne d'après-guerre — mais d'une badauderie qui, partie de la médiocrité, va rejoindre sur les frontières où ils lui sont le plus accessibles, l'Art et la Beauté. Le jour où de savants commentateurs étudieront le music-hall, et son influence sur la 'mentalité des foules pendant le désarroi consécutif au cataclysme de la guerre, ils auront rempli la plus grande partie de leur tâche quand ils auront terminé le chapitre Mistinguett. Mistinguett! le nom est cocasse et rigolo. Napoléon disait que la Marseillaise est un air qui a des moulaches; on pourrait dire que Mistinguett est un nom qui lève la jambe. Ce nom-là a été inventé pour étonner la foule et amuser son désir : il y a en lui l'impudeur et l'imposture du music-hall, l'insolence des farcis, le mensonge des dents trop blanches, des lèvres trop rouges et des regards avisés par une ombre violette... — Connaissez-vous, dans le monde du concert, beaucoup d'artistes comme celle-là? nous disait Jacques-Charles, une nuit où nous répétions généralement une revue de l'Alhambra, et tandis qu'on soufflait un peu entre deux tableaux. Elle a d'abord, sur le public, une autorité incomparable, un prestige unique : le Parisien de Paris aime son parler canaille où traîne l'accent des faubourgs, son visage chiffonné. Et, quel est le Péruvien, 'le Cypriote ou le Suédois qui, ayant, visité Paris, oserait retourner dans sa patrie, en avouant qu'il n'a pas vu Mistinguett? Qu'elle refuse de jouer, et la recette du théâtre tombe d'un tiers... Quelle femme, au théâtre de genre, porte comme elle, la toilette? Qui peut se vêtir ainsi des haillons de la pierreuse? Il n'y a pas jusqu'à sa mauvaise voix, cette voix blessée, ce clavier dont dos touches sont brisées, qui no la serve. Et sa diction? En connaissez-vous une plus nette, une plus mordante? Et puis... où 'trouverez-vous une daneuse au rythme plus souple, aux jambes plus parfaites? Ainsi parlait Jacques-Charles, — Jacques-Charles qui se connaît en interprètes pour en avoir essayé quelques milliers et lancé quelques douzaines. On ignore généralement qu'avant de triompher au Music-Hall, Mistinguetl a joué la comédie • au Gymnase et. aux Variétés, le vaudeville au Palais Royal, qu'elle fut une Mme Sans Gène étonnante; nous la verrions interpréter Phèdre que nous n'en serions pas autrement étonnés- Il v avait, dans les revues de l'-Alhambra dont" elle fut, toute une équipe de jolies filles : mannequins fringants, amenés à grands frais de Paris et danseuses modern-style; il n'y en avait aucune qui possédât la' ligne et* les jambes de cette femme de 53 ans et la cambrure de ses reins. Mistin-guelt, comme dit l'argot des coulisses, les « met dans sa poche » avec sérénité. C'est — révérence parler — un animal de luxe, une bêle de race, frôle et forte, nerfs et muscles d'acier. Oh! ces jambes de Mis-tinguett, qu'ont caressées les yeux de millions de spectateurs, ces jambes qu'a moulées le sculpteur émerveillé, ces jambes infatigables comme les jambes du cerf, dociles, agiles et sûres, servantes du rythme et comme vivant d'une vie propre!... La fonction a créé un organe sélectionné, une membrure ardente et sèche : Mistinguett est à la Danse ce que les beaux lutteurs, vainqueurs des tournois olympiques, sont à l'Athlétisme — les beaux lutteurs, dont le corps harmonieux n'a plus un atome de graisse, et dont la musculature puissante joue librement. Elle vit frénétiquement sa vie. Quand elle a dansé pour le public, rentrée à l'hôtel, elle danse pour elle-même, aux sons d'un phonographe, pour le plaisir. Elle a des colères terribles et des attendrissements de pensionnaire. Il y a, du reste, en elle, un fond-d'ingénuité inattendu, ce quelque chose de puéril qui donne du prix à la vie, parce qu'il nous conserve la faculté de nous étonner, de nous émouvoir, de nous enthousiasmer. Et les biographes assurent qu'elle a connu .elles amours à s'en tordre le cœur, comme un torchon qu'on lave et qui pleure... Il vous souvient peut-être d'un dessin de Forain : dans les coulisses de l'Opéra passe un homme, en habit, dont on ne voit (pie le dos maigre et courbé... Et .dieux choristes se le désignent, la figure figée dans un respect religieux : « Rotschild!... » Combien de rats de théâtre, de coryphées ou de petites marcheuses du quatrième quadrille, surprendrait-on, pareillement fascinées, chaque soir, dans la coulisse, quand Mistinguett s'apprête à faire son entrée?... C'est que Mistinguett incarne tous leurs rêves : à leurs yeux, elle est l'Elite, la Super-femme de théâtre, la Gloire, le Talent, l'Argent, le Luxe sans limites. Elle est celle qui gagne un million par an, qui fait ce qui lui plaît, celle dont le nom flambe en loi 1res de feu sur le fronton .elles théâtres, celle qui commande au costumier, règle les projecteurs, fait travailler les musiciens et les poètes du caf'-conc', celle dont un caprice effare les directeurs, celle qui l'ait trembler le caissier dans son box quand', d'une voix tranquillement enrouée, elle dit : « Si je n'ai pas ce que je veux, .je ne joue pas ce soir » : mots magiques qui font pousser les fleurs sur le sol aride dos jardins de toile et do carton, font se précipiter les habilleuses et le chausseur, le producer et le maître de bs loi, exorbitent ies yeux arrondis du chef d'irchesl.ro, rendent la mémoire et la vohe aux arlisles admis à l'honneur de la réplique. Un des secrets de la place extraordinaire qu'elle s'est faite au music-hall, c'est qu'elle aime avant tout et par-dessus tout son métier. Elle sait attendre, pendant des heures, sans un mouvement d'impatience, au cours d'une répétition, qu'arrive le moment ,c)!e son entrée en scène. Quand la minute sonne, elle interrompt avec une incontestable autorité la conversation par ces mois : « Taisez-vous, c'est à moi : je joue! » Clémenceau faisait la guerre; Mistinguett joue. Elle entre en scène : la figure se transforme; l'être frémissant est tendu pour le travail; elle joue : le reste du monde disparaît : elle n'est plus qu'une matière que le metteur en scène et les auteurs vont pétrir pour 'le succès : on a commencé à « créer » un sketch, et, voilà qu'en cours de travail, on flanquera tout, en l'air : musique et paroles, libretto et chorégraphie; on repart sur nouveaux frais; le démon du théâtre la possède et T'anime. Il n'y a plus de genre inférieur, d'art mineur, de spectacle dérisoire; il n'y a plus qu'une offrande passionnée, un désir de se dévouer à l'Idole-Publie, à l'Idole aux mille têtes anonymes, accroupie derrière la lumière aveuglante de lia rampe, dans la pénombre de la salle, l'Idole que l'interprète doit à tout prix se rendre favorable et fléchir. Car le Dieu public est le dispensateur des bravos et des recettes... le Dieu redoutable et cruel, maître des obstinées des menions bleus et des seins nus, le dieu qui se repaît de la jeunesse de la débutante et du talent des veeleltes chevronnées, des grimaces des bas-comiques, dies cris du tragédien et du sourire de l'ingénue. « Je joue! » Elle devient, du coup, la plus humbre des desservantes du temple; elle prosterne sa volonté, son effort, et son prestige devant le Tout-Puissant, celui dont le jugement est parfois obtus, souvent imbécile et presque toujours frivole, celui qui n'a jamais tort, qui est ignorant, qui voit mal, qui entend die travers cl qui sent mauvais, n'en fait qu'à sa tête, décrète des lois absurdes et des modes imbéciles, et qui brûle un soir ce qu'il avait adoré la veille. Et ce public applaudit parce qu'il sent une application à lui plaire. Une fiche, pour terminer ce chapitre, à l'intention de la petite Histoire. Il s'agit die l'emploi d'une des journées de Mistinguett, en l'an de grâce 1922, quand elle était en représentations à l'Alhambra : la journée du dimanche 18 juin : A 3 heures du matin, coucher idte la divette. A 7 heures, lever de la idivetle. Elle passe un costume de bain, déjeune et, jetant sur ses épaules un ample manteau, prend place dans son auto, où l'attendent ses deux 'dlanseurs, Oyra et Leslie, tous deux déguisés en Apache* : te premier, dans le costume de Siotlca, du sketch Salsifis, le deuxième dans le costume pu « patron » 'de la gonzesse, « qui en a marre ». I léparl, pour le parc du Cinquantenaire. A 7 h. 3/4, Mistinguett donne le signal de la course cycliste Bruxelles-Dinant. Après quoi, laissait tomber son manteau, elle plonge... dans le bassin central du Cinquantenaire, y prend ses ébats en compagnie <ôe. son chien Alfred... et revient à la rive, sur les injonctions des agents de police totalement ahuris. Dans l'auto, aux rideaux pudique,ment abaissés, elle enlève son costume de bain et endosse les Haillons de Salsifis. A 8 h. 3/4, arrivée de l'auto au bois de la Cambre, où trois chevaux de louage, sellés et harnachés comme dans les romans de Capendu, attendent les trois artistes. Promenade équestre des deux Àpaohes et de la pierreuse par les allées ensoleillées de la forêt «Je Soignes. Les passants matinaux béent comme des portes cochères. A 12 heures, descente de cheval à la Porte Louise et réintégration -dans l'auto. A midi et demi, déjeuner du trio au Savoy, toujours en costume id'e barrière. A 2 heures, traversée pédestre de la rue Grélry, du boulevard Ansptach et de la place de Bnouokère, pour se rendre à l'Alhambra. l'n corlège sans cesse accru de badauids ahuris suit les trois phénomènes jusqu'à l'entrée des artistes. A 2 11. 3/4, Mistinguett entre en scène pour la représentation, en matinée, do la Revue-Sans-Gêne. Elle revêt successivement : la robe Second Empire du tableau : le Casino de Spa en J865 — lia jupe en lambeaux de Salsifis — le manteau prestigieux du Palais des Soirie-s — le costume de la danse du ballon — le tailleur de fleuriste — la robe-fourreau de la Lolita — le costume espagnol du tableau de la Corrida — cl, une toilette d'e ville pour sortir du théâtre. A 7 heures, dîner. A 8 heures, renouvellement intégral du programme de 2 heures. A 11 h. 1/2, Dancing. En résumé, le 18 juin 1922, au cours de ses exploits frégolifiques, Mistinguett a changé vingt-etrune fois de vêlements, a été plongée dans l'eau, secouée dans une auto, cahotée à dos de cheval, a id'ansé toutes les danses nouvelles du dancing et a été malaxée, piélinée et traînée aux cheveux par Siotka. Les deux danseurs étaient fourbus. Quant à Mistinguett, elle annonçait son intention de partir le lundi, au petit jour, en auto, pour Ostende, a-fin de prendre un bain id'e mer et s'entraîner un peu... * Et Jacques-Charles? Eh bien, Jacques-Charles, c'est le producer : à chose nouvelle, qualification nouvelle. Vous vous rappelez la formule introduite à Bruxelles par Volterra, : « M. Volterra présente à l'Alhambra, la revue X, de M. Y, la dernière production de Jacques-Charles. » ,Le producer a accaparé le plateau du théâtre de genre et il en bouche toutes les issues. A côté idie lui, les auteurs paraissent des produits antédiluviens et superfétatoires. C'est lui qui conduit, dispose et réalise. Il faut qu'il connaisse le secret de plaire, par le moyen des décors, de la musique et des jambes des danseuses, aux fonctionnaires des ponts et chaussées, aux officiers supérieurs et inférieurs, aux collégiens, aux modistes, aux Cubains et aux Australiens qui visitent Paris. Il n'écrit ni musique ni « poème » ; mais, parmi vingt couplets qu'on lui soumettra, il en choisira un, celui qui deviendra célèbre et, rapportera des appointements de ministre à son auteur — et à lui-même. Ce qui est juste, car, enfin, sans lui... Il doit savoir transposer un sketch, organiser un défilé, montrer un pas de fox-trott, sourire souvent, se fâcher avec circonspection, régler un incfdlent, dans la salle, planter un décor, discuter avec la couturière, indiquer à « l'homme des lampes » la projection dont il faudra inonder tel clair de lune ou illuminer le dôme !diu Palais du Caleçon. Il faut qu'il ne s'épate de rien, même de lui-même. Il faut qu'à chaque revue, il découvre et produise un clou : il dispose pour cela d'un crédit moral et matériel illimité. Une production de Jacques-Charles coûte de 15 à 20,000 francs par jour, à Paris, et de 8 à 10,000, à Bruxelles, seconde mouture, c'est-à-dire tous les frais de premier établissement étant amortis à Paris. On fait le compte à la centième ou, préférablement, à la cent-cinquantième. Jacques-Charles vous calcule ça tout die suite — avec une tranquillité impressionnante, justifiée par cinquante succès. L'art du producer est un art amusant, et son métier, pour fatigant qu'il soit, est un bon métier. 11 y a d'abord les contrats par lesquels le directeur s'assure la production exclusive et totale de l'homme précieux. Puis il y a le pourcentage d'auteur sur la pièce en cours et les droits idi'édition et d'exécution sur les morceaux mis à la mode par la revue à succès. En une semaine, on a vendu, en Amérique, 40,000 plaques de phonographe ayant enregistré le C'est mon homme! que lança si magistralement Mistinguett dans une des dernières revues du Casino id'e Paris. Le sait-on? Ce C'est mon homme! au rythme. désarticulé, à la fois triste et canaille, qui convient si bien aux amours maladifs de la gonzesse au grand Chariot, avait été imaginé par le compositeur Yvain pour une recette de salade parisienne : « Vous prenez du veau froid, vous y ajoutez de l'huile et du vinaigre,, un brin d'estragon, un rien de poivre de Cayenne... » Au cours d'une répétition de la revue où l'on travaillait h mettre sur pied la scène de «La Louve», Yvain, pour tuer le temps à un moment où le « poème » accrochait, lapota distraitement, sur le piano, l'air destiné à devenir mondialement célèbre. Le producer et l'interprète dressèrent l'oreille et furent illuminés comme saint Paul sur le chemin de Damas : c'était la musique rêvée pour les peines de cœur de la gonzesse; la fortune venait de passer, d'un vol rapide, sur le plateau du Casino, et les intéressés l'avaient happée par les cheveux; la salade parisienne, brusquement, était devenue le saladier de vin chaud des bals idie barrière... le pacte était conclu avec le succès — pacte signé Mistinguett, Yvain, Willemetz et Jacques-Charles! Il faut au producer de très spéciales qualités. Il doit d'abord être un conducteur d'hommes, ce qui n'est pas toujours aisé, et un conducteur de femmes, ce qui l'est encore moins. A l'audace dans la concep-lion et l'exécution, il doit joinidire le calme: il esl. permis à tout le monde, au théâtre, sauf au producer, d'avoir ses nerfs. Jacques-Charles a, d'une façon étonnante, ce don du sang-froid : le sourire ne le quitte pas, fût-ce aux heures les plus périlleuses. Il a aussi une mémoire qui déconcerte : le soir-d'une première, il songera, tout en commandant une manœuvre de décor dont peut dépendre le sort de la pièce, à une paire de chaussons de danseuse qu'on a oublié de recouvrir — les chaussons, pas la danseuse — de satin mordoré, donnera un ordre à l'accessoiriste et rappellera à un « comique » un jeu de scène arrêté à la répétition générale et qu'il s'agil fie placer après le deuxième couplet. Et il a une telle façon idie dire, en ces moments-là, à son collaborateur : j< J'en mets... j'en mets, vous savez!... » que le collaborateur se sent, du coup, lié par une chaîne invisible, mais solide à celte Providence en jaquette. Willemetz, Arnoul-d, Saint,-Granier, Briquet , Lucien Boyer forment, autour de lui, une pléiade de revuistes notoires — ce qu'il y a de mieux Id/ans l'équipe parisienne, après Itip, Vautel et la Fouchardière. Ce sont les gardes du corps de ce fringant chevalier du Plateau qui sait l'art de grouper les dévouements et les amitiés. J'ai personnellement, avec ce producer qui fut gazé par l'alchimie boche, au cours de la guerre, et qui -est non seulement revuiste mais encore journaliste el romancier, des rapports d'entière cordialité : figurez-vous que ce grand garçon-là, pari-sianisé jusqu'aux ongles et habitué aux artifices de la scène, aux mensonges du décor, se découvre, les vacances venues, une âme bucolique : il aime mieux alors le scintillement dos astres qui attachent, avec des clous id'or, le vélum bleu au ciel infini, que les plus savants effets de fumière obtenus, sur un -décor do toile peinte, à force de herses et de réflecteurs. Et il préfère le bruit berceur des flots mourant sur ta grève à la plainte de l'archet qui arrache aux entrailles du violoncelle les pleurnicheries de Destiny ou de Wispering. Un producer poète : on voit de tout dans le siècle où nous vivons! Félicien Champ-saur, à propos de la revue du Moulin Rouge, « production » de Jacques-Charles, écrivait l'autre jour : « Ces! un poète prodigieux, animateur de féeries et dont les poèmes sont faits de chair de femme, ;d'épaules nues, -de bras nus, de torses nus, /de seins impeccables, éloilés ou orfèvres, de croupes exquises, de jambes nues adorables, de costumes magnifiques, somptueux, extravagants, tous divins eu presque inexistants, icie décors aux plantations el. aux couleurs imprévues, -amusant l'œil et -dont on n'est pas encore dégoûté, Les mots qu'il assemble en strophes éblouissantes sont ces girls qui fichent par terre l'art, des trois mille, troIle-menu de romans sans imagination el, sans trouvailles personnelles, de futurs littdratés arrogants par ailleurs, acharnés à leur médiocre, ambition, rampant à genoux devant les distributeurs de la manne el, -de lia réclame, littéraire. Oui. Jacques-Charles est un artiste admirable. Théodore de Banville et Paul Verlaine, qui me dédia : Les fêles galantes, seraient contents de lui. » r * * * J'ai essayé, d'abord avec Malpertuis, puis seul, de mettre quelques scènes de revue bruxelloise dans ces spectacles amenés tout faits de Paris. Je me suis toujours heurté, non pas à de la mauvaise volonté, mais à un non possumus. La revue doit. comporter trente tableaux, trois ballots, quatre divertissements et Dieu sait combien do défilés : faufilez-vous à travers ce savant tohu-bohu et tâchez d'y faire œuvre qui marque! Le plaisir do construire une pièce n'existe plus, ni le désir de la lutte I our le succès, ni l'attrait du danger... Et, d'ailleurs, le public de ces revues spéciales se soucie bien peu des choses bruxelloises : il faut, qu'elles lui soient jouées par un as de l'observation locale (comme l'excellent artiste qu'est Roels), pour qu'il leur accorde encore de l'intérêt. Il y a moins de différence entre un basset et une levrette — qui, tous les deux, sont des chiens — qu'entre Au clair de la Lune (Mohréal, Grisier et Blondeau, Paris, 1885) el, Laissez-le tomber, qui. tous deux, sont des revues. Dans la manière ancienne, l'auteur tâche de découvrir l'actualité elle l'année; il la met en scène par des personnages et, des situations que le public « reconnaît, ». C'est un condition « sine qu-a non ». Il ne suffit pas, dès lors, de présenter une petite femme qui, sur un air connu -et avec un déshabillé suggestif, vienne déclarer qu'elle est l'Oseille, la Société des Nations ou le Jambon d'Ardenne; il faut que la caricature du l'ail repris par l'auteur soif, une sorte de fable jouée, une charade en action, dont un couplet tire finalement, la « moralité », rte telle sorle que le compère semble avoir soutiré à la salle l'électricité qui flottait dans l'air, pour la condenser sur la scène par un trait ingénieux et aldroit. ,Le compère, c'était, autrefois, toute la revue : il aiguisait, le bon sens avec une pointe de malice. Il était l'indispensable truchement du public; il était généreux, sensible, un peu bébète, patriotarcl plutôt que patriote, redresseur de torts. On se donnait un mal énorme pour le présenter; c'était là que le public attendait le revuiste. Quand la présentation était bonne, c'est-à-dire quand on avait rajeuni le procédé de la revue précédente, quand le « Et maintenant, partons pour Bruxelles! » avait été loyalement applaudi, on pouvait, sans crainte, lever le rildeau sur le « un » : le premier récif était tourné. Les revues, aujourd'hui, s'écrivent sans enthousiasme, sans émulation et, parlant, sans verve. Elles n'ont plus aucun rapport avec la littérature dramatique : le faiseur à la mode ne craint nullement le jugement dfun public difficile, discutant la qualité de son plaisir; il sait que ce public pardonnera toujours à l'ineptie d'un sketch, pourvu qu'un artiste qui a sa faveur y étale ses tics souverains et fasse des grimaces dont il est convenu — pourquoi? — qu'elles sont drôles; il compte sur l'indulgence aimable et un peu lâche du compte-rendeur — et, commercialement parlant, tout le monde est satisfait. La revue n'est plus qu'un champ labouré par les vedettes, un défilé de «numéros», une suite d'airs variés une série de tableaux qui mettent l'oreille et l'œil en joie : la revue appartient aujourd'hui à tout le monde, sauf à la critique. lit c'est avec quelque mélancolie tout de même que l'on songe qu'Augier avait pu écrire que « la force de la revue consiste « à être l'écho retentissant des chuchotte-ments de la société, à, formuler le sentiment général encore vague, à diriger l'observation confuse du plus grand nombre... » r « • * Mais bast! qu'il s'agisse de revues ou de comédies, d'opérettes ou de drames lyriques, que tel genre soit en décadence ou se renouvelle, que la pièce soit médiocre ou supérieure, tout ce qui est théâtre demeure théâtre et garde son prestige. La scène et le monde de la scène m'ont toujours été chers. J'ai connu là mes meilleures joies et quelquefois mes meilleures peines. J'y ai trouvé tour à tour le repos et la lutte; j'y ai surtout trouvé la fièvre et le transport sans lesquels, pour parodier un vers célèbre, « nous ne serions que ce que nous sommes. » J'ai toujours eu aussi, vis-à-vis du théâtre et des gens de théâtre, un étonnement un peu naïf. Je ne puis regarder tout ce conventionnel d*u spectacle qu'avec les yeux d'un enfant émerveillé, d'un enfant qu'on trompe et qui s'amuse d'être trompé. Je le sais et je le dis parce que je n'en ai ni confusion ni regret : garder le don d'illusion c'est ajouter au prix de la vie, la libérer, à certaines heures, de sa banalité et de sa platitude. La vérité dont nous sommes le moins sûr, c'est la vérité de nos sensations. Réjouissons-nous de trouver des fleurs d'ans notre jardin, même si ces fleurs sont en papier. Heureux, je crois, qui sait conserver la faculté, en se trompant lucidement, de goûter le mensonge des choses! Philosophie facile, mais concertante... Et je ne me plaindrai pas si j'en subis, jusqu'à la fin, le consolanl artifice. TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE PREMIER. De quelques avantages et de quelques inconvénients de la carrière de revuiste. Confession préliminaire ... 5 CHAPITRE II. Bruxelles en 1885-1890. Revues et revuistes de l'époque. Malpertuis et l'Alcazar ...........9 CHAPITRE III. Le théâtre universitaire. La « Princesse Malsaine ». « Eendracht maakt Macht ». Mes débuts chorégraphiques. Un punch mémorable. « Sur le bi du bout du Gand ». « Le' Mons où l'on s'ennuie ». Les étudiants belges à Paris, en 1889 .......... 13 CHAPITRE VIII. Le théâtre des Galeries et la direction Mangé. Les audaces de Maugé. Comment on improvise des grenadiers à une répétition générale'. M. Buis et le chameau. La « Chocheté Irâçaise de bienfeisàce ». Alexis Goffaux dit Maubourg, chef d'orchestre et théoricien musical. Comment on engage des choristes. Histoire: d'un petit rôle. La Revue des quatre commères et le cramignon dans la salle. La bague de la Comtesse de Flandre.......55 CHAPITRE IX. Edouard Dewattine et la zwanze' bruxelloise. L'aventure de Louis Dumont-Wilden. Le cabaret des Bossus. Les revues à la Scala. Alph. De Gunst. Esther Deltenre. Georges Ilauzeur. Une histoire de chef d'orchestre .... 71 CHAPITRE IV. « Ex... Clarmonde ». Un directeur qui lève le pied. Les artistes de la Monnaie à l'Alcazar. Le « Pater ». « Sar lambooth ». Le journal « l'Etudiant ». La presse-quotidienne en 1890. « C'truc for life ». Le « Hoch-Pot académique » et les « Crotjes »........21 CHAPITRE X. Le théâtre belge enchaîné. La « Défense du Bonheur ». Le théâtre du l'arc et Victor Reding. La revue-comédie. « Le gendre de M. Van Mol ». Le « Milliard ». Le directeur d'un théâtre subventionné doit être un homme de théâtre............77 CHAPITRE V. Le conflit universitaire. La police â l'Université. Le recteur Philippson devant les étudiants. Les incidents Graux-Buls-Martha. L'art de dénicher les recteurs. Epilogue. Le « Chant des Etudiants »...........27 CHAPITRE VI. L'« Alcazar » et «Le Soir». Histoire pittoresque1 d'un théâtre de genre. Les revues de l'Alcazar. Le trio Ambreville-Milo-Crommelynck. Un théâtre où tout le monde travaille et où personne ne s'ennuie. Le passage St.-IIubert en 1905. Dubosq et Bertieri. V. La Gye, G. Nazy, Rotiers, Victor I-lallaux. La parodie du « Rêvé » et Nitsom. L'« Al-manach des Apaches »......33 CHAPITRE VII. Un revuiste qui se fait avocat et journaliste. Benjamin Crombez. Les Rayons X. Ferdinand Sicard. Ambre-ville. Alfred Jacques. Le « Smoel-Club » et la « Taverne Royale ». Maurice Campion...........45 CHAPITRE XI. Le théâtre de la Monnaie. La baguette de Sylvain Dupuis et le D' Poskin. Maurice Kufferath. « Jean-Michel ». « 1914 ». « Vers la, Gloire ! » . . . .83 CHAPITRE XII. Les revues au Cirque. Edouard Wulff. L'œil crevé. « Bruxelles ! Tout le' monde monte ! » « 1904, parlez ! » Le cheval qui fait le saut périlleux. Gustave Lagye et Rataplan......89 CHAPITRE XIII. Le gros lot aux Galeries. Bolossy Kiralfy. « Au pays des Merveilles ». Un ténor qui plonge et ne reparaît plus. La revue à I^iége. Gustave Thiriar. L'« Hippodrome » à Anvers. Léon Osterrieth. « Au pays de Manneken-Pis ». Le théâtre Déjazet et son directeur. Un trait de Maubourg .... 97 CHAPITRE XIV. Le théâtre bruxellois au lendemain de l'armistice. La grande revue parisienne ù l'Alhambra. Volterra, Mistinguett et Jacques Charles. La revue d'autrefois et !a .revue d'aujourd'hui. Rideau. 105 i&mmk Jl V.-.- , ■ ■ f