IWAN GILKIN m- ' j , 1-sBStS;J&i/tyîf/' SiiM' , m § ' mm umim & m 4f irHiMX tMmWmm M Ç; 5Mî3JWf ' $ 11$ fil i ' ïi Jbn » ï il if i _EGMONT___ ....................... ii i ii ...............................................................................................................................m.................................. 16 car il réjouit nos yeux de mascarades, d'illuminations et de cortèges resplendissants, sans oublier les distributions de vin pour les hommes et les loteries de colifichets pour les femmes et les jeunes filles. Lt jamais un pauvre n'a tendu vainement la main vers lui. Cependant, c'est un vrai prince et quand il paraît à la tête de ses régiments, dans un flamboiement d'épées, de drapeaux et de bannières, parole de chrétien, on croirait voir sur son front une couronne. (Acclamations.) VOIX DIVERSES. Vive le comte d'Lgmont ! VANDEPUTTE. Lt quel grand capitaine ! Tenez, j'aperçois Pauwels, l'un de ses vétérans, assis à cette table, là-bas; approchez, Pauwels ! PAUWELS. A vos ordres, mon bourgeois ! VANDAMME. De la bière ! Qui veut de la bonne bière double du Brabant ? VLEMINCKX. Remplissez les chopes, Vandamme. Lt vous, camarade, parlez-nous des victoires du comte d'Lgmont à Saint-Quentin et à Gravelines. PAUWELS. C'est un foudre de guerre! Dès qu'il parait, le roi de France tremble comme un petit garçon et ses armées ne sont plus qu'un tumulte de dos en fuite. (Rires et bravos.) Oh ! oh ! (Protestations.) Bravo ! Mâtin ! QUELQUES VOIX. D'AUTRES VOIX. SCRAMOUILLE. PAUWELS. Tenez, à Saint-Quentin... VANDEPUTTE. Oui, parlez-nous de Saint-Quentin. PAUWELS. A Saint-Quentin, pour ravitailler la ville que nous assiégions sous les ordres de monseigneur le prince de Savoie, le terrible duc de Montmorency, qui commandait les troupes françaises, se précipite à ['improviste à travers les marais sur notre armée et Jette le désordre dans notre camp. Un conseil de guerre est tenu en hâte. On parlait de retraite. Mais le valeureux Lgmont exige que l'on se rue sur l'ennemi et jure de remporter la victoire. Il s'élance à la tête de sa cavalerie, coupe la retraite aux Français embourbés dans les marais, les taille en pièces et ....................................................iiiiiiiiiii........iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii...........................iiiiiiiiii.............................................................. 17 fait prisonnier leur redoutable chef avec la moitié de son armée, tandis que les survivants s'enfuient éperdus dans toutes les directions, si bien que le roi Philippe, entrant le lendemain dans notre camp, le prince de Savoie put jeter à ses pieds, en façon de litière, un amas de fusils et de drapeaux ennemis, couchés sur le soi comme des Cadavres. (Acclamations.) TOUS. Vive, vive Lgmont ! DENDAELE. Et Gravelines ? PAUWELS. A Gravelines, les Français jouaient leur va-tout. Furieux, ils s'avançaient, brûlant les récoltes, les abbayes, les villages, rôtissant les paysans comme des alouettes. Lgmont se porte à leur rencontre. Comme la bataille faisait rage, son cheval est tué sous lui. Il roule par terre sous une averse de balles, croyez-vous que cela le gêne ? Il saute sur un autre cheval en criant : « Ils ne tuent que les chevaux ! Ln avant, mes amis ! la victoire est à nous !» Ln ce moment, quelques navires anglais, qui venaient de Dunkerque, remontant le fleuve, envoient des boulets dans la bataille. Sacrés maladroits ! Ils tiraient sur nous comme sur les Français, à l'aveuglette ! Mais baste ! Lnlevés par Lgmont, nos troupes s'élancent et jettent les Français à l'eau. Ils barbotaient comme des poules. L'eau, çà nous connaît nous autres ! Nous nous y jetons à notre tour, et en avant, à coups de sabre. Nous abattons l'ennemi à droite et à gauche. Les paysans, là-dessus, accourent et achèvent le reste à coups de fourche. C'était la fin. Le roi de France, tout déconfit, n'avait plus qu'à implorer la paix. Ainsi, nous avons délivré la patrie grâce au grand Lgmont. TOUS. Vive Lgmont ! le grand Lgmont ! VLEMINCKX (trinquant). A votre santé, Pauwels. VANDEPUTTE. Lt Lgmont est aussi doux qu'il est vaillant. Voyez comment il agit en Flandre, dans les provinces qu'il gouverne. Partout ailleurs on applique avec sévérité les placards de Charles-Quint contre les protestants. DENDAELE. Ici, par exemple, on ne peut, sans risquer sa tête, assister au prêche ni chanter les cantiques de Genève. BUY5. Je vous le demande! Cela est-il juste de frapper les braves gens qui louent le Seigneur à leur mode. VANDEPUTTE. Lst-ce que la messe ne suffit pas ? iiiiiiiiiiiiiBiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiBiiiiiiBiiiiiiiiiiiiiiiiBiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiaiiiiiiaaiiiiBiiBiiiiiiBiiiiiiBiiiiiiiaaaiiiiiiiiiBiiiiiiiiiiiiiBBiiiiiiiiiiiBiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiait 18 PUTZEYS. Moi, je me méfie de ces prêcheurs. Ce qu'ils chantent est très beau, mais si on les laissait faire, ils étriperaient les curés et les évêques. VLEMINCKX. Ils désobéissent au roi. DENDAELE. Ta, ta, ta, le roi ne les a pas entendus chanter. Et s'ils chantent à leur manière, est-ce une raison pour les jeter en prison avec les braves gens qui les écoutent? VANDEPUTTE. Et bien, le noble Egmont, pourvu qu'il n'y ait ni querelle ni scandale, laisse chacun prêcher ou chanter à sa guise. C'est aux inquisiteurs qu'il ferme le bec. Que n'est-il aussi gouverneur de Bruxelles. DENDAELE. Que n'est-il gouverneur général des Pays-Bas. VLEMINCKX. Messieurs, Messieurs, soyons prudents, je vous prie. DENDAELE. Vous ne nous empêcherez pas de crier : Vive le comte d'Egmont! TOUS. Vive le comte d'Lgmont! DENDAELE. Il est notre amour et notre espérance. Il entend le cri de notre peuple et il saura le faire entendre au roi Philippe. Oui, avec l'assentiment du roi, espérons-le; sinon, par l'assaut de toutes nos énergies, comme il a repoussé les Français il chassera l'engeance espagnole. Il nous rendra à nous-mêmes. Il nous délivrera! (Longues acclamations.) TOUS. Oui! Oui! Il nous délivrera. (Sonnerie de trompette.) VANDEPUTTE. Qu'est cela ? SCRAMOUILLE. Ça, c'est une trompette! (Rires.) (Le peuple se porte vers le fond & droite, puis revient et se divise en deux groupes, livrant passage à Egmont. Son escorte reste dans le fond.) TOUS. Egmont! Voici Egmont! Vivat! Vivat! Honneur à lui! Gloire et prospérité à Egmont ! m""».............................................................................ni.......mu.......h.......m...................m......un....................................... 19 EGMONT. Mes amis, je vous salue et je vous remercie. Je viens prendre part à votre fête. Je m'honore, vous le savez, d'être un membre du grand serment des arbalétriers. (Murmures d'approbation.) VLEMINCKX. Notre joie est immense, Monseigneur, de vous voir parmi nous. EGMONT. Tout le monde a-t-il déjà tiré? VLEMINCKX. Oui, tout le monde, à l'exception de votre serviteur qui, cette année, abandonne la lutte. EGMONT. Eh bien, donnez-moi votre arbalète. VLEMINCKX. Mon arbalète? DENDAELE, VANDEPUTTE et quelques autres. Voici la mienne! Voici la mienne! SCRAMOUILLE. Prenez celle-ci, Monseigneur, c'est la meilleure. EGMONT. Pourquoi est-ce la meilleure? SCRAMOUILLE. Parce que je voudrais vous donner ma vie avec. EGMONT. Donne! SCRAMOUILLE. Merci, Monseigneur. Et si vous voulez réussir à coup sûr, il faut mettre à votre pourpoint une rose de la petite Croquebaise. EGMONT. Où est la petite Croquebaise? PLUSIEURS VOIX. La voilà ! La voilà ! EGMONT. Donne-moi une rose, mon enfant. CROQUEBAISE (tombant à genoux). Voici, Monseigneur. EGMONT. Relève-toi, petite, tu es plus jolie que tes roses. Ta fleur me portera bonheur. (Il arme son arbalète, avec une flèche que Vleminckx lui passe.) DENDAELE. QUELQUES-UNS. ............. i il il......................................................................................................................................nui.......................................... 20 Mme VANDEPUTTE (émue). Il va tirer! Mme VLEMINCKX. Taisez-vous donc, ma chère. PLUSIEURS (à demi-voix). Il va tirer! (Egmont vise et tire.) SCRAMOUILLE. Droit dans le centre! Du premier coup! Quel bonheur! Il est roi! TOUS. Vive le roi de l'arbalète ! Vive notre roi ! Oui ! Vive notre roi ! EGMONT. Mes amis, acclamons d'abord tous ensemble, comme il sied dans nos fêtes, le roi Philippe, notre prince légitime, et découvrez-vous avec moi pour saluer respectueusement sa noble et puissante majesté, (il ôte son chapeau.) Vive le roi Philippe, souverain des Pays-Bas ! TOUS (se découvrant). Vive le roi Philippe! EGMONT (remet son chapeau sur sa tête). Après cet hommage rendu à notre roi, il nous est permis en ce jour de fête, sans offenser personne, d'imiter par jeu nos princes et de jouer gaillardement nos rôles de rois de parade. Le roi de l'arbalète, Messieurs, salue cordialement ses amis. Lt pour les remercier de leurs acclamations, il leur offre quelques gobelets d'un vieux vin du Rhin, qui est, je vous l'affirme, un vrai vin de roi. Faites avancer le tonneau, là-bas ! (Au fond, à droite, on pousse un tonneau sur une petite charrette. Acclamations joyeuses.) TOUS. Un don royal! Egmont est un vrai roi! EGMONT. Pendant qu'on remplit les coupes, maître Vleminckx, donnez-moi l'accolade et passez-moi les insignes de ma royauté. (Il se découvre et s'incline. Vleminckx lui passe au cou la chaîne. Egmont remet son chapeau. Ils se donnent l'accolade. Acclamations.) Lt maintenant, pour vous égayer, je me comporterai comme un monarque de la fête des rois. Il me faut une reine et un fou. (Rires et applaudissements.) Une reine et un fou, la beauté, compagne adorée de la vie, et le rire bafouant la sottise, voilà ce qu'il faut à tout homme. (Les rires continuent. Egmont se promène lentement dans la foule.) Vous ici, Colette? Messieurs, voici votre reine! C'est une digne et charmante fille, l'unique enfant d'un de mes plus braves officiers, mort à Gravelines. Sans ............................................................................................................................................................................................IIIIMIIIIII 21 famille et sans fortune, elle est devenue suivante de la comtesse d'Lgmont. Qu'elle soit votre reine durant une heure ! Aimable fille, un trône rustique vous attend à côté du mien. Vous plaît-il de partager ma royauté éphémère ? Toute royauté, disent les sages, est une bulle de savon. Venez. COLETTE. Oh ! Monseigneur, je n'oserais... EGMONT. Ne rougissez pas, mon enfant. Vos vertus et votre beauté méritent une couronne... COLETTE. Une royauté d'un moment avec vous, Monseigneur, dans cette fête riante, vaut les trônes les plus illustres. EGMONT. Bon peuple, voici ta jeune reine. 5on règne ne sera, Dieu le bénisse, qu'une fête ininterrompue, une suite de gais devis, de rires, de danses et d'honnêtes beuveries. Holà ! petite Croquebaise, il nous faut, sur l'heure, une couronne de roses. Que la reine des fleurs brille sur le front de ma gracieuse reine ! Voilà un ducat pour ta couronne. CROQUEBAISE. Merci, Monseigneur. EGMONT (place la couronne sur la tête de Colette. Acclamations prolongées. Il lui offre ensuite une coupe et élève lui-même une autre coupe dans sa main droite). Messieurs, le roi boit. TOUS. Le roi boit ! (Ils lèvent leurs verres et boivent, la trompette sonne.) EGMONT. Lt mon fou ! Où est mon fou ? J'avais tout à l'heure un superbe fou vêtu d'une robe écarlate. (Un fou vêtu d'une robe écarlate surgit au fond d'entre les soldats d'Egmont. Rumeurs et rires.) TOUS. Le cardinal ! 5on fou, c'est le cardinal ! Oh ! là, là, malepeste ! Il n'a peur de personne ! EGMONT. Ah ! méchant fou en robe rouge, tu fais mal ton service. Va-t'en ! Le roi te congédie. Quitte ces lieux où tout le monde te hait. Fuis ces hommes que ton orgueil blesse et irrite. Va-t'en ! Disparais de notre vue à jamais ! (Le fou s'éloigne. Applaudissements enthousiastes.) TOUS. Il chassera le cardinal ! 11 le chassera ! Ah ! le noble cœur ! Le grand homme ! ......................................................................................................................................................................................................... 22 EGMONT. Messieurs, ceci n'est pas un simple jeu. Croyez-en, non pas les facéties d'un roi de l'arbalète, mais la parole du comte d'Lgmont, gouverneur de la Flandre et conseiller royal du conseil d'Ltat. 5a Majesté le roi Philippe, notre gracieux Souverain, cédant à nos prières réitérées et aux prudents avis de Madame la Gouvernante, a congédié, ce matin, Monsieur le cardinal Granvelle. (Explosion de joie. Cris, acclamations. On se serre les mains, on s'embrasse. Croquebaise jette ses fleurs dans la foule. Scramouille lui saute au cou et se met à danser avec elle. La trompette sonne.) TOUS. Le cardinal est parti ! II est parti ! Bon voyage ! Adieu, cardinal ! Adieu, la bête rouge ! Joie ! joie et bonheur ! Ah ! Ah ! vive Lgmont ! Vive l'ami de notre peuple ! Le bon ange des Pays-Bas ! 5CÈ.NL II UNE SALLE DANS LE PALAIS D'EGMONT 5ABINL, COLLTTL SABINE. Ne vous tourmentez pas, cela n'a pas d'importance. COLETTE. Soyez convaincue, Madame, que je n'ai rien fait pour attirer l'attention de Monseigneur sur mon humble personne. Ses regards m'ont découverte par hasard au milieu de la foule. SABINE. N'insistez pas, je vous prie. COLETTE. Il m'a appelé d'une voix forte, et, devant le peuple en liesse, il m'a fait asseoir à côté de lui. Bien que je fusse à demi morte de confusion, pouvais-je me dérober à la volonté du maître? SABINE. C'était une simple plaisanterie. COLETTE. Oui, Madame. SABINE. Mais les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Lvitez, s'il vous plait, de rencontrer Monseigneur durant quelques jours. lllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll.......IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII1IIIIIIIIIIIIIII..................................................................................111III 23 COLETTE. Oui, Madame. SABINE. Et tâchez d'oublier cette mascarade. N'y pensez plus, ma fille. Retournez auprès des enfants ; ils ont besoin de vos offices. COLETTE. Oui, Madame. SABINE. Voici Monseigneur. Retirez-vous. (Colette va pour sortir. Entre Lgmont.) EGMONT. Quoi! Votre Majesté prend-elle la fuite? COLETTE. Excusez-moi, Monseigneur. (Elle sort.) EGMONT. Envolée comme la fauvette qui craint d'avoir vu flotter l'ombre d'un épervier! SABINE. Egmont, je connais votre caractère enjoué et je sais que vous plaisantez volontiers sans penser à mal. Cependant, il faut ménager cette jeune fille. Songez qu'elle vit sous votre toit, qu'elle est la gouvernante de vos enfants et la servante de votre femme. Vous ne voudriez pas... EGMONT. Laissons cela, je te prie, Sabine. Consacrons toutes nos pensées aux grands événements qui changent la face du monde en consacrant la grandeur de notre maison. Le cardinal est exilé. Le roi se range à notre politique, de même que la gouvernante. Tu vois, Sabine, tes craintes étaient vaines. Le succès couronne nos vœux. Les avenues de l'avenir s'ouvrent devant nous, magnifiques, fleuries et lumineuses, sous un beau soleil de printemps. SABINE. O mon Egmont, tu es l'enfant chéri de la fortune. EGMONT. Oui, tu peux le dire. La Fortune m'a souri dès le berceau. Elle l'a mis sur mon visage, son sourire divin qui attire tous les regards, qui enjôle tous les cœurs et qui traverse victorieusement toutes les tempêtes. O Sabine, si tu savais comme il rayonne dans mon âme et comme je le sens qui remonte du fond de mon cœur jusque sur mes lèvres et jusque dans mes yeux, soit qu'autour de moi les soldats haletants attendent l'ordre de charger à travers la mitraille, soit que le peuple agité épie sur ma bouche la parole qui fera éclater de toutes parts, sur toutes les faces, la bonne humeur et le rire sympathique, soit que les grands, méfiants et jaloux, rencontrent tout à coup le mot qui perce la poche à fiel et qui désarme la colère, soit que les femmes rougissantes écoutent le compliment qui fera trembler leur paupière et qui entrera en maître dans leur cœur. Oui, 5abine, en tous lieux et quoi que je fasse, la Fortune m'accompagne avec la Joie et l'Amour. Je les vois tous les trois, te dis-je ! Ils ne m'ont jamais quitté. Pour quelles raisons m'abandonneraient-ils ? Voilà pourquoi j'aborde n'importe quelle affaire avec une imperturbable confiance. Ne te trouble donc plus. N'ont-ils pas agenouillé à mes pieds les plus invraisemblables victoires ? Ne m'ont-ils pas, ma douce et tendre femme, conduit dans tes bras, où j'ai trouvé le bonheur en le partageant avec toi ? SABINE. Cher Egmont ! EGMONT. Ma compagne chérie, si je m'avance audacieusement dans les chemins périlleux, c'est pour toi, c'est pour les enfants que tu m'as donnés, non moins que pour ma propre gloire. C'est aussi dans l'intérêt de ce bon et cher peuple des Pays-Bas, qui a mis en moi tout son amour. Comprends-tu bien, Sabine, l'importance du grand changement qui vient de se produire? 5ens-tu quelles conséquences merveilleuses suivront le renvoi du cardinal Granvelle? SABINE. Je vois que mon Egmont est heureux. EGMONT. Je viens de rendre à mon pays et à mon Roi un service inappréciable. Ils le comprendront mieux de jour en jour, Sabine, et ils me voueront une reconnaissance infinie. Car c'est moi, qui, par mon audace et mon obstination, ai délivré le royaume de ce monstre malfaisant. SABINE. Mon Egmont a le cœur d'un héros ! EGMONT. Tout le mal venait du cardinal Granvelle, cet étranger, ce sans-patrie, que la cour d'Espagne avait imposé comme ministre à la gouvernante générale des Pays-Bas. Ce Granvelle, semblable au coucou qui, au sortir de l'œuf étranger, jette hors du nid, en l'absence des parents, les petits légitimes des chardonnerets, il s'ingénia, le perfide, à écarter du pouvoir les seigneurs belges qui, en l'absence du roi, étaient les chefs naturels du pays, les conseillers nés de la gouvernante. La gouvernante, il la supplantait, correspondant par-dessus sa tête directement avec le roi. Au roi, il adressait mensonge sur mensonge, si bien que Philippe, aveuglé, nous tenait pour des rebelles et croyait devoir accorder au cardinal des pouvoirs de plus en plus étendus aux dépens de nos libertés. Mais nos fières populations vomissent la servitude. La révolte grondait déjà dans tous les cœurs. Un grand cri s'élevait vers moi. Au péril de ma tête j'ai osé presser le roi de renvoyer son infâme ministre. Lh bien! Philippe m'a entendu, Philippe m'a exaucé, Philippe a chassé le traître. Telle est mon œuvre, Sabine. Je suis le libérateur des Pays-Bas; je suis le bienfaiteur de mon pays et de mon roi. Cette journée voit mon triomphe et con- llllllllllllllllllllllllll............................................................................................................................................................................ 25 sacre ma gloire. Embrasse-moi. Je sens ma puissance gonfler toutes mes veines et battre orgueilleusement dans mon cœur comme aux jours de mes plus belles victoires sur les champs de bataille. Embrasse-moi, te dis-je. Sabine, Sabine, je suis ivre de joie. SABINE. Mon Egmont bien-aimé! Que ton bonheur me rend heureuse! EGMONT. C'est à cause de Granvelle que Philippe s'est fait détester dans les Pays-Bas. Grâce à moi, il va se faire aimer. SABINE. Que le ciel t'entende ! EGMONT. Etre aimé, Sabine, c'est pour tout homme, quel qu'il soit, le sceptre et la couronne. L'amour des peuples, c'est le seul trône solide des rois. L'empereur Charles était aimé de tous ses sujets, c'est pourquoi son front portait sans fléchir tant de couronnes. Que Philippe se fie à moi; il sera aimé comme son père. SABINE. Tu rendrais aimables les démons eux-mêmes. EGMONT. On méconnaît Philippe. Au fond il est loyal et généreux. Sans ces maudits Espagnols... SABINE. Ne crains-tu pas... EGMONT. Quoi donc ? SABINE. Que la Gouvernante, qui t'a aidé à abattre Granvelle, dont la puissance offensait sa fierté... EGMONT. Achève ! SABINE. Ne voie, avec dépit, ton crédit croître auprès de Philippe en même temps qu'auprès des seigneurs belges... EGMONT. Lh bien ? SABINE. Et qu'elle ne s'efforce de t'amoindrir ou de te perdre pour servir sa propre ambition ? EGMONT. Allons donc! Elle n'oserait. C'est d'ailleurs une bonne femme. Elle aime les Pays-Bas. _LGMONT_ ïïïïïïïïïïïïïÎMmîîÏMnïïïïïm^ 26 SABINE. Elle aime aussi le pouvoir. EGMONT. Pour en garder quelque reste, elle sera contrainte de s'accorder avec moi. SABINE. A moins qu'elle ne préfère s'accorder avec les conseillers espagnols du Roi. EGMONT. Eh ! que tu es donc craintive ! Le départ de Granvelle montre quel est mon crédit auprès de Philippe. 5i Marguerite tente de me nuire, j'arracherai tous les voiles et le Roi découvrira ce que son intérêt exige. Il n'est pas bon que le Roi soit représenté chez nous par une femme, jouet des factions et des intrigues de cour. Il faut que Philippe ait ici pour lieutenant un homme aimé de notre peuple, libre, loyal, bon capitaine et bon prince, amoureux de la joie, du bon vin, des belles femmes, des fêtes grandioses et de la gaieté populaire, du faste et du rire, de la splendeur et de la simplicité; doué de la tolérance la plus large, de la noblesse la plus haute et de la franchise la plus mâle; il faut qu'il soit capable d'éclipser la richesse des rois les plus orgueilleux et de serrer, avec bonhomie, la main calleuse d'un bûcheron ou d'un tailleur de pierres; qu'il s'agenouille aux fêtes sacrées dans la nef d'une cathédrale et que, le soir, il trinque gaillardement avec les riches marchands d'Anvers, qui font ruisseler les vins parfumés dans leurs lourdes maisons de marbre; qu'il se promène parfois, au milieu de la foule, avec sa femme et ses enfants, tout simplement, comme un brave homme, dans un jardin public, et qu'il honore du collier de la Toison d'Or, au milieu des fanfares, les grands capitaines, les grands artistes, les grands commerçants et les savants illustres qui font la gloire et la fortune de la patrie. Regarde-moi, Sabine : je suis cet homme-là ! SABINE. O mon Egmont, mon bonheur et mon orgueil, oui, tu es cet homme. Et il n'est dans les Pays-Bas ni un homme, ni une femme, ni un enfant qui l'ignore. Parfois même je suis un peu jalouse, mon ami, et j'aimerais que tu te sentisses un peu moins entouré de l'amour de tous, afin de te mieux sentir enveloppé du mien. EGMONT. Chère âme, l'amour de tous m'est nécessaire. C'est sur lui qu'est fondée notre fortune. Dieu merci! Il ne me fait point défaut. Dès que le bon peuple de la Flandre, du Brabant ou du Hainaut aperçoit le visage heureux de son Egmont, il bat des mains, il chante, il crie: vivat! Il agite chapeaux et mouchoirs avec un merveilleux enthousiasme. Parfois même, de la foule qui se presse autour de moi, jaillissent des hommages trop ardents, que je feins de ne pas entendre. Plus d'une fois Orange m'a dit, avec un malicieux sourire : Egmont, si tu voulais être roi, il ne tiendrait qu'à toi. SABINE. Egmont! Egmont! Méfie-toi d'Orange! .......................................................................................................................................................................III.......llllltllllllllllllllllh 27 EGMONT. Eh! Sabine, il est mon ami! SABINE. Il est brillant, rusé et venimeux comme un serpent. EGMONT. Allons! Allons! C'est un aimable et vaillant jeune homme. SABINE. Pourtant ce propos... EGMONT. Une plaisanterie, Sabine! Tu n'as pas vu son sourire. SABINE. Méfie-toi! Il est plus ambitieux que Satan. EGMONT. Il ne fait rien que je n'aie d'abord approuvé ses desseins, et dans toutes mes entreprises il est mon partisan le plus fidèle, mon appui le plus solide. Un ami, te dis-je, un excellent ami, qui m'aime de tout son cœur et qui m'est aussi attaché, j'ose le dire, que ma femme et que mes enfants. SABINE. As-tu donc oublié, qu'avant toi, il a ambitionné la lieutenance des Pays-Bas, qu'il a multiplié, pour l'obtenir, les démarches et les intrigues, les promesses et les serments ? EGMONT. Il était trop jeune... Et le roi était trop prudent. SABINE. Sois bien persuadé qu'il n'a pas pardonné au roi sa déconvenue. Il ne servira pas honnêtement tes projets, Egmont. Comment souffrirait-il que tu obtinsses du roi ce qui fut refusé à sa brigue ardente? Prends garde! L'amitié d'Orange est un sable mouvant qui t'engloutira. EGMONT. Voyons! Voyons! Tu n'es pas raisonnable. Veux-tu que je te dise? Tu verras ceci. Tu verras Orange m'aider à faire comprendre au peuple la générosité du roi, le changement heureux de sa politique et la nécessité de rallumer, dans tous les cœurs, l'amour et le dévouement que chacun doit à son souverain. SABINE. O! Egmont! Egmont! UN VALET (ouvrant la porte). Son Altesse le prince d'Orange vient visiter Monseigneur. Qu'il entre ici! EGMONT. iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 28 SABINE. Lui ! Sois prudent, Lgmont, pour l'amour de ta femme et de tes enfants. EGMONT. Montre-lui un visage affectueux. LE VALET. Son Altesse le prince d'Orange! (Entre Orange.) ORANGE. Belle dame, qu'il me soit permis de mettre mon cœur à vos pieds et mes lèvres sur vos blanches mains. Vous êtes belle comme un lys royal. SABINE. Votre langage, prince, est plus doux que le miel. La plus amère pensée, en passant par votre bouche, deviendrait sucre et parfum. ORANGE. Lgmont, je viens me réjouir de votre joie. Le départ de Granvelle nous livre le pouvoir, si nous savons agir avec adresse. SABINE. Souffrez que je vous laisse parler de ces graves affaires avec le comte d'Lgmont. Les femmes n'entendent rien à la politique. EGMONT. Chère Sabine, fais nous porter ici du vin des Canaries en l'honneur de notre hôte princier. SABINE. Bien, Monseigneur. (Elle sort.) EGMONT. C'est le meilleur vin de ma maison. Il me fut donné par l'empereur Charles. Un vin merveilleux! Il est doré comme le soleil et parfumé comme le printemps. C'est le vin de la joie et des victoires! (Entrent le sommelier avec une cruche de vin et un valet porteur de deux grandes coupes d'or.) Versez, puis laissez-nous. (Ils versent et sortent.) Regarde, Orange! Il y a de stupides alchimistes qui consument leur vie à chercher l'or potable. Le voici dans notre verre. C'est le véritable remède à tous les maux, l'antidote du chagrin, l'élixir de longue vie, la fontaine de jeunesse, de joie et de santé! A notre triomphe, Orange! ORANGE. A ton bonheur, Lgmont! EGMONT. Au bon voyage de ce sacré démon de cardinal! Que la peste l'étouffé! ORANGE. Ou que le diable l'emporte! Le plus loin sera le mieux. Ce vin est exquis. IIIIIIIIIM II III I II 11 II II IIII II Mlllllllltlllllll IIII....................IIII1III......Illll I llllllllll IIII.............Il 11 II 111 II 11......................Mil......................... II IIII1IM111 29 EGMONT. Tends-moi ta coupe; que je la remplisse! Orange, nous voici au comble de nos vœux. Le roi Philippe, en renvoyant notre ennemi, se range à notre politique. Buvons au roi Philippe, veux-tu? ORANGE. Quel gai luron tu fais ! Je boirais avec toi à la santé de tous les diables de l'enfer, le roi Philippe compris. Puissent-ils crever ensemble dans les flammes durant l'éternité! EGMONT. Hein ? Je ne plaisante pas. Je bois sincèrement à la santé de notre roi. ORANGE. Cesse de railler. EGMONT. Il n'y a point de raillerie. Le roi Philippe nous a rendu son amitié; je crie en sujet fidèle : Vive le Roi ! ORANGE. Mais tu ne sais donc pas... EGMONT. Qu'est-ce que je ne sais pas? ORANGE. Ce que le roi Philippe a écrit à la gouvernante... EGMONT. Il l'entretient, je suppose, du renvoi de Granvelle. ORANGE. Oui, et en même temps il lui prescrit... EGMONT. De prendre, dans toutes les affaires, les sages avis du prince d'Orange et du comte d'Lgmont? ORANGE. Pas précisément. Il lui donne l'ordre de redoubler de sévérité contre les hérétiques. EGMONT. Allons donc! II n'aurait pas renvoyé Granvelle pour renforcer la politique de Granvelle! A d'autres, mon ami! C'est toi qui es un plaisant farceur. ORANGE. Je viens du palais de la gouvernante. Llle m'a montré la lettre du roi. EGMONT. Dis-tu vrai? ORANGE. 5ur la tête de ma mère, Lgmont. ................................................................................................................................................................................................. 30 EGMONT. Oh! Oh! c'est à n'y rien comprendre. ORANGE. Philippe, en congédiant Granvelle, a gardé sa politique, mais c'est nous désormais qui en porterons la responsabilité, puisque, aux yeux du peuple, nous devenons les conseillers de la gouvernante. C'est nous qui serons réputés sévères aux hérétiques. C'est nous qui porterons sur nos épaules le blâme du peuple et la haine des protestants. Le tour est bien joué. EGMONT. Cela n'est pas possible. ORANGE. Cela est. La situation est bien nette. Ou bien nous resterons hostiles à la gouvernante et au roi, et le peuple, satisfait du renvoi de Granvelle, blâmera notre intransigeance et finira même par nous soupçonner, nous aussi, d'hérésie; ou bien nous nous rangerons aux côtés de la gouvernante... EGMONT. Et dans ce cas, quels que soient les avis de modération que nous prodiguerons dans la chambre du conseil, nous passerons aux yeux du peuple... ORANGE. Pour les persécuteurs de la foi nouvelle et les partisans de l'inquisition. EGMONT. C'est la ruine de notre prestige ! ORANGE. Tu l'as dit. EGMONT. Mille diables! (Il jette sa coupe par terre.) ORANGE (ramassant la coupe). Ne cassons rien. EGMONT. Si ! Notre beau rêve est brisé. ORANGE. Il ne faut pas rêver, Lgmont, mais regarder la réalité dans les yeux et agir selon notre intérêt. EGMONT. Facile à dire! Que faut-il donc faire, à ton gré? ORANGE. Profiter du vent et disposer adroitement nos voiles. EGMONT (frappant du pied). Parle donc clairement! ■ ■■■■•••iiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiitiiiiiittiiiiiiiiiiiiiaiiaiiiiiiiiiiaiiiiiaiiiaiiiaaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiaiiiiiiitiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiaiiiiiaiiiiiiaiiiiittiiai 31 ORANGE. Il faut nous rapprocher de la Gouvernante et prendre auprès d'elle la place que Granvelle a quittée. Il faut rentrer au Conseil, d'où nous sommes sortis naguère avec tant d'à propos et y travailler avec une activité telle que nous nous emparerons de la conduite des affaires. EGMONT. Bien! Mais les protestants? ORANGE. Ah! les protestants!... Ils sont ardents et dangereux. EGMONT. Lh bien ? ORANGE. 5i le roi Philippe nous ménage, c'est qu'il voit derrière nous les protestants, prêts à déchaîner la rébellion dans tout le pays, pour peu que nous les encouragions. EGMONT. Orange! Nous sommes des hommes d'honneur! ORANGE. Oui, mon ami. EGMONT. Le bruit a couru que vous aviez avec ces gens-là quelques accointances. ORANGE. Un bon politique ne dédaigne aucun instrument. EGMONT. Mais alors?... Douterais-tu de ma loyauté? Mon cher ami! ORANGE. Comprends-moi bien, Lgmont. Je dis ceci : l'amitié des protestants nous est nécessaire pour effrayer le roi, à tel point que s'ils se détournent de nous, nous sommes perdus. Dans la partie que nous jouons contre les Espagnols, les protestants sont la maîtresse carte du jeu. Sachons l'employer. EGMONT. Comment? ORANGE. Il faut aller à eux, leur accorder notre amitié, leur promettre notre protection. EGMONT. Bien! Bien! Mais comment les ménager si nous nous rapprochons de la Gouvernante, quand précisément le roi lui ordonne de les traquer sans merci? ORANGE. EGMONT. V- t m U j w I llfi ■ m fi jli 1| 111 » a E.GMONT ......................................................1IIIIIII.....llllllllll......tlllllllllllll..............................................................................1..................... 32 ORANGE. Sur ce point là, sans nous découvrir, nous tergiverserons, nous temporiserons, nous ajournerons toutes les mesures efficaces, alléguant la résistance du peuple, les dangers actuels de la répression, la nécessité d'attendre un moment meilleur. Actifs dans tout le reste, là-dessus nous resterons inertes et nous contraindrons la Gouvernante à l'immobilité. tt le roi? II s'en prendra à la Gouvernante. EGMONT. ORANGE. EGMONT. Qui s'en prendra à nous. ORANGE. Mais qui ne pourra rien faire sans nous ni contre nous. Elle pressent que, dans les Pays-Bas, tout fermente et s'agite, mais que tout dépend de nous, parce que le peuple nous aime. Avec nous, c'est la tranquillité. Sans nous, c'est le bouleversement et elle en devrait rendre au roi un compte terrible. Tu le vois : si nous sommes habiles nous serons les maîtres de la situation. EGMONT. Oui, tu vois clairement les choses. Allons! buvons encore un coup de ce bon vin. ORANGE. Volontiers. Je bois à notre amitié. EGMONT. Dans les difficultés comme dans la victoire! ORANGE. J'ai chez moi les dossiers de quelques affaires importantes. Je te les enverrai demain au point du jour. Ton secrétaire Casembroodt me les rapportera avec tes observations. EGMONT. Convenu. ORANGE. Adieu. Ne manque pas de te rendre demain au Conseil. Nous y travaillerons ensemble tous les jours. Il ne faut laisser à la Gouvernante aucun répit. Porte-toi bien. EGMONT. Adieu mon ami. (Ouvrant la porte.) Reconduisez Monseigneur le prince d'Orange! (Orange sort.) Si intelligent et si fidèle. Quel ami précieux! Lt s'il me trompait pourtant? Bah! Je serai le plus fort. (Entre Colette.) COLETTE. Oh! pardonnez-moi, Monseigneur! Je croyais trouver ici Madame la comtesse. • -.rr- .........sif*" -'•vj-'------- .............................................................IIIIIIIII................................................................iiiiiinirîTîTïîTiîîîiïTMrïTTrmTîTTTTr^ 33 EGMONT. Eh! Colette! Entrez! La comtesse a quitté cette salle il y a plus d'une heure. Qu'importe? Approchez donc! Avez-vous peur de moi? COLETTE. Oh! Monseigneur!... EGMONT. Vous tremblez. Qu'avez-vous donc, mon enfant? N'êtes-vous plus la vaillante petite reine que le roi de l'arbalète présentait aux acclamations du peuple? Belle mignonne, vous sembliez faite vraiment pour un trône et pour les baisers d'un roi. COLETTE (s'affaissant). Oh! EGMONT. Eh bien? Qu'est-cela? Elle s'évanouit... Colette! Colette, mon enfant!... Chère petite, reviens à toi !... Le souvenir de cette parade frivole peut-il l'émouvoir à ce point?... Colette!... (il la dépose sur un fauteuil.) Elle est pâle comme si la mort glaçait déjà ses veines... Réveille-toi!... Réveille-toi!... Ah! Un peu de vin sur mon mouchoir... Là, sur ce front d'enfant... Il est jeune et beau... Ne l'avais-je donc jamais regardé?... Sur ces yeux fermés comme les fleurs du liseron dans la nuit... Dieu soit loué! Ils se rouvrent... Brillez, douces lumières!... Que ce visage est délicat! Il se ranime comme une rose à l'aurore... Colette, m'entends-tu?... Bois un coup de vin, mon enfant, cela te remettra... COLETTE (faiblement). Qui me parle? EGMONT. Bois!... C'est moi qui t'offre ce vin, comme à la fête de l'arbalète... Bois, ma petite!... Regarde! Lgmont boit avec toi. COLETTE. Quoi! C'est vous, Monseigneur? EGMONT. Dis! Tesens-lu mieux? COLETTE (se cachant le visage dans les mains et se rejetant au fond du fauteuil). Oh ! Qu'allez-vous penser de moi. EGMONT (lui prenant les mains). Donne-moi tes mains! Ne détourne pas ce visage, merveille de la nature, qu'empourprent la jeunesse et la pudeur. COLETTE. Rendez-moi mes mains, je vous en conjure! EGMONT. Je les garde. Elles sont ma conquête. A la fête de l'arbalète, n'as-tu pas mis ta main dans la mienne? Cette fois, je ne la laisserai pas échapper. Il..............Util ...........iiiiii.............Mil...................IIIIIIIIII........iiiiiiiii......................iiiiiiiii.......IIIM......iiiiiiiiiiii......................1............... 34 COLETTE. Par pitié!... EGMONT. Non! Ne retire pas tes mains! Ne détourne pas les yeux! Lève-toi! Ose me regarder en face comme tu regarderais la Vérité. Colette, petite Colette, tes beaux yeux sont des dépositaires infidèles; ils me livrent ton secret. COLETTE (tombant à genoux). Je meurs de honte!... EGMONT. On ne meurt pas, charmante fille, lorsque le cœur brûlant d'amour communique à un autre cœur sa flamme ardente. Ce que j'ai découvert dans tes yeux, tu peux à présent l'apercevoir dans les miens. Je t'aime comme tu m'aimes. Viens! ta poitrine sur ma poitrine! 5ens-le, ma chérie : mon cœur bat comme le tien... et mes lèvres frémissent comme les tiennes. COLETTE. Ah!... bien-aimé!... SCÈ.NIL III BRUXELLES — UNE SALLE DANS L'HOTEL DU BATARD DE HAMES HAML5, JUNIUS, LL PASTLUR BOLLEKENS, LOUIS DE NASSAU, BRÉDERODE, PHILIPPE DE MARNIX, CASLMBROODT JUNIUS. Messieurs, nous nous réunissons pour aviser ensemble au Salut de l'Lglise Réformée dans les Pays-Bas. Messire Nicolas de Hames, roi d'armes de la Toison d'Or, l'un de nos frères les plus dévoués, nous prête à cet effet son hôtel. NASSAU. Au nom de tous nos frères, qu'il soit remercié. JUNIUS. L'heure est venue d'unir en un faisceau toutes les forces qui peuvent nous aider à vaincre l'idolâtrie romaine, à chasser de ce pays la bête immonde des sept collines qui prostitue à tous les démons la parole sacrée de l'Eternel. TOUS. Amen! IIIIIIM......Illlllllllllilllllllllll............Illlillllllllllllllll.....III.....Illlllllll.........m......m.....m.....m..........................................m....................... 35 JUNIU5. Voici la sainte veillée des armes. Bientôt les milices du Très Haut tireront le glaive contre les armées de Satan. Que Dieu nous assiste! Qu'il verse en nos âmes l'intelligence et le courage! Avant de prendre aucune résolution, élevons nos cœurs vers notre Père Céleste en chantant ensemble le cinquième psaume du saint roi David tel qu'il est mis en français par notre frère, l'excellent poète Clément Marot. (il chante.) Aux paroles que je veux dire Plaise-toi l'oreille prêter Ht à connaître t'arrêter Pourquoi mon cœur pense et soupire, Souverain Sire! TOUS (chantant). Ta fureur perd et extermine, Finalement tous les menteurs; Quant aux meurtriers et trompeurs Celui qui terre et ciel domine, Les abomine. Mon Dieu, guide-moi et convoie Par ta bonté que ne sois mis Sous la main de mes ennemis Lt dresse devant moi ta voie Qui ne fourvoie! (Tous, excepté Junius et le pasteur, tombent à genoux et lèvent les mains.) CASEMBROODT. Lcoute-nous, Dieu miséricordieux! BRÉ.DERODE. Défends ton peuple! NASSAU. Ecrase tes ennemis! MARNIX. Que leurs cadavres engraissent la terre! H AMES. Chasse les prévaricateurs! NASSAU. Etends ton bras sur tes serviteurs ! MARNIX. Donne-nous la force et la sagesse... ..............................................mi.....................iiiiiiiiiiiii..............mu........................................................................................ 36 NASSAU. Pour gouverner ce peuple... HAMES. Afin qu'il brise les idoles... CASEMBROODT. Et qu'il vienne à nous dans la vraie foi ! TOUS. Amen! JUNIUS (étendant les mains). Soyez bénis dans vos œuvres et dans vos travaux. Dieu nous garde ! Dieu nous regarde! Dieu nous entend! Dieu nous inspire! TOUS. Amen ! (Ils se relèvent.) MARNIX. Messieurs, un prudent examen de la situation nous a fait remarquer ceci. Les fidèles de l'Eglise Réformée ne sont encore dans les Pays-Bas qu'une faible minorité. Dans le terrible combat qui se prépare, ils seraient accablés par le nombre de leurs ennemis si Dieu n'avait permis que toute la noblesse catholique fût animée d'une haine furieuse contre le tyran espagnol. Les seigneurs catholiques n'ont en vue que les intérêts temporels. Ils veulent arracher le gouvernement et les finances du pays aux vampires étrangers. Ils cherchent pouvoir et richesse. Nous, nous marchons les yeux fixés sur la croix du Christ. Nous n'avons faim et soif que de la gloire de Dieu et du triomphe de la foi réformée. JUNIUS. Avons-nous tous le cœur pur? BOLLEKENS. Vous aussi, Monseigneur de Nassau? NASSAU. Que voulez-vous dire? BOLLEKENS. Monseigneur le comte de Nassau, comme son frère le prince d'Orange, appartient à la triste et lâche erreur de Luther. NASSAU. Lâche? JUNIUS (au pasteur). Modérez vos paroles, mon frère. BOLLEKENS. Oui, les luthériens sont des trembleurs. Ils ne se révoltent point contre les princes idolâtres. Seuls les disciples de Calvin proclament que la rébellion contre l'impie est un devoir. Et ils font leur devoir jusqu'au martyre. III..............llllllllllllllllllllll........................il........iiniiilllll...............un........................il................................................................... 37 NASSAU. Je hais comme vous l'Lglise de Rome. Je hais comme vous le roi Philippe, son défenseur et notre bourreau. Je suis avec vous, de toute mon âme, dans la guerre que vous leur déclarez. JUNIUS. Vous êtes des nôtres. Poursuivons. MARNIX. Pour amener les seigneurs catholiques à joindre à nos forces les forces immenses dont ils disposent, nous avons résolu de leur proposer une alliance. BOLLE.KELNS. Ils ne l'accepteront pas. MARNIX. Ils l'accepteront. Dans le traité d'alliance que nous avons rédigé et dont une copie a déjà été remise au comte d'Lgmont, il n'est point question de religion. Nous leur offrons une simple confédération des seigneurs belges, un compromis de tous les nobles des Pays-Bas, affirmant par prudence, leur fidélité au roi... BOLLEKENS. Comment? JUNIUS. Patience! MARNIX. .... affirmant, dis-je, leur fidélité au roi, mais engageant tous les signataires, sur l'honneur et par serment, à se prêter entre eux aide et assistance si les étrangers s'avisent de les molester. BOLLEKENS. Les seigneurs catholiques ne signeront pas. CASEMBROODT. Ils signeront! Car dans quelques instants le comte d'Lgmont viendra ici donner sa signature. NASSAU. Lt mon frère Orange en fera autant. MARNIX. Toute la noblesse suivra leur exemple. BOLLEKENS. Dieu peut-il permettre que nous mettions notre main dans la main criminelle des idolâtres?... JUNIUS. Joad a laissé Athalie entrer dans le temple pour la vaincre et l'abattre au pied de l'autel. iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiuiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii>ii> 38 BOLLEKENS. Lst-ce l'avis de Genève? JUNIUS. C'est l'avis de Genève, que je représente ici. MARNIX. Sommes-nous d'accord? TOUS. Oui! Oui! HAMES (frappant sur un timbre). Laissons donc entrer les seigneurs qui attendent, dans les salles voisines, le moment de signer le compromis. JUNIUS. Croyez-vous vraiment que le comte d'Lgmont... CASEMBROODT. Je l'affirme. (Les Seigneurs entrent.) HAMES. Soyez les bienvenus, Messeigneurs. Ltes-vous disposés à signer le compromis qui unira toute la noblesse des Pays-Bas? TOUS. Oui! Oui! BRÉ.DERODE. Où est le prince d'Orange ? ORANGE (qui entre). 11 est ici et il vous engage à signer! (Approbation.) PLUSIEURS. Je signe! Je signe! Nous nous jurons amitié, aide et assistance... contre l'oppression espagnole... contre les édits de persécution... contre le despotisme illégal... A mon tour de signer... Voilà ma signature et mon serment... UNE VOIX. Lgmont n'est pas ici. CASEMBROODT. II viendra. UN SEIGNEUR. Si Lgmont ne signe pas, je ne signe pas non plus. PLUSIEURS. Ni moi! Ni moi! UNE VOIX. Attendons. .................................................................................................................................................................................................... 39 JUNIUS. Qu'attendez-vous, Messeigneurs ? Votre devoir n'est-il pas clair? Votre conscience ne vous presse-t-elle point? UN SEIGNEUR. II est possible. Mais je ne signerai que lorsque Lgmont aura signé. VOIX DIVERSES. Voilà. — Parfaitement. — Nous aussi ! Nous aussi ! (Egmont entre.) LES SEIGNEURS. Le voilà! Le voilà! Lgmont! Honneur à vous! Vive Lgmont! ORANGE. Nous t'attendions avec impatience, mon ami. EGMONT. Excusez mon retard, je vous prie. MARNIX. Signez-vous le compromis ? EGMONT. Ecoutez-moi! Ce qu'il réclame du Roi, nous le réclamons tous! C'est la tolérance des nouveautés religieuses, c'est l'odieuse inquisition abolie, c'est le pays gouverné selon les lois du pays et par les hommes du pays. Quel est le gentilhomme belge qui n'appelle ces bienfaits de tous les cris de son cœur? Et puisqu'il faut les arracher aux dirigeants espagnols, quel est le gentilhomme qui se dérobe à la lutte et qui refuse de s'engager par serment à soutenir ses frères. A coup sûr, si un tel homme existe, ce n'est pas Egmont! (Acclamations, plusieurs signent.) PLUSIEURS. Bien dit! — Bien parlé! — Voilà de bonnes paroles!— Et de beaux sentiments! — Voilà bien le généreux Egmont! — EGMONT. Et cependant je ne signe pas. TOUS. Oh! Oh! Oh! Vous ne signez pas? Il ne signe pas? Quelle est cette comédie? Pourquoi ne signez-vous pas? EGMONT. Pourquoi? Eh ! Parbleu! Parce que la loyauté la plus élémentaire me le défend. Je ne puis m'engager à résister aux ordres du roi tout en restant membre du Conseil qui est chargé d'assurer l'exécution des ordres du roi. Si je signe, il faut que je sorte du Conseil et que je prie le roi de m'accorder ma démission. BOLLEKENS. Eh bien, faites! EGMONT. Que nenni! 5i je le faisais, je vous desservirais cruellement. Je serais remplacé au Conseil par une créature des Espagnols. Tandis qu'Lgmont au Conseil vous protège de son mieux et entrave ou retarde par mille moyens prudents et cachés l'exécution des ordres qu'il juge contraires aux libertés du pays. Lt, ce faisant, il reste fidèle au roi et demeure son plus loyal serviteur, car ces ordres maudits ne sont pas dictés au roi par ses propres sentiments, mais lui sont arrachés par ses odieux conseillers espagnols... BRÉ.DERODE. Vous restez donc dévoué au roi... EGMONT. Me prend-on pour un traître? Je serai fidèle au roi jusqu'à la mort... Lt j'espère qu'il en est de même de vous tous, mes amis. MARNIX. C'est pour cela que vous ne signez pas notre compromis? EGMONT. Tout justement... Lt j'estime que nul ne le devrait signer. TOUS. Oh! Oh! EGMONT. Je ne dis pas cela à cause des sentiments qui s'y trouvent formulés, et qui sont généreux et nobles, et dignes de vos grands cœurs, mais parce qu'en le signant ensemble vous paraîtrez vous engager d'avance dans une sorte de rébellion... TOUS. Oh! Oh!... Que signifie tout cela? ORANGE. Moi non plus, je ne signerai point, parce que ma situation personnelle est pareille à celle de Monseigneur le comte d'Lgmont et qu'elle a les mêmes exigences. BOLLEKENS. ORANGE. EGMONT. Que faisons-nous ici? Mais Je vous dis à tous : signez! Orange!... ORANGE. Signez! Unissez-vous par un lien sacré! Formez ensemble une fédération solide sur laquelle Lgmont et moi nous pourrons nous appuyer quand sonneront les heures graves et périlleuses. Lt n'ayez point de craintes ! Lgmont et moi, nous serons, au Conseil, vos défenseurs et vos protecteurs. ■.......................................IIIHIII........1......Il.....Illllll.....Il.....ïïïïïïï........IIIIIIIIMIII.....Illllll......I.....I............IIIIIIII1IIIIIIIIIIU.....1.....1...... 41 MARNIX. Lst-il vrai? EGMONT. Je le jure! ORANGE. Vous l'entendez! 5i l'un de vous tombe en péril pour la cause de nos libertés saintes, il ne trouvera aide et protection auprès de personne plus efficacement que chez le noble comte d'Lgmont. EGMONT. O mes amis, vous qui connaissez mon cœur, pouvez-vous en douter? TOUS. Vive Lgmont! Très bien. ORANGE. Hâtez-vous de signer. EGMONT. Ne signez pas. TOUS. 5i! 5i! Nous signons! Nous signons tous!... EGMONT. Adieu, mes amis! Comptez sur moi en cas de besoin... Je pars. J'aurais aimé vous voir plus prudents et plus patients! Adieu! BRÉDERODE. Un moment, Lgmont! BOLLEKENS. Donc réformés et papistes... (Murmures.) EGMONT. Catholiques... BOLLEKENS. Lxcusez-moi. Donc réformés et catholiques vont marcher la main dans la main pour délivrer le pays de l'inquisition et de la domination espagnole! TOUS. Oui! Oui ORANGE. La paix et la fraternité seront rétablies entre tous les hommes de bien. — J'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer. La plupart des chefs militaires signeront le compromis... ...............................................................................................................................ni.....m............il 11 ■ 11 m ......................... il ■ .........il 42 JUNIUS. Oh! Cela est de la plus haute importance. NASSAU. La force sera dans nos mains. bré.derode. Oui! Notre ligue aura des arguments solides à présenter à la Gouvernante... JUNIUS. Messieurs, je suis autorisé à vous déclarer que Monseigneur de Coligny, grand amiral de France, vous apportera, s'il est besoin, le secours de son épée. EGMONT. Non! Non! Ne mêlons point l'étranger à nos affaires! (Crisdivers.) ORANGE. Lh ! Messieurs, respectons les sentiments du vainqueur de Saint-Quentin et de Gravelines! PLUSIEURS. C'est juste! MARNIX. Mais, enfin, il nous faut un chef, une épée noble et respectée! (Oui, oui, très bien!) EGMONT. Pas d'étranger ! brEderode. Il nous faut un chef militaire! CASEMBROODT. Je propose le comte d'Lgmont! (Acclamations.) EGMONT. Perds-tu la tête, Casembroodt? Que diable! Nous ne préparons pas la guerre! Songez-y bien, Messieurs, il ne s'agit que d'une chose : amener le roi à respecter nos droits. Mais arrière toute félonie! Messieurs, il faut rester fidèle au roi. (Quelques murmures. Junius les arrête d'un geste.) PLUSIEURS. Très bien! Très bien! EGMONT. Là-dessus, adieu. Messeigneurs, vous avez mon serment, vous avez mon cœur, mais mon honneur de gentilhomme, fidèle au roi, restera intact, je le jure! Adieu, mes amis, adieu! ORANGE. Bréderode, vous avez été trop loin. .................................................................mu.....il......m......m.........................min.......................muni..................................... 43 BRÉ.DERODE. Et vous, Monseigneur, accepteriez-vous d'être notre ORANGE. Non!... Non! L'heure n'est pas venue de prendre d'abord épuiser les moyens pacifiques; s'ils sont peuple. Alors... BOLLEKENS. Alors ? ORANGE. On verra. JUNIUS (à Orange). Que ferons-nous donc à présent? ORANGE. Le mieux, à mon avis, est de consigner nos vœux dans une pétition respectueuse que nous porterons à la Gouvernante, solennellement, en nous faisant accompagner d'une belle escorte de cavaliers et de fantassins, qui fera voir à tous les yeux notre puissance. NASSAU. Cela est sage en effet. JUNIUS. Excellent. ORANGE. Sommes-nous d'accord? TOUS. Oui, oui ! C'est convenu. ORANGE. Bien, Egmont et moi, nous vous convoquerons. Venez, Messieurs. Il est prudent de nous disperser sans retard. (Tous sortent à l'exception de Junius, de Bollekens et de Hames.) BOLLEKENS. Alors, nous pactisons avec le mensonge, avec l'idolâtrie, et toutes les abominations qui souillent l'erreur romaine? JUNIUS. Judith a accepté le contact d'Holopherne afin de le mieux frapper. Ayez confiance. HAMES. Les papistes nous aideront à ruiner le pouvoir du roi, après quoi nous abattrons facilement les papistes... chef militaire? les armes. Notre ligue doit repoussés, cela excitera le _E-GMONT_ 'iniiiiiiiiiïTîîîmïïïïTîïïïïTMrîîîTTïïïm 44 JUNIU5. L'Eternel prépare le piège où trébucheront ses ennemis. L'impie périra! Les adorateurs de Baal mordront la poussière. Où sont les Philistins et les Amalécites? Ils n'existent plus que dans la mémoire de leurs vainqueurs. Gloire au Très-Haut, qui foudroie les méchants dans leur orgueil et qui attend ses serviteurs au sein de la béatitude éternelle! (il chante.) Ta fureur perd et extermine Finalement tous les menteurs (etc.). ACTL II SCtNL IV UNE RUE DE.NDAE.LL — PUTZLYS DENDAELE. Hé! Compère Putzeys! A quoi diantre rêviez-vous? PUTZEYS. Hum! je pense à certaines choses dont il n'est point prudent de parler sur la voie publique. DENDAELE. Poltron ! Personne ne nous écoute. PUTZEYS. 5oit! 5achez donc que je viens de lire un certain petit livre qui m'a été donné par un étranger. Il est intitulé : « le Moloch espagnol ou les crimes infâmes de l'Inquisition ». Quels crimes épouvantables, mon ami! J'en ai l'esprit tout bouleversé. DENDAELE. Oui, c'est un excellent ouvrage. Il n'y est question que de têtes coupées, de plomb fondu que l'on verse dans la bouche des victimes, de brodequins de fer rouge qui serrent leurs pieds, de coins qui brisent leurs jambes, de crocs qui leur arrachent par lambeaux la chair de la poitrine et du ventre... Cela crie vengeance au ciel. ■ ■■■■■■■■■■iiiiiiiiaiiiiiiiiiiiia>iii>iiii>iiiiiiiiiiiiiaiaiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiaii>iiiiiiiiiiii>i>>iaiaiaii>tiiiiiiiiiiiiiitt>iia>iiiii>iiiiiiiiiiit>>iiaiaaiiiiii>iii>ii> 46 PUTZEYS. Vous m'en voyez malade. Est-ce ainsi que les Espagnols traitent les pauvres gens? DENDAELE. Il suffit que l'on ne se prosterne point devant les moines. PUTZEYS. Cela est affreux. Mais est-ce bien certain ? DENDAELE. Il y a beaucoup d'autres livres qui l'affirment. Avez-vous « la Couronne des Martyrs de la foi? » PUTZEYS. Non. DENDAELE. Tenez, le voici, c'est encore plus terrible. PUTZEYS. Miséricorde! Dans quel temps vivons-nous! DENDAELE. Putzeys! Il ne faut pas que l'inquisition espagnole s'établisse chez nous. PUTZEYS. Dites-moi, Dendaele, la main sur votre conscience ; en sommes-nous vraiment menacés? DENDAELE. N'en doutez pas. PUTZEYS. Seigneur mon Dieu! DENDAELE Le roi Philippe a juré de nous détruire. VANDEPUTTE (entrant). Salut, mes compères. Quelles mines de croque-morts faites-vous ? Je gage que vous vous entretenez des inquisiteurs espagnols. DENDAELE. Précisément. VANDEPUTTE. Ce sont des tigres. J'ai acheté hier au barbier Van Coppenolle une petite brochure qui dénonce leurs cruautés et qui exhorte tous les braves gens à s'unir pour leur interdire l'entrée des Pays-Bas. PUTZEYS. Ils arrivent donc? . ...................................................................................................................................................................................................... 47 VANDEPUTTE. Le roi Philippe nous livre à leurs griffes. DENDAELE. Qu'est-ce que je disais! PUTZEYS. Lst-ce que les seigneurs ne nous défendront pas? DENDAELE. Si fait. VANDEPUTTE. Le comte d'Lgmont ne nous abandonnera point. PUTZEYS. Qu'il soit béni! DENDAELE. Mais il faut que les bourgeois le soutiennent. PUTZEYS. J'ai dans ma chambre à coucher une bonne arbalète et un coutelas de deux pieds de long. DENDAELE. Bien. VANDEPUTTE. Tous les bourgeois ont des armes. PUTZEYS. Il faudrait armer aussi les artisans et les ouvriers. VANDEPUTTE. Chut! Voici des gamins qui pourraient nous entendre. (Entrent Scramouille et Croquebaise.) PUTZEYS. flloignons-nous. (Ils se retirent dans le fond.) CROQUEBAISE. Laisse-moi tranquille. SCRAMOUILLE (lisant). Alors le bourreau lui ouvrit le ventre... CROQUEBAISE (se bouchant les oreilles). Tais-toi... SCRAMOUILLE. .....et enroula lentement ses tripes sur une bobine de fer. CROQUEBAISE (pleurant). Tu me feras vomir. ...............iiiiiiii......mu......................mu.....................................mini.............................in.............................................................. 48 SCRAMOUILLE. Pleure pas, petite Croquebaise! C'est seulement pour te dire comment les moines torturent les pauvres gens... C'est des canailles ! CROQUEBAISE. Tu es un méchant. 11 y a de si bons moines! Le père Séraphin, des capucins, envoie tous les samedis à ma pauvre maman qui est malade, un beau pain blanc avec un broc de vin. SCRAMOUILLE. Il a dû les voler, pour sûr. Tous les livres que le pasteur Bollekens me prête disent que les moines sont des voleurs et des paillards, des menteurs, des idolâtres, des assassins... Tiens en voilà un qui passe (passe un moine). Sale type! Hé! Bandit! Ltripeur! Charogne! LE MOINE. Petit malappris! Ltes-vous un hérétique? SCRAMOUILLE. Léviathan! Bacchus! CROQUEBAISE. Tais-toi, tais-toi... (se mettant à genoux.) Mon bon père, pardonnez-lui, il a la fièvre chaude!... LE MOINE. On le fera conduire à l'hôpital par un sergent. (Il passe.) SCRAMOUILLE. C'te gueule d'inquisiteur! A la rivière! A la rivière! PUTZEYS. Sacré polisson! Attends! que je te tire les oreilles! Insulter de la sorte un saint religieux ! CROQUEBAISE. Il ne le fera plus ! N'est-ce pas, Scramouille. SCRAMOUILLE. Fiche-moi la paix ! DENDAELE. Laisse donc ce petit! Il dit ce que je pense. PUTZEYS. Tu penses des sottises. SCRAMOUILLE. Monsieur est espagnol ? PUTZEYS. Graine de bandit! J'exigerai du compère Van Damme qu'il t'administre devant moi une magistrale raclée, faute de quoi de ma vie je ne boirai plus une pinte de bière dans sa bicoque. nu......................................in...........iiiiii..........nui........minium.................................................m........................m..................... 49 SCRAMOUILLE. Vieux salaud ! CROQUEBAISE. Vous ne ferez pas cela, Monsieur, je vous en prie. Il n'est pas méchant. C'est le pasteur Bollekens qui lui a farci la tête de sottises. Il ne le fera plus ! N'est-ce pas, mon petit Scramouille, que tu ne le feras plus? SCRAMOUILLE. Fiche-moi la paix ! CROQUEBAISE (pleurant). Ah! C'est ainsi, méchant! Tu peux t'en aller. Je ne veux plus te voir, jamais, jamais! SCRAMOUILLE. Bien ! Bien ! Je m'en vas. CROQUEBAISE (sanglotant). Mon Dieu! Mon Dieu! SCRAMOUILLE. Qu'est-ce que tu as ? CROQUEBAISE (sanglotant). Je suis bien malheureuse!... SCRAMOUILLE. A cause de ce sale moine ?... CROQUEBAISE. On s'aimait si gentillement... SCRAMOUILLE. Lh bien?... CROQUEBAISE. C'est fini! C'est fini!... Pour toujours!... SCRAMOUILLE. Mais non ! CROQUEBAISE. 5i! 5i! Pour toujours. Tu es trop méchant... SCRAMOUILLE. Moi? CROQUEBAISE. Oui, tu es brutal! SCRAMOUILLE. Brutal? CROQUEBAISE. Va faire ta cour aux vivandières. Un pauvre petit cœur comme le mien, tu ne peux que le blesser. ! i ut 1111 tll l II 111 il 1111 Ml l ........1111 ;il 111111 ■ .......Il 111 lll m ] 111 11.....Il 1111111 m 11 ■ Ml 1.........11 Mil ■■ l [Il 1111 lll il ...........Il 111111 llll 111 m 11 [ 11 II 111III1........1111 m ............... 50 SCRAMOUILLE. Oh! Croquebaise! Comment peux-tu dire?... CROQUEBAISE. Tu m'as méprisée. SCRAMOUILLE. Je t'ai méprisée? Oh! Croquebaise! Croquebaise! tu es bien cruelle. CROQUEBAISE. C'est toi qui es mauvais. Tu me fais pleurer. Méchant! Méchant! SCRAMOUILLE. Tout cela à cause de ce moine ! CROQUEBAISE. J'aime les moines, moi! Ils sont bons. Ils ont une belle église où je vais prier la sainte Vierge quand je suis triste et ils aident ma chère maman quand elle a faim... Tiens, tu es un mauvais cœur. SCRAMOUILLE. Ne dis pas cela ! CROQUEBAISE. Tu insultes ceux qui me font du bien. SCRAMOUILLE (prêt à pleurer). Mais je ne savais pas... CROQUEBAISE. Alors, pourquoi les insultes-tu? SCRAMOUILLE. C'est ce livre... CROQUEBAISE. Un livre maudit... Donne-le moi. SCRAMOUILLE. Mais... CROQUEBAISE. Si tu ne me le donnes pas, tu ne pourras jamais plus m'embrasser. Le donnes-tu? SCRAMOUILLE. Qu'en feras-tu ? Tiens le voilà. CROQUEBAISE. Lt voilà ce que j'en fais. (Elle le déchire.) Tu n'insulteras plus les moines. SCRAMOUILLE. Ah! Pour ça!... CROQUEBAISE (montrant sa joue). C'est à prendre ou à laisser. ...............111111III llllI tl I II.....illl I.......MilI ■■!■ M llll illl IIIIII111 ..........IlllllI.........IIIIIII ■■■■ 111...............I llllI II 1111IIII II IIII........Il.....Illll I llll111 Kl........... II I 51 scramouille. Après tout, je me fiche des moines... CROQUEBAISE. Tu ne les insulteras plus? SCRAMOUILLE. Puisque tu le veux... CROQUEBAISE. Jamais ? Jamais ? SCRAMOUILLE. Jamais. CROQUEBAISE (se jetant à son cou). Ah! Mon petit Scramouille, que je suis heureuse!... SCRAMOUILLE. Et moi aussi. 5CÈ.NE, V UNE CHAMBRE DANS LE PALAIS D'EGMONT A BRUXELLES COLETTE (cousant à la fenêtre et chantant). Le vois-tu, mon cœur? Le vois-tu, mon âme, L'ami que nos larmes réclament ? Il a passé comme un oiseau Qui fuit sur les eaux. Las! comme il s'en va! Las! comme il s'éloigne! Et quelle souffrance me poigne! Il a passé comme un éclair Qui luit sur la mer. Les cloches, les cris, les tambours de guerre L'entraînent loin de ma misère. Il a passé comme le vent Qui court sur les champs. _LGMONT_ ■........IIIIIIIII.......Illlll.......IIIIIII......IIIIIIIII.....Illlll........Illlllllllllllllllllillilllllllllllll.....I.....Illllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll.....Illllllllllllll 52 (Avec accablement.) Mon cœur est fendu, ma tête est brisée, Ma honte fait votre risée, Il a passé comme s'enfuit L'amant d'une nuit. (Elle s'est prise la tête dans les mains. Silence. Puis elle s'écrie, les bras tendus, les mains jointes :) Dis, reviendras-tu, toi, mon sang, ma vie, Toi, ma douleur et ma folie?... (Tristement, se remettant à coudre.) Il a passé comme la mort Que j'attends encor. EGMONT. Bonjour, Colette; que fais-tu là? COLETTE. Rien, Monseigneur. EGMONT. Lst-ce un chaperon pour te rendre à la messe? Un col brodé pour les jours de fête? Fais donc voir? COLETTE (se levant). Cela n'en vaut pas la peine. EGMONT. Vraiment ? COLETTE. C'est l'humble ouvrage d'une pauvre fille. Il ne saurait intéresser un grand seigneur. EGMONT. Tu te trompes, petite Colette, le travail de tes doigts mignons m'intéresse plus aujourd'hui que les plans de bataille des grands capitaines. Montre-moi ton ouvrage. COLETTE (achevant de le replier). Votre Altesse est trop bonne. J'ai fini. Permettez-moi de me retirer, Monseigneur. EGMONT. Lst-ce ainsi que tu me parles ? COLETTE. Pardonnez-moi, Monseigneur, vous ai-je manqué de respect? EGMONT. Mais qu'as-tu donc, Colette? (il lui soulève la tête.) Tes paupières sont rougies. Tu as pleuré. Quoi! tu pleures encore... quand je suis près de toi? (Colette détourne les yeux et fond en larmes.) Colette, ma petite Colette! Les larmes de tes beaux yeux . ...................................................................................................................................................................................................... 53 roulent sur ma main comme des perles brillantes, mais pour mon cœur elles sont autant de gouttes de plomb fondu, qui lui font de profondes brûlures... Cesse de pleurer, ma chérie. Cesse! qu'est-ce donc? Du fond de mes yeux durcis d'homme de guerre, je sens sourdre deux larmes qui vont se joindre aux tiennes... Regarde! Je ne mens pas. (Elle lève un instant les yeux sur lui et se laisse tomber, haletante sur sa poitrine. Ils échangent un long baiser.) COLETTE. Vous m'aimez donc ? EGMONT. Peux-tu en douter ? COLETTE. J'ai cru que vous me méprisiez. EGMONT. Tu me fais une cruelle injure. COLETTE. Pourquoi donc, depuis le jour mille fois béni où vous m'avez prise dans vos bras, vous êtes-vous écarté de moi comme une pestiférée? Humblement, selon ma condition, dans ce palais où je ne suis qu'une servante, je m'efforçais de me placer sur votre passage et de vous offrir toute mon âme dans chacun de mes regards en cherchant dans les vôtres le souvenir de vos baisers. Hélas! vous détourniez la tête avec un mouvement d'humeur. Quand les jeunes filles répandent des fleurs aux processions, devant les saintes statues, le visage inanimé des images sacrées répond à leur hommage par un éternel sourire. Vous, chaque fois que je vous rencontrais, je jetais mon cœur à vos pieds et vous marchiez sur lui, froidement, hâtant le pas et fronçant le sourcil. Que vous ai-je fait pour mériter cette cruauté ? EGMONT. Pauvre enfant! Comment te dirai-je?... COLETTE. Il suffit que vous me parliez avec cette douceur pour que toute ma douleur s'évanouisse. EGMONT. Tu le sais, je ne suis pas un jeune homme libre de s'élancer dans l'amour comme une alouette dans le ciel... Lcoute, mignonne, écoute-moi raisonnablement. Il y a une comtesse d'Lgmont... COLETTE. Ah! je savais bien qu'il faudrait souffrir!... EGMONT. Non! tu seras heureuse! Mais la comtesse d'Lgmont, ma femme et ta bienfaitrice, a droit à notre respect. .........III II III..........[Il 11 1111......11.....llll........tlll llllll llll IIII.......Il IIII 11 11 11] llll M II II I llll ............I llll tllll 11III.....ttll llllll IIIII .........IIIIIIII II I ■ llll 111 llll llll III 54 COLETTE. Elle a tous les droits, et je n'en ai aucun. Vous me le rappelez trop cruellement ! Votre main est accoutumée à manier le fer qui tue. EGMONT. C'est toi qui me tortures. É.coute-moi donc et connais mon cœur! Je t'aime de toute l'ardeur d'une nouvelle jeunesse. Ce cœur vieilli par les affaires de 1'É.tat et le souci de ma grandeur, tu l'as touché de tes mains printanières et comme le rocher frappé par Moïse, il ruisselle de joie et d'amour. Chacun de ses flots s'élance vers toi avec des rires et des gémissements. Entends-tu, mignonne? Tu me fais parler comme un poète. Oh ! je t'aime, je t'aime passionnément et follement. Je veux te serrer dans mes bras, t'envelopper de caresses, t'étreindre de toute l'avidité de mes mains. Je veux t'étreindre comme un vieillard qui a reconquis la jeunesse, comme un mort qui a retrouvé la vie ! Mais pas ici ! pas ici, sous ce toit qui doit nous être sacré!... COLETTE. Ah! puisque vous m'aimez, qu'importe le reste! Toute chose m'est désormais joie et délice! Monseigneur... EGMONT. Appelle-moi ton Egmont. COLETTE. Egmont! Mon Egmont! Mon amour! Mon bonheur! (On frappe.) Ah! fuyons! EGMONT. Là, cette porte! (Il la fait sortir par une deuxième porte, puis se dirige rapidement vers la première. Entre Casembroodt.) CASEMBROODT. Monseigneur m'avait ordonné de l'avertir. La comtesse d'Egmont se dirige de ce côté. EGMONT. Bien. Qu'elle entre! (Entre Sabine.) Laissez-nous. (Casembroodt sort.) SABINE. Egmont, vous étiez avec Casembroodt? EGMONT. Vous l'avez pu voir. SABINE. N'avez-vous pas rencontré Colette? EGMONT. 5i fait, elle a passé par ici. SABINE. Depuis le jour où vous l'avez distinguée devant le peuple, elle semble avoir perdu la tête. ...................................................................................................................................................................................................... 55 EGMONT. Vraiment ? SABINE. Elle pâlit, elle languit, elle se plonge dans de longs silences, en soupirant, puis elle chante des chansons si tristes que c'est à fendre le cœur. Je crois qu'elle est amoureuse de vous. EGMONT. De moi? SABINE. Oui, mon ami. Quoi d'étonnant? A vivre sous le toit du plus brillant capitaine de ce siècle, quelle jeune fille ne sentirait son cœur troublé? J'ai pitié d'elle, Egmont. Vous aussi, vous devez avoir pitié. EGMONT. Que voulez-vous que je dise? Je suis si surpris de vos paroles... SABINE. Il faut l'éloigner d'ici... EGMONT. Vous avez raison. SABINE. Et s'occuper de la marier au plus tôt. Elle est la fille d'un vaillant officier mort à votre service. Nous lui ferons une dot. EGMONT. C'est une généreuse pensée. SABINE. Agissons sans tarder. EGMONT. II me vient une idée... L'une des maisons qui nous appartiennent dans la ville, est occupée par le bourrelier Dendaele... Elle est trop grande pour son ménage, il n'a pas d'enfants... 5i nous logions Colette chez lui ? SABINE. Comme vous voudrez. L'important est qu'elle parte d'ici au plus tôt. EGMONT. Etes-vous si pressée? SABINE. Oh ! je ne suis pas jalouse, tu le sais ! Quand mon Egmont, par les villes conquises, dans l'ivresse de la victoire, s'emparait de quelque jolie fille, mêlée au butin, je n'en voulais rien savoir, et lorsqu'il revenait auprès de moi, le front ceint de lauriers nouveaux, il retrouvait dans mes bras mon amour aussi jeune, aussi pur, aussi confiant, qu'au jour béni de nos épousailles. _____LGMONT_ iunnrnîîîîmîmïmmïmm 56 EGMONT. Chère femme! Ma franchise ne t'a jamais épargné le récit de ces peccadilles!... SABINE (souriant). Lt maintenant ? EGMONT (troublé). Maintenant? SABINE. Je ne t'interroge pas, mon ami. EGMONT. Crois-tu donc?... SABINE. Non, mon ami, je ne crois pas qu'ici, sous notre toit, près de nos enfants... Mais écoute-moi. Tu as assumé un grand rôle. Tu es devenu le porte-parole du peuple. Vers son roi devant le monde entier, tu clames ses plaintes, tu cries sa douleur, ses supplications, ses désirs et ses espérances. Tu es la voix de son cœur et le miroir de son âme. Prends-y garde, Lgmont! Le peuple veut croire à la vertu de l'homme en qui il s'incarne, et le foyer conjugal lui est sacré. Vis-à-vis de ce peuple qui t'adore et qui a remis son avenir entre tes mains, tu as des devoirs. Tu dois garder son estime. Tu lui dois davantage. Toi, son héros, tu dois être son idéal, son modèle et son exemple. Tu n'as plus le droit de descendre du piédestal sur lequel il t'a élevé. Tu dois, au contraire, l'entraîner avec toi toujours plus haut. 5i tu as faibli un moment, cher Lgmont, sacrifie sans hésiter, cette fois, je t'en supplie, non pour moi, mais pour toi-même, sacrifie noblement un désir passager à ta haute mission; et si ton cœur saigne un peu, mon doux ami, laisse-moi t'aider et t'encourager, moi qui pourrais souffrir aussi, mais qui, je le jure, ne songerai qu'à ta propre peine. EGMONT. Ah ! Sabine, tu le sais bien, je n'ai jamais véritablement aimé que toi... SABINE. Sois béni pour cette aimable parole! Adieu! les enfants m'attendent. Il faudra les pourvoir d'une autre gouvernante. (Elle sort.) EGMONT. Aimante, généreuse, quel trésor que Sabine!... Non, je ne peux la trahir. Ne suis-je pas le loyal Lgmont?... Mais comment écarter la pauvre petite? ■iiiiiiiiii>i>i(iiii>>iiiiiiitiii>iiiiiiiiiiiiiiiiiiitiiiiiii>aa>iii>iaiaiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiii(iaiiiiiiiiiiitiiiiiiiiiiiii>iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiaiiiiaiiiiiiiiiiiniiii 57 SCÈ.NL VI AU PALAI5 DE BRUXELLES MARGUERITE, EGMONT, ORANGE, BERLAYMONT, MAN5FELD MARGUERITE. C'est trahison, vous dis-je, trahison et révolte criminelle contre le roi, mon frère. Ils sont entrés dans la ville à plusieurs centaines de cavaliers armés en guerre, trompettes sonnantes et bannières au vent. Tout à l'heure ils vont envahir le palais. EGMONT. Que Votre Altesse n'en conçoive nulle inquiétude. MARGUERITE. Vraiment? Me prend-on pour une sotte? 5i les seigneurs belges se sont confédérés, c'est pour braver le roi, et s'ils viennent ici avec une armée, c'est pour me faire violence. EGMONT. Ils n'ont d'autre but que de vous apporter une pétition. MARGUERITE. Cette pétition est un acte de rébellion, puisqu'on m'y demande de suspendre les poursuites contre les hérétiques, qui sont expressément ordonnées par le roi Philippe et qui sont d'ailleurs conformes aux lois. Cette pétition, je ne devrais pas la recevoir, mais on me l'apporte environnée de mousquets et de hallebardes, pour bien marquer ce qu'il arrivera si je ferme les portes du palais devant les pétitionnaires. EGMONT. Recevez-les, Madame; ce qu'ils demandent est excessif, peut-être, mais considérez l'agitation du pays et comprenez que le peuple tout entier est indigné de voir le sang couler pour la cause des inquisiteurs. MARGUERITE. Vous savez tous que j'ai maintes fois prié le roi mon frère dans l'intérêt de la paix de ce pays, d'adoucir la rigueur de l'inquisition romaine. Vous savez aussi que le roi est bon et humain, mais qu'il est si fermement attaché à la religion catholique qu'il aimerait mieux perdre ses Etats que de les livrer à l'erreur. EGMONT. Il s'expose à les perdre, si le peuple se soulève. Quant à moi, je suis le fidèle serviteur du roi, mais je ne me battrai pas pour l'inquisition. ORANGE. Moi non plus. _LGMONT_ ................................................................................... ........................................................................................................... 58 MANSFELD. Il n'était pas nécessaire de le dire. MARGUERITE. Mais pour troubler les esprits, les hérétiques répandent mensongêrement le bruit que le roi veut introduire dans ce pays l'inquisition espagnole. Vous savez tous que cela n'est pas vrai. ORANGE. N'est-ce pas assez de l'inquisition épiscopale? N'y a-t-on pas joint déjà l'inquisition romaine, sous le prétexte que nos évêques étaient trop doux? C'était leur faire injure. Ils unissent leurs protestations aux nôtres. L'inquisition romaine est odieuse à tout le monde. Llle viole les lois du pays. Il faut l'abolir. MARGUERITE. Mais, Monsieur, vous savez bien qu'elle est suspendue depuis la mort du pape et que les inquisiteurs eux-mêmes refusent d'exercer leurs fonctions? Mais l'on ne parle de l'inquisition que pour masquer le véritable but des traîtres : ils veulent la liberté d'arracher les âmes à l'Église, et les Pays-Bas à leur roi légitime. C'est cette liberté-là qu'ils viennent me demander. MAN5FELD. Evidemment. ORANGE. Traitez-les donc en rebelles! MANSFELD. Ils le méritent. MARGUERITE. Je ne puis. La force me manque. Ce serait la guerre civile. Ces quatre cents cavaliers qui vont m'apporter leur requête armée, appartiennent tous à la noblesse du pays et plusieurs sont officiers dans les bandes d'ordonnance. BERLAYMONT. La plupart sont des casse-cou, ruinés par leurs prodigalités et par leurs débauches, perdus de dettes et prêts aux pires aventures. Dans toute révolution, il y a de l'argent à ramasser, fût-ce dans le sang et dans la boue. Voyez ce jeune Bréderode, le digne chef de la bande. Un coureur de filles. Un engloutisseur de victuailles et de futailles, dont le ventre est toujours plein et la bourse toujours vide. Un fanfaron, un rodomont, faisant à toute heure le moulinet avec sa langue. II se vante de descendre des anciens comtes de Hollande, et pour repêcher son comté i| plongerait dans une mer de sang. Ln attendant il se précipite dans toutes les mares et il y barbote éperdument. EGMONT. Vous le calomniez. C'est une nature de feu. Ln lui, tout est flamme. Ses sens, sa tête et son cœur brûlent généreusement, non sans fumée hélas! Il fait le moulinet avec son épée aussi bien qu'avec sa langue. Lt s'il s'emporte, c'est pour de grandes idées plus encore que pour ses intérêts. ..................................................................................................................................................................................................... 59 MARGUERITE. Il est sans doute de ces natures doubles qui en visant de belles idées suivent toujours leurs intérêts, et qui atteignent rarement l'un et l'autre but. Mais revenons à l'objet qui nous occupe. Tous ces gentilshommes aigris et ardents, si dangereux pour la paix publique, sont apparentés aux plus grandes familles. Il faut donc les ménager. Je les recevrai, Messieurs. Mais que répondrai-je à leur pétition? ORANGE. Leur accorder ce qu'ils demandent, serait pacifier le pays. MARGUERITE. Ce serait ruiner l'Eglise et la Monarchie. EGMONT. Leur opposer un refus décisif, c'est déchaîner la révolution. MARGUERITE. Il faut passer entre les deux écueils. C'est l'art des rois lorsqu'ils ne peuvent manier le glaive. Lt mieux vaut, le plus souvent, se glisser entre les difficultés, que de les attaquer le fer à la main. La guerre, même avec la victoire, coûte trop cher. Le sang qui souille les plus beaux lauriers me fait horreur. Laissez-moi, Messieurs, recueillir un instant mes pensées, avant l'arrivée des confédérés, (ils sortent, elle ouvre une autre porte.) Entrez, Machiavel. — (il entre.) Avez-vous mis au net le discours que je vous ai dicté tout à l'heure? La conversation qui vient d'avoir lieu, m'a confirmée dans mes résolutions. Donnez-moi ce papier. Avancez ici l'encrier, et présentez-moi la plume. (Elle s'assied, prend le papier et le corrige tout en parlant.) II faut adoucir encore quelques expressions... Machiavel, que pensez-vous du prince d'Orange? MACHIAVEL. C'est un esprit d'une rare profondeur. MARGUERITE. Et d'une rare ambition. — Ceci est inutile. Biffons. MACHIAVEL. Mais sa prudence est merveilleuse. MARGUERITE. Oui. Les autres ressemblent à ces gamins qui, par les chaudes journées d'été, se précipitent dans la rivière pour repêcher les pièces de monnaie qu'y jettent les badauds, amusés par tous leurs ébats. Effaçons encore cette phrase. MACHIAVEL. Et Orange ? • MARGUERITE. Quand Orange se jettera à l'eau, ce sera pour y pêcher une couronne (Bruit dans la cour.) Les voici. — Vite, Machiavel, rappelez ces messieurs du Conseil, faites enlever la table et les sièges. — (Des valets exécutent cet ordre; un seul fauteuil demeure dans le fond au milieu, Egmont, Orange et Berlaymont rentrent.) Les confédérés arrivent. Ils remplissent la cour. (Elle s'approche d'une fenêtre.) Dieu! qu'ils sont nombreux! _LGMONT_ lIllIlllllliCIICIIIIIIIlIllllIllfEllllllllIllllItlIliaillllllllliaBlItCIIIKIIIIlIIIIIIIIIIIIIlllllllIlXlIKlIlKXKIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIiaaflIIIKIIIIIIIIIIIIIIlIBlIlIiltlIllllllllllllllllllllll 60 berlaymont. N'en ayez cure, Altesse, ce ne sont que des gueux! marguerite. Vous avez raison, Monsieur, il faut en rire. Ce sont des gueux! orange. Des gueux!... avec lesquels il faut compter. marguerite. Rappelez-vous, Messieurs, qu'il faut compter surtout avec les volontés du roi et les forces de l'Etat... egmont. Sans oublier le sentiment du peuple ! (Les confédérés, conduits par Henri de Bréderode et le comte d'Esquerde, font leur entrée.) bré.derode. Madame la Gouvernante, je présente à Votre Altesse l'hommage d'un fidèle sujet du roi. marguerite. Parlez, Monsieur, je vous écoute. bré.derode. Ces seigneurs flamands qui sont ici devant Votre Altesse et les autres du même rang qui y seront bientôt en plus grand nombre, ne se sont unis avec moi que pour vous faire voir par cette assemblée solennelle combien ils ont d'intérêt à vous faire quelques demandes. Votre Altesse prendra, s'il lui plaît, la peine de trouver celles-ci dans cette requête. Lt je vous supplierai au nom de tous, de croire qu'un si grand nombre d'honnêtes gens ne se proposent autre chose que l'obéissance, que la gloire du Roi et le salut de la patrie. marguerite. Donnez-moi votre requête, Monsieur. brEderode, La voici, Madame. marguerite. Je n'y découvrirai, j'espère, rien d'offensant pour l'honneur du Roi. brEderode. Non, Madame. Vous y verrez d'abord une protestation vigoureuse contre l'inquisition, car elle viole les privilèges des peuples des Pays-Bas et particulièrement les privilèges de la noblesse. Voilà pourquoi les nobles des Pays-Bas se sont unis pour repousser les violences de ceux qui n'aspiraient qu'à s'enrichir des dépouilles des honnêtes gens par les condamnations, les bannissements et les carnages. Ils ont fait serment de s'entr'aider jusqu'à la mort pour résister à l'inquisition. C'est pourquoi dans l'intérêt de la paix publique, nous vous conjurons de l'abolir. La source du mal est dans les terribles édits portés jadis par l'Empereur Charles ...................................................................................................................................................................................................... 61 contre les hérétiques. Il faut bien reconnaître que les religions nouvelles se sont répandues dans le pays en dépit de leur sévérité, à tel point qu'ils menacent aujourd'hui un trop grand nombre de personnes, qu'ils font couler trop de sang et ruinent trop de familles. 5i la sagesse du roi ne les adoucit, les pires malheurs sont à redouter car on voit déjà, dans les É.tats voisins, les protestants prendre les armes pour se défendre et leur exemple pourrait trouver des imitateurs. Voilà pourquoi nous vous supplions humblement, Madame, de prendre notre requête en considération. MARGUERITE. Votre franchise est grande. Est-ce là tout ce que vous avez à me dire? Je vois d'autres papiers encore dans vos mains. BRÉ.DERODE Oui, Madame. Je suis chargé par mes compagnons de vous dire d'autres choses encore, si vous daignez m'y autoriser. MARGUERITE. Parlez, Monsieur. BRÉ.DERODE. Il est de notoriété publique, Madame, que vous avez écrit aux provinces que l'alliance de la noblesse a été faite avec le secours et la collaboration des Français et des Allemands sous prétexte du bien public, mais en réalité par l'espérance du pillage. Ces accusations injustes donnent à la noblesse belge un déplaisir extrême, car elles sont faites à sa honte. Voilà pourquoi nous vous prions, Madame, de nommer ceux qui nous ont accusés auprès de vous et de les contraindre de justifier publiquement leurs délations, afin que les nobles confédérés soient punis s'ils sont coupables, ou que les accusateurs soient châtiés si leurs accusations sont fausses. MARGUERITE (bas à Berlaymont). Et je dois souffrir ces outrages! BERLAYMONT. Au nom de Dieu, Madame, gardez votre sang froid. MARGUERITE. Je ne prévoyais pas tant d'insolence. Je vais les congédier. BERLAYMONT. Répondez-leur un mot selon les résolutions que vous avez prises. MARGUERITE. Vous avez raison. BRÉ.DERODE. Votre Altesse daignera-t-elle nous donner quelque espérance? MARGUERITE. Oui, Monsieur, j'étudierai soigneusement votre requête et je vous donnerai satisfaction, sans doute, puisque vous n'avez d'autre but que la gloire du Roi et le bien ................................................................................................................................IIIIIIIIIIIIIIIIII1IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII1IIIIII.........I 62 de la patrie. Je vais sur l'heure écrire au roi pour l'informer de mes sentiments et le prier de m'accorder les autorisations nécessaires. (Légers murmures.) Je m'attacherai sincèrement à les obtenir. Quant aux lettres que j'ai écrites aux Provinces, n'en prenez pas ombrage. Llles ne visaient que la population des frontières, qui, selon mes renseignements, est travaillée par des agents étrangers. Les devoirs de ma charge m'obligeaient d'avertir les autorités provinciales. Pourquoi vous en offenser? Les seigneurs belges, vous le savez, je les ai toujours trouvés fidèles, je m'en réjouis et je les remercie. Allez, Messieurs. D'ESQUERDE. Avant de nous retirer, Madame, nous prions Votre Altesse d'agréer l'hommage de notre profonde reconnaissance. CRIS. Oui, oui, longue vie à 5on Altesse! D'ESQUERDE. Lt nous la supplions de déclarer que tout ce que les nobles confédérés ont fait jusqu'ici, ils l'ont fait pour le service du Roi. MARGUERITE (à Berlaymont). C'est de la dernière audace! (Haut.) Messieurs, il ne m'appartient pas de faire cette déclaration. Le temps et vos actions la feront mieux que moi. (Légers murmures. Elle s'écarte avec Egmont, Orange, Berlaymont, Mansfeld et Machiavel. Les nobles s'inclinent et se retirent.) MARGUERITE. Oh! quelle impudence! Ni les menaces, ni les outrages, ils ne m'ont rien épargné. EGMONT. Mesurez par là, Madame, l'exaspération de la noblesse. ORANGE. Lt le péril de l'Ltat. BERLAYMONT. Ils sont inexcusables. MANSFELD. Ce sont des rebelles, qu'il faudrait sabrer. MARGUERITE. Non, Monsieur. Leurs excès ne me feront point commettre une faute, que certains ambitieux attendent peut-être, dans l'ombre. Je ferai ce que j'ai dit. Je presserai le Roi de leur accorder quelque satisfaction, parce que le danger où nous sommes l'exige. Mais, c'est vous, comte d'Lgmont, c'est vous, prince d'Orange, qui m'avez réduite à cette extrémité. Pour obtenir le renvoi des troupes espagnoles, puis le congé du cardinal Granvelle, vous juriez de pacifier les esprits et de m'aider à gouverner. A vous entendre, la bonne volonté allait jaillir de tous les cœurs jusqu'à moi, pour la paix et pour la fidélité du pays. Mais lorsque je fus désarmée et privée des conseils clairvoyants du cardinal, je suis devenue le jouet d'une noblesse insolente qui se rit de moi et du Roi, mon frère. Elle se tournerait même contre vous, si vous essayiez, avec moi, de lui résister. Car aux premières concessions qu'on obtient de la bonté du maître, succèdent bientôt les concessions humiliantes qu'on arrache à son impuissance. Oh ! quand je songe que je suis responsable devant le Roi de la paix et de la prospérité de ces belles provinces, je sens mon cœur envahi d'une tristesse affreuse. Lgmont, votre âme est généreuse et loyale. Aidez-moi désormais de toutes vos forces à conjurer le péril. EGMONT. Madame, mon intelligence et mon bras sont à votre service. Ils ne failliront pas à leur devoir. MARGUERITE. Je compte sur vous aussi, Orange. ORANGE. Fiez-vous, Madame, à notre prudence et à notre fidélité. Votre émotion exagère les difficultés de l'heure présente. Accordez aux seigneurs confédérés ce qu'ils vous demandent et la tranquillité renaîtra bientôt dans le pays satisfait. MANSFELD. Lt s'il faut faire appel à la force, mes troupes feront leur devoir aussi fidèlement que les soldats espagnols, dont vous avez bien fait de débarrasser ce pays, qui ne les pouvait plus souffrir. MARGUERITE. Lt vous, Berlaymont, que me direz-vous? BERLAYMONT. Je répète, Madame, qu'il ne faut pas s'émouvoir des fanfaronnades d'un tas de gueux. MARGUERITE. C'est bien, Messieurs, je vous remercie. Vous reviendrez demain au Conseil, (ils s'inclinent et sortent.) Machiavel, préparez la lettre que nous enverrons au Roi, ce soir même. Montrez-lui que ces concessions sont indispensables. MACHIAVEL. Bien, Madame. MARGUERITE. C'est le vent de la folie qui souffle sur ce pays. Regardez, Machiavel : en France, en Angleterre, le peuple a aidé les rois à fonder la puissance de l'É.tat et à le rendre redoutable aux nations rivales. Ici, chaque province, chaque commune, chaque individu n'en veut faire qu'à sa tête. 5ous le duc Philippe le Bon, sous le duc Charles, son fils, sous la duchesse Marie, sous Charles-Quint lui-même, les Belges s'amusent à faire la guerre à leur prince, tandis que les autres Ltats se fortifient et menacent nos frontières. 5ans cette démence, les Pays-Bas seraient aujourd'hui la première puissance de l'Occident. Allons, écrivez. ..........Illllllllllll......Illlllllllll...................................................................................Illlllllllllllllllllll.....Illllllllllllllllllllllll.....Illllllllllllllllll 64 SCÈNE. VII L'HOTEL DE CULEMBOURG — LE BANQUET DES NOBLES CONFÉDÉRÉS brEderode, philippe de marnix de sainte-aldegonde, ESQUERDE, JEAN DE MARNIX, NA55AU, et nombreux Seigneurs (ils sont à table.) NASSAU. Hé! Bréderode, ton banquet est magnifique! SAINTE-ALDEGONDE. C'est une fameuse idée d'avoir réuni autour d'une bonne table les pétitionnaires qui ont si rigoureusement ennuyé le gouvernement. ESQUERDE. .....Et si avantageusement avancé les affaires des nobles confédérés. SAINTE-ALDEGONDE. C'est le banquet du compromis des nobles. DIVERS. Le voilà baptisé. Du vin! Du vin pour le baptême. eh! l'ami, c'est avec de l'eau que l'on baptise. Fi sur le baptême des carêmes prenant. Du vin, morbleu! Les gentilshommes baptisent dans le vin! NASSAU. Ces poulardes marinées avec des champignons dans le vin de Madère sont vraiment exquises. Bréderode, tu m'en donneras la recette pour que je la communique à ma femme. BRÉDERODE. C'est une invention du cuisinier du comte de Culembourg. TOULOUSE. Buvez là-dessus du vin de Bourgogne, vous m'en direz des nouvelles. ESQUERDE. Fameux. SAINTE-ALDEGONDE. J'en veux faire l'expérience à mon tour! Holà! Du vin de Bourgogne! Ma coupe est vide. BRÉDERODE. C'est un scandale! Echansons, si vous ne faites pas mieux votre devoir, vous serez fouettés. Versez! Versez par bouteilles, par cruches, par tonnes et barriques, vous dis-je. Qu'on éventre toutes les futailles de l'hôtel! Le comte de Culembourg, qui nous a prêté ce palais, nous permet d'en vider les caves. 65 SAINTE-ALDEGONDE. Nous n'y manquerons pas! ESQUERDE. Ventrebleu! S'il lui reste une mesure de vin, nous sommes déshonorés! NASSAU. Je voudrais bien voir le nez de la Gouvernante à cette heure! Il doit être plus pâle que le tien, Bréderode. BRÉ.DERODE. Qu'elle se le fasse frictionner par Berlaymont! (Rires et acclamations.) ESQUERDE. Elle paraissait tout à l'heure prête à s'évanouir. NASSAU. Dame! Elle a compris que l'heure est passée de l'arrogance royale et de l'arbitraire espagnol. ESQUERDE. Fameuse idée que nous avons eue de lui porter cette pétition en remuant des mousquets au vestiaire. NASSAU. L'idée est de mon frère Orange. Ne l'oublions pas. ESQUERDE. C'est juste. Vidons une coupe en son honneur! (Approbation générale.) A la santé d'Orange! TOUS. Vive Orange ! BRÉDERODE. Par les cornes de tous les diables! La coupe de Nassau est vide. Echanson de Belzébuth, tu recevras de ma main dix mille coups de verges sur ton... (Rires.) DIVERS. Sur son Philippe! Oh là là! UN SEIGNEUR IVRE. Pourquoi sur son Philippe? SON VOISIN. Parce qu'il est... deux! Vous comprenez? LE SEIGNEUR IVRE. Non, je n'ai pas compris. Qu'est-ce qu'il veut dire avec son Philippe? (Rires.) DIVERS. Assez! Assez! Arrosez-le de vin blanc! Son intelligence est vierge comme au jour de sa naissance!... LE SEIGNEUR IVRE. Au large! Voulez-vous tâter de mon épée? _LGMONT_ ................................................................................ iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii lu m...........mu....................................... 66 LES VOISINS. Du calme! Du calme! Voyons. L'homme raisonnable ne s'irrite point d'une plaisanterie innocente... Buvons ensemble... Là! Là! Nous sommes tous amis. A ta santé, vieux camarade! Allons lève ta coupe! BRÉDERODE. Ne perdons aucune occasion de boire. A la santé du vaillant chevalier! TOUS. A sa santé! (On l'entoure, on trinque avec lui.) LE SEIGNEUR IVRE. Merci! Merci! Je n'y comprends rien. Je suis votre serviteur, de tout mon cœur, Messieurs. Vous êtes bons, tous! (il pleure.) Je suis un fidèle sujet du Roi! A bas les inquisiteurs, nom de Dieu. (Rires et applaudissements. Les cuisiniers apportent un sanglier entier sur une planche. A l'entour quatre cuisiniers portent chacun un paon, la queue ouverte sur un plat d'argent.) BRÉDERODE. Messieurs! Voici le Roi du festin; mes cuisiniers l'ont rôti à la broche en votre honneur. Le vulgaire l'appelle sanglier. Pour nous, c'est un cochon d'Lspagne! (Applaudissements et rires.) CRIS DIVERS. Superbe! Magnifique! UN JEUNE SEIGNEUR. Dis donc, Bréderode, tu as fait un héritage? BRÉDERODE. Non! Ma foi! Mais j'en attends un, qui est d'importance; et comme il me fallait de l'argent tout de suite, je l'ai engagé d'avance chez quelques juifs de mes amis, qui m'ont arrosé d'or, comme un Roi. (Rires.) NASSAU. Bravo! Lt quel est ce merveilleux héritage? BRÉDERODE. C'est mon vieux comté de Hollande. (Nouveaux rires.) Hé! ignorez-vous donc que mes ancêtres ont régné sur ce pays? Il a passé dans le domaine des ducs de Bourgogne. Lt, ma foi, je m'accommodais d'en être privé pour la grandeur des souverains des Pays-Bas. Mais, pour les rois d'Lspagne, zut! Je sens bourgeonner en moi tous les droits de mes ancêtres qui ne demandent qu'à refleurir comme un rosier au printemps! (Rires.) Il me faut mon comté! J'en ai assez d'être un gueux. QUELQUES-UNS. Un gueux? Tu es un gueux? NASSAU. Lh! Messieurs, savez-vous ce que l'on dit au palais de la Gouvernante? PLUSIEURS. Quoi donc? Que dit-on? Parlez. • lilltltlIlCllllItllIIIIIIIlIBlIKIlltBIllIJllflllllSIlItlCIlItlIJIJIIIIIBtttltlMIllIttlItlIftlltltllIIIIIItltlIlllICIIIIllllllItlIIICIIIliBIIJlItlIIJillIIIItlIIlBIllIltlIlItlIItttlIItlIlItlIIllIlIltll 67 NASSAU. On y assure que nous sommes tous des gueux! PLUSIEURS. Oh! Oh! (Murmures.) SAINTE-ALDEGONDE. Qui a dit cela? NASSAU. Berlaymont l'a dit à la duchesse Marguerite qui s'en est fort égayée. Lt nous voilà baptisés. (Murmures très forts.) SAINTE-ALDEGONDE. Quelle insolence! BRÉ.DERODE (se levant). Ah! L'on nous traite de gueux!... Lh bien, l'on a raison. (Exclamations.) Gueux, nous sommes, Messieurs, car les Espagnols nous soufflent tous les bénéfices et toutes les charges publiques. Gueux, nous sommes, car l'argent qui devrait sonner dans nos poches s'entasse dans leurs coffres. Gueux, nous sommes, car par leurs impôts et leurs taxes, ils nous prennent jusqu'à notre chemise? Nous sommes tondus comme des brebis. Des gueux! Des gueux! vous dis-je! Tu es un gueux, Nassau! (Exclamations.) Tu es un gueux, Marnix! (Exclamations.) Tu es un gueux! Toulouse, et toi, Méghem, et toi Leefdael, toi aussi d'Lsquerde! Tous, tous, vous êtes des gueux. Aux yeux du Roi, et par le fait du Roi nous le sommes ! Lh bien, que le pays entier approuve que le roi d'Espagne fasse de nous des gueux! Montrons notre gueuserie au peuple! PLUSIEURS. Comment? Comment? Tendrons-nous la main? Mendierons-nous dans les rues? (Rires.) BRÉ.DERODE. Ce que nous ferons? Vous l'allez voir, (il sort.) NASSAU. Quel joyeux compagnon! ESQUERDE. Que va-t-il inventer encore? SAINTE-ALDEGONDE. Pourvu qu'il nous venge! TOULOUSE. N'en doutez pas ! UN JEUNE SEIGNEUR. Et soyez bien persuadés que la gaieté n'y perdra rien. (Rentre Bréderode, coiffé d'un chapeau de vagabond, orné de deux cuillers de bois croisées. Il porte une énorme besace sur l'épaule et une écuelle à la main. Explosion de rires.) PLUSIEURS. Un gueux! Un vrai gueux! Voyez donc sa besace! Et son écuelle de bois! Il va faire la quête. Apprêtons nos ducats ! _LGMONT_ .......................il..........ïîïïïïï...................iiiiiiiiii..............m...........................................................irnïrnmîiilllili......................mm 68 bréderode. Du vin ! Remplissez mon écuelle! Gueux nous sommes, gueux nous resterons jusqu'à ce que nous soyons délivrés de nos oppresseurs! Voilà nos emblèmes, Messieurs. Prenons-les désormais comme signe de ralliement ! Lt pour marquer notre accord, dans notre misère et dans notre espérance, vidons à tour de rôle cette écuelle, en criant : Vive le gueux ! (il boit et crie d'une voix tonitruante.) Vive le gueux ! (Tout le monde se lève. Bréderode jette la besace sur les épaules de son voisin, lui met le chapeau sur la tête et lui passe l'écuelle. Et ainsi de suite, au milieu d'une agitation croissante. Soudain la porte s'ouvre, entrent Orange et Egmont.) PLUSIEURS. Lgmont! Lgmont et Orange! Voici le comte d'Lgmont!... Arrêtez un instant la cérémonie pour saluer Lgmont... Lgmont et Orange... (Les applaudissements redoublent.) Honneur à Lgmont! Honneur à Orange! Longue vie et bonheur!... EGMONT. Merci, chers amis. Mais quel est ce Jeu bizarre? ORANGE. Une facétie de banquet ? brEderode. Un cri de ralliement pour les vrais enfants des Pays-Bas! On nous a traités de gueux, là-bas, chez la Gouvernante! Puisque nous sommes des gueux : Vive le gueux! PLUSIEURS. Lgmont aussi criera : Vive le gueux! Lt Orange! Passez-leur la besace et l'écuelle! Oui ! Oui ! Lgmont et Orange! (On passe la besace, le chapeau et l'écuelle à Egmont.) EGMONT (en riant). Vive le gueux ! ORANGE (prenant l'écuelle). Vive le gueux! (Applaudissements prolongés.) SAINTE-ALDEGONDE. Lt maintenant, devant ces nobles princes, qui sont l'honneur vivant des Pays-Bas, je lève ma coupe à la santé de notre hôte généreux et magnifique, à la santé d'Henri de Bréderode. C'est à son courage que nous devons cette glorieuse journée qui assure notre succès avec la défaite des inquisiteurs. C'est à sa largesse que nous devons ce festin splendide où, fraternisant la coupe à la main, tous, catholiques et protestants, un dans l'amour de la patrie, nous allons nous jurer une fois de plus, aide et assistance, avec une fidélité inébranlable jusqu'à la mort, contre les oppresseurs des Pays-Bas. (Acclamations enthousiastes, on lève les mains, on crie: je le jure! On trinque, on se donne l'accolade.) EGMONT. Oh! Oh! cela fleure un peu la poudre! ..........iiiiiiiiiiiiii.......................iiiiiii..................................................min.....mm.............................m........................................... 69 SAINTE-ALDE.GON DE. Oui! Nous nous préparons à la guerre. UN CONVIVE. Lh! Orange, te voilà donc un gueux aussi! (Rires.) ORANGE. J'ai assez de dettes pour mériter ce titre. (On rit.) UN AUTRE CONVIVE. Lt Lgmont! Tous gueux alors! QUELQUES-UNS. Tous gueux! Vivent les gueux! (Rire général.) EGMONT. Chers amis, si nous sommes aujourd'hui des gueux, nous cesserons bientôt de l'être; je vous en apporte ici la certitude. Au palais même de Madame la Gouvernante on s'en rend compte, et la sotte injure qui vous a été lancée n'est que le dernier trait d'un adversaire qui se sent vaincu et qui va succomber. SAINTE-ALDEGONDE. (Acclamations.) L'inquisition d'Lspagne n'entrera pas dans les Pays-Bas. EGMONT. Non. NASSAU. On adoucira les édits ? A EGMONT. Oui. UN CONVIVE. On ne mettra plus à mort les hérétiques? EGMONT. Je l'espère fermement. (Rumeur.) TOULOUSE. Les réformés pourront-ils exercer leur culte ? EGMONT. Cette liberté même, on finira par nous l'accorder si vous êtes assez prudents pour ne pas compromettre la grande victoire que vous venez de remporter. (Rumeur prolongée.) Oui, mes amis, vous avez trop nettement montré votre résolution, et l'on voit trop clairement que le peuple entier est avec vous pour que la politique de haine et de ruine contre laquelle nous nous élevions, ne soit pas abandonnée. Madame la Gouvernante, toute mécontente qu'elle est des paroles qui l'ont offensée, accueille nos vœux et presse le Roi de les exaucer. C'est la défaite des conseillers néfastes qui sont les auteurs de tous nos maux. Au conseil d'Ltat, ils reculent enfin devant Orange et devant moi; ils reculent et nous triomphons! Saluez cette journée glorieuse : elle nous a donné la victoire! (Longues acclamations.) LGMONT .............................................................................un................................................................................................................. 70 BRÉDERODE. La victoire, il s'agit d'en profiter, nous en avons rudement besoin, si nous voulons cesser d'être des gueux. (Quelques rires, quelques « très bien », « c'est cela l ») 11 faut que les tristes courtisans qu'ils ont dans ce pays, cessent d'obtenir toutes les charges et tous les bénéfices. EGMONT. Evidemment. BRÉDERODE. 11 faut même qu'on leur fasse rendre gorge sans tarder et que tout ce qu'ils nous ont volé, nous soit rendu ! DIVERS. Très bien! C'est juste! C'est nécessaire! EGMONT. Laissez-nous faire. Tout ce qui est juste, nous l'obtiendrons pour vous. Ln attendant buvons encore à notre victoire! SAINTE-ALDEGONDE. Lt Orange? Ne dira-t-il rien? PLUSIEURS. Oui! Orange! Parlez! Parlez! ORANGE. J'ai crié avec vous : Vive le gueux! (Rumeurs.) Lgmont a très bien parlé. Je n'ai rien de plus à dire. Crions maintenant : Vive Lgmont ! TOUS. Vive Lgmont! (On trinque en l'acclamant.) ACTE III 5CÈ.NL VIII NUIT CLAIRE. — UNE PLAINE AUX ENVIRONS DE BRUXELLES, NON LOIN DE LA ROUTE DE GAND — BUISSONS D'UN COTÉ. VAN DAMML, SA FEMME, et SCRAMOUILLE (tirant un pousse-cul sur lequel il y a deux tonneaux.) VAN DAMME. Halte ! C'est l'endroit désigné : Scramouille, pousse là le tonneau vide. Un peu plus loin. Le pasteur montera dessus. Femme, aide-moi à caler la charrette. Mme VAN DAMME. Où est la gibecière avec les brochures ? VAN DAMME. La voici. (Elle la passe à son cou.) SCRAMOUILLE. Lt les gobelets? VAN DAMME. Dans le fond à gauche. Ah ! voilà Buys avec les victuailles. BUYS (avec une petite charrette pleine de pains). Salut, compère Van Damme. Quoi, ce garçon est-il converti à la vraie foi ? Pas encore. VAN DAMME. _LGMONT_ .........Illlll...........Illlll..................IIIIIIIII............Illlllllllllltl.........................1...............................................Illlllllllll..........................Il 72 BUYS. Comment osez-vous l'amener ici ? Il peut nous trahir. Mme VAN DAM ML. S'il tait cette saleté, il périra sous le bâton. VAN DAMME. Ta, ta, c'est un brave garçon. J'ai besoin de son aide. Voilà tout. (Des bourgeois, des bourgeoises et des enfants arrivent par petits groupes. La plupart sont enveloppés de longs manteaux. Quelques-uns portent des armes, une arquebuse, une pique ou une hache.) BUYS. Par ici les petits pains! Des couques au beurre! Des pistolets au jambon! De la saucisse! VAN DAMME. Ici la bière! Quatre liards le gobelet. Mme VAN DAMME. La Sainte Bible! « L'Institution Chrétienne » de Jean Calvin! « L'Lvangile selon saint Jean »! Cinq sols, c'est pour la propagande. SCRAMOUILLE. Pourquoi y a-t-il des hommes armés ? VAN DAMME. On fera le cercle autour du pasteur. Au milieu on mettra les femmes et les enfants, à l'entour les hommes. Ceux qui ont des armes nous défendront en cas d'attaque soudaine. BUYS. Il y a d'ailleurs des veilleurs à cheval à quelque distance; s'il survient un péril, ils accourront nous avertir. (Entrent Dendaele et Colette.) COLETTE. Oh! je meurs de frayeur. Où m'avez-vous conduite? DENDAELE. Dans une pieuse réunion de fidèles. Vous allez entendre le pasteur Bollekens commenter la parole de Dieu. COLETTE. Pourquoi m'avez-vous entraînée ici ? DENDAELE. Pour ramener votre cœur dans la voie du salut. Vous êtes une pécheresse. Honte et infamie ! Dieu vous a fait la grâce de vous frapper d'affliction dans vos passions impures. Inclinez-vous sous sa main. Lt fasse le Ciel que la parole sainte vous convertisse. Venez. Nous nous placerons de façon à bien entendre l'orateur. Baissez les yeux, comme il convient à une pécheresse repentante, (ils s'éloignent.) (Entrent Marnix de Sainte-Aldegonde avec quelques amis, puis un autre groupe où se trouvent Bréderode et Hames.) ■mu........................................................................................................................................................m...........................H...... 73 SCRAMOUILLE. Oh ! Oh ! Voici des seigneurs ! BRÉ.DERODE. Holà, Marnix! Quel satané clair de lune! La nuit est froide comme à la Saint-Nicolas. SAINTE-ALDEGONDE. Il n'y a pas de saint Nicolas. N'as-tu pas honte de ce langage superstitieux. BRÉLDERODE. Je m'en fous. Ce saint-là, dans mon enfance, m'apportait des friandises et des couques au beurre. Je crève de faim et de soif. VAN DAMME. De la bière fraîche! Quatre liards l'écuelle! BUYS. Des couques au beurre! De la saucisse! Du pain! Des pistolets au jambon ! BRÉ.DERODE. Le voilà, le vrai saint Nicolas des braves gens. Lh ! compère, une couque ! As-tu de la langue de bœuf? Non! J'en vois une pourtant, aussi vrai que la lune éclaire ta frimousse, dès que tu entr'ouvres tes gracieuses mâchoires. (Murmures.) MARNIX (sévère). Nous venons ici pour nous recueillir, prier et entendre la parole de Dieu. BRÉ.DERODE. Lntendu, mon révérend ! Faute de langue de bœuf, je me contenterai de la vache à Colas ! Mme VAN DAMME. Que veut-il dire, Van Damme ? CASEMBRODT. Ne vous inquiétez pas, braves gens. Manger la vache à Colas, en France, cela signifie : être huguenot. (Bréderode s'incline devant Mme Van Damme.) Mme VAN DAMME (se tournant d'un autre côté). Qui veut des brochures? « Les impuretés de Babylone »! « Les martyrs de l'Inquisition »! « La messe des cochons »! Deux sols, pour la propagande. (On lui achète des livres.) SCRAMOUILLE. Quel est cet homme avec un froc sous le bras! Seigneur, je le reconnais! C'est un capucin que j'ai..... houspillé! Que vient-il faire ici ? (Mouvement dans la foule, le pasteur Bollekens arrive rapidement.) CRIS. Le pasteur! Le pasteur! (Les enfants entonnent un psaume. Les adultes y mêlent bientôt leurs voix. On aide le pasteur à se hisser sur le tonneau. Le choral terminé, il étend les mains pour bénir le peuple, mais le moine, Hames et un bourgeois se précipitent vers lui.) iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 74 HAMES. Domine! Domine! Recevez l'abjuration de cet homme! LE BOURGEOIS. C'est un exécrable capucin que la grâce de Dieu a tiré de son cloaque d'impuretés ! LE MOINE. Dieu a daigné m'éclairer! J'abjure ici, devant les fidèles assemblés, les monstrueuses erreurs romaines. LE PASTEUR BOLLEKENS. Croyez-vous en l'Lglise réformée et en la parole de Dieu telle que l'interprète le saint homme Jean Calvin, de Genève? LE MOINE. J'y crois de tout mon cœur, de toute ma raison et de toute ma volonté! LE PASTEUR. Y a-t-il des garants de votre sincérité ? HAMES Er LE BOURGEOIS. Nous la garantissons ! LE MOINE. Aux pieds de Dieu et aux yeux de tous, je déchire ce froc, vêtement d'infamie, que, pour ma honte, j'ai porté dix ans ! (il déchire son froc.) LE PASTEUR. Soyez reçu comme un frère parmi vos frères! TOUS. Gloire à Dieu ! (On lui donne l'accolade.) DENDAELE. Lt vous, Colette? Ce pieux exemple ne vous a-t-il pas dicté votre devoir? Abjurez-vous ? COLETTE. Oh ! pas aujourd'hui, je vous en supplie. DENDAELE. Ne repoussez pas la grâce divine, (il veut l'entraîner.) L'enfer va vous ressaisir! COLETTE. Non! non! Je veux m'en aller! Laissez-moi partir. Laissez-moi. Laissez-moi donc! SCRAMOUILLE. Que fait-il donc, cet homme-là ? DENDAELE. Silence .................................................................................................................................................................................................. 75 LE PASTEUR (étendant les mains). Serviteurs de Dieu, que la grâce divine verse en vous la force et la paix ! O mes frères, mon cœur saigne de douleur quand je considère notre détresse. Quoi! nous sommes, au milieu des païens, les seuls enfants de Dieu, et comme le peuple d'Israël errant dans le désert, nous n'avons pour abri que les ronces des champs et le vaste ciel qui s'étend sur nos têtes ! Le froid, la pluie cinglante, les rafales de neige, parfois même les grondements épouvantables de la foudre, voilà les voûtes de notre temple! La boue et les pierres où se meurtrissent nos pieds, voilà les dalles de notre église. Pour entendre la parole de vos pasteurs, vous devez sortir de vos cités, la nuit, comme des malfaiteurs, exposés aux brutalités d'une soldatesque impie. Car votre foi excite la fureur des tyrans et la férocité des bourreaux. Qui d'entre vous n'a vu son père, son frère, ses parents ou ses amis, arrachés à leur famille, traînés devant des juges infâmes, dépouillés de tous leurs biens et jetés dans les chaînes, sur les chevalets de torture ou sur les bûchers en flammes ? Vos oreilles retentissent encore des cris déchirants de vos femmes et de vos enfants! Cependant l'impie triomphe! Regardez ses églises dont les nefs se dressent orgueilleusement vers le ciel comme le blasphème des démons ! Là, des idoles d'or et d'argent sont couronnées de pierreries! La superstition agite des cassolettes où fument des parfums voluptueux. Des prêtres démoniaques, dont le souffle empoisonné propage le mensonge, l'iniquité et la luxure, parodient le drame sacré de la Passion divine, vêtus de manteaux chamarrés, qui insultent à la nudité du Christ! La pestilence de ces antres de Satan offense le Très-Haut comme les fumées maudites qui montaient naguère des autels de Moloch et de Bélial ! O mes frères, l'épreuve est rude ! Mais le juste doit triompher, car il possède les promesses indéfectibles du Dieu tout-puissant. Arrière, réprouvés ! Tremblez ! car le Jour de la vengeance se lève vers vous. La colère de Jéhovah s'abattra sur Babylone. La foudre céleste frappera les églises de Satan, brisera les statues maudites, consumera les images obscènes et fondra dans les flammes purificatrices tous ces ornements blasphématoires où l'or et l'argent, forgés par les démons, sous les yeux attristés des anges, brillent audacieusement comme les écailles du dragon dans les flammes infernales. O mes frères, prenez confiance! Le jour de la justice approche. N'entendez-vous pas, dans la nuit, le galop lointain des chevaux qui portent nos vengeurs. Les voici! (Frémissement. On entend au loin des pas de chevaux.) Ils sont là ! Ils enfoncent les portes des églises de Baal ! (Quelques cris : ah! ah!) Ils s'élancent, la torche à la main, vers les autels du stupre et de la honte! Ils frappent de leur glaive les idoles infâmes! Lt voilà qu'avec le bruit du tonnerre, les édifices empestés du papisme s'écroulent sur le sol, qui tremble et qui s'entr'ouvre; et leurs débris fumants s'engloutissent dans le gouffre infernal! (Long frémissement. On entend le galop d'un cheval. Agitation. Un veilleur armé d'une lance se précipite sur la scène.) LE VEILLEUR. Alerte! Alerte! Défendez-vous! Des cavaliers armés s'approchent! Ce sont des soldats ! Vous êtes perdus ! ........................................................................................................................................................................................................ 76 QUELQUES-UNS. Nous saurons mourir pour nos femmes et nos enfants ! LE VEILLEUR. Pasteur, prenez mon cheval ! Fuyez ! TOUS. Oui, oui, fuyez ! LE PASTEUR. Lcoutez! L'heure n'est pas venue de la lutte armée! Je vous ordonne de vous disperser. Je ne prendrai le cheval de notre frère que si vous partez les premiers. Allez ! C'est la volonté de Dieu ! (Tous fuient. Dans la bousculade Colette tombe.) COLETTE. Ah! DENDAELE. Venez donc. COLETTE. Je ne puis. Je suis blessée au pied. DENDAELE. Marchez, vous dis-je! COLETTE. C'est impossible. DENDAELE. Van Damme, il faut la prendre sur votre charrette. VAN DAMME. Vous êtes fou ! Mme VAN DAMME. Ln avant, Van Damme! SCRAMOUILLE. C'est indigne! Vous ne partirez pas ! (il arrête le tape-cul.) Mme VAN DAMME. Misérable! (Elle le saisit à la ceinture, ils roulent à terre ensemble.) Partez, Van Damme! COLETTE. Laissez-moi seule ici, je vous en supplie. Si je dois mourir, qu'importe! VAN DAMME. Les Voici! Sauve qui peut! (Il abandonne son tape-cul et s'enfuit avec sa femme. Dendaele fuit aussi.) COLETTE (à Scramouille). Partez, mon ami, je le veux. SCRAMOUILLE. Je reste. (Entrent Egmont, Casembrodt et quelques hommes d'armes.) 77 CA5EMBRODT. Ils sont déjà loin ! EGMONT. Laissons ces braves gens tranquilles! La curiosité seule m'a poussé jusqu'ici. Qu'ils adorent Dieu comme ils l'entendent ! Ce n'est pas moi qui les en empêcherai. CA5EMBRODT. Votre cœur est généreux. EGMONT. Quoi, Colette, c'est vous ! COLETTE. Oui, Monseigneur. EGMONT. Que fais-tu ici ? (Colette secoue la tête sans répondre.) SCRAMOUILLE. C'est Dendaele qui l'a entraînée au prêche. EGMONT. Lst-ce vrai ? COLETTE. Hélas ! EGMONT. Ma pauvre enfant ! A quelle sombre pensée obéissais-tu ? (Colette fond en larmes.) COLETTE. C'est vous qui le demandez ! EGMONT. Oh ! Colette ! COLETTE. Vous ne connaissez pas le désespoir! (Elle sanglote plus fort.) Laissez-moi! Laissez-moi mourir ! EGMONT. C'est folie. Lève-toi : tu prendras le cheval d'un de mes hommes ! Je te reconduirai... COLETTE. Non ! Non ! Je veux mourir ici ! EGMONT. Viens donc ! Je le veux. COLETTE. Ah! (Cri de douleur.) EGMONT. Qu'as-tu, Colette ? Tu ne peux te lever ? ______LGMONT_ ...............Illlllllll........................................IIIII1I1I1I1I1I.........lllllllllll......llllllllllllllll.....lllllllllllllll.......Illllllllllllllllll................................. 78 SCRAMOUILLE. Llle est blessée au pied. EGMONT. O ma pauvre enfant ! Nos chevaux sont là, derrière cette haie. Aidez-moi à la soutenir, Casembrodt. Toi, mon garçon, ne t'ai-je pas déjà rencontré ? SCRAMOUILLE. Oui, Monseigneur, à la fête du grand serment des arbalétriers. COLETTE. 11 n'a pas voulu m'abandonner. EGMONT. Je te reconnais, tu es un brave garçon. Accompagne-nous. Colette, je te donnerai dès ce soir un autre logement. Partons ! (Ils sortent. On entend bientôt les chevaux s'éloigner. Une chouette hulule.) UN HOMME (sortant d'un buisson). Pstt ! Ils sont partis ! UN AUTRE. Bon voyage ! UN TROISIEME. Parlons du nôtre ! LE PREMIER. Vous avez entendu ce pasteur. Tous les pasteurs du pays prêchent de même. LE DEUXIEME. Ils annoncent la destruction des églises. LE TROISIÈME. Il y a des hommes qui aideront le Seigneur dans cette besogne. LE PREMIER. Bien volontiers. Il y a des trésors dans les églises des papistes. LE DEUXIÈME. Ils seront mieux à leur place dans notre sac. LE PREMIER. Tiens ! Le cabaretier a abandonné son tonneau. LE DEUXIÈME. Buvons un coup ! Je crève de soif. LE TROISIEME. Moi aussi. A ta binette, ma vieille ! (ils boivent.) LE PREMIER. Il parait que ça chauffe du côté de Valenciennes. ■•••■■■•>...................uni.....IIIIIII1III...........uni......Illllll..........................................................................iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii......iiiiiiiiiiiii 79 LE TROISIÈME. Là-bas, le peuple réformé parle ouvertement d'attaquer les cathédrales et les monastères. LE DEUXIÈ.ME. Allons-y ! Nous y trouverons de l'ouvrage. LE PREMIER. Allons-y ! C'est aux pauvres que reviennent les dépouilles des idoles... LE DEUXIÈME. Lt les coffres des mauvais riches ! LE TROISIEME. Allons-y gaiment ! (ils sortent.) scLNL IX LA CHAMBRE DE COLETTE. — Alcôve dans le fond. Dans un coin, un petit fourneau de cuisine. Porte d'un côté, fenêtre de l'autre. Une table, un fauteuil, quelques chaises de paille. Au mur, une petite fontaine de faïence. COLETTE (lisant). « Ma douce petite amie, je t'envoie ce panier. Attends-moi ce soir. Nous l'ouvrirons ensemble ». Oh ce cher billet ! C'est la dixième fois au moins que je le relis ! (Six heures sonnent au clocher d'une église.) Six heures ! Il n'est pas encore ici ! Dieu ! Dieu que les heures rampent lentement sur la terre ! Que n'ont-elles des ailes, des ailes comme les anges, pour le porter vers moi ! (Entre Egmont.) Lgmont ! EGMONT. Ma chérie ! COLETTE. Le ciel s'ouvre ! C'est le paradis ! EGMONT. Ce baiser d'amour ! Lncore ! COLETTE. Lnfin, tu es à moi ! EGMONT. Tout à toi. Pour toujours ? COLETTE. i....................................................................m...............i..................................ïïïïïîiïïïïïîï............................................................m 80 EGMONT. Pour toujours. COLETTE. Tu le jures ? EGMONT. Par tes beaux yeux, par tes lèvres brûlantes, par notre amour, par notre joie... COLETTE. Jure par ton honneur de comte d'Lgmont. EGMONT. Par mon honneur de comte d'Lgmont, je le jure... COLETTE. Ah ! C'est le bonheur... EGMONT. Pour la vie !... COLETTE (secouant la tête). Pour ce soir du moins... resteras-tu ?... EGMONT. Jusqu'au jour. COLETTE. Bien-aimé ! EGMONT. Chacun de tes baisers est plus doux que les autres. COLETTE. Chacun de tes baisers me fait naître et mourir. EGMONT. Chacun de tes baisers fait oublier la vie. COLETTE. Chacun de tes baisers fait oublier la mort. EGMONT. Mon amour ! COLETTE. Mon amour ! (Long baiser.) EGMONT. Lt pourtant non, mignonne, n'oublions pas la vie. Llle est la nourrice de l'amour, et, je te l'avoue, après une journée passée, partie au Conseil d'Ltat, partie sur le champ des exercices militaires, je suis affamé. COLETTE (battant des mains). Oh ! Que c'est gentil à toi, d'avoir faim ! Car je t'ai préparé de mes mains un petit souper. Regarde ! Je t'ai fait une bonne crème aux framboises et de délicieux petits gâteaux, au beurre, tout ce qu'il y a de plus fin ! •■iiiti>iiiiiiiiiaiaiii>ii>iiiiiiiii>iiiiiiii>niiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 81 EGMONT. Tu es exquise ! Mais crème et gâteaux, c'est bon pour un goûter de Jeunes filles. Ne t'ai-je pas envoyé un panier ? COLETTE. Le voilà. EGMONT. Ouvrons-le ! COLETTE. Aide-moi ! EGMONT. Mon cuisinier a bien fait les choses. Prends ceci. COLETTE. Qu'est-ce ? EGMONT. Une terrine d'anguilles aux herbes dans la gelée. COLETTE. Lt cela ? EGMONT. Un pâté de gibier aux épices d'Orient... COLETTE. Oh ! Les beaux fruits ! EGMONT. Ce sont des oranges d'Lspagne, que le prince don Carlos m'a envoyées. Hé bien, tu j'ongles... comme une gitane ? COLETTE. Je fais sauter l'Lspagne. EGMONT. Tu la laisseras choir... COLETTE. Tant pis pour elle. EGMONT. Laisse donc ! Nous la dévorerons tout à l'heure. COLETTE (battant des mains). Bravo ! Ah ! 11 y a encore quelque chose dans le panier. EGMONT. Parbleu ! C'est du vin. Voilà une bouteille de xérès. COLETTE. Lt cette autre ? LGMONT ................................................................................................................................................................................................... EGMONT. COLETTE. EGMONT. COLETTE. Du malvoisie, pour le dessert. Je crois que je serai un peu-Un peu ?... Grise, mon ami. EGMONT. Rose ! Tu seras rose comme les roses de la couronne de la petite Croquebaise, que je t'ai mise au front à la fête de l'arbalète. Tu te rappelles ? COLETTE. Dieu ! Si Je me rappelle ! EGMONT. Ce n'est pas tout cela ! La table n'est pas mise. Où est la nappe ? COLETTE. Voici ! Voici ! Lt la serviette. Accroche-la à la fontaine. EGMONT. Lt les serviettes ? Lt les verres ? COLETTE. Là, dans l'armoire. EGMONT. Fichtre ! Quels beaux verres ! Ils sont de Venise. COLETTE. C'est toi qui me les as donnés. L'as-tu oublié ? EGMONT. Non, ma chérie ! Lt les cuillers ? Lt les couteaux ? COLETTE. Dieu, que tu es pressé ! Voici. EGMONT. Lt maintenant, à table ! COLETTE. A table ! EGMONT. Un baiser d'abord, pour le service. COLETTE. Le comte d'Lgmont l'a bien mérité ! (ils s'embrassent, puis s'asseyent.) Lh ! mon chéri, nous avons oublié les mets. EGMONT. C'est, ma foi, vrai ! L'amour est un mauvais serviteur. iiiimiiiiimimmiiiiiiiiiiimiiiiimiiiimiimimiiiiim 83 COLETTE. Que non pas ! Mais il souperait de baisers... EGMONT. Mes lèvres s'en contenteraient avec joie, mais j'ai un estomac flamand qui aspire à la terrine d'anguilles. COLETTE. Et au pâté de gibier ! EGMONT, Sans oublier la crème et les gâteaux de la petite amie... COLETTE. Voilà ! Voilà ! Et les fruits... et les bouteilles. Cette fois tout y est. Monseigneur est servi. EGMONT. Encore un baiser... pour le bénédicité. COLETTE. Amen ! (Ils s'embrassent.) EGMONT. Tu es restée bonne catholique. COLETTE. Grâce à vous. EGMONT. Cette gelée d'anguilles vaut un royaume. Comment as-tu pu te laisser entraîner, l'autre jour, chez les huguenots ? COLETTE. Grâce à vous encore !... Je me sentais si triste, si esseulée, si désespérée... Tout avait pour moi le goût de la mort... M. et Mme Dendaele me parlaient du repentir, du devoir, de la foi, de la grâce divine; ils me lisaient la Bible. EGMONT. Vous chantiez des psaumes ? COLETTE. Je chantais en pleurant. EGMONT. Verse-moi du xérès. Je ne te savais pas si pieuse. COLETTE. J'allais à Dieu, puisque vous m'abandonniez. Mais toi, méchant, comment avais-tu ce triste courage ? EGMONT. Ne m'en parle pas, Colette ! C'était mon devoir. Mon devoir me commandait de ne te revoir jamais. IlIllIIIIBIIIIJttlIIIIIIIIIBJIIIIIIIIIIIlflttlIIIIIIIIIBJCIllfSlIlllllllllllliaillIIIBtlIIIIIIIIIISCffllillllItlIlllllIllIlllIltflIllIttBIlllllllIfllIliaiStlIIEBKllIlBlllIflflllIIfllIlIllIlIJSBtBBCIIIBIIBl 84 COLETTE. Et te voici dans ma chambre. EGMONT. La destinée se joue de nous. Elle t'a ramenée sur ma route. COLETTE. Qu'elle soit bénie ! Laisse-moi te servir une large tranche de ce pâté. Dieu, qu'il sent bon ! EGMONT. 11 est onctueux comme une crème ! COLETTE. Et pourtant tu m'aimais ? EGMONT. Jour et nuit, ta douce image remplissait mes yeux. Je pensais à toi, dans l'angoisse, avec un désir brûlant. COLETTE. Que suis-je donc pour toi ? EGMONT. Tu es pour moi, ma petite Colette, la fleur de chair de la Flandre. Dans tes yeux bleus comme le ciel flamand, dans tes cheveux blonds comme les blés de nos plaines, dans tes lèvres rouges comme les coquelicots qui s'y mêlent aux épis, dans ta chair rose comme nos aurores vaporeuses et blanche comme la nacre des coquillages de la mer, dans tes bras potelés et tes seins arrondis comme les fruits succulents de nos vergers, mes yeux contemplent avec délices toute la beauté de ma race fraîche et vigoureuse, l'une des plus saines, l'une des plus vaillantes, l'une des plus belles que le Dieu tout-puissant fasse respirer sur la terre. Quand je te serre dans mes bras, je crois presser sur mon cœur mon pays bien-aimé, et je bois tes baisers, je respire la brise marine, qui, toute humide encore des baisers de la mer immense, de l'Escaut splendide et de nos lentes rivières, passe amoureusement sur nos plaines verdoyantes, qui font de la Flandre entière une vaste émeraude étincelant au soleil. Pardieu ! c'est le joyau de la terre ! Et toi, Colette, tu es sa lumière rayonnante, qui éblouit mes yeux et mon cœur. COLETTE. Comme tu me parles ! C'est beau comme un chant de fête dans l'église... Regarde ! Je suis tout émue. Je crois que je vais pleurer ! EGMONT. Buvons plutôt ensemble un coup de ce vin doré et dis-moi, à ton tour, pourquoi tu m'aimes. COLETTE. Hélas ! Comment pourrais-je le savoir ? Je t'aime parce que tu es Egmont, l'honneur vivant des Pays-Bas. Tout ce que le peuple souhaite, tu le réalises. Tu dis magnifiquement à la face du monde, ce qui flotte obscurément dans sa pensée. ■ ■llllISBtIlllllllllllllllllIlBIBIBIIIIIIIIIIIlllSiBBtaillllllllICIIIIIIIlIflIlillllfItItlIllIllIlItftIlllIllIIIIIIJBIIIIIIIIIIIIIIIlIflllllItlIIIIVIIIIIBClllllItlIIIIVIIIIlIIIIBIlllItlIIIIIIIIIItlIBI 85 Tu es sa voix vibrante et son bras puissant. Mais je t'aime surtout parce que tu es mon Egmont à moi, celui que tous les autres admirent, mais que ta petite Colette possède et qui, en ce moment, m'appartient à moi seule, dans cette petite chambre étroite qui vaut mille fois plus, à mes yeux, que les Pays-Bas et même que le vaste monde tout entier. Et veux-tu le savoir ? Je t'aime aussi pour tes petits défauts. LGMONT. Mes défauts ? COLETTE. Oui, mon ami, tu es un peu gourmand. EGMONT. Flamand et gourmand Riment richement. Le moment est venu de goûter ta crème aux framboises. Tudieu ! quelle jolie couleur et quel parfum exquis ! Les anges du Ciel la mangeraient à genoux ! COLETTE. Tu es heureux ? EGMONT. Comme un dieu de l'Olympe. Et toi, mignonne, as-tu goûté le malvoisie ? Qu'en dis-tu ? Il est doux et chaud à la bouche comme un baiser de jeune fille. Et dans ce verre, il est blond comme le léger duvet de tes bras. COLETTE. Mes bras n'ont pas de duvet, Monsieur. EGMONT. Tu ne les as donc jamais levés pour protéger tes yeux contre l'aveuglante lumière du soleil de midi? Sur cette peau si fraîche, qui parait lisse comme les pétales d'une rose, apparaît alors une légère mousse blonde, si fluide que l'on dirait que c'est la lumière qui écume. Je crois que c'est le baiser du soleil, et, ma parole, je suis jaloux ! COLETTE (tendant ses bras). Tiens, prends-les, puisqu'ils sont à toi seul ! (Il les baise; en ce moment, on entend du bruit dans la rue.) CRIS VARIES. Mécréant ! — Sacripant ! — Païen ! — A bas les idolâtres ! — Les hérétiques à la rivière! — Chiens de papistes! etc. EGMONT. Holà ! Quel vacarme ! On se querelle dans la rue. Allons voir, (il ouvre la fenêtre.) Ce sont des catholiques et des huguenots qui se mangent le nez. Holà ! Holà ! mes amis ! Que diantre faites-vous ? Voulez-vous tailler de la besogne aux inquisiteurs ? _LGMONT_ iiiiiiiiiiiiii.................mu.............h..............i............................................................iiiiiiiiii.............i.........m...................iiiiiiiiiiiiiiiii 86 CRIS (au dehors). Non ! Non ! — Ce sont les huguenots qui nous insultent. — Les idolâtres nous bousculent. — A l'eau ! — A l'eau ! EGMONT. Allez plutôt, chacun de votre côté, boire une bonne pinte de bière. Cela vaudra mieux que d'envoyer des chrétiens à l'eau. Y a-t-il de la bière chez vous ? (cris : Oui! Non!) Lh bien, il y en a chez le cabaretier du «Coq tourné» pour les catholiques et à la « Vieille Carpe » pour les huguenots. Dites aux tenanciers que le comte d'Lgmont paiera les tournées demain ! (On rit.) CRIS (au dehors). Vive Lgmont ! EGMONT (refermant la fenêtre). Tu vois, il est facile de conduire les hommes. Les femmes nous donnent parfois plus de mal. (Explosion de cris plus violents. — A mort les papistes ! A l'assassin ! A la garde !) EGMONT (rouvrant la fenêtre). Lh bien, mauvaises têtes, qu'est-il arrivé ? UNE voix. On a assommé le bedeau de Saint-Nicolas ! (Les cris continuent. Tout à coup on crie : Les soldats ! Les soldats ! Sauve qui peut ! On entend le bruit de la fuite, puis le pas cadencé des soldats.) UNE VOIX. 11 y a un mort. UNE AUTRE VOIX. Pas du tout. Il se relève. Halte-là, camarade ! LA PREMIÈRE VOIX. Que chacun rentre chez soi. Couvrez les feux ! Eteignez les lumières ! EGMONT (refermant la fenêtre, prend Colette dans ses bras et éteint la lumière). Ma foi, je ne demande pas mieux. ...................................■■■■m...............un........»......mu.....m.......m............mi.......................................................................iiiiiiiiiiii 87 SCtNL X LA CATHLDRALL D'ANVLRS Lt CHŒUR DE LA CATHÉDRALE. — Au milieu, le grand autel. Statue de la Vierge, magnifiquement habillée, sous un dais, à droite. Des fidèles en prières. Musique des orgues. Soudain une foule furieuse entre en criant : Vive le gueux ! et en agitant des armes. Les fidèles fuient. LES ICONOCLASTES. Vive le gueux ! Vive le gueux ! Où est-elle, l'idole ? Par ici ! La voilà ! Oh ! là, là, la belle madame! Voyez un peu sa jupe de brocart! Lt son manteau de velours! Lt ses colliers! Lt ses couronnes! Peste! N'a-t-elle pas honte? Vive le gueux, madame! Criez aussi : Vive le gueux! Allons, vive le gueux! Vous ne voulez pas? Mauvaise tête! 5ale papiste! On vous y forcera. — Une corde! Une corde! Allons la corde au cou ! — Criez : Vive le gueux ? Non ? Une fois ! deux fois ! Saluez, madame ! Hop là ! Ah ! Ah ! la voilà par terre..... Déchirez sa robe ! — Arrachez-lui ses bijoux. — Holà ! Holà ! (Les voleurs de la scène VIII repoussent les autres et arrachent les bijoux en se battant.) Lh ! Voleur ! Sacré bandit ! A moi le collier de diamants! A moi! A moi! (L'un des voleurs en renversant un autre.) C'est moi qui l'ai! Il ornera le cou d'une honnête femme, la mienne ! DEUXIÈME VOLEUR. Salaud! Moi, j'ai la rivière de perles! Je l'enverrai aux huguenots de France pour qu'ils achètent des armes ! PLUSIEURS. Bravo! Bravo! LE DEUXIEME VOLEUR. Vous verrez ça, imbéciles ! (Un groupe entonne un psaume.) UNE VOIX. Lt maintenant, à bas les idoles. TOUS. A bas les idoles ! A bas les idoles. UNE VOIX. Ln avant les pics et les marteaux. DEUXIÈME VOIX. Holà, ce gros saint Nicolas ! PREMIÈRE VOIX. La corde au cou ! PLUSIEURS. La corde au cou ! PREMIÈRE VOIX. Hop ! tirez. .......i.............il mu...........m.............mu......................................iiiii.....................................................mmmmi................. 88 DEUXIÈME VOIX. Lcartez-vous. Il va vous écraser. Allons ! TROISIÈME. VOIX. Il résiste, le bougre. PREMIÈRE VOIX. Allons ! Un effort ! DEUXIÈME VOIX. Il bouge ! PLUSIEURS. Ah ! Ah ! PREMIÈRE VOIX. Patatras ! DEUXIÈME VOIX. 5a sainteté est par terre ! UN HOMME. Le ventre est fendu ! UN ENFANT. Laisse voir ! Où sont les tripes ? L'HOMME. Tiens ! (il ouvre le ventre.) Tu vois ? Les idoles ont des entrailles de pierre. UN GROUPE. Holà ! Holà ! Le tableau dégringole ! Boum ! L'ENFANT. Tiens, un évêque. UN HOMME. Coupe-lui la tête ! L'ENFANT. Je n'ai pas de couteau. L'HOMME. Vois ! Je l'écrase ! (Il écrase le tableau à coups de pied.) L'ENFANT. Moi aussi ! Moi aussi ! (Il danse sur la toile.) UN HOMME (dans un autre groupe (A une statue.) Ah ! le gueux ! PLUSIEURS VOIX. Vive le gueux ! L'HOMME. Pas moyen de le renverser. UN AUTRE. Casse-lui la tête. ...............................................................................................un....... i ■■■■■■<■■.......mm.....m......iiiiii.....iiiiiii................................ 89 QUELQUES VOIX. Une échelle ! Une échelle ! UN HOMME. Monte sur mes épaules. Hop ! LE PREMIER (montant). Passe-moi mon marteau. DEUXIÈME HOMME. Prends ! PREMIER HOMME (frappant). Voilà pour ta gueule ! Ah ? tu ne cries pas : Vive le gueux ? Voilà ! Voilà ! (il frappe, la tête roule à terre. On la ramasse. On se la jette de l'un à l'autre.) A qui la balle, la balle, la balle à saint Amand ! (ils chantent.) Il a passé par ici, le furet du bois, mesdames, Il a passé par ici, le furet du bois joli ! UN GROUPE BRUYANT, TRAINANT DES STATUES. Voilà saint Sébastien, ah! quel sacré maintien! Voilà saint Barnabé! qui rampe sur le nez! Et voici saint Sulpice! que l'on mène au supplice! Enfin voici sainte Anne, qui va braire comme un âne ! Rond ! rond ! Dansez en rond, Tous les curés sont des cochons ! UNE VOIX. Redressons-les ! Nous les ferons danser aussi. TOUS. Oui ! Oui ! Très bien ! UN HOMME (à une statue qu'on redresse). Debout, crapule ! UN AUTRE. Un petit miracle ! Relève-toi tout seul ! PLUSIEURS (relevant une autre statue). Voilà le miracle! Sainte Anne se met à danser! (On fait danser la statue. Hurlements en parodie de chants d'église. Un groupe d'hommes grotesquement vêtus d'habits sacerdotaux fait irruption.) LES HURLEURS. Dominus vobiscum et cum spirituturlututu Benedicat vos Jupiter Cucurbitus cum Omnibus cornichonibus ! Amen ! Amen ! (Quelques-uns déchirent des livres sacrés.) Des images ! De belles images ! A deux liards les noces de Cana. Deux liards la résurrection de Lazare! Deux liards le portrait de Marie-Magdeleine avec son petit pot de nard ! .........■■min...........................................................iiiiiii................................................................muni.............mi....................... 90 L'UN DES VOLEURS (à l'autre). Nom de Dieu ! Ce sont des miniatures qui valent de l'or. L'AUTRE. Tu Crois ? (Il en ramasse une.) UN HOMME (lui allongeant un coup de pied). Voyez-vous l'idolâtre ? Il ramasse des images. LE VOLEUR. C'est pour les déchirer ! (Il les déchire. On frappe à la porte.) PLUSIEURS. Qui va là ? UNE VOIX. C'est le pasteur ! (Bollekens entre.) LE PASTEUR BOLLEKENS. Malheureux ! Que faites-vous. Vous nous déshonorez. (Huées.) UN HOMME. Ca n'est pas vrai ! UN AUTRE. Nous faisons ce que tu as prêché ! UN AUTRE. Nous renversons les autels de Baal et nous brisons les idoles. LE PASTEUR. Au nom de Dieu tout-puissant, sortez d'ici ! (Nouvelles huées.) L'UN DES VOLEURS. Au nom de Dieu tout-puissant, fiche nous la paix ! UN DES HOMMES REVÊTUS D'HABITS SACRÉS. Qui veut des cœurs d'argent et des cœurs d'or? J'ai décroché quelques douzaines d'ex-votos. (Il jette des objets sur le sol. Les deux voleurs se précipitent pour les ramasser.) LE PASTEUR. N'offensez pas le Seigneur ! Que nul ne s'approprie les richesses maudites ! Allez les remettre au magistrat. L'UN DES VOLEURS. As-tu fini, vieille buse ? UN AUTRE. Le pasteur a raison ! Nous ne sommes pas des voleurs. UN AUTRE. Nous sommes les soldats de Dieu ! Gardons nos mains pures. LE DEUXIÈME VOLEUR. Il est temps de filer, (il s'éloigne.) UN HOMME (empoignant le premier voleur.) Il a volé. C'est un bandit. i...................i................lllllllll.......m......llll...........•Illlll......iilillllll................i..........i.....i.......................................................... 91 UN AUTRE. Laisse cet homme tranquille. Lst-ce qu'on vole les idoles? (Fracas épouvantable. Mouvement. Acclamations dans la coulisse. Le voleur s'enfuit.) VOIX NOMBREUSES. Qu'est-il arrivé ? Qu'y a-t-il ? UNE VOIX DANS LA COULISSE. C'est le grand crucifix du jubé qu'on a jeté par terre. QUELQUES-UNS. Allons Voir ! (Quelques-uns se ruent de ce côté. On entend de l'autre côté des coups sourds puis une grande exclamation répétée : Ah! Ah!) UN HOMME. Qu'est-ce que c'est ? UN AUTRE. Le tabernacle ! Ils ont éventré le tabernacle. (Les hommes en habits sacrés vont de ce côté, à la rencontre des nouveaux arrivants et reviennent avec eux ; les voleurs les accompagnent ; on porte des vases sacrés.) UN HOMME. Le drageoir des idolâtres ! (II renverse un ciboire, le couvercle roule à terre, les hosties s'éparpillent.) LA FOULE. Ah! Ah! (On rit, on crie, on piétine les hosties. Le premier voleur s'empare du couvercle du ciboire.) LE PREMIER VOLEUR (au second). Tâche de prendre le vase. Il vaut mille ducats. LE SECOND VOLEUR (cherchant à arracher le ciboire des mains du porteur). Donne-le moi ! LE PORTEUR. Plus souvent ! (ils luttent.) Au voleur ! LA FOULE. Hein ? Quoi ? LE PORTEUR. On me vole le vase ! LE PREMIER VOLEUR (au second). Lâche-le ! (Plus bas.) Tu lui feras son affaire à la sortie. UN AUTRE HOMME (montrant un calice d'or). V'Ià le vase de nuit des idoles. Qui fait pipi ? (Rires.) PLUSIEURS VOIX. Le gosse ! Le gosse ! Pisse là-dedans ! (Le petit, tournant le dos au public, fait ce qu'on a dit.) II pisse ! Il pisse dans le calice ! L'HOMME. As-tu fini ? (Il élève le calice comme un officiant. D'une voix de stentor.) Lcce sanctus pipi ! Proficiat tibi ! (La foule danse en rond autour de lui en répétant ces mots.) Lt v'Ià le baptême. (Il verse le contenu du calice sur la tête du deuxième voleur.) LE DEUXIÈME VOLEUR. Canaille ! (Il lui saute dessus, le renverse, s'empare du calice et s'enfuit. La foule rit. L'homme se relève.) L'HOMME. Nom de Dieu ! Je lui crèverai la panse. (Il veut s'élancer à sa poursuite. La foule l'en empêche et recommence à danser autour de lui en répétant : Sanctus pipi ! Proficiat tibi !) UN GAMIN. Lt maintenant si qu'on mettrait le feu à la boite ? LA FOULE. Le feu ! Le feu à l'église ! Ça va ! Cherchons du bois. Le feu ! On va foutre le feu ! (Ils rassemblent des bancs, des tableaux et différents objets.) LE PASTEUR. Seigneur, ne vous irritez pas contre vos serviteurs! Le zèle de votre nom les enivre comme un vin qui fermente ! Considérez qu'ils détruisent les idoles selon vos saints commandements. UNE FEMME (échevelée, hors d'haleine). Vite, vite, sauvez-vous ! Le bourgmestre a rassemblé des hommes d'armes sur la place ! Ils arrivent ! Partez ! LA FOULE. Sauve qui peut ! Sauve qui peut ! Les soldats ! (Tout le monde s'enfuit. On entend les tambours. La cathédrale reste vide un instant. Entrent les soldats.) LE BOURGMESTRE IMMERSEEL. Halte! Un piquet à chaque porte. Si vous trouvez des pillards attardés, arrêtez-les et amenez-les moi. Holà ! Ce pasteur ! Je vous arrête au nom du Roi. LE PASTEUR. Dieu te punira. IMMERSEEL. Tu seras puni le premier. Qui va là ? Ciel! le prince d'Orange. (Entre Orange.) ORANGE. Salut, Immerseel ! J'arrive de Bruxelles. Je trouve la ville en rumeur. Tout le monde crie : on pille la Cathédrale. Oh ! Oh ! quelle dévastation ! IMMERSEEL. Voyez, monseigneur! ils allaient incendier l'église. ORANGE. Les misérables ! Ce temple était l'un des plus riches de la Chrétienté par les trésors d'orfèvrerie et les merveilles artistiques qui le décoraient. De tout cela il ne reste que des débris dans la poussière. LE PASTEUR. La main de Dieu a tout conduit. ...........................mu...........................................mmmimmimi........................un.......................................mu..... 93 ORANGE. Laisse la main de Dieu en repos ! Ceci est l'œuvre de criminels imbéciles. Quoi ! à l'heure où Lgmont et moi, nous triomphons dans les conseils de la Gouvernante, à l'heure où le pouvoir peu à peu glisse jusque dans nos mains, ces stupides violences vont raffermir le glaive dans la main de nos adversaires. Lt nous voici irrésistiblement poussés à la guerre civile... C'est un crime sans nom ! IMMERSEEL. Monseigneur, où faut-il conduire ce prisonnier ? LE PASTEUR. Le prince d'Orange livrera-t-il aux impies un serviteur de Dieu ? ORANGE. Pourquoi est-il arrêté ? IMMERSEEL. On l'a trouvé ici, gesticulant devant les décombres. ORANGE. Il pillait ? IMMERSEEL. Non, monseigneur. LE PASTEUR. J'ai tenté en vain d'arrêter le pillage. IMMERSEEL. Facile à dire ! LE PASTEUR. 5i j'étais coupable, je me serais enfui avec les autres. ORANGE. C'est juste. Lâchez cet homme. Aussi bien n'ai-je plus à attendre des Espagnols que colère et vengeance. Lâchez cet homme, vous dis-je. Ne suis-je pas le gouverneur d'Anvers ? IMMERSEEL. Si l'ordre de monseigneur couvre ma responsabilité... ORANGE. Bon! dépêchons ! LE PASTEUR. Grâces soient rendues à Dieu ! ORANGE. Bénissez Dieu, en effet, car je vous sauve du bourreau. C'est pourtant par l'imprudence de votre langue, pasteur, que tous ces fous brisent les images. Lt par la sottise des briseurs d'images, mes ennemis vont se ruer sur moi. Je serai peut-être proscrit... LE PASTEUR. Dieu vous réserve peut-être une couronne... LGMONT 94 ORANGE. Hum ! Je ne suis qu'un pauvre pécheur. Priez pour moi. Recommandez-moi ardemment à tous vos frères... Lt qu'ils décampent au plus vite, ou qu'ils fassent leur testament. LE PASTEUR. Oui, monseigneur. ORANGE. On va juger, pendre et brûler à tour de bras. Adieu. (Le pasteur sort.) La tempête s'élève. Seule la barque de César se confie aux flots furieux. Immerseel, cet individu n'est qu'un pauvre idiot. IMMERSEEL. Je l'ai bien vu, monseigneur. ORANGE. Sa capture n'avait aucune importance. Je rentre au palais. Gardez sévèrement l'église et envoyez des patrouilles dans le quartier. Adieu. (lis s'éloignent, chacun de son côté, immerseel sort. Orange s'arrête.) Les imbéciles ! les imbéciles ! ils brisent ma politique comme ils brisent les statues ! Que faire à présent ? Me voilà probablement forcé de marcher avec eux, car toute autre voie m'est fermée. Il faudra hurler avec ces muffles et, pour être leur chef, entrer dans leur religion. Quels pantins nous sommes dans la main de la politique ! Je suis luthérien et j'étais contraint de prendre de l'eau bénite avec toute la papisterie. Lt voilà maintenant qu'il faudra me faire calviniste, avec ces brutes ! Bah! un royaume vaut bien une grimace, (il sort.) ACTE IV SCÈNE XI LE PALAIS DE BRUXELLES (DÉCOR DE LA SCÈNE VI) EGMONT, ORANGE EGMONT. 5ommes-nous d'accord? ORANGE. Sur tous les points. EGMONT. Dans ce cas, laissez-moi faire. Ou bien tout est perdu, ou bien nous sortirons de cette crise, assurés désormais du triomphe. Je dirai ce qu'il faut dire, comme il a été convenu. ORANGE. Dieu vous assiste ! Il me semble que je vous vois sur votre cheval de guerre, à la tête de vos régiments. EGMONT. Bon. Quand je chargerai, ne manquez point de me soutenir. (Entrent Marguerite, Berlaymont et Mansfeld.) MARGUERITE. Bien que votre place fût dans les provinces que vous gouvernez, vous à Anvers, Orange, vous en Flandre, Egmont, où vous avez pour devoir de réprimer avec sévérité les désordres affreux qui les bouleversent et les souillent, je vous ai con- _E.GMONT_ jiiiiiiiiiiiiiimiiiimiiiiiiiiiiiimiiiiiiiimiimim 96 voqués aujourd'hui à ce conseil pour examiner avec vous ce qu'il convient de faire dans cette crise terrible où votre politique a précipité ces malheureux Etats. Hélas! où m'avez-vous conduite! Et comment affronterai-je la juste colère du Roi mon frère! C'est donc là cette pacification générale que devait engendrer notre tolérance! Elle devait, vous me le promettiez sur votre honneur, calmer tous les mécontents et ramener les hérétiques, sinon dans le sein de l'Eglise, du moins au respect de notre sainte religion. Regardez donc! Les hérétiques ont empoisonné les entrailles du peuple. Une horrible frénésie change des milliers d'impies en démons furieux. Dans le Hainaut, dans la Flandre, dans les provinces du Nord, des bandes de forcenés, ivres de destruction, envahissent les églises et les monastères, enfoncent les portes, brisent les statues, lacèrent les tableaux, martèlent les orfèvreries, brûlent les confessionnaux, profanent les autels, violent les tabernacles où repose le corps trois fois saint de notre Dieu, souillent les vases sacrés, se saoulent de vin et de blasphèmes, se livrent à des orgies infâmes qui crient vengeance au ciel, et, le fer à la main, se ruent sur les prêtres, sur les moines et sur les saintes femmes vouées au service du Seigneur, des pauvres et des malades, achevant dans leur sang sacré l'œuvre de haine et de rage que leur inspire le souffle empesté de l'hérésie. Le pays est couvert de ruines fumantes où gisent les cadavres ensanglantés des martyrs de la vraie foi. Voilà ce qu'a fait de ces provinces, les plus belles et les plus riches de l'univers, la politique détestable que vous m'avez conseillée. Que dis-je, conseillée! Vous me l'avez imposée, Messieurs, arrachant à ma faiblesse, une à une, les concessions que ma raison vous refusait. Ce qu'il y a de plus affreux, c'est l'épouvantable outrage, que, par notre faute, a reçu dans ce pays la sainte volonté de Dieu! C'est devant Dieu que nous sommes coupables. Ma conscience est bourrelée de remords. Et me voici dans ce désastrre, responsable à la fois devant le Ciel et devant le Roi, qui va me demander compte de la ruine des Pays-Bas et de l'odieuse offense faite à la Religion. Que lui dirai-je, grand Dieu ! J'ai cependant cru accomplir mon devoir. Mon tort, mon tort inexpiable, fut de croire à vos promesses. Mais, ne vous imaginez pas, Messieurs, que ma responsabilité efface la vôtre. Vous aussi, vous aurez des comptes terribles à rendre à Dieu et au roi Philippe et je tremble pour vous plus encore que pour moi. ORANGE. Madame, dans la détresse où vous êtes, il convient de nous traiter avec plus de ménagements. EGMONT. Est-ce ma loyauté qui est suspectée ? Vous savez, Madame, le profond respect que j'ai pour vous. C'est ce respect qui me retient à l'heure présente, car si un homme, fût-ce mon souverain, m'avait parlé comme vous venez de le faire, j'aurais sur l'heure brisé mon épée sur mon genou. MARGUERITE. Non, Egmont, je ne suspecte point votre loyauté. Vous avez, je le sais, un cœur loyal et généreux. Je n'accuse que votre imprudence. .................................................................mi...........h........mu.......nu...................nu........taaiiiiaaiiiiiiiiinTM^^^T^^^^^i^^^^^T^^Mia^^^^ïm 97 ORANGE. Est-ce pour entendre ces accusations que le conseil est réuni ? A cette heure où le péril nous presse, où les pires dangers menacent le pays, mieux valait nous laisser, dans nos provinces, travailler de toutes nos forces à réprimer les troubles et à rendre aux populations la paix et la sécurité. EGMONT. Orange a raison, Madame. Là-bas, nous faisions notre devoir. MARGUERITE. Je le sais, Lgmont. Parlons avec plus de calme. EGMONT. Sans attendre aucun ordre, j'ai fait saisir et pendre les assassins et les plus enragés pillards. II s'agit maintenant de pacifier le peuple. MARGUERITE. Et de garantir la religion contre toute nouvelle offense. EGMONT. Madame, il faut avant tout conserver l'Ltat. Nous nous occuperons de la Religion ensuite. MARGUERITE. Non, Monsieur, la ruine de la Religion serait un mal plus grand que la ruine de l'Ltat. EGMONT. Ceux qui ont quelque chose à perdre ne l'entendent pas de cette manière. MARGUERITE. Oh! Egmont! Egmont! Quelles paroles impies! Vous outragez à la fois Dieu et votre Roi. EGMONT. Je veux sauver mon pays et ma tête et la vôtre, Madame, car elles sont également en péril, il n'en faut point douter. Dans deux ou trois jours, si nous n'y prenons garde, la guerre civile mettra les provinces des Pays-Bas à feu et à sang. MARGUERITE. Je ne le crains que trop. EGMONT. Prenons donc sans retard les mesures que la sagesse commande. MARGUERITE. Quelles sont-elles? Il faudra faire des sacrifices. EGMONT. ........Il ■ I lllll llll llllIIIIMI.......1 tlll 11 llll M 11 llllI tllIIII11III Itll llll 11 11 11 11 .......1111111111.....1........1111 II ■ 11III 1111111 11 11 ■ 1 tlll 111III11111111.....llllll........ 11ttl 111 M II 111111111 98 MARGUERITE. Non, Monsieur ! Il s'agit de reconquérir le terrain perdu. EGMONT. Avec quelle armée ? Comptez-vous sur nos bandes d'ordonnance ? Tous leurs capitaines ont signé le compromis. MARGUERITE. Mon Dieu! EGMONT. 5ur les mercenaires allemands ? 5'ils entrent en scène, le pays entier se soulèvera, les armes à la main. MARGUERITE. Où voulez-vous donc en venir? EGMONT. Dans cette extrémité, il faut temporiser, il faut surtout transiger et accorder aux protestants, qui sont les plus forts, de sérieuses concessions afin qu'ils nous accordent la paix. MARGUERITE. Que leur faut-il ? L'amnistie ? L'abolition de l'inquisition ? ORANGE. Cela n'est plus suffisant, Madame. MARGUERITE. Qu'exigent-ils donc? ORANGE. La liberté complète de tenir leurs assemblées religieuses, leurs prêches et leurs consistoires où bon leur semblera. MARGUERITE. C'est folie ! Ce que vous me demandez, Messieurs, c'est un crime contre Dieu et contre le Roi. Ma conscience s'y oppose. Ma fidélité au roi mon frère me le défend. EGMONT. Si vous ne leur accordez point cela, tout le reste est inutile. MARGUERITE. Cherchez autre chose. EGMONT. A quoi bon ? Cela seul peut nous donner la paix. Cela seul peut nous sauver, Madame, du péril de mort auquel, dans peu de jours, vous allez, par votre obstination, vous exposer vous-même avec tous vos serviteurs. Bruxelles est déjà en effervescence. Lt l'on m'annonçait tout à l'heure que des bandes d'insurgés approchent rapidement de la ville. iiiiiiiiiiiiiiiiiiiii.............................mu.......m................................................i........i.....................i...........i.....h.....i............................ 99 MARGUERITE. Oh! Lgmont, je me laisserais tuer plutôt que de consentir... Allez donc! Faites ce qu'il vous plaît! Quant à moi, je ferai tout mon devoir. Dès ce soir, je sortirai de Bruxelles, j' irai à Mons où je trouverai une garnison forte et fidèle; j'y appellerai tous mes soldats, puis, à la tête de mon armée, je réduirai ce pays rebelle à l'obéissance ou je périrai en servant Dieu et mon Roi. Berlaymont, donnez immédiatement l'ordre de préparer mon départ. EGMONT. Non, Madame, vous ne pouvez partir. MARGUERITE. Lh ! pourquoi, je vous prie ? EGMONT. Parce que votre départ provoquerait, dès ce soir, la révolte de la capitale et serait dès demain le signal de la guerre civile. MARGUERITE. Mieux vaut finir ! Je suis lasse des équivoques. On se battra s'il le faut ! EGMONT. Lst-ce bien vous qui parlez, vous si bonne et si généreuse ! MARGUERITE. Lst-ce bien vous qui parlez, vous qui m'avez précipitée dans l'abîme et qui m'empêchez d'en sortir ! Je partirai. ORANGE. C'est impossible, Madame. Les portes de la ville sont fermées. Les bourgeois sont en armes. Il faudrait livrer un combat où votre défaite est certaine... MARGUERITE. Oh ! Ln être réduite à cette humiliation, moi, la sœur du Roi, après toute la bonté que j'ai témoignée à ce peuple ! Quel châtiment, ô mon Dieu ! 5i j'ai péché en ménageant les hérétiques, hélas ! que vous me punissez cruellement! (Elle pleure.) BERLAYMONT. Madame ! EGMONT. Dieu ! Je ne puis la voir pleurer ! MARGUERITE. Mon bon Berlaymont, excusez ma défaillance. Ah ! Que ne vous ai-je écouté quand vous me prémunissiez contre ma faiblesse. Hélas! BERLAYMONT. Madame, à présent il faut céder à la nécessité. Écoutez le comte d'Lgmont; il est loyal. HHMHMrh i u II Ijp "11 EGMONT ■ ■tliilliillllliaillllllllliiiiitiiiiiiiiiaïaiciiillllllililtllllllliaillltllllllllllliitiitiiBtiiitiiilllililiiijiiiaiiiliiciiiiiiililillllliiliiaaiaaiiiitiiiltiiiilililliliailllllliaaiiaaaiaitaitiii 100 EGMONT (genou en terre.) O noble Altesse, sœur de mon roi, vos larmes me brisent le cœur. Croyez-moi ! Je vous offrirais volontiers mon sang et ma vie pour vous tirer de cet abime. Mais en toute loyauté je n'aperçois qu'un seul moyen de salut : les protestants sont les maîtres de la situation, il faut transiger avec eux. Je vous l'ai dit : plutôt la mort. Lh bien, Madame, vous mourrez. Mais nous mourrons avec vous ! MARGUERITE. ORANGE. EGMONT. BERLAYMONT. Jetons au mauvais chien quelques os à ronger. Votre Altesse pourrait faire quelque promesse partielle... Accordons-leur ce qu'ils ont déjà... en attendant la décision du Roi. MANSFELD. Le conseil est bon. MARGUERITE. C'est votre avis ? Lh bien soit ! Lh bien, Messieurs, déclarez en mon nom que, contrainte par les événements, je consens à ceci : jusqu'à la décision du Roi, à qui je dois écrire, les prêches tenus dans les lieux accoutumés seront tolérés. Ceux-là seulement ? Ceux-là seulement. ORANGE. MARGUERITE. ORANGE. Soit! MARGUERITE. Mais en échange, il faut que tous les nobles confédérés me promettent d'aider de tout leur pouvoir à la répression des pillages et des troubles, qu'ils contraignent le peuple à déposer les armes, qu'ils ne tolèrent aucun prêche en dehors des lieux accordés, enfin qu'ils proclament leur confédération dissoute, cassée, abolie à jamais. Messieurs, pouvez-vous me promettre ces choses en leur nom ? EGMONT. Oui, Madame. MARGUERITE. Dans ce cas, vous avez ma promesse. Sera-ce la paix ? Oui, Madame, je le jure. EGMONT. ........................................................................................................................................mini.........mini............................. 101 ORANGE. Lt vous, Madame, nous comptons sur votre parole. MARGUERITE. Jusqu'à la décision du Roi. Vous avez mon serment. Allez, Messieurs, et que Dieu seconde VOS efforts ! (Egmont et Orange sortent.) MANSFELD. Madame... MARGUERITE. O mon Dieu ! C'est plus que je ne puis supporter. Quelle insolence! Les outrages subis ont gonflé mon cœur à le faire éclater... MANSFELD. Madame, je n'ai point voulu parler devant ces traîtres... MARGUERITE. Qu'avez-vous à dire ? MANSFELD. Que la situation n'est point désespérée. Votre garde est fidèle. Il y a dans la ville assez de soldats pour mater les bourgeois. Dans peu de jours, un grand mouvement d'indignation ramènera autour de vous tous les catholiques. La noblesse catholique se retire déjà de la confédération où bientôt il ne restera que des hérétiques et des rebelles. Un ordre énergique fera rentrer dans le devoir la plupart des chefs de l'armée; les autres, il faut les destituer. Ayez confiance en moi, Madame. Etranger à ce pays, je ne connais que mon devoir envers le Roi. Je mets ma vie à vos pieds. MARGUERITE. Mansfeld, je me fie à vous. Agissons sans retard. Je vous nomme gouverneur de Bruxelles. Berlaymont, préparez le décret et envoyez-moi, je vous prie, mon secrétaire Machiavel. Allez! Vous êtes mes seuls amis. (Berlaymont et Mansfeld sortent. Entre Machiavel.) MARGUERITE. Machiavel, avez-vous rédigé les lettres que je veux envoyer au Roi. MACHIAVEL. Oui, Madame. Selon votre volonté, je n'ai rien caché des forfaits des hérétiques. Il ne faut pas qu'il les apprenne d'une autre bouche. MARGUERITE. Oh! Je frémis, Machiavel. Quelle colère juste et sainte va enflammer le cœur religieux de Philippe! Lt quelles résolutions terribles vont ébranler ces Ltats, déjà si cruellement éprouvés. Donne. Je vais relire et signer. .......mu.....................................................in............................................................................................................................... 102 5CÈLNL XII une rue — devant l'habitation de colette ENTRENT MEGHEM ET BRÉ.DERODE meghem. Laissez-moi, je vous prie. Je ne suis plus de vos amis. brEderode. Quelle mouche vous a piqué? meghem. Je ne suis point piqué. Je suis indigné. bré.derode. Et de quoi, je vous prie ? meghem. De l'insolence des protestants et des crimes de leur populace. brEderode. Monsieur ! meghem. C'est comme je vous le dis. bré.derode. Vous avez cependant signé le compromis des nobles. meghem. Quand je l'ai fait, c'était dans la pensée de délivrer ce pays de la domination des étrangers. Ce n'était ni pour trahir le roi ni pour déchirer l'Lglise. Je sors de votre confédération. Allez de votre côté, je vais du mien. bré.derode. Trahir vos amis ? meghem. Mes amis ? Mes amis sont les gentilhommes catholiques. Ceux d'entre eux, qui, comme moi, se sont laissés prendre à vos pièges s'en dégagent comme moi, confus d'avoir été trompés, mais résolus à suivre leur véritable devoir. (Entre Egmont.) bré.derode. C'est un défi que vous m'adressez ? meghem. Prenez-le comme vous voudrez. ..........IIIIIIIII..............mu.................m........................................................i....................................i..................... 103 E.GMONT. Quoi ! une querelle entre loyaux gentilshommes ? Oh ! mes chers amis ! Je vous en prie ! N'aggravez pas par vos différends les maux de ce malheureux pays ! MEGHEM. Plût au ciel, Egmont, que la sagesse de ses chefs l'eût préservé de ces douloureux déchirements ! (il sort.) brEderode. Ou que la loyauté de leur politique eût assuré le succès des grands changements que nous avions juré d'accomplir ensemble, délivré nos provinces d'un joug infâme et fondé, sous le regard de Dieu, le règne de la justice, de la liberté et de la véritable foi chrétienne ! (il sort.) EGMONT. Voilà comme ils me traitent aujourd'hui, moi qu'ils acclamaient naguère comme un roi ! Bah ! un Bréderode ! un plaisantin grossier, un goujat qui se vautre dans la débauche et l'orgie ! Me parler de la sorte ! Fi donc ! Ce n'est pas au carnaval seulement que les cochons font des sermons... COLETTE (sur le seuil d'une maison). Mon Egmont bien-aimé, je guettais ta venue. EGMONT. Chère, chère enfant ! COLETTE. Votre voix tremble. Quoi ! une larme ! Qu'est-ce donc ? EGMONT. Ce n'est rien. COLETTE. Rien? EGMONT. Rien, je t'assure. Quelle peine ne s'envolerait devant toi comme un oiseau de nuit chassé par la lumière ? COLETTE. Oh ! dis-moi... EGMONT. Que je t'aime plus que jamais, douce consolatrice. Entrons ! (ils entrent dans la maison. — Survient un groupe de citoyens.) VANDEPUTTE. C'est comme je vous le dis. Tous ces sacrilèges finiront par attirer sur notre pays les pires calamités. DENDAELE. Il n'y a pas de sacrilèges. iiiiiiiiiiiii.......................................................................................................................................................................................... 104 Mme VANDEPUTTE. Vraiment ? Mme DENDAELE. Il n'y a qu'un nettoyage. VANDEPUTTE. Oh ! oh ! un nettoyage, le pillage des églises et des monastères ? DENDAELE, Le cœur du peuple s'est soulevé. Il vomit l'idolâtrie. VANDEPUTTE. Le peuple des Pays-Bas vomira les hérétiques, Monsieur. DENDAELE. 5'il ie faut, on se battra. VANDEPUTTE. Oui, on se battra. DENDAELE. Le Dieu d'Israël dirigera notre bras. Mme VANDEPUTTE. Vous mangez de la vache à Colas ; elle est enragée. Mme DENDAELE. Vous mangez du pain de messe, il est pourri. Mme VANDEPUTTE. On vous arrachera la langue pour vos blasphèmes. DENDAELE. On vous écrasera la tête pour vos abominations. CROQUEBAISE (entrant en courant, toute haletante). O mon Dieu, mon Dieu, ils vont se tuer ! SCRAMOUILLE (qui la suit). Arrête ! N'aie pas peur ! VANDEPUTTE. Qu'est-il arrivé, mes enfants ? CROQUEBAISE. C'est le pasteur. SCRAMOUILLE. Avec un tas d'hérétiques. CROQUEBAISE. Qui sont entrés dans l'église 5aint-Nicolas. SCRAMOUILLE. Pour y faire un prêche. ACTE. IV_ iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 105 iiiiiiiiiiiTaiijiitiitti>iiittiiiiiiiiiiiiiit«iiiiiiii>iiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiitiiaiii]iiaiiiaiiiiiiiciiiiiaiaEtaiiiitaiKfiiiiBtiiiifltiiiiiiiaittaiiiiiiiiifiaiiiiiii>iatviiviTvitifiiiiii CROQUEBAISE. Lt pour casser les statues des saints. Ils avaient déjà jeté par terre saint Antoine, quand un capucin est survenu avec beaucoup de monde. SCRAMOUILLE. Lt ils se battent comme des enragés. CROQUEBAISE. Tenez ! ils arrivent par ici ! Mon Dieu, il faut les séparer. Mme VANDEPUTTE et Mme DENDAELE. Les voilà ! les voilà ! CROQUEBAISE (entraînant Scramouille). Viens, oh ! j'ai peur. Ne me quitte pas ! SCRAMOUILLE. Ils ne te toucheront pas ! (Entrent en se battant plusieurs personnes qui entourent le pasteur et le capucin,) Arrière, fils de Bélial ! Crevez, pourceaux ! LE PASTEUR BOLLEKENS. LE CAPUCIN. LA FOULE. Attrape ! Tiens ! Tiens ! Canailles ! Ruffians ! Crocodiles ! Gueules d'hyènes ! Chiens crevés ! 5ales carcasses ! Graisse de charogne ! Tiens ! Tiens ! LE PASTEUR. Soldats de Gédéon, entonnez le chant sacré ! (Les protestants chantent.) LA FOULE. Mâchoire d'âne ! Brabant ! Saint Michel ! Jus de crapaud ! Fumier ! Voilà pour toi, tonneau d'ordures ! Rognon de chameau ! Hure de Satan ! Brabant ! Brabant ! EGMONT (d'une voix de stentor). Arrière ! Lcartez-vous tous ! Faut-il que je vous frappe de mon épée ? (Murmures.) Malheureux que vous êtes, voulez-vous par vos odieuses querelles allumer la guerre civile et attirer sur ce pays les durs soldats de l'étranger ? N'en doutez pas ! Les haines, les pillages, les meurtres et les incendies qui désolent les Ltats des Pays-Bas finiront par provoquer le retour des Espagnols qui vous imposeront la paix dans la servitude (Longs murmures.) Si vous voulez être libres, montrez-vous dignes de la liberté. O mes amis, tous, tant que vous êtes, je vous aime comme mes enfants. Supportez-vous les uns les autres ! C'est la volonté de Dieu que les enfants d'une même patrie s'aiment entre eux comme des frères. LE PASTEUR. Dites cela aux inquisiteurs ! _LGMONT_ lllllllllll......Illlllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll.....IIIIIIIIIMIMMIIIIIIHIIIIIIIIIMllIlllinillllllllllllllllllUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII 106 LL CAPUCIN. Dites cela aux pillards et aux assassins ! EGMONT. Je le dis à tous et malheur à vous tous si vous ne voulez point m'entendre. LE PASTEUR. Le noble comte Egmont avait promis sa protection à nos frères persécutés. PLUSIEURS VOIX. C'est vrai ! il l'avait promis ! LE CAPUCIN. Il a juré fidélité au roi Philippe et à notre mère la Sainte-Eglise. D'AUTRES VOIX. II l'a juré ! Il l'a juré ! LE PASTEUR. Où sont ses promesses ? Demandez-le aux bûchers de l'Inquisition. des voix. Oui ! Oui ! LE CAPUCIN. Où sont ses serments ? Demandez-le aux provinces ravagées par l'émeute, aux cathédrales dévastées et aux monastères incendiés. DES VOIX. Malheur ! Malheur à nous ! EGMONT. Misérables ! J'ai cent fois risqué ma vie pour ma patrie ! Vous employez la vôtre à sa ruine ! Oh ! avec quel mépris l'homme loyal entend siffler les langues venimeuses. Allons ! Rentrez au logis. UNE VOIX DANS LA FOULE. Rentre aussi chez toi, Egmont, si tu crains les Espagnols ! (Rires.) EGMONT. Par la mort Dieu ! (Il tire son épée et l'agite... Tous fuient en riant.) SCRAMOUILLE (ramassant des pierres et les jetant après eux). Canailles ! Lâches ! CROQUEBAISE (tombant à genoux et pleurant). O Monseigneur! Ils sont fous. Ils vous aimaient tant. EGMONT. Oui, ils m'aimaient, il y a quelques semaines. Ils m'adoraient comme un Dieu bienfaisant, protecteur de ce pays. Lt maintenant... Non, petite, ils ne sont pas fous. Ce sont des hommes, tout simplement des hommes, (il a remis son épée au fourreau.) .........................................................................................................................................................iiiiiiiniMÏÏMÏMÏïÎMÏÏnîÏMÏnMÏn^ 107 COLETTE (l'enlaçant). Des aveugles, Lgmont, qui ne voient plus ta grandeur. EGMONT. Grandeur, gloire, popularité, fumées, fumées !... Mais la flamme qui les produit dans un cœur vaillant ne s'éteint jamais ! Adieu ! Je reviendrai demain. SCtNL XIII CHEZ EGMONT 5ABINL, RYTHOVLN SABINE. Je l'aime d'un amour profond, Monseigneur. Les femmes de ma race n'aiment qu'une fois, à travers tous les obstacles, malgré toutes les douleurs et jusqu'à la mort. Depuis le jour béni où Dieu unit ma vie à la sienne, je n'eus d'autre bonheur que de l'aimer et de me sentir aimée. C'est un guerrier et c'est un grand seigneur; c'est aussi une nature de flamme, gaie, ardente et généreuse. 5'il lui arrivait de caresser en riant une jolie fille, je n'étais point jalouse : je savais sourire comme une mère sourit aux caprices de son fils. Car, dans ma tendresse, il y eut toujours une douceur un peu maternelle. C'est un grand enfant, Monseigneur, sans fiel et sans malice. II est si bon! RYTHOVEN. Oui, Madame. SABINE. Mais cette fois, mon cœur connaît l'inquiétude et l'amertume. Cette fille, qui a trompé ma confiance, que j'ai recueillie par pitié, que j'ai nourrie sous mon toit, à qui j'avais confié mes enfants, folle que j'étais! Llle l'a ensorcelé! Une voleuse! Une voleuse d'amour! Lui, si fier et si grand, il se fait son esclave... RYTHOVEN. Samson aux pieds de Dalila... SABINE. Je vous en prie! Vous avez sa confiance. II vous vénère. Réveillez sa conscience! Montrez-lui son devoir! Il a une femme qu'il torture et des enfants qu'il scandalise. Le peuple enfin raille et murmure... Lt ici, dans ma demeure, les serviteurs lèvent la tête avec insolence, la bouche pleine de moqueries... J'ai honte! Monsei- _LGMONT_ .......................un.........uni........min....................................iiiiiu................................i.................................................................. 108 gneur, j'ai honte! Lt parfois quand il me quitte pour courir à son péché, une horrible colère me mord le cœur... Oh! c'est très mal, je le sais. Je me le reproche avec force... Lt alors, c'est une tristesse affreuse qui remplit mon âme, devant mon bonheur à jamais perdu. RYTHOVEN. Rien n'est perdu, Madame. Je lui parlerai. Son cœur est loyal. Il est fidèle à son amour comme à son devoir. N'ayez point de crainte. Dans la poitrine des grands hommes de guerre palpite souvent un cœur d'enfant. Vous l'avez senti vous-même et quand la paix ferme les champs de bataille, l'enfant court après les papillons. Il reviendra, Madame, il reviendra. SABINE. Silence! Le voici. (Entre Egmont.) EGMONT. Rythoven ! Quel bonheur de vous revoir, vous, de tous mes amis le plus fidèle et le plus sûr! C'est ma bonne étoile qui vous amène. Dites-moi, votre diocèse d'Ypres est-il enfin pacifié? RYTHOVEN. Cela n'a pas été sans peine. Tous les évêchés nationaux, créés par le Pape, à la demande du roi Philippe, pour le plus grand bien de la religion, ont rencontré l'hostilité furibonde des abbés des grands monastères, forcés de leur abandonner une partie de leurs revenus. Ces méchants porte-mitre ont excité le peuple, à la grande joie des protestants. EGMONT. Je sais. Mais à Ypres... RYTHOVEN. A présent tout va bien. SABINE. C'est l'effet de vos vertus. RYTHOVEN. C'est l'effet de la grâce de Dieu. Lt à Bruxelles, Monseigneur, les affaires vont, je suppose, à votre entière satisfaction. EGMONT. Hum! Nous avons réprimé avec sévérité les brigandages des pilleurs d'églises, dont les crimes avaient exaspéré la population honnête. RYTHOVEN. On a pu voir où mène la tolérance de l'hérésie. EGMONT. Permettez, Rythoven... Cette tolérance est nécessaire à la pacification définitive du pays. .............................................11......................Hllllllllllllllllllllllll.....IIIIIIIIIIK....................................Illllll......I.....Illllllllllllllllllll.....Illllll 109 RYTHOVEN. La grande majorité des citoyens est d'un autre avis... EGMONT. Voilà une opinion très dangereuse. RYTHOVEN. Llle grandit tous les jours. EGMONT. Ln est-elle meilleure? Laissez donc, Rythoven! Llle est bonne pour les sots et les simples. Ils ont eu peur, ils se rejettent vers la réaction. L'homme politique considère les choses de plus haut et son regard porte plus loin dans l'avenir comme dans le passé. Il y a eu des émeutes, des meurtres et des pillages, c'est vrai. SABINE. Oh ! Ce fut une chose horrible. EGMONT. Certes. Mais est-elle la conséquence de notre politique tolérante et nationale ou n'est-ce qu'un accident fortuit? Toute la question est là. RYTHOVEN. Mais Madame la Gouvernante... EGMONT. Llle a tremblé. C'est une femme, Rythoven ! Avant les désordres des iconoclastes, elle suivait volontiers mes conseils et ceux du prince d'Orange; à présent, elle se détourne de nous et accorde sa confiance aux partisans de la politique espagnole. Nous voilà supplantés par un Berlaymont, un Noircarmes, un Mansfeld. RYTHOVEN. Oh! Monseigneur... SABINE. Comment peut-elle préférer ces gens-là à Lgmont! EGMONT. Pensez-vous que cela puisse durer? Allons donc! Un Berlaymont prendre ma place! Mais à vingt reprises, je n'ai fait de sa pauvre petite personne qu'une bouchée! Je l'avalerais d'un coup, comme une huître! Lt ce Mansfeld! Un reître allemand, qui n'entend rien aux mœurs de notre peuple. Voilà un excellent conseiller pour les Pays-Bas, n'est-il pas vrai! Cervelle pleine de vent et panse pleine de bière! Avant six mois, ces faquins-là auront fait la culbute et ce sera notre tour de rire. SABINE. La Gouvernante finira par en rougir. RYTHOVEN. Ne croit-elle pas servir les intérêts du Roi ? _LGMONT_ îmTMmîîîîîîîîîmîîîîîïï^ ......iiiinïîïïmnïïîïîÎHnmÏNMmîîîÎH^ 110 EGMONT. Servir les intérêts du Roi ? Mais la politique étroite de ces imbéciles aurait pour effet inévitable de ruiner la monarchie! C'est moi qui sers les intérêts du Roi, Rythoven ! Seulement le roi que je sers, ce n'est pas le roi d'Lspagne, c'est le souverain des Pays-Bas, qui a juré de respecter nos libertés et qui, s'il les viole, verra le peuple se révolter et courir aux armes. Voilà la catastrophe où le poussent ses misérables conseillers espagnols et les tristes valets qu'ils ont dans nos provinces. Moi, je saurai l'en préserver. Fidèle à son pays et fidèle à son Roi, telle est la politique d'Lgmont. RYTHOVEN. Oh! Monseigneur, le cœur de ce pays bat à l'unisson du vôtre. Mais que fera le roi Philippe? EGMONT. Le roi Philippe est un monarque très prudent. RYTHOVEN. Quoi ! tant d'églises dévastées, tant de religieux assassinés ! EGMONT. Voilà plusieurs mois qu'il en a reçu la nouvelle. Lh bien, qu'a-t-il fait? Il a grondé, il a fulminé dans ses lettres à la Gouvernante. De l'encre sur du papier. Rien de plus. Un autre eut fait un coup de tête, une folie. Philippe a réfléchi et s'est tenu tranquille. Il finira par nous comprendre. SABINE. Le ciel vous entende ! EGMONT. Cela sera. Je le dis et le redis à Orange, qui ne veut pas me croire. Mais l'avenir me donnera raison. (Entre Casembrodt.) CASEMBRODT. Monseigneur le prince d'Orange sollicite de Votre Altesse un moment d'entretien. SABINE. Orange! Il m'inspire plus de méfiance que jamais ! Venez, Rythoven. Nous descendrons au jardin, où mes enfants viendront vous saluer, (ils sortent.) EGMONT. Casembrodt, conduisez le prince ici. (Entre Orange.) Sois le bienvenu, Orange, comme toujours! ORANGE. Salut, mon grand ami. EGMONT. Lh bien, tu as pacifié tes provinces comme j'ai pacifié les miennes. L'exécution de quelques brigands a suffi. L'ordre est rétabli. Allons! Nous avons eu plus de peur que de mal ! A présent tout le monde se tient tranquille. ................IIIIIIIIII...........Illlllllllll......■■■■llll.....Illllllllllllll...........................................................................................un,...........■■■llllll 111 ORANGE. Et tout le monde est mécontent. EGMONT. Vois-tu le moyen de contenter, à la fois, des millions de cervelles agitées par les vents les plus contraires ? ORANGE. Autant chercher la quadrature du cercle, ou s'efforcer, comme on dit, de prendre la lune avec les dents. EGMONT. Tu vois bien! Or, mieux vaut mécontenter légèrement tout le monde, comme nous l'avons fait, que de surexciter un parti jusqu'à la rage, en tentant de satisfaire les autres. ORANGE. II y a quelqu'un d'enragé, Egmont. EGMONT. Qui donc? ORANGE. Le Roi. EGMONT. Le Roi? Bah ! Tout le monde a peur de lui. Pourtant l'expérience nous l'a prouvé : les dogues de Madrid se contentent de grogner et de montrer les dents, ils ne mordent pas. ORANGE. Prenons garde! Cette fois la bête est furieuse et malheur à ceux qui sentiront les crocs s'enfoncer dans leur chair : ils mourront. EGMONT. Allons donc! Après les désordres des pilleurs d'églises, on pouvait s'attendre, de la part du Roi, aux pires mesures de rigueur. Il a grondé, selon son habitude, et c'est tout. Voilà un fait décisif. ORANGE. Albe est en chemin. EGMONT. Albe? ORANGE. Avec une redoutable armée espagnole. EGMONT. Albe? C'est impossible. Je le saurais. _EGMONT_ . ....................i............mu...........iiiiiii...............................................................................................................miiiiiiiiiiiiiimiimiiii 112 ORANGE. Je le sais. J'ai reçu cette nuit les avis les plus certains. Il traverse déjà la Franche-Comté, avec l'assentiment du roi de France. Dans quelques jours il sera ici, et nous, si nous n'avisons à notre sûreté, nous serons bientôt dans l'autre monde. EGMONT, Oh! Oh! Comme tu y vas! Tu as mal déjeuné, Orange. Un méchant repas engendre dans le cerveau de sombres pressentiments. Je veux faire porter ici une cruche de ce vin des Canaries qui dissipe les mauvaises digestions et qui chasse les mauvais rêves... ORANGE. Il ne s'agit ni de boire, ni de plaisanter, Egmont, mais de sauver nos têtes. EGMONT. Cela n'est pas sérieux. Qu'Albe avec d'affreux soldats espagnols, vienne brutaliser le peuple, il se peut faire et nous verrons, sans doute, de tristes choses. Mais il n'oserait toucher à un cheveu de la tête des grands, sans l'aveu du Roi. ORANGE. Crois-moi ! Le Roi, lui-même, a mis dans sa main la hache qui s'abattra sur notre cou. EGMONT. Tu oublies que nous sommes chevaliers de la Toison d'Or, justiciables seulement du chapitre de l'ordre. ORANGE. On passera outre. EGMONT. Ce serait une trahison... ORANGE. Rien n'est trahison chez les rois. EGMONT. Le pays se soulèverait. Et ce serait la guerre. Philippe est incapable de risquer sa couronne dans une telle aventure... ORANGE. Quel risque a jamais arrêté un fanatique lorsqu'il croit avoir à venger son Dieu ? EGMONT. Et tu crois qu'il oserait nous... ORANGE. La leçon de Tarquin n'est pas perdue pour les tyrans : abattre les grands pour mater le peuple, c'est un procédé classique. Il réussit souvent. .......................................................................................................................................iiiiiiiiiiiiiiiïîîîmmunmnmm^ 113 EGMONT. Oui, le peuple n'est plus alors qu'un corps sans tête... Tu calomnies Philippe, Orange. Ton imagination est échauffée par la haine... ORANGE. Je n'imagine pas, je calcule afin de prévoir. Lt je vois que Philippe, ayant échoué dans toutes les tentatives qu'il a faites jusqu'ici pour vaincre notre résistance, a résolu enfin d'employer le fer et le feu. L'envoi du duc d'Albe et de ses sinistres soldats parle assez haut. Malheur à ceux qui voient approcher l'orage sans se mettre à l'abri ! Crois-moi, Lgmont, il n'y a pas de temps à perdre. Avertissons nos amis, retranchons-nous chacun dans nos provinces, au fond de nos forteresses, afin qu'Albe, à son arrivée, nous trouve prêts à vendre chèrement notre vie. EGMONT. Mais c'est la guerre !... ORANGE. Peut-être... EGMONT. La guerre, Orange ! ORANGE. On ne fait pas ce que nous avons fait, si l'on n'est décidé à tout. EGMONT. La guerre contre notre Roi, parce que nous craignons pour notre sûreté personnelle, sur un simple soupçon ! La guerre, avec toutes ses horreurs, les villes incendiées, les maisons pillées par des soudards étrangers, les hommes égorgés, les femmes violentées, un fleuve de sang inondant nos malheureuses provinces sous une nuée de flammes et de fumées qui ne laissera rien sur son passage que des ruines et des cadavres... Non, Orange. Je n'attirerai point cette catastrophe sur un peuple que j'aime et qui m'aime. Je ne tournerai pas ma loyale épée contre mon Roi. Je reste. J'attendrai l'arrivée du duc d'Albe sans crainte, car ma conscience ne me reproche aucune faute, et mon cœur est ferme comme il est pur. ORANGE. Lt moi, je pars. Je vais mettre en sûreté ma famille et ma propre vie. Si la guerre éclate, le peuple des Pays-Bas pourra compter sur mon épée. EGMONT. Lt dans les affreux combats que tu auras déchaînés, peut-être mon épée devra-t-elle menacer ta poitrine... Oh ! l'odieuse pensée !... ORANGE. N'en crois rien, Lgmont! Ton corps reposera depuis longtemps au cimetière, séparé de sa tête... Oh ! l'horrible pensée ! lllllllllllll.........lllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll lllllllll Illlll llllllllllllllllllllllllllill....................................llllllllllllllllllllllllllllllllllillllll 114 LGMONT. Tu me crois donc perdu ? ORANGE. Rien ne peut te sauver si tu restes... à moins que le monstre, voyant que je lui échappe, avec quelques-uns de mes amis, n'hésite à te frapper... Mais non! 11 frappera. O mon ami, c'est ta loyauté qui t'empêche de découvrir la déloyauté de tes adversaires ! Laisse-toi du moins persuader par mes larmes. Ah ! que ne peux-tu voir comme moi l'abîme ouvert sous nos pieds ! EGMONT. Mon ami ! ORANGE. Vivons! Vivons tous les deux pour arracher ce noble peuple à la tyrannie et pour le conduire ensemble à la victoire dans la guerre désormais inévitable... EGMONT. Non, je serais un traître... C'est toi, Orange, qui es aveuglé... ORANGE. Malheureux !.. Lt par quoi ? EGMONT. Que sais-je ? Par la haine du roi, peut-être, ou par une crainte chimérique... ORANGE. Lgmont ! EGMONT. Oh ! Je ne soupçonne pas ton courage... Orange, je t'ai toujours aimé comme un frère... fLcoute-moi, je t'en conjure, avant de te lancer toi-même dans l'abîme... car ton départ te perdra. Il n'y aura pas de guerre ! Mais ta conduite sera tenue pour trahison, tu seras proscrit, contraint de fuir à l'étranger, dépouillé de tes biens, pauvre, errant, maudit peut-être par tes propres enfants... Voilà la réalité qu'il faut craindre, au lieu des machinations imaginaires d'un prince qui nous a toujours ménagés. ORANGE. Le destin a choisi sa victime. Adieu. EGMONT. Mes prières sont donc inutiles ! Hélas ! Lmbrasse-moi ! ORANGE. Adieu ! Si du moins tu pouvais ouvrir les yeux ! Ce soir, demain, avant qu'Albe soit entré dans cette ville, tu pourrais te sauver encore... Observe ! Réfléchis... Lt si tu attends la mort, compte sur moi, Lgmont, tu seras vengé ! (il veut sortir.) ■■•iii>>iiiaiaiiiiiiiiiiiiiia>iiiiiaitiiiiiitiiiiaiiiiiiiiiiiiiiitii)ii>i>iiiaiiiii>iiiiiiiiiiiiiiaiiiiii)aiiiiiiiiiiiiitiiiiaatiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiitiiiiiiiiiiii>iiiiiiiiiiiiiiiii>ii 115 EGMONT. Arrête ! Je ne crois pas à tes sombres prévisions... Mais si même elles doivent se réaliser, si véritablement, Albe s'avance pour nous ôter la vie, eh bien, ne lisons-nous pas, dans notre âme, notre devoir écrit en lettres de feu? Ne nous ordonne-t-il pas d'accepter le supplice même injuste et de mourir sans résistance, en fidèles et obéissants serviteurs de notre Roi? Voilà ce que l'honneur commande, Orange ! Rappelons-nous nos serments... ORANGE. En violant les siens, Philippe nous a déliés des nôtres. EGMONT. Orange ! Orange ! Je tremble de découvrir une vérité terrible... Cette guerre que ton départ déchaînera peut-être, tu la souhaites dans le secret de ton cœur... ORANGE. Qu'importe! EGMONT. Tu m'épouvantes ! Et si dans cette guerre horrible la couronne des Pays-Bas tombe du front du Roi... ORANGE. Sois tranquille. Quelqu'un la ramassera. EGMONT. Oh!... Et si elle se brise en tombant?... ORANGE. Tant pis ! le meilleur morceau écrasera les autres... EGMONT. Orange!... Tout cela devant les ennemis de nos Etats, devant l'Angleterre aux aguets, devant la France avide et formidable. ORANGE. Il ne fallait pas que le Roi devînt notre pire ennemi... Il veut notre vie... Il ne risque lui, qu'une de ses couronnes... L'enjeu n'est pas égal. Pourtant, vive Dieu! j'accepte la partie... Viens, Egmont, si tu m'accompagnes, c'est toi qui régneras... EGMONT. C'est du délire... ORANGE. Reste donc ! Pour la dernière fois, adieu ! EGMONT. Adieu, malheureux ami, que je m'efforcerai de sauver. ORANGE. Adieu, toi que rien ne sauvera ! Adieu ! (Il sort.) ......tllllllll..................................................................................................................................................................................... 116 EGMONT. Je m'éveille d'un cauchemar... Il est fou... Lt si pourtant Albe est en chemin... Bah! Ce n'est pas dans ma poitrine que la peur dévorera la loyauté. (Rentrent Sabine et Rythoven.) Allons souper! N'avez-vous pas faim? Mon estomac me ronge les côtes... Dis-moi, Sabine, que mangeons-nous, ce soir? Ventre Mahoum! J'avalerais volontiers la lune et toutes les étoiles du ciel ! SABINE. Nous aurons des escalopes au vin du pays, des laitues, des perdreaux farcis, un quartier de chevreuil aux épices, des pâtés de viande à la mode allemande... EGMONT. Bien! Bien! Je me sens déjà réconforté. Une table bien servie nous apprend, mieux que les théologiens, que la nature est faite pour l'homme. Sabine, le roi Philippe nous envoie une armée sous le commandement du duc d'Albe... SABINE. Le duc d'Albe, Lgmont, votre ennemi ? EGMONT. Oui, il ne m'aime guère. Nous avons été rivaux, parfois, sous le règne de l'empereur Charles, et son orgueil en a saigné... Cela n'a pas d'importance! Rythoven, nous boirons ce soir quelques coupes de mon meilleur vin de Xérès pour nous accoutumer aux façons espagnoles... Figure-toi, Sabine, qu'Orange me conseillait de m'aller fortifier en Flandre, au lieu d'attendre ici le duc, comme le veut l'usage, pour saluer, en sa personne, l'envoyé du Roi. SABINE. Ciel! Lt qu'a décidé Monseigneur? EGMONT. De faire mon devoir ! Je reste, parbleu ! RYTHOVEN. C'est le parti le plus sage. EGMONT. Oh ! Il y a peut-être quelque péril... SABINE. Ne plaisantez point, Monseigneur! Je sens... je sens que vous risquez votre vie... RYTHOVEN. Lst-il possible? EGMONT. N'en croyez rien!... Orange le craint pourtant... Baste! une folle rêverie! SABINE. Cette fois, il ne ment pas! Lgmont! Lgmont!... Lt pourtant il faut rester... ■iiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiKiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiBiiiiiiiBiiiiiiiririiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiaiBiiiiiiiiiiiiiiiiiiBiiiiiiiiiiiiii^ 117 EGMONT. Oui, ma noble Sabine, tu l'as compris, c'est le devoir, mais je te jure qu'il est sans danger. RYTHOVEN. Lt Orange? EGMONT. Il s'en va. 5ABINE. O mon noble seigneur !... (Egmont l'embrasse. Du bruit. Entre Colette haletante.) COLETTE. Monseigneur, Monseigneur ! Le duc d'Albe avec une armée espagnole entre ce soir dans le Luxembourg ! Après-demain il sera ici. Toute la ville s'agite. Elle est folle de peur. Partez ! Partez ! Il faut fuir ! SABINE. Que veut cette fille ? COLETTE. Madame, il faut partir avec Monseigneur et les jeunes princes. Les Espagnols vont arriver. Ils vous tueront !... SABINE. Le comte d'Egmont n'a rien à craindre de personne. EGMONT. Qui ose prétendre qu'un danger me menace? COLETTE. Qui ? Tout le monde, hélas ! Tous les bourgeois le crient dans les rues... EGMONT. Où donc ont-ils pris cette sottise? COLETTE. Les gens du prince d'Orange vont le répétant partout. SABINE. Vous l'entendez, Egmont ? EGMONT. J'entends. C'est absurde? COLETTE. Ah ! tout le monde sent bien qu'ils ont raison. Oh! Monseigneur, vous êtes notre ami, notre père... vous êtes toute notre espérance dans l'horrible détresse qui approche! N'exposez pas votre vie, Monseigneur. Gardez-vous pour ceux qui vous aiment et qui tremblent à vos pieds. Oubliez un instant votre noble orgueil, Monseigneur, et daignez écouter l'angoisse qui vous supplie !... tiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiliiiiiiiiiiiiiiiii 118 SABINE. Le comte d'Lgmont n'écoute que la voix de l'honneur. Venez, Rythoven ! Lgmont renverra cette femme et viendra nous rejoindre. (Sabine et Rythoven sortent.) COLETTE. Oh ! Lgmont ! Lgmont ! (Elle se jette dans ses bras.) EGMONT. Ma pauvre enfant... Quelle folie t'a poussée ici ? Rentre chez toi et chasse de ta pensée ces terreurs chimériques. Quelle pauvre idée te fais-tu donc de ton Lgmont? Ne suis-je pas, dans ces provinces, comme un roi sans couronne. Je n'ai qu'à frapper du pied pour que, d'un bout à l'autre des Pays-Bas, se lèvent des milliers d'hommes armés qui viendront se ranger sous mes bannières. Rentre chez toi. J'irai déjeuner avec toi, demain, après l'exercice militaire. Je t'enverrai des friandises espagnoles. Nous les croquerons ensemble en leur donnant, par plaisanterie, le nom d'Albe et des plus fanfarons de ses officiers. Tu verras qu'un Flamand avale un Espagnol comme une dragée. COLETTE. Tu veux mourir! EGMONT. Je veux vivre, petite folle, pour fêter la vie et l'amour dans tes baisers ! ACTE V 5CLNL XIV AU PALAIS MARGUERITE, ALBE ALBE. Non, Madame, je n'oublierai pas que Votre Altesse est la sœur du Roi et la Gouvernante des Pays-Bas. Ne croyez pas que j'aie le dessein d'attenter à votre dignité ni que j'empiète sur vos pouvoirs. Mais en m'envoyant ici, le Roi a réglé les miens. Il m'a nommé Capitaine général de ses armées. Il enjoint à tous les habitants de m'obéir comme à lui-même. J'ai d'ailleurs reçu des instructions particulières qu'il m'appartiendra de réaliser. MARGUERITE. J'entends, Monsieur le Duc. J'ai lu et relu les lettres du Roi. Je crois comprendre qu'en vous envoyant ici, il a résolu d'appliquer à ce pays une politique nouvelle. ALBE. Oui, Madame, l'ancienne a donné de trop mauvais résultats. MARGUERITE. Il est difficile de gouverner ce pays à la fois selon ses besoins propres et selon les exigences de la politique espagnole. Je m'y suis pourtant appliquée de mon mieux. _E-GMONT_ iiiiiiiimTiïTïïïïïTîTmïïîT^.......1 iii 11111111111 iiiiiimi il iiiiiin iiiiin i ni m m n 111111 mil ni 11 n i......m............. .................................... 120 ALBE. Le Roi, Madame, reconnaît vos mérites. Mais les horribles excès des impies et des hérétiques, les complots des grands et l'esprit de rébellion qui anime ce peuple grossier, adonné bestialement aux plus basses jouissances, insoucieux de son salut éternel, insensible aux cruelles épreuves que traverse la 5ainte-É.glise, et pour tout dire, en un mot, aussi infidèle à son Dieu qu'à son Roi, son insolence et son obstination dans ses fautes en réponse à la magnanime douceur du Souverain, tout cela a fait comprendre au Roi Philippe que l'heure est venue de venger les injures qu'il a reçues, de procéder avec rigueur contre ses ennemis et d'extirper par le fer et le feu, du sein de ses Etats, l'hérésie qui les souille. Pour appliquer cette politique, il faut une main de fer. MARGUERITE. Vous voulez dire que la mienne n'y suffirait pas. ALBE. Ces rudes besognes conviennent aux hommes. MARGUERITE. Vous avez raison. Ma main n'est pas faite pour ces brutalités. II me serait trop pénible d'écraser sous des violences sanguinaires un peuple auquel m'attachent tant de liens. Le connaissez-vous bien, ce peuple, Monsieur le Duc? S'il aime trop la bonne chère, il est honnête et laborieux; si sa gaieté est parfois grossière, il est simple, franc et bon enfant; il est doux et bon lorsqu'on respecte sa liberté. Ne dites pas qu'il est impie, la Sainte-Eglise Romaine n'a peut-être pas d'enfants plus obéissants, pourvu qu'elle leur parle avec douceur et sans arrogance. Mais ils haïssent la contrainte et ils supportent mal l'autorité des étrangers. ALBE. Les serviteurs du Roi sont-ils des étrangers? Si Votre Altesse a voulu me faire entendre que les Flamands haïssent les Espagnols et quels sont les sentiments qu'ils me témoigneront à moi-même et à mes fidèles soldats, elle ne m'a rien appris que je ne sache. Mais la haine des Flamands, nous la méprisons et nous l'écraserons. Et j'oserai à mon tour vous demander, Madame, si Votre Altesse connaît bien le soldat espagnol. C'est le soldat de Dieu. Depuis des siècles il combat l'infidèle; au prix de son sang, il a repris pied à pied le sol de l'Espagne à la vile engeance de Mahomet, afin de le rendre à la Sainte-Eglise du Christ. Et s'il est fidèle à son prince jusqu'à la mort, c'est qu'il voit dans les rois catholiques de l'Espagne les représentants de Dieu sur cette terre. Le plus humble de nos soldats est un héros prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang pour son Dieu et pour son Roi. Connaissant la grandeur de son caractère, ses chefs l'aiment et le respectent comme ils se sentent eux-mêmes aimés et respectés. Tels sont ces soldats espagnols qui viennent ici châtier un peuple impie et rebelle et rétablir dans ce pays l'autorité sacrée du Roi. iiiiiKiiiiiiitiiiiiiiiiiiBiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiaaaiiiiiiiaiiiiiiiiiiiaïKiiiiiiEiiaiiiiiiiaiiiiiKiiiiiiiiiifiaïaiBiiiiiiiiTiaiiiiciciiaiiBiiitiiiiiifiTTiiiiiiiiiiviiiiiiiiiiaiiaaiiiiiiaiiiiiaiiiiBiaiini 121 MARGUERITE. Les Flamands, Monseigneur, n'ont pas moins de religion que les Espagnols. Ils cherchent Dieu, non pas, il est vrai, dans les batailles et sur les bûchers, non pas sous l'épée du soldat ou la hache du bourreau, mais au fond silencieux et grave d'une conscience libre, car s'ils sont catholiques ce n'est point parce que le prince l'exige, mais parce que leur cœur y consent. Il n'importe ! Fasse le ciel, Monseigneur, que le Roi tire plus de satisfaction de vos services que des miens. Peut-être me suis-je trop obstiné dans la douceur. ALBE. Oui, Madame. MARGUERITE. J'ai vieilli au service du Roi. Je lui ai consacré toutes mes forces. J'ai subi d'affreuses inquiétudes et d'odieuses tribulations. A présent, je ne saurais changer de politique. Puisque le Roi mon frère a envoyé dans ce pays un homme capable entre tous de le servir dans ses nouveaux desseins, il vaut mieux que je lui cède la place. Vous savez qu'à plusieurs reprises j'ai prié mon frère de consentir à mon départ. ALBE. Le Roi n'a pas voulu se priver de vos loyaux services. MARGUERITE. II m'a enfin accordé mon congé. Voici la lettre par laquelle il m'autorise à vous transmettre mes pouvoirs. Adieu, Monseigneur. Je pars. Au nom du Roi, vous allez régner à ma place. Que Dieu vous aide et qu'il daigne épargner à ce malheureux pays les maux que je prévois ! ALBE. La résolution de Votre Altesse me remplit de regrets. MARGUERITE. Qu'elle ne vous trouble point ! ALBE. Rien ne saurait me troubler, Madame, dans l'accomplissement de mon devoir. MARGUERITE. Un dernier mot. Il est conforme aux sages traditions de ne frapper que les chefs et d'épargner le peuple. ALBE. J'ai reçu du Roi des instructions précises. MARGUERITE. Lt parmi les chefs, il en est qui ont rendu au Roi de grands services. ALBE. Chacun sera traité comme il l'a mérité. iiiuiiii.......m.............i.........il.......i........mu...........uni........i......i...............i......iiiiii.......i.............iiiiiiiii...................................i......i 122 MARGUERITE. Monsieur le Gouverneur général des Pays-Bas, je suis votre servante. Adieu ! (Elle sort.) ALBE. Bon ! Il devait en être ainsi. Me voilà libre d'exécuter mes plans à mon gré ! Gomès ! (Gomès entre.) GOMÈ5. Monseigneur ! ALBE. A-t-on exécuté mes ordres ? GOMÈS. Oui, Monseigneur. Toutes les troupes de la garnison ont reçu l'ordre de se concentrer ici en toute hâte si le signal leur est donné par un coup de canon. ALBE. Bien. Cela ne sera peut-être pas nécessaire. GOMÈS. Les patrouilles parcourent la ville comme d'habitude, pour ne pas donner l'éveil, mais chaque chef a reçu l'ordre secrètement, comme s'il était le seul, d'amener son détachement aux abords du palais dans une heure. Ici votre garde est sous les armes. ALBE. Lgmont et Orange ont été convoqués ici. Ils vont venir. Dès qu'ils seront auprès de moi, vous ferez entourer le palais d'un solide cordon de troupes, vous enverrez aussi quelques soldats arrêter le secrétaire particulier d'Lgmont et les personnes dont le nom est inscrit sur cette liste. GOMÈS. Comptez sur moi, Monseigneur. ALBE. A-t-on disposé des soldats dans cette galerie ? GOMÈS. Oui, Monseigneur. ALBE. Vous les commanderez vous-même. Au premier appel, vous accourrez ici avec eux et vous arrêterez les personnes que je vous désignerai. Jusque-là, silence et secret absolu. GOMÈS. C'est entendu, Monseigneur. 123 ALBE. Vous pouvez vous retirer. (Gomès sort.) L'instant décisif est arrivé. Ce qui a été longuement mûri, va s'accomplir. Rien de ce qui dépend de moi n'a été abandonné au hasard. Pourquoi ne puis-je me défendre d'une inquiétude? Le doigt va presser la détente, la poudre détonnera et la balle ira frapper le but. A moins qu'elle ne s'égare! Si étroitement calculée que soit une action, elle présente toujours une fissure par laquelle un hasard contraire peut se glisser et l'homme ne peut être sûr que d'un acte accompli déjà tombé dans le passé. La minute qui s'avance est grosse d'incertitude et de périls... (Entre Gomès.) GOMÈ-S. Monseigneur, un courrier d'Anvers ! ALBE. Donne. GOMÈ.5. C'est un message du prince d'Orange. ALBE. Ah ! (il lit.) Il ne vient pas ! Il ose ne pas venir ! Cet homme si prudent pousse la prudence jusqu'à la pire audace ! Celui-là m'échappe. Retombera-t-il jamais dans mes filets ? Voilà le mystère. Lt les autres ?.. Faut-il passer outre et arrêter Lgmont, lorsqu'Orange est libre de le venger?.. Faut-il attendre une occasion meilleure? J'avais prévu ceci comme le reste... Mais cette première déception affaiblit singulièrement mes desseins. Dois-je laisser échapper Lgmont et tant d'autres dont la vie est dans mes mains, pour la dernière fois peut-être ?.. La terrible balance est là devant moi. Dans quel plateau vais-je jeter les poids ? (il écoute et il regarde par la fenêtre.) C'est lui !.. Son cheval le porte dans la cour, bien joyeusement ! Le sort en est jeté. Un pied dans la fosse!., deux!.. On ne se livre pas ainsi deux fois!.. Gomès ! Que tout soit fait comme je l'ai ordonné !.. Faites entrer le comte d'Lgmont !.. (Entre Egmont.) EGMONT. Je viens prendre les ordres du Roi et l'assurer de mon inébranlable fidélité. ALBE. Le Roi désire avant tout prendre votre avis sur la situation de ce royaume. EGMONT. N'attendrons-nous pas les autres membres du conseil et particulièrement le prince d'Orange? ALBE. Il est regrettable qu'Orange ne soit pas ici. Les autres arriveront tout à l'heure. Je suis bien aise de vous entendre en particulier. Asseyez-vous. EGMONT. Que vous dirais-je? Quand vous êtes entré dans ce pays tout était calme et tranquille. 124 ALBE. Des troubles odieux l'avaient bouleversé. EGMONT. Oui, mais grâce à l'habileté de la Gouvernante et à l'appui que les grands lui ont donné, tout est rentré dans l'ordre. ALBE. Ln apparence seulement ! Tout dépend désormais de la bonne volonté du peuple. EGMONT. Lh bien, n'est-ce pas le meilleur fondement du pouvoir ? ALBE. Oui, lorsque ce fondement est solide et durable; ici le feu couve sous la cendre. Il suffit d'un coup de vent pour que l'incendie se rallume avec fureur. EGMONT. Puisque le Roi me fait l'honneur de m'interroger, je dirai que le Roi publie une amnistie... ALBE. Afin qu'on voie circuler dans les rues les pires criminels assurés de l'impunité... EGMONT. Qu'il garantisse les libertés du peuple et qu'il confie aux grands de ce pays la gestion des affaires publiques. ALBE. Que restera-t-il au Roi de son autorité ? Non, l'expérience du passé lui inspire une juste méfiance. Tous les coupables seront punis; les libertés, trop souvent tournées en licence, seront abolies. Des mesures sévères seront prises pour assurer désormais l'exécution des volontés royales, comme pour mater les résistances de l'ignorance et de l'orgueil. EGMONT. Prenez garde, Monseigneur. Ce peuple que vous voulez mater est un peuple indomptable. Plutôt que de céder à la force, il versera tout son sang. C'est sa bonne volonté qu'il nous faut conquérir, ou vous régnerez sur des ruines et des cadavres. ALBE. Quel est ce langage, Monsieur, si ce n'est celui d'un rebelle ? EGMONT. C'est celui d'un honnête homme, qu'épouvante la lutte qu'il entrevoit. ALBE. Il n'y aura de lutte que par votre faute, si ce peuple est tel que vous le dites. Il fallait, dites-vous, conquérir sa bonne volonté. C'était à vous, les grands de ce pays, de faire cette conquête au profit du Roi. Votre situation entre le Roi et ce lllllllllllllllillllllllllllllllllllllllllMIIIIIIIIHII.....Illlllllll..........Illllllllllllill.....I.......Illlllll............I.......Illlllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll.....I.......I 125 peuple vous en faisait un devoir. Mais ce devoir, qui donc parmi vous oserait dire qu'il l'a rempli? Est-ce Orange? Bréderode? Marnix? Vous-même, comte d'Egmont? EGMONT (se levant). Le Roi sait si j'ai fait autre chose que ce que me commandait ma loyauté ! ALBE (se levant aussi). Cela sera examiné de près et je souhaite sincèrement que vous puissiez parvenir à justifier votre conduite et à dégager votre responsabilité. EGMONT (reculant d'un pas). Ce n'est plus une consultation, c'est une accusation. ALBE. Vous l'avez dit. Holà ! Gomès ! (La porte s'ouvre. Gomès entre avec des soldats.) Comte, votre épée. EGMONT. C'est donc cela !... C'est pour cela que vous m'avez mandé ici 1... (il met la main sur la garde de son épée.) ALBE. Le Roi l'ordonne! Vous êtes mon prisonnier. EGMONT. Le Roi !... Orange !... (Il se passe la main sur le front, puis après une pause, il rend son épée.) Prenez-la. Elle a toujours bien servi le Roi... Son rôle est fini. (Il sort avec Gomès. Les soldats le suivent. Albe reste seul, le suivant du regard. On ferme la porte du dehors.) ALBE (seul). C'est un beau feu de joie qui s'éteint. Mais ce feu-là servait de signal à trop de brigands. C'est un arbre couvert de fleurs brillantes qui tombe sous la cognée; mais ces fleurs attiraient tous les insectes venimeux du pays. Pourquoi est-ce moi qui ai dû l'abattre ? Seul, j'avais assez de force et de résolution. Allons, la partie est engagée. Le premier coup est joué. Heureux ou malheureux, il faut continuer. Orange, dit-on, est à craindre. Il m'échappe aujourd'hui. Mais chaque jour est suivi d'un autre jour. Ce gredin finira bien par se laisser surprendre. Il arrive toujours une heure où le plus rusé des malfaiteurs s'éveille sous le pistolet d'un gendarme. Nous verrons bien... (Gomès entre.) GOMÈ.5. Altesse, l'évêque d'Ypres désire vous adresser une prière. ALBE. Est-il seul ? GOMÈS. Une femme l'accompagne. ALBE. Qui est-ce? ■ IJlItlCIIIIIIIIIIIIiSllIllllllllIllIllllIlttlIIIIIEIIlIllIIIIIIIEIIIttlIllllllllIflIlItlIllllllllllIllBItlIllllIlllItllIIlIltlIBlItlIlllllllllIllIIIIIBlItlIllllllilClStlIItlIBBIIinillIfllfllItlIIIIIII 126 GOMÈLS. Llle n'a pas dit son nom. ALBE. Peu importe. Faites-les entrer. (Gomès introduit Rythoven et la comtesse d'Lgmont.) RYTHOVEN. Que Votre Altesse daigne nous entendre avec bonté. Un bruit terrible est arrivé jusqu'à nos oreilles, nous arrachant, glacés d'effroi, à notre quiétude. Il remplit toute la ville. Mille bouches nous ont crié : "Lgmont est arrêté". ALBE. Oui, Monsieur. SABINE. oh! (Elle tombe à genoux.) RYTHOVEN. Monseigneur, la comtesse d'Lgmont est à vos pieds. ALBE. J'aurais voulu lui épargner cette pénible entrevue. Le comte d'Lgmont est appelé à rendre compte de sa conduite devant les juges du Roi. SABINE. Oh ! Il est innocent ! il est innocent ! Si vous le connaissiez comme je le connais, vous sauriez que jamais une pensée coupable n'a effleuré son âme. Son coeur n'a jamais battu que pour son devoir. Il est la loyauté faite homme. Quand il passe dans les villes de ce pays, tous les citoyens s'écrient : Voilà le loyal Lgmont ! Le roi Philippe n'a pas de plus fidèle serviteur. (Geste d'Albe.) Oh ! il faut que des rapports infâmes l'aient calomnié auprès du Roi et de Votre Altesse. Que peut-on lui reprocher ? Il n'est pas coupable, Monseigneur ! Si Lgmont est coupable, il n'y a pas de vertu sur la terre. Celui qui l'accuse ment devant le Christ, qui m'entend. (Albe se signe.) S'il est coupable, que la foudre me frappe ici à vos pieds. S'il est coupable, que mes enfants périssent sous mes yeux ! S'il est coupable, que la noble maison d'Lgmont s'écroule dans la honte ! Que mes fils dépouillés de leurs biens, de leur honneur et de leur nom, errent sur la terre en mendiant leur pain ! ALBE. Craignez, Madame, de prononcer une cruelle sentence. SABINE. Comment le craindrais-je ? Il est innocent, vous dis-je ! O Monseigneur, les juges seront certainement des hommes justes et craignant Dieu. Devant leur justice, son innocence éclatera comme la lumière du soleil. Priez Dieu qu'il en soit ainsi. ALBE. ACTE V_ iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiuii 127 ••■■■■■iiiiiiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiaiiiiiitiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiaiatiiiiiiiiiiiitiiiiaiiiitiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaaiiiiiitiiiiiiaiiiiaiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiiititiiiiatiiiiiiiiiiiiiiiiiii SABINE. Maudit soit celui qui en doute ! Oh! s'il est jugé loyalement, sa loyauté confondra ses calomniateurs ! En voulez-vous la preuve, Monseigneur ? Relâchez-le ! Lt prenez-nous comme otages, moi et mes enfants. Jetez-nous dans un cachot ! Les plus jeunes sont encore à la tendre fleur de l'enfance. Mais leur tête et la mienne, faites-les tomber sous la hache du bourreau si Egmont est coupable. Voulez-vous plus encore? Faites-nous lier sur un bûcher et livrez-nous tous ensemble aux flammes, et toutes ces bouches innocentes crieront vers le ciel, avec la mienne : Il est innocent ! ALBE. Il se défendra lui-même, Madame, mieux que vous ne le pouvez faire. Ce qu'il faut pour le justifier, ce ne sont pas les larmes d'une femme ni les cris de quelques enfants. Allez, Madame; les juges le jugeront en leur âme et conscience. SABINE (se relevant). Ses seuls juges sont ses pairs, les chevaliers de la Toison d'Or. Il paraîtra devant eux la tête haute... ALBE. Non, Madame, il ne sera pas jugé par le chapitre de la Toison d'Or. SABINE. Comment ? ALBE. C'est la volonté formelle du Roi. Le Roi m'a chargé de constituer en son nom un tribunal conforme à ses décisions. SABINE. Quels hommes sont dignes de juger Egmont ? Dites, quels sont-ils ? Quels sont leurs mérites? Quelles batailles ont-ils gagnées pour le Roi? Quelles villes lui ont-ils données au prix de leur sang ? Seront-ils des juges ou des bourreaux ? Ecouteront-ils la justice ou la haine? Oh ! c'est à faire frémir. ALBE. Partez, Madame, avant qu'il échappe à votre émotion des paroles qui, loin de servir Egmont, lui nuiraient dangereusement et seraient plus tard pour votre cœur torture éternelle. Holà ! Gomès ! (Gomès entre). Gomès, reconduisez la comtesse d'Egmont avec les égards dus à son rang. SABINE. Que Votre Altesse me pardonne si mes paroles ont blessé les bienséances. N'oubliez pas que le comte d'Egmont est de sang royal, car ses aïeux ont régné en Gueldre. Il mérite d'être traité en roi. Adieu, Monseigneur. Dieu vous jugera comme vous aurez jugé. _E.GMONT_ lïîïïîÎMMMMMÎmnïïïïïïïï^ 128 ALBE. Vous, Monsieur I'évêque, restez. (Sabine sort avec Gomès.) Monseigneur Martin Rythoven, nommé évêque sur le désir du Roi, nous savons que vous êtes fidèle au Roi votre maître et que vous avez su, dans les circonstances les plus difficiles, accomplir votre devoir. Vous êtes aussi, dit-on, l'ami de cet homme coupable et malheureux qui paiera bientôt, je le crains, le juste prix de ses fautes et de sa légèreté. Il aura besoin de l'aide et des consolations de la Sainte-Eglise. Par un effet de notre bonté, c'est vous qui les lui apporterez. RYTHOVEN (tombant à genoux). Je m'agenouille à mon tour devant Votre Altesse, comme je m'agenouillerais devant Dieu. O mon Seigneur, accueillez ma prière ! Quelle que soit l'accusation qui pèse sur le comte d'Egmont, faites-lui grâce ! Je connais sa conscience. Il n'a jamais péché contre le Roi par esprit de rébellion ! C'est d'ailleurs la conviction de tout le monde. Songez, Monseigneur, que son supplice, s'il doit être condamné, soulèvera ce pays et que... ALBE. Assez. Cela est mon affaire. Je vous ai commandé d'aider un coupable à se repentir et de le réconcilier avec Dieu ; je ne vous ai point chargé de plaider sa cause. Allez, Monsieur, je compte que vous ferez votre devoir. (Rythoven sort.) Quelle force mystérieuse attire donc vers cet homme le cœur de tous les hommes ? Ah ! Il n'en est que plus dangereux et son supplice plus nécessaire, car si un tel homme reste impuni, il deviendra bientôt, qu'il le veuille ou non, le chef d'une révolte redoutable. Si, au contraire, il est frappé, la terreur ramènera l'obéissance. Il faut que ce peuple apprenne à trembler au seul aspect de mon visage. (Entre Gomès.) Gomès ? Je ne vous ai point appelé. GOMÈS. Que Votre Altesse me pardonne ! Il y a là deux polissons qui, en pleurnichant aux environs du palais, excitaient le peuple. Ils ne cessaient de crier : Egmont ! Egmont! Et la foule répétait avec eux: Egmont! Egmont! dans un grondement menaçant. Je les ai fait arrêter. Qu'en faut-il faire ? (il montre Croquebaise et Scramouille amenés par des soldats.) CROQUEBAISE (pleurant). Oh ! Egmont ! Egmont ! SCRAMOUILLE (sanglotant). Bourreau! Monstre! Rendez-nous Egmont! ALBE. Qu'on les fouette jusqu'à ce qu'ils faiblissent sous les coups ! Et que les soldats repoussent la foule les armes à la main. Faites-vous craindre ! Je veux que, ce soir, la ville soit muette comme un tombeau. IIIIIIIIIMIIII.....Illlllll......1IIIIIIIIII1II1......■IIMIIIIIIIIIIIIU............................................1........1......III.....III.........III......III............Illllltlll llllllllllll 129 5CLNL XV UNE SALLE SERVANT DE PRISON. — Une table, deux chaises, un prie-dieu devant un grand crucifix pendu à la muraille. Au fond un lit. Egmont est assis à la table, le front dans les mains. Rythoven est assis, face au public. EGMONT. Comment cela finira-t-il ? RYTHOVEN. Ayez confiance en Dieu. EGMONT. J'ai écrit au Roi. Ma lettre est une justification éclatante de ma conduite, une réfutation sans réplique des mensonges de mes ennemis. Llle convaincrait le juge le plus sévère. Philippe n'a pas répondu. Ma pauvre femme, que je n'ai pu revoir depuis mon arrestation, a envoyé au Roi une supplique émouvante. Un jeune garçon, qui m'est dévoué, m'en a apporté une copie, que ma tendre Sabine a tachée de ses larmes. Llle toucherait le cœur d'un tigre. Philippe n'a pas répondu. RYTHOVEN. Songez moins à la terre et davantage au ciel. EGMONT. Vous n'avez ni femme ni enfant! La pensée des miens me déchire. Ils sont l'âme de mon âme et la chair de ma chair. Si je suis condamné, ils seront privés de leur rang, de leurs biens, exilés peut-être, errants, misérables, sans refuge et sans pain. Lt cela à cause de moi, Rythoven, à cause de moi. Moi, qui devais être leur défense et leur appui, la source puissante de leur richesse, de leur grandeur et de leur gloire, je deviens hélas! leur ennemi le plus cruel, car je les entraîne avec moi dans l'abîme qui m'engloutit. Voilà le tourment de mes jours et de mes nuits. Il n'est point de consolation pour le cœur que dévore une telle angoisse. RYTHOVEN. Vous pleurez, Monseigneur? EGMONT. Non pas sur moi, mais sur ceux que j'aime. RYTHOVEN. N'êtes-vous pas le comte d'Lgmont ? EGMONT. Lgmont? Suis-je Lgmont? Lgmont était un capitaine heureux, l'enfant chéri de la Fortune, l'ami du Roi, l'idole du peuple. Hélas! Où sont-ils les champs de bataille où j'affrontais la mort en souriant? Derrière ces fenêtres grillées et cette porte ______E-GMONT_ llllIlllIllllllllIKtIIllillllllllllElIlIlIlllllllllElllIllIllIllllllllllllllItlIIIlllIIEIIIIIIIlIIllIllIllllllIKIllIllllIllllllllllllllllIlIllIIIIIIIIIIIIBKIlIllIlllllllllllllllllllllIltBIlItlIlllIllIt 130 gardée par des hommes d'armes, je suis un triste prisonnier qui attend la sentence d'un dur soldat étranger. Quant au peuple!... Rythoven, j'ai touché le fond de l'ingratitude humaine. RYTHOVEN. Ne calomniez pas le peuple des Pays-Bas ! Dans un moment de trouble il a pu oublier vos bienfaits. Mais aussitôt que la main de l'étranger s'est abattue sur vous, un immense frisson a secoué tous les coeurs, d'un bout à l'autre de nos provinces et toutes les bouches se sont écriées : Dieu protège Lgmont et le rende bientôt à notre amour. EGMONT. Dites-vous vrai ? RYTHOVEN. Sur le salut de mon âme, jamais ils ne vous ont tant aimé. EGMONT. Mais alors, Rythoven, le peuple va réclamer mon élargissement, il va s'assembler, prendre les armes, effrayer les Espagnols... ou s'emparer de cette prison et m'en ouvrir les portes... RYTHOVEN. Hélas! Monseigneur, il est sans armes, il est écrasé, il tremble. Dans toutes les villes les Espagnols arrêtent les nobles et les citoyens notables... Partout ils dressent des échafauds. Les têtes tombent par centaines et le sang qui rougit les pavés a glacé tous les courages. EGMONT. Les pauvres gens ! RYTHOVEN. Dans leur détresse, ils se rappellent, en pleurant, le temps heureux où votre généreuse vaillance protégeait leurs libertés aujourd'hui perdues. Votre nom est redevenu le symbole du salut et de la délivrance, ils tendent les mains vers votre prison et ils supplient le ciel de leur rendre leur défenseur. EGMONT. Qu'ils soient bénis! Qu'ils soient bénis pour leur amour! Qu'importent leur impuissance et la force brutale de nos tyrans ? L'amour de notre peuple m'a rendu tout mon courage. Ah ! mon ami ! Que n'avez-vous prononcé plus tôt ces paroles réconfortantes? Vous n'eussiez pas vu tout à l'heure cette brève défaillance que je vous ordonne d'oublier. Regardez-moi, Rythoven! Vous voyez le véritable Egmont, le vainqueur joyeux de Saint-Quentin et de Gravelines, le sauveur des Pays-Bas, l'ami fidèle et glorieux du peuple, de la noblesse et du Roi. Un nuage passager a obscurci ma gloire. Il se dissipe. Déjà le peuple me rend son amour. Quant au Roi... Ah ! si je pouvais le voir! lui parler!... je lui rappellerais mes services avec tant d'éloquence qu'il en serait touché jusqu'au fond du cœur ! Je lui mon- .........Illllllllll.....Illllllllll.............................Il.....Il.......Il......Il......Il.......Illlllllllllllllllll.........I.....I.........IIMIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII.....I......I 131 trerais à quel point je lui suis fidèle, car si j'ai paru résister parfois à ses ordres, au péril de ma tête, c'était dans l'intérêt de l'autorité royale, mal conseillée par des Espagnols haineux et imbéciles. Le Roi m'écouterait, Rythoven, et il me croirait... RYTHOVEN. Oh! Monseigneur!... EGMONT. Avec quelle clarté je pourrais lui prouver ma droiture et confondre mes accusateurs! Il n'est pas jusqu'aux dernières actions de ma liberté qui ne crient ma loyauté à pleine poitrine! Ai-je consenti à fuir avec Orange? Ce prince m'en suppliait pourtant avec des larmes! Si j'avais été, comme lui, m'enfermer dans une forteresse lointaine en faisant appel aux milices nationales, j'aurais pu mettre ma personne à l'abri des coups des Espagnols, oui, mais j'aurais, du même coup, déchaîné la guerre, car les Pays-Bas tout entiers auraient pris les armes pour me défendre. Je n'en ai rien fait, Rythoven. J'ai repoussé la tentation avec horreur. Ma loyauté a sauvé la monarchie d'un désastre. Voilà la pierre de touche de ma conduite. Elle est honnête et pure. Si je dois périr, ce ne sera pas justice, mais assassinat. RYTHOVEN. Hélas ! Monseigneur, le prince d'Orange s'est déclaré protestant et rebelle. Il soulève les provinces du Nord. Avec Bréderode, les deux Marnix et leurs amis, il lève une armée d'hérétiques et se propose d'attaquer bientôt les Espagnols. EGMONT. La guerre! La guerre contre les soldats espagnols, la guerre contre notre Roi, puis la guerre civile! O Rythoven, je prévois une suite effroyable de calamités pour notre malheureuse patrie. Ces Pays-Bas, si grands et si puissants que par leurs seules forces, ils ont pu, hier encore, sous mes étendards, vaincre les armées de la France, ils vont s'entre-déchirer, se démembrer, se diviser, peut-être, en tronçons misérables qui tomberont aux derniers rangs des nations! Est-ce donc là que devaient aboutir nos beaux combats pour la liberté. Ah! quand la lutte pour la liberté divise et affaiblit la Patrie, c'est un malheur sans nom. Sans doute, mon ami, mieux vaut être, devant l'humanité et devant Dieu, le citoyen d'une petite ville libre, que le sujet d'un vaste empire d'esclaves ; mais dans le combat pour la liberté il importe que tous aient le cœur pur, il faut, au besoin, accepter le martyre, comme je fais, et non pas marcher sur les cadavres pour chercher entre leurs chairs meurtries une couronne sanglante... O Rythoven, Orange veut être roi ! J'ai percé son secret en refusant de le suivre... Malheur! Malheur aux Pays-Bas, car, par l'ambition de cet homme, ce grand royaume va tomber en poussière... RYTHOVEN. Vous me faites trembler d'horreur. tllllllllllBIlllIIIIIIIIIIEIIIIlIBlllllIllIIIIBttlBItlIlIlllllIlIBBlllllllllllllllllllItlIItlSICtlIltllIIIIIIIItlIIEllIlllltBIltliBIBIIIlllllllllllIBllltBtlillIfllflllIlllllIillltttlIIIItlBBlIBBtBltlIlftl 132 EGMONT. Lt malheur à moi-même, car en dressant son trône, il prendra ma tête pour marchepied. 5a révolte me condamne, elle est mon arrêt de mort. Le farouche duc d'Albe combattra les rebelles par les armes et l'esprit de rébellion par les supplices. Pour terrifier les mécontents qui seraient tentés de rejoindre l'armée d'Orange, il fera des exemples terribles; et quelle tête, en tombant, ferait plus de bruit que la mienne? C'en est fait,Rythoven, voici la mort ! (Entre Gomès, accompagné de deux soldats.) GOMÈS. Seigneur comte, 5on Altesse le duc d'Albe m'a chargé de vous remettre la sentence du tribunal. EGMONT. Seuls mes pairs, les chevaliers de la Toison d'Or assemblés en chapitre, ont le droit de me juger. GOMÈS. Ecoutez, (il lit.) Au nom de 5a Majesté Philippe, roi d'Espagne, duc de Brabant, comte de Flandre et de Hainaut, comte de Hollande, de Zélande, de Gueldre et autres principautés, qui nous a délégué le pouvoir de juger tous ses sujets, de quelque condition qu'ils soient, sans en excepter les chevaliers de la Toison d'Or... EGMONT. Il n'a pas ce pouvoir. GOMÈS. ... Nous, Fernand Alvarès de Tolède, duc d'Albe, lieutenant-général du Roi dans les Pays-Bas et président du tribunal appelé à juger les rebelles, après une enquête loyale et minutieuse, déclarons Lamoral, comte d'Egmont, prince de Gavre, coupable du crime de haute trahison. A raison de quoi nous ordonnons ce qui suit : le condamné sera mis à mort par l'épée sur la place du marché, pour le châtiment de son crime et pour l'instruction des traîtres. Donné à Bruxelles, Fernand, duc d'Albe. EGMONT. Je suis innocent et ce jugement est illégal. J'en appelle au Roi, qui ne refusera pas de m'entendre. GOMÈS. Je suis chargé de vous dire que la sentence sera exécutée au lever du jour. (Il sort avec ses gardes.) EGMONT. Que la volonté de Dieu soit faite! A travers toutes les vicissitudes j'ai été fidèle au Roi, fidèle à mes amis, fidèle à mon pays, mais j'ai toujours vécu en homme et, malgré les tyrans, malgré mes fers, je meurs en homme libre. Fidélité et liberté, voilà toute mon âme. Libre et fidèle je vais comparaître devant Dieu. O ma pauvre _ACTE V_ ■■■■■■■■(■■■■•■•■■iiiiiiniiiiiiiaiii9iaiii(iiiiiaaatiii>aaaiiii>iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii>iiiiiiiaiiiiiiiiiiiti>iiiiiiaiaiiiiiiiiiiiaiii>iaiiiiiiiiiiniiiiiiiiii>ii 133 Sabine, tendre compagne de mes années de bonheur et de mes journées de détresse, une dernière fois, en face de la mort, tout mon cœur s'élance vers toi... (Il se met à écrire.) «Chère femme, je meurs sans crainte, car Dieu connaît mon innocence et la fera éclater un jour aux yeux du Roi. Grâce à la faveur divine et à ton affection, j'ai connu tous les bonheurs de la vie. Lt devant la mort qui s'avance, je ne regrette rien, si ce n'est de te laisser dans la détresse et la douleur. Mais, après ma mort, tu iras trouver le Roi qui est juste et bon et tu sauras lui faire reconnaître l'injustice de ma condamnation, afin que mes enfants puissent porter fièrement mon nom, qui est sans tache. Adieu, ma Sabine bien-aimée. Lmbrasse nos enfants au nom de leur père. Lt puisse notre amour remplir ton cœur de souvenirs tendres et heureux jusqu'au jour qui doit nous réunir au sein de Dieu ». Prenez cette lettre, Rythoven, et portez-la à ma femme avec ce petit crucifix qui pend sur ma poitrine. Il m'a été donné par ma mère. Vous le prendrez quand je serai mort. RYTHOVEN. Monseigneur, comptez SUr ma fidélité. (Egmont se remet à écrire rapidement.) Je ne peux retenir mes larmes... Ah ! l'épreuve est terrible... et vous la supportez avec tant de grandeur d'âme... EGMONT. Cette lettre est pour le Roi. La comtesse d'Lgmont la lui fera parvenir... Mon ami, mon cœur a recouvré son calme. L'attente incertaine de la catastrophe est plus douloureuse que la catastrophe elle-même... Maintenant que mon sort est fixé, mon angoisse s'est évanouie. Il ne me reste plus que mon courage. J'éprouve d'ailleurs une grande consolation. Vous savez à quel point j'aimais l'amour populaire. C'était la flamme joyeuse qui échauffait ma vie. Je l'ai perdu, hélas ! quand le peuple s'est divisé en deux partis ennemis, car je n'ai voulu me lier ni à l'un ni à l'autre : ne devaient-ils pas se réconcilier bientôt en m'acclamant ensemble?... C'était un rêve... un rêve vaniteux, qui m'a perdu... Mais, je le sens, ma mort va rallumer autour de mon nom l'amour populaire plus ardent et plus pur... Ce peuple aimera à travers les âges l'homme qui meurt pour la liberté des Pays-Bas... Ln tombant, ma tête fera jaillir de cette terre que j'ai tant aimée un cri d'amour qui ne s'éteindra jamais... RYTHOVEN. Ah! Monseigneur, ce cri retentit déjà d'un bout à l'autre de nos provinces... Il implore votre délivrance... EGMONT. Il vaut mieux que je meure. Un dernier mot, Rythoven, avant que je cesse de m'occuper de la terre. Il y a une pauvre fille qui m'a donné son cœur... Je sais.., RYTHOVEN. 134 EGMONT. Vous lui remettrez ce médaillon et vous lui direz qu'avant de mourir j'ai pensé à elle en la bénissant... Ne répliquez rien... Lt maintenant mon âme est toute à Dieu, (il s'agenouille.) Priez avec moi, Rythoven... en silence, en silence... Laissez-moi me recueillir et descendre pieusement jusqu'au plus profond de mon âme, où le Dieu tout-puissant sommeille, enseveli comme autrefois le Christ au tombeau, afin qu'il s'éveille et peu à peu remplisse tout mon être de sa merveilleuse présence ! Rayonnement de l'Eternelle Lumière, qui m'éblouit, qui me baigne de sa clarté bienheureuse et qui me soulève doucement vers la béatitude sans fin. 5CÈ.NL XVI BRUXELLES. — Une salle dans une maison de la Grand'Place. Au fond deux grandes fenêtres. C'est la nuit ; la salle est faiblement éclairée par deux ou trois flambeaux. Aux fenêtres, rideaux à demi relevés. VLLMINCKX, Mme VLLMINCKX, VAN DE PUTTE, Mme VAN DE PUTTE, DENDAELE, Mme DENDAELE, PUTZEYS, BUYS avec divers bourgeois et bourgeoises. Un prêtre. DENDAELE. Le jour va bientôt paraître. Mme VLEMINCKX. Mon Dieu ! A quelle heure aura lieu... l'horrible chose ? Mme DENDAELE. Au lever du jour. Mme VAN DE PUTTE. Seigneur Dieu ! Quelle infamie ! DENDAELE. Les sergents l'ont proclamé cette nuit, sur les places de la ville et aux principaux carrefours. PUTZEYS. C'est bien possible. Mais on ne sera pas prêt. Mme DENDAELE. Pourquoi ? PUTZEYS. Ma foi, je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que le commandant de la garde a déclaré tout à l'heure que l'affaire ne se ferait qu'entre neuf et dix heures. ACTE V_ iiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 135 ■■■■■■■iiiiiiiiiBiiiaBiiiiBiaiiBiiiBiiiBBiiiiiiiiBBiiiiiBiaiiiaatiaiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiaiiaiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiiiaiiiiiiiaïaiiaaiiiiiiaiiiiiiiaiiaiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiif Mme VAN DAMME. II serait bien pénible d'attendre si longtemps. J'ai tant à faire à la maison ! (Murmures.) VAN DE PUTTE. Taisez-vous, Madame. Etes-vous donc si pressée de voir périr le comte d'Lgmont ? Mme VAN DAMME (fondant en larmes). O Jésus ! le pauvre cher seigneur ! (De grandes lueurs rouges passent derrière les fenêtres.) PLUSIEURS VOIX. Qu'est cela ? Que se passe-t-il ? (On se précipite aux fenêtres.) DENDAELE. Ce sont des compagnies de soldats, avec des torches, qui viennent occuper la Grand'PIace. BUYS. VLEMINCKX. VAN DE PUTTE. DENDAELE. PUTZEYS. Comme ils sont nombreux ! Ils repoussent la foule. Ils dégagent l'échafaud. La foule recule lentement. Il y a des protestations. VLEMINCKX. Llle recule tout de même. Rien à faire contre la force. Mme VLEMINCKX. Qu'est-ce que j'entends? Lst-ce qu'on se bat? DENDAELE. Non ! Ce sont les tapissiers qui clouent le drap noir sur l'échafaud. (Un silence. On entend les coups de marteau. Le jour se lève.) Mme DENDAELE. Il fait jour. Relevez les rideaux. Mme VAN DE PUTTE. Eteignons les flambeaux. VLEMINCKX. Les soldats éteignent leurs torches. BUYS. On distingue l'échafaud. Voyez ! PLUSIEURS VOIX. Voyons! Voyons! Ne vous pressez pas ainsi! _LGMONT_ îïîTïïîïïîTïïïïTTïîTîTîîïîîTmîîTïî^ .....iTTTTTTïîîïïïïï.........■■■Illlll]..............................................IIIUU.....nu.........Illlll................i.............. 136 D'AUTRES VOIX. Que voit-on ? Que voit-on ? DENDAELE. Sur l'échafaud il y a deux coussins de velours noir et une petite table où l'on voit un crucifix d'argent entre deux cierges allumés. Mme VAN DAMME. Mon Dieu ! Mme VLEMINCKX. Lst-ce que le bon Dieu va permettre cela ? DENDAELE. Sans faire éclater le tonnerre? LE PRÊ.TRE. Dieu lui-même a subi le supplice de la croix sans foudroyer ses bourreaux. (Silence. On se signe. Soudain Colette entre avec Croquebaise.) Mme VAN DE PUTTE. Colette ici ? Mme VLEMINCKX. La maltresse d'Lgmont! Mme DENDAELE. Une fille perdue! Mme VLEMINCKX. C'est un scandale. PLUSIEURS VOIX. Colette ! Que vient-elle faire ici ? VLEMINCKX. La pauvre fille! N'avez-vous pas de cœur? Llle pleure Lgmont plus que nous. COLETTE. Lgmont ! Lgmont ! O mon Dieu ! (Elle éclate en sanglots.) LE PRÊTRE. Venez près de moi, mon enfant; nous prierons ensemble. DENDAELE (grommelant). Voilà bien les prêtres papistes, indulgents au vice. LE PRÊ.TRE (doucement). Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé. (Bruit. Entre Scramouille essoufflé.) SCRAMOUILLE. Le cortège sort de la Maison du Roi. Écoutez! Les cloches! Les tambours! VAN DE PUTTE. Des soldats, des soldats en foule, avec des piques et des drapeaux ! (Grand bruit au dehors.) Voilà Lgmont qui parait... _ACTE V_ îÎNÎïïmîTmîîînînînîînïn^ 137 PLUSIEURS VOIX. Egmont! Lgmont! Mme VLEMINCKX. Le pauvre homme! Mme DENDAELE. Voyez! il a un chapeau noir et un manteau noir. Lt par-dessous une robe rouge. Mme VAN DAMME. Comme il est pâle! Mme VAN DE PUTTE. Il monte sur l'échafaud. Qui donc est avec lui? VAN DE PUTTE, C'est Monseigneur Martin Rythoven, évêque d'Ypres. Mme VLEMINCKX. Lgmont s'appuie sur son bras. Mme VLEMINCKX. Il se retourne! II salue le peuple. PLUSIEURS VOIX. Lgmont! Lgmont! Mme VAN DE PUTTE. L'évêque lui donne à baiser le crucifix ! Mon Dieu ! (Elle se signe en pleurant. Toutes les femmes se signent. Les hommes se découvrent.) Mme VLEMINCKX. Il embrasse l'évêque. Regardez ! L'évêque pleure. (On entend des sanglots.) Mme DENDAELE. L'évêque descend de l'échafaud. Lgmont jette à ses pieds son chapeau, son manteau. Regardez ! Il s'agenouille devant l'autel. Mme VAN DAMME. Que fait-il maintenant ? Mme VAN DE PUTTE. Il prie ! Ah ! il met sur sa tête une coiffe noire et la rabat sur ses yeux. Mme VLEMINCKX. Le bourreau ! Voilà le bourreau avec une grande épée nue... PLUSIEURS VOIX. Seigneur ! (Tout le monde s'agenouille.) Mme VLEMINCKX. Il monte sur l'échafaud. Il lève l'épée. Ah !... COLETTE (se dresse et pousse un cri affreux). Ah !... (Elle tombe inanimée.) .....................................iiiiiiii.....■■■•■■■•••••■■•■■■■■■■■■■■■■■■•■■•■i............................................................................i..........................i 138 CROQUEBAISE. Colette ! (Elle se penche sur elle en l'embrassant. Silence. Tout à coup un grand bruit s'élève de voix et de piétinements.) SCRAMOUILLE. Le peuple repousse les soldats... Il s'élance sur l'échafaud. VOIX TUMULTUEUSES (au dehors). Lgmont ! Lgmont ! SCRAMOUILLE. Ils agitent des mouchoirs en criant... Ils les trempent dans le sang du martyr. TOUS (se relevant). Nous aussi ! Nous aussi ! Le sang d'Lgmont ! Le sang du juste, le sang du héros bien-aimé ! (Ils brandissent des mouchoirs et sortent en tumulte. Colette reste étendue sur le plancher. Le prêtre lui soulève la tête et la laisse doucement retomber.) LE PRÊTRE. Llle est morte. CROQUEBAISE. Avec lui. LE PRÊTRE. Dieu leur fasse miséricorde ! TOUS (rentrant tumultueusement, agitant des mouchoirs ensanglantés). Le sang d'Lgmont ! Vengeance ! Vengeance et liberté ! LGMONT Membres du Conseil des Huit. Illllllllllllllllllllll......Illlllllllllllllllllllll............1IIIIIIIIIIIII......Illlllllllllllllll...........Illllllllllllllllllllllllll.....Illlll................Illllllllllllllllllllllllll...... 146 PERSONNAGES JÉ.ROME SAVONAROLE, dominicain, prieur du couvent de Saint-Marc. FRÈ.RE PACOME j FRERE SACROMORE > Moines dominicains. FRÈ.RE DOMINIQUE \ FRÈ.RE BEATO, novice. LE PRIEUR des dominicains de Bologne. LE CARDINAL-LÉ.GAT. FRANCESCO VALORI, gonfalonnier de la République. LORENZO TORNABUONI, jeune noble florentin. HELÈ.NE, sa femme. VE5PUCCI, juriste. LUC A DEGLI ALBIZZI, noble du parti de Savonarole. MARTINI BONCORSI SANGALLO SPINI BELMONTE TADDEI MOSSO LORFANO LE GEOLIER. CA5ELLA FLORIO MORELLI CICCO ) Premier bourgeois. Deuxième bourgeois. Troisième bourgeois. ! Jeunes gens du parti de Savonarole. HENRI ) Premier citoyen. Deuxième citoyen. Un ouvrier. Premier enfant. Deuxième enfant. Troisième enfant. Premier estafier. Deuxième estafier. Un massier de la République. Un moine. Un garde. Un officier. CECCONE, notaire. BERNARD DEL N£RO, ancien gonfalonnier. GIANOZZO PUCCI GIOVANNI CAMBI } Prisonniers (personnages muets). Bourgeois. NICOLO RIDOLFI Bourgeois, soldats, moines, enfants, femmes, etc. La scène s'ouvre à Florence en l'an 1497. 5CÈNE PREMIÈRE FLORENCE. — LA SACRISTIE DE S. MARIA DEL FIORE. LES FRÈ.RES SACROMORE, BEATO, DOMINIQUE ET PACOME FRÈ.RE BEATO. Il y a foule dans l'église. On se presse. On s'écrase. Les têtes humaines sont serrées comme les fleurs des guirlandes qui décorent l'autel de la Vierge. Toute la ville veut entendre le sermon du saint. FRÈ.RE DOMINIQUE. Le frère Jérôme est un véritable envoyé de Dieu. FRÈ.RE 5ACROMORE. Et comme il excelle à enflammer la piété du peuple ! Ses discours ressemblent à ces renards traînant des torches allumées que Samson lâchait dans les blés des Philistins. Flambez, cervelles ! La parole du frère Jérôme souffle un vaste incendie pour la plus grande gloire de Dieu. FRÈ.RE PACOME. Assurément, frère Sacromore, il se produit à Florence des faits extraordinaires. J'admire comment le frère Jérôme peut obtenir du peuple cette foi merveilleuse qui ne recule devant aucune hardiesse, non plus que devant aucun sacrifice, et comment il parvient à contenir la fureur de ses ennemis. Veuille Dieu lui épargner les accidents ! iiaiiaaiiiiiiii>ii>>iiiiii>iiiiii>aai>ii>iiiiii>ii>iiiiaaaiiiitiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii>iiiiiiiiiuiiiii)iiai 148 FRÈ.RE BEATO. Ah ! je l'avoue, je tremble pour sa vie. Lui, si vertueux, si pieux, si bon pour ses frères, si compatissant pour tous ceux qui souffrent, les plus terribles dangers le menacent. Que de fois déjà il a failli périr! Mon cœur se serre à cette pensée. Mon Dieu, envoyez vos anges protéger frère Jérôme ! FRÈRE DOMINIQUE. Homme de peu de foi, pourquoi tremblez-vous? FRÈ.RE 5ACROMORE. Fi, le vilain poltron ! Vous avez une âme de femme, frère Beato, et ce n'est pas la robe du moine que vous devriez porter. FRÈ.RE BEATO. Ce n'est pas pour moi que je tremble, c'est pour le frère Jérôme. FRÈ.RE SACROMORE. La peste soit du trembleur et de son tremblement ! Ouvrez les yeux, frère Beato, et voyez où nous sommes. Depuis la mort du duc Laurent le Magnifique, les Médicis ne sont-ils point bannis de Florence? Le peuple n'a-t-il point recouvré la liberté? N'élit-il point ses magistrats? Lt le frère Jérôme, auteur de toutes ces merveilles, n'est-il point vénéré par les braves gens comme un saint prophète et comme le protecteur de la République? Les partisans des Médicis, les riches, les libertins, — les enragés comme on les appelle, — ont beau se débattre, exciter la populace, soudoyer des malandrins, railler nos prières et nos jeûnes, quereller nos amis et les battre si, d'aventure, ils sont dix contre un dans une ruelle écartée, ils n'effraient ni ne séduisent personne. Ah ! si j'étais le frère Jérôme, j'en finirais gaillardement avec les rebelles ! Qu'il soulève donc le peuple et qu'il le lance contre les palais des nobles et les maisons de leurs amis, les enragés ! Feu ! feu ! pille et tue ! Qu'on s'empare de leurs personnes ! Qu'on les pende ! Qu'on les roue ! Qu'on les brûle ! Ne sont-ils pas les pires ennemis de l'État? Voilà comment j'entends la politique. S'il arrive quelque malheur, la faute en sera à la timidité du frère Jérôme, qui ne sait point profiter des occasions que la Providence lui envoie. — Vincere scis, Hannibal ; Victoria uti nescis. FRÈ.RE PACOME. Tout beau, frère Sacromore ! On ne verse pas impunément le sang de certaines familles. Le frère Jérôme en a fait assez, croyez-en mon expérience. FRÈ.RE DOMINIQUE. Il a vaincu Satan. Avez-vous oublié, mes frères, au milieu de quelles désolations, de quelles hontes et de quels périls il s'est dressé dans la chaire de Saint-Marc comme l'ange du Seigneur? FRÈ.RE BEATO. Oh ! redites-le moi, frère Dominique. A cette époque j'étais encore un enfant; je vivais chez ma mère, dans la campagne de Fiesole; je n'ai pas eu, comme vous, le bonheur de voir de mes yeux ces grands événements. _SCÈNE. PREMIÈRE_ ■■■>li>lIII......Il............................lllllllIlllllllIIIlllllIII11III11.....IllllllllllllllllllllIIIIlIlIllllllitllMIIII.......Il llllllltlll III II......IlllllII.....tlllll.....IIIIII1I1IIIIII 149 FRERE DOMINIQUE. Sous le gouvernement de Laurent de Médicis, les pires débauchés étaient maîtres de la République. Dans les rues ce n'étaient que mascarades scandaleuses, parades impies et attentats criminels. Des femmes éhontées étalaient en public leurs chairs harnachées d'or et de joyaux. Montées sur des chars dorés où elles représentaient les déesses des païens, au milieu des ruffians qui leur faisaient cortège en chantant d'obscènes chansons composées par le duc Laurent lui-même, elles traversaient la ville en triomphatrices, offrant à tous les regards l'apothéose infâme de la luxure et de l'idolâtrie. FRÈRE SACROMORE. Oh ! Il y en avait d'atrocement belles ! Leurs chevelures, qui roulaient sur leurs épaules nues, eussent troublé les anges. Il me semble que je vois encore Maria dell' Acquanera, en Diane, avec ses bras splendides, avec son arc d'or et sa tunique blanche, ouverte sur sa cuisse. Le vent soulevait parfois l'étoffe... Au nom du Père et du Fils... la chair est terrible, mes frères. FRÈ.RE BEATO. Le Seigneur vous garde des tentations ! Vous êtes bien éprouvé, frère Sacromore. FRÈRE DOMINIQUE. Les jeunes hommes ne quittaient les courtisanes que pour débaucher les femmes honnêtes et les filles innocentes. Au besoin une bonne coutelade avait raison des défenseurs de leur vertu. Cependant, l'or que ces hommes infâmes dissipaient dans leurs orgies, l'or qu'ils se disputaient autour des tables de jeu, l'or qu'ils prodiguaient aux artistes chargés de glorifier leurs vices; cet or, ils le puisaient dans l'escarcelle du marchand, dans la pochette où l'artisan serre son maigre salaire, dans la cachette obscure où le paysan, après la récolte, enfouit son pénible gain; ils l'arrachaient au pauvre peuple par des impôts odieux, par des procès qui crient vengeance au ciel, par des fraudes et des crimes que l'autorité feignait d'ignorer. Lt si les bons citoyens s'indignaient, le fer ou le poison leur fermait la bouche. FRÈ.RE BEATO. E.t le duc ne punissait point ces forfaits ? Il ne délivrait point la ville de ces monstres ? FRÈ.RE SACROMORE. Le prince? Un Nabuchodonosor! Il donnait lui-même l'exemple de tous les vices. FRÈRE DOMINIQUE. II assemblait autour de lui, avec la jeunesse dissolue, les faux sages qui avaient abandonné la science chrétienne pour les écrits des païens. Les théologiens les plus illustres sont aujourd'hui méprisés. Aux docteurs fameux, aux pères de l'É.glise, aux 5aintes-É.critures elles-mêmes, on préfère la philosophie d'un Platon ou d'un Aristote, l'obscène Ovide, l'infâme Martial ! — Entraînés par un esprit de vertige, les prêtres, dans leurs homélies, citent Virgile et Homère. Les évêques rougissent du style de la Bible. — Voilà l'ouvrage de Laurent de Médicis, dont l'impiété attisait à la fois le délire de l'esprit et les désordres des sens. M i £1 M F f if I 1 i , ,11 Kl! 1 i !" ' I ili i I ii'ii il II 1 ! îJj f t 1 É ............m..........mu......il.............................mi............i................................................................................................................. 150 FRÈRE PACOME. Dans toute l'Italie, on l'imite encore. A Milan, les Sforza; à Bologne, les Benti-voglio; à Ferrare les princes d'Esté, tous ces souverains vivent dans la prodigalité et la débauche et font de la science et de l'art, autrefois consacrés à la gloire de Dieu, les pires suppôts de l'Enfer. FRÈRE SACROMORE. Frère Pacome, vous ne parlez point de Rome. FRÈRE PACOME. Rome est gouvernée par le pape Alexandre VI ; vous le connaissez comme moi. FRÈRE DOMINIQUE. C'est d'ici que viendra le salut! Le frère Jérôme a sauvé Florence; il délivrera l'Italie de la fureur des Démons. FRERE SACROMORE. Dès qu'il ouvrit la bouche, sa parole éclata comme un tonnerre. FRÈRE DOMINIQUE. Ah ! cette parole merveilleuse, qui dompte tous les cœurs, qui fait haleter toutes les poitrines, qui soulève tous les visages, les regards tendus vers la bouche du saint orateur ! J'ai vu souvent la foule suspendue à ses lèvres, s'agitant avec elles, attirée, aspirée par son souffle puissant, tremblante de fièvre et de peur, versant des larmes, poussant parfois des cris d'angoisse aux terribles accents qui lui annonçaient la colère de Dieu ! FRÈRE PACOME. Où allez-vous, frère Beato? Pourquoi ouvrez-vous la porte? Écoutez ! FRÈRE BEATO. LA VOIX DE SAVONAROLE (dans l'église). Incrédules, voici ce que dit le Seigneur : Puisque toute l'Italie est pleine de sang, d'hommes iniques, de courtisanes, d'entremetteurs et de scélérats, je déchaînerai sur elle ses pires ennemis, j'abaisserai ses princes et je terrasserai l'orgueil de Rome. II y aura alors calamités sur calamités : calamités de la peste après la guerre. L'Italie sera comme un sépulcre où les morts s'entasseront sur les morts... Hélas ! Hélas ! Voici venir les jours de détresse qui se lèvent dans une aurore de sang ! O Dieu, Dieu tout-puissant! FRÈRE SACROMORE. FRÈRE PACOME. II a tort d'attaquer si violemment Rome et le Saint-Père. il 5CÈLNE. PREMIÈRE. iiiiiiiiiiiiiiiaiiiiiiBaiiiiiBiiRiiiBiiBiiiiiiaiiiiaiiiaiiiiiiiiiiiBaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiBiiaiiiiiiiiBBiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiifliiiiiiiiiaiiiiaaiiiiiaiiiiiiiiiiiiiiiBiiiiiiiaiiiiiiiiaiiiBaiiiiiiaiiiii 151 LA VOIX DE SAVONAROLE. Beaucoup disent que je serai excommunié. Portez-la au bout d'une lance, cette excommunication, et ouvrez-lui les portes ! Je veux y répondre. Je prononcerai des paroles qui bouleverseront et épouvanteront le monde. (Bruit dans l'église; Beato referme la porte.) FRÈRE BEATO. Oh ! Oh ! tout cela est terrible. Pourquoi veut-on excommunier le frère Jérôme? FRÈRE PACOME. Mon enfant, les saints eux-mêmes ne doivent pas jouer avec le feu. FRÈRE DOMINIQUE. On n'osera pas ! Ses ennemis ont beau faire alliance avec Rome et circonvenir le pape ! Alexandre n'osera pas. L'Italie se soulèverait contre Babylone. FRÈRE SACROMORE. Frère Jérôme n'a qu'à ouvrir la bouche pour anéantir les mensonges de Satan. Ah ! c'est un vrai prophète. Tout ce qu'il annonce, Dieu l'exécute. Il parle et les événements arrivent comme la tempête. Vous rappelez-vous comme il a prédit l'arrivée des Français ? L'année suivante le roi Charles passait les Alpes et entrait à Florence avec son armée. FRÈRE PACOME. Oui, ce fut une terrible affaire. FRÈRE SACROMORE. Le peuple s'agitait. On allait en venir aux mains. Le roi de France et les magistrats de la République se querellaient dans le palais de la seigneurie. Déjà le roi ordonnait de sonner les trompettes de son armée et les magistrats de sonner les cloches de la ville, quand Savonarole apparaît. Le capuchon rejeté en arrière, il s'avance rapidement, traverse la foule des bourgeois et des gentilshommes, s'approche du roi, stupéfait, et lui parle à voix basse... Ce fut aussitôt fini. Le roi consentit à se retirer avec ses troupes et Florence fut sauvée. FRÈRE DOMINIQUE. Alléluia ! le frère Jérôme est notre bouclier et notre forteresse. Dieu l'environne de sa puissance. Devant lui, les anges du Seigneur marchent I'épée flamboyante à la main. (Bruit.) FRÈRE PACOME. Il me semble que l'on fait un grand bruit dans l'église. FRÈRE BEATO. Le sermon est fini. — La foule se retire. (Savonarole entre vivement.) SAVONAROLE. La paix soit avec vous. mini..................................................................................................ii iiiim ...............i................................... nu i .............................m 152 LES MOINES. Et avec votre esprit. SAVONAROLE. Mon esprit ? Comment mon esprit aurait-il la paix ? Il ne connaît que luttes et que batailles. — Ce malheureux peuple, qui a chassé les tyrans et juré obéissance au roi Jésus, tous les jours il faiblit, il abandonne son divin monarque, il retourne à ses péchés; tous les jours il faut le relever, ranimer son courage et le ramener au combat contre les milices de Satan. Et ce n'est pas assez de le défendre contre les complots des hommes. Jamais le péril n'a été plus grand. Jamais les ennemis de la République n'ont été plus à craindre. Leurs forces s'accroissent et se joignent, leurs entreprises se multiplient et tout le fardeau de la défense retombe sur moi seul. Tout le péril aussi. Nos ennemis pensent qu'en me frappant ils ruineront mon œuvre. Mais non ! mon heure n'est pas venue ! Dieu veille sur son serviteur. II me soulève. Il me pousse. Je suis dans sa main comme une pierre dans la fronde. Il me lance au but voulu. Le plan divin doit s'accomplir. Des visions saintes brûlent mes yeux. L'Italie ! L'Italie sera délivrée. Partout j'irai, je marcherai, portant la bannière du Christ de ville en ville, de province en province ! Je labourerai les âmes. Je secouerai la terre sur son axe. Que l'on m'excommunie, que l'on me saisisse, que l'on me torture, rien ne brisera ma voix ! Je suis le cri de Dieu dans les nuées. (Entre le prieur de Bologne.) Vous? Vous ici, mon père? Vous avez donc quitté votre prieuré de Bologne ! Oh ! laissez-moi tomber à vos pieds ! Donnez-moi votre bénédiction. LE PRIEUR. Que Dieu vous bénisse, mon enfant, et que sa sainte Providence vous garde de tout mal. SAVONAROLE. Mon cœur se gonfle, ma poitrine éclate. Quoi ! Je vous retrouve après tant d'années ! Toute ma jeunesse sort du sépulcre. Oui, oui, je revois en esprit ce doux cloître, là haut, sur la colline ensoleillée. Mon Dieu, que la vie était suave et tendre dans cette sainte maison ! C'était la paix, la paix ! Mais déjà Dieu agitait mon âme. Il m'appelait au combat. — Mon père, donnez-moi votre main. Vit-il encore le frère Bruno, qui servait avec moi la sainte messe? II est mort? Dieu lui a ouvert son cœur céleste ! Mon père, mon père, mille souvenirs attendrissants jaillissent dans ma mémoire. Je suis prêt à pleurer comme un enfant. LE PRIEUR. Calmez-vous, mon fils. Je reconnais cette exaltation. C'est ainsi que vous me parliez naguère quand vous vous disiez appelé par Dieu à combattre les démons qui asservissent le monde. Vous avez réussi, je l'avoue, au delà de toute espérance. Vous voilà maître de la plus belle cité de l'Italie. Vous y avez instauré le règne du Christ. Je vous admirais de loin. Je priais pour vous. (Entre le cardinal-légat.) _SCÈNE PREMIÈRE_ lllllllllllllllllllllllllllll......................Illllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll..............IIIMIIIIIIMIII........Illlllllllllllllllllllllllllll........Illlllllllll 153 FRÈ.RE SACROMORE (bas). 5on flminence révérendissime, le cardinal-légat ! LE CARDINAL (bas). Silence ! LE PRIEUR (sans voir le légat). Hélas ! depuis quelque temps circulent des bruits sinistres. Rome est contre vous. Le Pape est irrité de votre audace. Vos ennemis affirment qu'une excommunication est suspendue sur votre tête. Je viens vous avertir. Modérez votre zèle, mon fils ; vous exigez trop des hommes. Méditez la merveilleuse patience de Dieu. SAVONAROLE (de même). Dieu est éternel et ma vie doit bientôt finir. Il faut que je me hâte. Il faut que je brave tous les périls pour accomplir ma tâche. Tout ce que vous m'avez dit, je le savais. Je sais que Rome veut me frapper. Mais Dieu frappera Rome. Elle a prostitué les vases sacrés à l'orgueil et les sacrements à la simonie. L'autel est devenu la boutique du clergé. — Comme une infâme courtisane, Rome a étalé sa dépravation devant l'univers entier et son souffle empoisonné est monté jusqu'au ciel. L'épée du Seigneur va s'abattre sur elle. L'hérésie déchirera l'Eglise. Des hordes étrangères entreront dans la Ville-Sainte. Les temples seront transformés en écuries. Et tandis que Rome sera livrée à l'incendie et au pillage, le Pape, humilié, violenté par des soudards, implorera en vain l'assistance des princes chrétiens : les plus fidèles se détourneront de lui avec mépris. LE LÉ.GAT. Allez, monsieur le prophète; Rome vous entend. SAVONAROLE. Vous m'espionnez? LE LÉGAT. Légat du Pape, j'écoute un moine ignorant et orgueilleux qui insulte à la majesté du Saint-Siège. — Qui donc êtes-vous, vous qui osez juger vos supérieurs ? Vous ne connaissez ni les droits ni les devoirs des grands. Les âmes appelées par la destinée à gouverner les nations, ne sauraient être soumises aux règles de la vie vulgaire, car celles-ci causeraient leur ruine et la ruine de leurs sujets. Ainsi le veut la nécessité, qui est la loi suprême du monde. II y a deux morales : celle de l'obéissance et celle du commandement. Les vertus d'un prince sont d'ordre politique, militaire et financier. — Sait-il tramer de grands desseins et déjouer les ruses d'autrui, conduire ses armées à la victoire, assurer enfin à son peuple, la force, la gloire et la richesse, tout le reste est secondaire. Mais ces vérités passent l'entendement des petites gens. Vous êtes du peuple, frère Jérôme ; et vous avez une intelligence peuple. Nous n'essayerons point de vous apprendre ce que vous ne comprendriez point : ce serait perdre nos peines. — Inclinez-vous donc devant notre autorité; rentrez dans l'obéissance que vous devez au chef de l'Eglise. ............mini.......iiiiiiiiiii.................................................................................................................................................................. 154 SAVONAROLE. Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Ht je me demande avec épouvante ce qu'il reste de Dieu dans l'fLglise romaine! Le Christ a dit : «Mon royaume n'est pas de ce monde ». — Et les papes ont usurpé dans ce monde le pire de tous les royaumes. Le démon a tenté le Christ; du haut de la montagne de perdition il lui a montré les empires de la terre et lui en a offert la couronne; ce que le Christ a rejeté, les papes l'ont accepté, — leur royaume vient de Satan. — Le Christ n'avait pas une pierre où reposer sa tête ; les papes ont des palais peuplés de valets et de courtisanes, des caves pleines d'or, des salles remplies d'orfèvreries et d'objets d'art. — Le Christ a dit : « Qui frappe par I'épée, périra par I'épée ». Les papes sont des capitaines sanguinaires dont les armées pillent les villes de l'Italie et massacrent les habitants. Je crie au pape : Comme l'apôtre Pierre, tu as renié le Christ. Repens-toi! Humilie-toi! Dépouille-toi de ta puissance et de tes richesses! Vends tes biens, donne l'argent aux pauvres et marche à la suite de Jésus. Sinon, prends garde! Le Christ est venu pour jeter dehors les princes de ce monde : princeps hujus mundis ejicietur foras ! LE LÉ.GAT. Propos d'insensé! De même que tu ne comprends pas la hiérarchie de ce monde, de même tu ne peux comprendre le grand événement qui, sous tes yeux voilés, change la face de la terre. Pendant des siècles, la chrétienté a tâtonné dans les ténèbres de la barbarie. Les grands n'étaient que des brutes guerrières, plus puissantes que les autres, bornant leur intelligence à commander un carnage et à défendre un donjon. Mais une lumière nouvelle est née parmi nous. Les livres merveilleux d'Athènes et de Rome, sortis des caveaux où ils dormaient dans la poussière, s'entrouvrent à nos yeux éblouis. Ils nous apportent la science et la beauté. Sous leurs rayons divins, la vieille humanité s'est mise à fermenter comme la terre au soleil du printemps; la fleur de l'antique noblesse grecque et latine jaillit de nouveau de l'humble terreau humain. Renaissance splendide! Les hommes qu'elle illumine de sa grâce se dressent au-dessus des autres hommes comme l'humanité commune s'élève au-dessus des animaux. Toutes les forces de la vie convergent vers eux et travaillent à leur croissance. Le Saint-Siège pouvait-il se désintéresser de ce mouvement grandiose? Puisque une race supérieure se forme au-dessus de l'humanité vulgaire, Rome en veut être la capitale, l'É.glise en veut être la mère, le pape en veut être le chef. — Tel est l'esprit qui règne dans le Sacré-Collège composé des princes les plus éclairés de l'Italie; il animera les papes futurs plus encore, peut-être, que notre Saint-Père Alexandre; il brille déjà d'un éclat singulier sur le front de l'illustre César Borgia, debout sur les marches du trône pontifical. C'est cet esprit que ton impudence et ton ignorance tentent ridiculement de combattre. — Tombe à genoux, moine insensé, et demande pardon à la Sainte-Providence dont tu méconnais les sublimes décrets! SAVONAROLE. C'est devant toi seul que je m'agenouille, ô mon Dieu, ô divin Jésus, roi des pauvres, secours des misérables, consolation des affligés. Toi qui es né dans une 5CÈNE PREMIÈRE caverne, qui as vagi sur la paille d'une étable, qui as été persécuté par les princes et les prêtres, qui es mort, brisé et sanglant, crucifié entre deux voleurs. Tu n'as édifié ni des palais, ni des arcs de triomphe; tes mains sacrées n'ont pas sculpté des Apollon de marbre ou peint sur la toile des Vénus voluptueuses; elles ont soigné les lépreux et les paralytiques, guéri les aveugles, donné du pain aux affamés, puis, elles se sont jointes vers le ciel pour implorer le Père céleste. — Légat du Pape, voilà ce dont Rome a perdu le souvenir; voilà ce que je lui rappelle du haut de la sainte chaire de vérité. LE. LÉGAT. Un dernier mot. Quand le hasard te porta dans cette ville à une élévation singulière, le 5aint-Père observa avec attention les événements, qui auraient pu, sous une direction sage, apporter une aide merveilleuse à la politique pontificale. On t'a offert la pourpre cardinalice. Tu n'as rien compris. Tu n'as pas su servir l'Église. — Rentre donc dans l'ombre d'où tu n'aurais jamais dû sortir. — Rome va t'écraser sous son talon. SAVONAROLE. Rome!... Cette nuit même, une vision terrible a épouvanté mes yeux. — J'ai vu Jérusalem. — Au-dessus de la ville de Jésus-Christ, dans le ciel s'élevait une croix d'or, lumineuse comme le soleil, qui rayonnait délicieusement sur le monde. Lt la voix d'un ange criait : Voici la croix de l'amour de Dieu. — Puis, le spectacle a changé. J'ai vu Rome, la ville de l'Église et des papes. Au-dessus d'elle, dans un ciel d'orage, apparaissait, la tête en bas, une croix noire. La voix de l'ange, de nouveau, se fit entendre; elle criait : Voici la croix de la colère de Dieu! Aussitôt, l'orage éclata. De la nuée sulfureuse, tombèrent sur Rome et sur toute la chrétienté, des traits enflammés, des glaives, des piques, une grêle horrible; puis, une pluie rouge, une averse de sang. Voilà les visions que Dieu m'envoie afin que je crie à l'Église : Fais pénitence! Fuis la colère épouvantable du Seigneur! LE LÉ.GAT. Hérétique! Fléau de l'Enfer! Tu es le démon de Florence. Depuis que cette ville a absorbé le poison de tes doctrines, elle est déchirée par les factions, ravagée par les passions sataniques, diaboliquement révoltée contre ses princes et contre le Vicaire du Christ. — Écoute ce bruit odieux, ce tumulte dans ton église. C'est encore quelque scandale suscité par ta parole impie! (Cris et tumulte.) UN BOURGEOIS (entrant). Par ici ! Le frère est dans la sacristie. DEUXIÈME BOURGEOIS. Avancez ! Amenez l'assassin ! Lh! Lh! PLUSIEURS VOIX (au dehors). h................................mu.......il......nui......min..........nui.............................................................................................................. 156 UNE AUTRE VOIX (au dehors). Ne poussez donc pas si fort ! (Deux estafiers poussent Tornabuoni, entouré de bourgeois et d'enfants.) SAVONAROLE. Qu'est-il arrivé? PREMIER ESTAFIER. Ce seigneur battait les enfants de la Confrérie de la Sainte-Croix, sur le parvis de l'église. Le marchand Francesco Barsaï lui ayant donné un coup de bâton, il l'a frappé de son poignard. AUTRE ESTAFIER. Barsaï a le bras percé de part en part. SAVONAROLE. Messire Tornabuoni, pourquoi battiez-vous ces enfants ? TORNABUONI. Moine, va dire ta messe avec tes moinillons. Je ne suis pas un frappeur d'enfants. LES ENFANTS. 5i, si, il nous a battus. Il ment. II nous a frappés. UN ENFANT. Nous avions entouré deux belles dames, des païennes... UN AUTRE ENFANT. Toutes couvertes de bijoux de perdition... TROISIEME ENFANT. Des pécheresses! Des pécheresses! PREMIER ENFANT. Alors nous avons chanté des cantiques et nous avons voulu leur prendre ces joyaux abominables pour en faire un sacrifice au roi Jésus. TORNABUONI. Fais donc taire cette canaille, moine! J'ai délivré deux nobles dames des attaques de ces cagots. Attaqué à mon tour par un de tes spadassins, je lui ai infligé le châtiment qu'il méritait. Et maintenant, en voilà assez. (Bousculade; il se dégage.) SAVONAROLE. Vous méritez vous-même, messire, d'être conduit au tribunal des Huit, qui vous fera jeter en prison. TORNABUONI. Moine, tu es responsable de ceci comme de tous les troubles de la ville. Grâce à toi, nos femmes ne peuvent plus passer dans les rues sans être dépouillées de leurs parures par les va-nu-pieds que tu as fanatisés. Cela ne peut durer. Tout ce qui s'élève par l'esprit et le cœur au-dessus de la vile populace, supporte impatiemment le joug que tu as fait peser sur Florence. _SCÈ.NL PREMIÈRE._ iiiiimiimiimimiimmimiiiiiimimiiiimiiiiiimiim 157 SAVONAROLE. Il n'y a d'autres perturbateurs de la paix que les loups qui se jettent sur le troupeau. Vous tous, les nobles et les riches, les amis des Médicis, les hommes de proie et de plaisir, vous voulez égorger mon peuple et rétablir les tyrans. Heureusement, je veille. Messire, vous paierez trente ducats à Francesco Barsaï. Allons, qu'on le laisse libre et qu'il s'en aille! TORNABUONI. Moine, nous nous retrouverons. SAVONAROLE. Devant le tribunal des Huit, peut-être, et sûrement devant le tribunal de Dieu. TORNABUONI. Il y a des tribunaux que tu oublies. (I! sort. Sortent aussi les estafiers, les bourgeois et les enfants.) LE LÉGAT. J'en ai vu assez. — Jérôme 5avonarole, le Saint-Siège s'est ému des troubles suscités par votre orgueil et vos fausses doctrines; le pape Alexandre VI vous interdit de prêcher. Voici la bulle pontificale. Adieu, (il sort.) SAVONARO E. M'interdire de prêcher! Alexandre VI m'interdit de prêcher. II me défend de parler au peuple, de l'instruire, de lui montrer les embûches de ses ennemis ! M'interdire de prêcher! Il m'arrache de la chaire de vérité, ce pape simoniaque, ce pontife fornicateur, ce Saint-Père de tous les vices et de toutes les abominations ! Ma parole le fait donc trembler sur son trône d'immondices? Ah! ah! Cela devait arriver. Le pape de Satan se dresse contre l'envoyé de Dieu. Avez-vous entendu le sifflement de la vipère? Il m'interdit de prêcher! Démence! Démence! Croit-il donc m'effrayer comme un enfant? C'est à Dieu seul que j'obéirai. Dieu seul est mon maître. Je crierai dans les rues. Je crierai sur les places publiques. Je crierai les paroles de Dieu par les fenêtres et sur les toits. Ah! il m'interdit de prêcher! Demain, je monterai en chaire et devant le peuple entier je déchirerai... Non... non... Prenons garde à l'orgueil. C'est peut-être l'Enfer qui me tente. Prions. Dieu m'éclai-rera. Prions, mes frères. Agenouillez-vous avec le frère Jérôme. Notre père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié... voilà la loi sainte... que votre règne arrive... je vous écoute, mon Dieu, je vous écoute... que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel... Votre volonté, votre très sainte volonté... (Vaiorï entre brusquement.) VALORI. Debout, frère Jérôme! Ce n'est plus l'heure de prier. Il faut agir. La République est en danger. SAVONAROLE. Parlez, Francesco Valori, et n'ayez point de crainte. Dieu est avec nous. SAVONAROLE, min.........tutu.................................................iiiiiiiiii........((((((((IKK.....iiiiiiiiiiiii.......i..........m.................................................min 158 VALORI. Ce matin, les Seigneurs Huit ont fait arrêter un homme depuis longtemps soupçonné d'être l'entremetteur de Pierre de Médicis auprès de la noblesse florentine. Il s'appelle Lamberto dell' Antella. SAVONAROLE. Hé bien? VALORI. Les soupçons étaient au-dessous de la vérité. On a saisi sur Lamberto des papiers terribles. Un complot est sur le point d'éclater. Les Seigneurs Huit, en toute diligence, font en ce moment même arrêter les conjurés. La terreur s'est emparée de la ville. SAVONAROLE. Rentrons au couvent. Nous aviserons à sauver Florence et à rassurer les citoyens. SCÈNE II UNE PRISON. — Porte au fond, porte à gauche; celle-ci reste fermée durant toute cette scène. TORNABUONI (seul). Rien. Ni acte d'accusation, ni message. On ne daigne m'informer de rien. Le gardien qui m'apporte ma nourriture est aussi muet que les nègres du Grand Turc. Si je veux savoir pourquoi je suis ici, je puis interroger les rats et les blattes qui partagent avec moi cet aimable séjour. Hier, dans la rue, comme je sortais de l'église où trônait ce moine de l'Lnfer, j'ai été arrêté et traîné dans cette prison. C'est une nouvelle traîtrise de ce damné Savonarole et c'est là, sans doute, ce que signifiaient ses menaces. 11 m'a fait relâcher là-bas par feinte, mais secrètement il avait donné d'autres ordres. Les voilà bien, ces gens d'église ! Mordieu ! Il joue sa vie dans cette affaire. Dès que la noblesse florentine connaîtra la violence qu'on me fait, elle me tirera d'ici et la vengeance sera terrible. Cela ne peut tarder, car Pierre de Médicis approche avec une armée vénitienne. Dans quelques jours il sera le maître de Florence. Tout est prêt pour le recevoir; nos amis ont des armes, le mot d'ordre est donné et le capitaine qui garde une des portes de la ville est secrètement des nôtres. Ah ! la journée sera chaude ! Les geignards auront sujet de geindre et je ne voudrais pas pour l'empire d3 Jupiter être dans le froc de ce coquin de frère Jérôme ! J'entends les pas pesants du geôlier. II va me délivrer ou me dire pourquoi l'on me retient en prison. (Entrent le geôlier et Hélène.) LE GEOLIER. Entrez, Madame, votre mari est ici. (Il sort.) _SAVONAROLE._ ............................................Il).....I1III1I.....uni......IIIIIIMII..........................................................................IIII11I1IIIIII.....................Mil! 160 HÉLÈNE. Lorenzo, mon amour! TORNABUONI. Ma douce Hélène ! Ton cœur sur mon cœur ! Tes lèvres sur mes lèvres ! HÉLÈNE. Te revoir ainsi ! Te revoir ici, dans cette horrible prison, toi, un Tornabuoni, l'honneur et la beauté d'une illustre famille ! O mon âme adorée, mes larmes noient mes baisers. TORNABUONI. Mes baisers boivent tes larmes. Sur ta bouche bien-aimée ils ramèneront le sourire et l'amour. HÉLÈNE. Laisse-moi pleurer, laisse-moi sangloter ! L'angoisse a tenu mes yeux secs et ma gorge serrée depuis le moment affreux où la clameur du peuple m'apprit notre malheur. Ce peuple ! Qu'il est horrible et féroce ! Il criait dans les rues : « Trahison ! Conspiration ! Arrêtez les suppôts des Médicis ! » Cela faisait frémir. De ma fenêtre, je voyais des misérables agitant des piques. Ils se sont mis tout à coup à lancer des pierres dans notre maison avec d'effroyables insultes. L'un d'eux m'a aperçue et il a crié : « Louve infâme, ton loup est pris au piège ! Les Seigneurs Huit l'ont mis en cage ! ». Je compris. Je sentis mon sang se glacer dans mes veines, mais pas un pleur ne jaillit de mes yeux. Quand la foule s'éloigna, je courus au palais implorer les seigneurs. Les lâches ! Les chiens ! Tous m'ont repoussée en ricanant. Alors, je me suis traînée à Saint-Marc. C'est là que j'ai appris ton sort et obtenu de pénétrer dans la prison. Maintenant ma force m'abandonne. Lorenzo, Lorenzo, ne me défends pas de pleurer. TORNABUONI. Rassure-toi, mon amie. La noblesse n'a qu'à lever le fouet et toute cette racaille retournera au chenil en rampant. La nouvelle de mon emprisonnement s'est-elle répandue dans la ville? HÉLÈNE. Comme le feu dans une traînée de poudre. TORNABUONI. Alors, nos vaillants amis ne tarderont pas à me délivrer. Le prudent Pucci... HELÈNE. Ne compte pas sur lui; il est arrêté. TORNABUONI. Arrêté? Il ne lui a donc servi à rien de multiplier les signes de la croix et les génuflexions? Ah! si tu l'avais vu, le nez allongé sur les mains jointes, murmurer d'interminables patenôtres. Si tu l'avais vu se frapper la poitrine devant le confessionnal ou ramper sur les genoux autour des châsses où sont les reliques ! 5CÈNE II .....mmiiiiiiiiiiiiiiiiiiu.......minium...............m..........................................................................................................................m 161 Il passait pour un geignard de la plus pieuse espèce. Aussi lui avait-on confié la garde d'une porte de la ville. Mille démons ! S'il est arrêté, cela est fâcheux pour le seigneur Pierre de Médicis ! Comment entrera-t-il dans Florence? C'est Pucci qui devait lui ouvrir la porte. — Allons ! Il n'a pas pris assez d'eau bénite. L'imbécile a peut-être mangé de la viande un vendredi devant un espion du gouvernement. C'est vraiment une mauvaise affaire. — N'y pensons plus. Le salut viendra d'un autre côté. L'illustre Ridolfi, chef d'une famille redoutée... HÉ.LÈ.NE. Est emprisonné comme Pucci et comme toi. TORNABUONI. Emprisonné? Oh ! oh ! l'affaire devient sérieuse. Où l'a-t-on arrêté? HÉ.LÈ.NE. Dans sa maison. TORNABUONI. De mieux en mieux. L'audace de la canaille est donc sans bornes? Soyons prudents ! Tu connais le seigneur Bernard del Néro. C'est un homme puissant, ancien gonfalonnier de la République, vénéré par toute la ville et soutenu par des partisans nombreux. Va le trouver de ma part. HÉLÈNE. Hélas ! Il est dans le cachot voisin. TORNABUONI. Tu te trompes. Il n'est personne à Florence qui oserait... HÉLÈNE. Je te dis qu'il est dans cette prison. TORNABUONI. Alors la prison est assiégée par une foule indignée. La noblesse florentine tire I'épée du fourreau et arme ses serviteurs. La délivrance est proche... HÉ.LÈNE Je ne sais ce que fait la noblesse florentine. Je sais seulement que le peuple est en armes, que la milice garde les rues et que la place de la Seigneurie est hérissée de piques et d'arquebuses. Les geignards sont les maîtres et Bernard del Néro est en prison. TORNABUONI. Ah! si Bernard del Néro est en prison, adieu victoire dorée! Le moine triomphe. Florence ne sera désormais qu'un cloître ténébreux retentissant de lamentables Miserere! _5AVONAROLL_ ........mu...........i........mi......il.......m..........m......................muni..........i.....min............................................................................. 162 HÉLÈNE. O Lorenzo! pour toi, sans doute, c'est l'exil ou la mort. TORNABUONI. Dieu! Comment tout cela est-il possible? Notre conspiration était si secrète, nos précautions si bien prises! Encore quelques jours, et c'étaient Savonarole et ses complices qui tombaient dans cette prison. On nous a trahis. HÉLÈNE. N'en doute pas, Lorenzo. Le messager Lamberto dell' Antella s'est laissé prendre et a livré les lettres du seigneur Pierre de Médicis. TORNABUONI. Puisse-t-il crever dans les tortures! Nous sommes perdus! HÉLÈNE. Mon Lorenzo! TORNABUONI. Perdus, te dis-je. Quand la canaille florentine apprendra par ces lettres à quel péril elle a été exposée, elle exigera notre mort. HÉ.LÈ.NE. Ta mort, Lorenzo ! TORNABUONI. Ma mort et la mort de mes compagnons. HÉLÈNE Que m'importe leur vie ou leur mort? Laisse-les à leur destinée. Toi seul, tu es mon souci et mon angoisse. Hélas ! des images sanglantes épouvantent mes yeux. Je vois les bourreaux, je vois les tenailles rougies au feu, je vois la hache brandie! Lorenzo, Lorenzo, je me meurs. TORNABUONI. Relève ton courage, douce amie. Le mien est debout. Non, je ne mourrai pas, je vivrai pour toi et pour le fils que tu me donneras. Rassemblons nos pensées dispersées par l'effroi. Réfléchissons. Cherchons. HÉLÈNE. Mon espérance était morte. Ta chère voix l'a ranimée. Dis-moi : que dois-je faire ? TORNABUONI. Tu as entendu parler du seigneur Vespucci. Par prudence il n'est pas entré dans notre complot. Mais c'est un ami sincère; il m'est profondément dévoué. Demande-lui de me défendre devant les juges. Qu'il s'entende avec les Ridolfi et les grandes familles afin d'agiter le peuple, car si nous périssons, c'en est fait d'eux tous : l'un après l'autre ils porteront leur tête sur l'échafaud. Représente-lui cela avec force. Ne néglige pas d'exciter nos parents et nos amis... 5CÈ.NE II ...............lllllllllllllllllll.....Illlllllll.......Illlllllllillllllllllllllllllllllllllllllll.......III......Illlllllllllllllllllllll........Il........min............................Illlllll 163 HÉLÈNE. Silence! On ouvre la porte. (Entre le geôlier.) LE GEOLIER. Lorenzo Tornabuoni, il faut me suivre. Le juge va vous interroger. HÉ.LENE. Dieu du ciel! La torture? LE GEOLIER. Je ne crois pas. Le bourreau n'a pas d'ordres. Mais ce qui ne s'est pas fait à midi peut se faire à trois heures. Croyez-moi, avouez, mon bon Monsieur, avouez. Il vaut mieux avouer de bonne grâce qu'étendu sur un vilain chevalet. Avouez! Vous finirez tout de même par là. Croyez-moi, mon bon Monsieur, on ne résiste pas au fer rouge ni au plomb fondu. Les brodequins sont de sales chaussures et les coins feraient blasphémer un saint. Nous avons aussi le casque que l'on serre avec des vis pour emprisonner la tête, mon bon Monsieur, et les crochets qui vous enlèvent du dos ou des jambes de longues bandes de peau. Néanmoins, il n'y a pas d'ordres, je vous en donne ma parole; le fourneau n'est même pas allumé dans la salle de justice. Allons, Monsieur, suivez-moi. Lt souvenez-vous de mes conseils. Les juges feront tout de même de vous tout ce qu'il leur plaira. Venez, Monsieur. HÉ.LÈ.NE. O Lorenzo! TORNABUONI. Regarde-moi, ma chérie : tu ne verras ni mon visage pâlir ni mes mains trembler. On ne me torturera point parce qu'on n'oserait le faire. — Je suis prêt à te suivre, l'ami; mais sais-tu ce dont on m'accuse? LE GEOLIER. Votre Excellence veut rire. Vous le savez mieux que moi, mon bon Monsieur. N'êtes-vous pas l'ami des enragés et l'ennemi de notre bon frère Jérôme? Sufficit ! Ce ne sont pas mes affaires. Lamberto dell' Antella a été vilainement torturé, mon bon Monsieur; il hurlait comme un chien écrasé. Il a tout avoué, la conspiration, les projets des traîtres, leurs noms, et tout, et tout! Mauvaise affaire, Monsieur. Le peuple est fou de colère. Florence est comme une ruche où l'on a jeté du poivre. C'est-y honnête ce que vous avez fait là? Sufficit! Je me tais. C'est pourtant pitié de voir un jeune et joli gentilhomme dans cette maudite affaire. Allons, venez, Monsieur. Je souhaite que vous vous tiriez de là proprement, Monsieur. TORNABUONI. Je vous suis. Puisque je ne serai pas torturé, cette noble dame peut-elle m'attendre ici ? 164 LE. GEOLIER. Oui, Monsieur, elle le peut. Ce n'est pas un lieu bien agréable, croyez-moi, une prison n'est pas un palais, mais elle peut vous y attendre, la bonne créature. Cela fend l'âme de la voir pleurer. Je laisserai la serrure ouverte. Pardieu! elle n'est pas un oiseau pour cette cage! Si elle a peur, elle pourra pousser la porte. Venez, Monsieur, croyez-moi, vous avez assez bavardé; le juge vous attend, Monsieur. TORNABUONI. Sois forte, mon amie. J'ai besoin de ton courage; mon salut dépend peut-être de toi. (Tornabuoni et le geôlier sortent.) HÉ.LÈNE (seule). Mon LorenzoL. Ah! tout est fini!... N'était-il pas hier encore l'idole de la jeunesse florentine? Bon, aimable, brillant de noblesse et de beauté, quand il traversait la foule, un murmure amical accompagnait ses pas. Ht le voilà traité comme le pire des criminels! Parce qu'il résiste à la tyrannie d'un moine, il n'est plus qu'un traître, et sa tête, ivresse de mes baisers, est promise à la morsure de la hache. S'il y a un Dieu dans le ciel et s'il voit ces choses sans s'émouvoir, en quoi vaut-il mieux que les idoles de marbre des païens, qu'on tire aujourd'hui de la terre? O justice! justice!... Hélas! qu'est-ce donc que la justice du peuple? L'abaissement des grands et le triomphe des misérables. C'est l'Etat gouverné par des cordonniers et des chaudronniers, les Médicis en exil, Michel-Ange en fuite, les Tornabuoni et les Ridolfi, le plus noble sang de Florence, attendant en prison l'heure de I'échafaud. Si c'est là la justice, est-elle autre chose que haine, bassesse et ruine ? (Entrent le geôlier et Savonarole, le capuchon sur la tête.) LE GEOLIER. Entrez, mon très révérend frère. Croyez-moi, c'est ici la cellule du seigneur Lorenzo Tornabuoni, un aimable gentilhomme, sur ma foi, de bien bonne mine, et doux comme une brebis. Il est pénible de voir cette jeunesse en prison, mais la jeunesse couche volontiers avec le péché. Je souhaite que votre sainte parole le convertisse. SAVONAROLE. Paix! paix! Quelle est cette femme? LE GEOLIER. Cette digne dame, une noble créature, est la légitime épouse de Lorenzo Tornabuoni, mon très révérend frère. J'ai reçu l'ordre de la laisser entrer ici. Car sans un ordre précis, croyez-moi, je ne fais rien, je ne veux rien entendre. La consigne, je ne connais que ça. Tous les matins, au saut du lit, je me dis : « Petrucchio, mon garçon, songe à la consigne! » La consigne, c'est nos matines et nos vêpres, mon révérend frère. Que Dieu vous assiste! Vous ne dites pas la sainte messe avec plus de foi que je ne garde ma consigne. 5CÊLNE. II llllllllllilllllllllllllllll.........iiiiiiiiiiiiiiiii..........mu...............................m......llllllllnii......nui......il............................iiiiiiiiii......iiiiiiiiiiiiii 165 SAVONAROLE. C'est bon. Retirez-vous. Ma robe et mon caractère vous sont garants de la droiture de mes intentions : laissez-moi seul avec cette dame. LE GEOLIER. C'est contraire à la consigne, mon révérend frère, mais la consigne n'est pas faite pour vous. Sufficit ! Je sais les égards qu'on vous doit. Lorenzo Tornabuoni est dans la salle de justice. Dès que le juge aura fini de l'interroger, je vous l'amènerai. Convertissez-le, mon très digne frère. Extirpez de lui le péché, sondez son âme, émondez-la de tous les vices et recommandez-moi à Dieu et à la Sainte- Eglise, amen. (Il sort. Savonarole rejette son capuchon.) HÉ.LENE. Savonarole! Homme cruel! Que viens-tu faire ici? Espères-tu respirer l'odeur du sang et des chairs brûlées ? Tu t'es trompé. On ne torture point mon Lorenzo. SAVONAROLE. Que la sainte paix de Dieu descende dans votre âme! Je viens ici remplir un devoir de mon ministère, visiter un prisonnier, consoler son cœur et le ramener à Dieu ; je viens aussi pardonner à un ennemi au nom de l'amour divin. HÉ.LÈ.NE. Hypocrite, tu mens ! SAVONAROLE. Quel besoin ai-je de feindre ? Je m'approche de vous sans crainte comme sans espérance, puisque, votre mari et vous, vous êtes mes ennemis et que vous êtes impuissants. Ecoutez-moi. Je viens à vous parce que vous souffrez, parce que Dieu vous a frappés et que votre puissance s'est écroulée sur votre tête. J'apporte à votre cœur blessé le merveilleux secours de la miséricorde de Dieu. HÉ.LÈ.NE. Fourberie! SAVONAROLE. Femme, vous me jugez d'après l'orgueil égoïste de votre caste. Et parce que je tends la main à un ennemi tombé, parce que j'offre un cœur plein d'amour et de paix à ceux qui me haïssent, vous m'attribuez des desseins cauteleux et vous dites que je mens. Ah! je le sais! Vous et les vôtres, vous n'avez voulu voir en moi qu'une âme ambitieuse et violente. Vous savez que mes paroles ont retenti comme un tocsin, que ma voix a grondé comme la foudre, qu'un vent terrible est sorti de ma bouche pour ployer les cœurs comme les blés dans les champs, et vous croyez que dans mon âme il n'y a qu'orage et tempête. Dieu m'est témoin que la violence me fait violence et que ma poitrine est pleine de douceur et d'amour. HÉ.LÈ.NE. La mienne est pleine de dégoût! 166 SAVONAROLE. Avez-vous lu les divins Évangiles? C'est la tendresse aux lèvres que mon maître adoré a parcouru la Galilée. Que n'ai-je pu, pour l'imiter, cheminer par les collines de la Toscane et les plaines de la Lombardie, en chantant, au bord des fleuves, les louanges de Dieu, en bénissant, dans les chaumières, les enfants et les femmes, en prenant, sur la route, le mendiant par la main pour mendier avec lui et pour le faire asseoir avec moi à la table du laboureur, en leur enseignant à tous, avec un caressant sourire, comment on prie et comment on aime, comment on console ceux qui pleurent, comment on soulage ceux qui souffrent et comment on nourrit ceux qui ont faim ! Ce bonheur ne m'a pas été donné. Dieu n'a pas voulu. Hélas! Jésus lui-même a dû parfois être très dur. Il a fouetté les marchands du temple. A moi, son serviteur, la sainte tendresse m'est interdite. Dans le fond de mon cœur, je la contemple de loin, en pleurant et en tendant les bras vers elle, comme Moïse, du haut de la montagne où il allait mourir, considéra la Terre promise. Au lieu de miel, au lieu du vin joyeux des noces de Cana, Dieu a mis sur mes lèvres les charbons brûlants d'Isaïe. Il a forgé ma langue comme un glaive et m'a envoyé combattre les impies et les tyrans en soldat de la foi et du droit. Je suis pareil au buisson ardent : si la bouche redoutable de Dieu tonne dans les flammes qui le consument, nul ne voit tomber des rameaux en feu les pauvres roses d'amour, qui étaient les fleurs chéries de mon âme et dont la cendre méconnue est emportée par le vent. HÉ.LENE. Je te hais. SAVONAROLE. Lh ! que m'importe ? Je vous aime, comme j'aime toutes les créatures de Dieu. Pauvre enfant, qui croyez haïr et qui croyez aimer; que savez-vous de l'amour et de la haine? Connaissez donc le cœur d'un religieux, que Dieu visite dans la solitude et le silence. Souvent, la nuit, au fond de ma cellule, durant des heures et des heures, devant l'étroite fenêtre, les yeux levés vers le ciel étoilé, j'attends le Maître de mon âme. Il vient! Parfois, il s'abat sur elle comme un vent de tempête. D'autres fois, il surgit lentement au fond de moi, comme une source nouvelle, pour se frayer un passage, amollit peu à peu la terre. Une douceur miraculeuse envahit tout mon être. C'est comme une lumière vivante qui filtre dans ma chair, la pénètre, la dissout et, parvenant jusqu'à mon cœur, l'inonde d'inexprimables délices. Dieu est en moi ! Dieu se mêle à moi ! Dans l'ineffable ivresse qui me ravit à la terre et qui me berce au delà de toutes les pensées, c'est à peine si je sens les larmes du bonheur suprême ruisseler sur mon visage. Puis, Dieu se retire de moi et je m'éveille dans le monde des douleurs. Alors, pour consoler mon âme, je me prosterne devant l'image de mon Dieu sacrifié pour l'amour des hommes, je contemple ces mains et ces pieds percés de clous cruels, qu'y ont enfoncés les puissants, les riches qui s'engraissent des souffrances du pauvre, et leurs com- 5CÈNE II plices, les prêtres égarés par leur rêve de puissance. Elles saignent, les plaies divines! Elles saignent sur la croix de mon âme! Elles saignent toutes les douleurs du monde. Chaque fois qu'un mendiant tombe épuisé devant le morceau de pain qu'on lui refuse, chaque fois qu'un misérable accablé par la maladie, périt, faute de secours ; chaque fois qu'un ouvrier, frappé par le guignon, implore en vain le travail qui pourrait nourrir sa famille et, repoussé par les maîtres des manufactures, rentre en pleurant dans la masure où ses enfants attendent du pain ou la mort, les plaies du Christ vomissent un flot de sang, les plaies du Christ, de leurs lèvres saignantes, me crient : «Jérôme, tu vois ce que je souffre! Jérôme, que fais-tu pour soulager mes souffrances ? Jérôme, Jérôme, où est ton amour ? » — Alors mon sang bout dans mes veines, et quand le soleil se lève, je descends parmi les hommes. HÉ.LÈNE. Je te hais ! SAVONAROLE. Vous ne me haïssiez pas autrefois, Hélène Ricardi. En ce temps-là, dans les églises où, du haut de la chaire de vérité, je prêchais le règne de Jésus, je vous apercevais souvent dans la foule, le visage baigné de larmes. Je vous rencontrais aussi dans la ville. Vous étiez jeune fille encore. Accompagnée d'une suivante, vous vous enfonciez dans les ruelles étroites où pullulent les misérables, vous pénétriez dans leurs logis, et la sainte aumône tombait de vos mains dans les petites mains des enfants. Si j'entrais par hasard dans la même maison, vous vous retiriez en faisant le signe de la croix, avec la pudique réserve d'une vierge qui fuit la présence de l'homme, fût-il, comme moi, ministre du Seigneur. HÉLÈNE. Vous vous souvenez de cela? C'est vrai. En ce temps-là je vous admirais de toute mon âme. Peut-être vous ai-je aimé... Vous avez abusé de ma candeur, c'est pourquoi aujourd'hui je vous hais. SAVONAROLE. Vous aimiez les pauvres, Hélène Ricardi, vous aimiez le divin Maître de la charité et de la prière, le Seigneur Jésus. Pourquoi la haine a-t-elle pris la place de l'amour? Pourquoi dites-vous que je vous ai trompée? HÉ.LÊ.NE. Je vais te le dire, moine. J'avais alors seize ans. J'étais une enfant naïve. Ta parole ardente avait bouleversé mon âme. Tu me montrais, dans les pauvres, des frères souffrants, victimes de l'injustice de ce monde. Je te croyais. Je brûlais du désir de soulager leurs misères et je rougissais de ma richesse. Puis j'aimai Lorenzo Tornabuoni. Je rêvai de l'initier à mon devoir et à mon bonheur... Je voulais l'amener à toi... Tout à coup, les écailles sont tombées de mes yeux... j'ai compris... j'ai vu ! _SAVONAROLE._ •■•iii>iiiiiiiiiiiaaaiiiiiiiiitiai>iiaiiiiiiiaaiiiii(itiaiiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiiiiiiiiiiiiai(itiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii)>iitiiiiii<(tiiiiiiaiiiiiiittiii(iiiiiiiiiiaiiiiiii)iiiiiiiiiiitti 168 savonarole. Qu'avez-vous vu, mon enfant ? hé.lè.ne. J'ai vu ta fourberie. Je t'ai vu animé moins de l'amour des pauvres que de la haine des riches. Ce peuple misérable, que tu prêches, que tu visites, tu l'as excité contre nous, tu l'as enrégimenté, tu l'as conduit à l'assaut de 1'É.tat, tu lui as donné des lois qui assurent ta domination sur lui et sa domination sur nous, et tu perpétues ta tyrannie avec la sienne en le menant, à chaque échéance, à l'élection des magistrats qui gouvernent la ville. C'est de toi que ces brutes tiennent la force qui opprime l'élite riche, noble et intelligente. Tu leur as appris qu'ils sont le nombre et tu leur as enseigné à se servir de la force du nombre, en niant le droit de ceux qui ont fait la grandeur de Florence, en livrant cette grandeur à leurs mains grossières, en leur criant enfin, dans ton langage blasphématoire, que leurs usurpations, leurs excès et ta démence ont pour appui la volonté souveraine de Dieu. savonarole. Vous avez vu tout cela ? hElEne. Oui, j'ai vu l'envers d'un saint personnage, ma crédulité trompée par un imposteur, la piété et la charité des âmes tendres audacieusement exploitées par un loup vêtu de la peau d'une brebis pour la ruine des grands et l'abaissement de ma patrie. J'ai vu où aboutissaient tant de beaux sermons sur la justice et les droits des pauvres, sur l'amour des humbles et l'amour de Dieu. Ah ! ciel ! savonarole. É.coutez-moi, Hélène Ricardi. Comme vous, j'ai cru d'abord à l'efficacité suffisante de la prière et de l'aumône; j'ai cru qu'il me suffirait d'exhorter les riches et les puissants pour les amener à réfréner leur avidité dévorante, à ménager les pauvres, à les soulager par des sacrifices volontaires. Mon illusion a peu duré. A moi aussi, les écailles me sont tombées des yeux. Moi aussi, j'ai vu quelque chose. J'ai vu l'envers des riches, ou plutôt, l'envers de la richesse et de la puissance. J'ai vu tous les démons assis sur l'or : la cupidité, le vol, le meurtre des faibles, la guerre qui ruine et tue les petits, la peste qui ravage les chaumières, la famine qui extermine les misérables, tandis que l'or monte comme une marée dans les trésors des riches. J'ai vu que les peuples, rongés par ces maux, seront dévorés par des peuples plus sains. J'ai vu enfin que si le monde ne se compose pas d'égaux, il se partage en tyrans et en esclaves et que, pour affranchir ceux-ci, il faut abattre ceux-là. Tu as vu tout cela ? hélEne. 5CÈ.NE. II mu........■■■■■>.......mini.....................i...........il.............lllllll.......il......il....................i.......i.....i......h......i......i.........min................... 169 SAVONAROLE. tt j'ai fait mon devoir, parce que Dieu m'a choisi pour sauver l'Italie. HÉLÈNE. Dieu t'a choisi ? SAVONAROLE. Si vous aviez entendu la voix qui me parle au pied du crucifix, vous comprendriez ma conduite. Dieu ne vous parlait-il pas autrefois, Hélène Ricardi ? HÉLÈNE. Je l'ai cru. SAVONAROLE. Vous reviendrez à lui, car il protège ses serviteurs! Je me suis abandonné à sa volonté sainte et les événements m'ont obéi comme le chien obéit à son maître. N'est-ce pas la preuve de ma mission? Au reste, je n'ai transgressé aucune loi divine. J'ai été doux et miséricordieux à ceux que j'abaissais. M'avez-vous jamais vu ordonner une violence ? Si les vôtres ont parfois reçu des coups, subi la prison ou l'exil, n'en accusez que leur résistance aux décrets de la Providence divine, et peut-être le zèle un peu brutal de ceux que vous avez trop longtemps opprimés. Pour moi, j'ai conseillé au peuple de Florence les lois qu'il devait se donner, je ne me suis jamais mêlé de leur exécution, si ce n'est pour en adoucir la sévérité. Je suis l'ami de tous ceux qui souffrent, c'est pourquoi vous me voyez ici. HÉLÈNE. Dis-tu vrai ? SAVONAROLE. Dieu m'entend. HÉLÈNE. Je voudrais te croire. C'est pourtant à cause de toi que Florence a jeté Lorenzo en prison. SAVONAROLE. E.n conspirant contre notre République chrétienne, il a péché gravement contre Dieu. Mais la miséricorde divine est sans bornes. Ayez confiance en elle. Dieu sauvera peut-être votre mari. HÉLÈNE. Ah ! Sauve-le, toi ! Sauvez-le, frère Jérôme ! Vous vous dites bon et miséricordieux ! Vous êtes tout-puissant à Florence. Sauvez Lorenzo! Voyez! Tout mon orgueil m'abandonne. Je tombe à vos pieds et je pleure. SAVONAROLE. Hélas! Relevez-vous, Madame. Ce que vous me demandez est impossible. Si votre mari a péché contre moi, je le lui pardonne. Je l'ai déjà oublié. Mais il a _SAVONAROLE_ ■i........iiiiiii......mu.......i.......iiiiiiiiiiiiiiiiiiii..........illllllllllllllllllllllllll.................................................................................................. 170 voulu détruire la République chrétienne; la justice de la République le jugera. Je ne puis intervenir en faveur des ennemis de Florence. HÉ.LÈ.NE. Ne me repoussez pas ! Laissez-vous toucher par ma douleur. Florence écoute tous vos conseils. Dites un mot, un seul mot de pitié aux magistrats! Parlez au peuple! Apaisez sa colère! Si, si, vous le pouvez! Vous êtes le maître! Tous vous obéissent! Pitié, frère Jérôme, pitié! C'est votre Hélène Ricardi qui vous implore! (Entrent Tornabuoni et le geôlier.) TORNABUONI. Quevois-je? Mon Hélène aux pieds de notre ennemi? Debout, femme! N'as-tu pas honte? Fi, cela est indigne de ton nom et du mien. HÉ.LÈ.NE. C'était pour toi, Lorenzo ! TORNABUONI. Rougis, malheureuse! Va-t'en! Et songe à ce que je t'ai prescrit. Va. Tu reviendras demain. (Elle sort.) Lt toi, infâme coquin, n'espère pas sortir d'ici vivant! (Il se précipite sur Savonarole.) LE GEOLIER (l'arrêtant). Arrêtez, Monsieur! Pas de violences, je vous prie! Cette prison n'est pas une assemblée publique. On est pacifique ici, Monsieur! Voyons! Ne me forcez pas à vous casser quelque chose. Croyez-moi, Monsieur, je vais vous mettre aux fers, Monsieur, et ce sera dommage. Paix, vous dis-je; laissez ce digne frère en paix! TORNABUONI. Tu as raison, l'ami, n'anticipons pas sur la besogne du bourreau. SAVONAROLE. il me semble que vous avez plus à le craindre que moi. La détresse vous égare. Songez à votre âme, mon frère. L'heure est grave. TORNABUONI. Elle n'est grave que pour toi. Ah! Je sais enfin ce qui se passe! Le juge que je quitte, tremblait en m'interrogeant. A travers ses questions embarrassées, ses hésitations et ses excuses, — car il s'excusait en me parlant, — j'ai deviné ce que je brûlais de savoir. La noblesse florentine s'est levée. Elle a pris les armes. Elle s'apprête à punir l'affront qu'on lui fait. Et la canaille frémit de terreur. SAVONAROLE. Mon frère, mon frère, votre aveuglement m'inspire une pitié profonde. Si la République était en danger, serais-je ici ? Ouvrez les yeux à la réalité. Considérez cette prison où vous êtes et d'où vous ne sortirez que pour être jugé selon les lois de la République. 5CÊLNL II ..............................................................min......un.....m......i.....in...................i.....min.......h...................i...........m......h............ 171 TORNABUONI. Ta République n'existera plus demain. SAVONAROLE. Son existence est dans les mains de Dieu. Quelle haine étrange lui portez-vous donc, mon frère, vous qui êtes jeune et naturellement généreux? Ah! vous ne l'avez pas comprise! TORNABUONI. Pas comprise! Elle est, pardieu, aisée à comprendre. Tous, tant que vous êtes, hommes, femmes, enfants, moines, marchands, artisans et soldats, vous passez le temps à prier, à jeûner, à geindre et à braire des cantiques, à vous espionner les uns les autres pour dénoncer quiconque s'avise de jouer aux dés, de posséder un livre galant ou une belle peinture, de rire et de parler aux filles. Une morne cité, sans beauté et sans joie, moitié couvent et moitié hôpital, voilà le modèle que vous rêvez d'imposer à l'Italie, voilà ce que vous avez déjà fait de Florence, — de cette Florence superbe, naguère toute rayonnante de la gloire des artistes et des savants qu'y avait assemblés le duc Laurent de Médicis. Votre République, mon révérend, c'est un catafalque. Impossible d'y vivre, à moins de prendre avec vous la vie pour une messe de requiem. Ce n'est pas ma manière. Je sens mon cœur plein d'énergies bouillonnantes qui veulent se répandre au dehors par toutes les issues de la joie, de la jouissance, de la domination. SAVONAROLE. Ainsi vivent les païens ! TORNABUONI. Vous n'avez qu'une règle : s'abstenir, se priver, se courber sous mille obligations qui amoindrissent... Je veux m'élever sans fin et sans frein, m'élancer vers tous les sommets, assouvir tous mes désirs, illuminer mon esprit de pensées glorieuses, enivrer mes sens et mon âme de toutes les délices de la Beauté. Ah! la Beauté! Qu'elle soit la reine de notre jeunesse! Qu'elle soit, avec le divin savoir, la reine de Florence! Je veux, entends-tu, que Florence travaille à produire mille chefs-d'œuvre de l'art et de la pensée, qu'elle en peuple l'Italie et le monde, qu'elle illumine désormais la terre comme une nouvelle Athènes. Ainsi le veut avec moi l'élite de la jeunesse. Voilà pourquoi ta République doit périr. Nous conspirerons contre elle jusqu'à ce qu'elle crève. Résigne-toi, moine; les choses nouvelles dévorent les vieilles; c'est le jeu de ce monde. SAVONAROLE. Il t'a conduit dans cette prison. TORNABUONI. II t'y conduira à ton tour. Et maintenant débarrasse-moi de tes homélies. Je veux réfléchir aux paroles que je prononcerai pour ma défense devant tes bons chrétiens de magistrats, qui ne songent qu'à me trancher la tête. 172 SAVONAROLE. Cette fièvre tombera. Je prierai Dieu de vous montrer votre âme. En attendant, considérez ces tristes murs. Ils vous donneront de bons conseils. — Adieu, mon frère. Je reviendrai dès que vous le désirerez. LE GEOLIER. Eh ! eh ! comme cela fait le malin ! Un jeune coq, croyez-moi, un jeune coq, mon révérend frère : beaucoup de gosier et peu de cervelle. Allons! Il deviendra peut-être plus sage quand il sera seul. (Il sort avec Savonarole.) SCENE III UNE SALLE DU PALAIS DE LA SEIGNEURIE. — Au fond, un tribunal à huit sièges. A gauche, un siège isolé pour le gonfalonnier. A droite, en avant, une petite table et un siège pour l'avocat. A gauche, une grande fenêtre. Vis-à-vis, à droite, une grande porte. Petite porte dans le fond à droite. BONCORSI. Bonjour, seigneur Sangallo ! SANGALLO. Déjà ici ? BONCORSI. Je suis arrivé de bonne heure. Je suis, je l'avoue, un peu agité. Votre santé est bonne ? SANGALLO. Hé! Hé! j'ai passé une mauvaise nuit et je me sens un peu de fièvre. Que diable! Il y a de quoi ! BONCORSI. Vous avez vu le peuple assemblé sur la place ? SANGALLO. Je vous crois ! Il m'a fallu traverser cette foule frémissante, écarter poliment les citoyens qui m'interpellaient, jouer parfois des coudes et parfois attendre avec patience qu'on voulût bien me laisser passer. Il ne ferait pas bon, là-bas, d'être connu pour un ami des Médicis. llllllllllllllllllllllllllllll.....Illllllllllll......Illllllllllllllllllll.......lllllll.....Illlllllllll.........Illllllllllllllllllllllllllllllllllllll......Illlllllllllllllllllllllllllllllllllllll 174 BONCOR5I. La garde, au bas de l'escalier, est-elle en force ? 5ANGALLO. C'est une petite armée. Il y a des piquiers, des hallebardiers, des arquebusiers. Messire Francesco Valori leur assigne leur besogne. BONCOR5I. Un grand citoyen ! 5ANGALLO. Un homme probe et juste. Bien qu'il haïsse les Médicis, il ne permettra pas qu'on moleste leurs partisans s'ils restent dans la légalité. SPINI (entrant). Honorés collègues, je vous salue. BELMONTE (entrant avec lui). Agréez aussi mon bonjour. BONCORSI. Nous sommes bien aises de vous voir calmes et fermes en ce moment périlleux. BELMONTE. Mon âme est à la hauteur de son devoir. SANGALLO. Je vous en félicite. BONCORSI. Allons ! cher collègue, avouez que vous lui enviez son courage. SANGALLO. Je vous jure que je ferai mon devoir. Mais je ne puis m'empêcher de voir le danger. Nous prononcerons notre sentence au péril de notre tête. SPINI. Sangallo a raison. Approchez de la fenêtre. Voyez-vous là-bas ces groupes nombreux qui se distinguent par leur attitude morne au milieu de l'agitation générale? Ce sont des partisans des Médicis. SANGALLO. Aujourd'hui ils se tiennent tranquilles en face du peuple irrité. Mais la vengeance bouillonne dans leur cœur. SPINI. Malheur à nous le jour où ils seront les plus forts ! SCÈLNE III llllll.........Illllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllli.....llli.....III.....1111.................11111111111.....1111111111111 ■ 111111 ■ 111 ■ 11 ■ 111M1111111 ■ I ■ 1111.....11IIIIIIIIIIIIIIIII1.....1111 175 BELMONTE. II ne faut pas qu'ils le deviennent. C'est à nous de l'empêcher. BONCORSI. Bravo ! Voilà qui est parler. Pour moi je ne crains pas de le dire, mon jugement est fait d'avance. La mort. SANGALLO. Je n'y contredis point, veuillez le croire ! SPINI. Ni moi. BELMONTE. Je vous ai dit que je ferai mon devoir. Je jugerai selon ma conscience. BONCORSI. Il ne saurait y avoir deux avis. BELMONTE. Je le crains pour les accusés. TADDEI (entrant). 5uis-je en retard, Messieurs ? Lxcusez-moi ! Je vous donne le bonjour. On ne traverse pas comme on le souhaite la masse du peuple ni les postes de la garde. Ouf ! vous me voyez tout essoufflé. BONCORSI. Remettez-vous. Vous n'êtes point le dernier. SPINI. Le président n'est pas encore arrivé. BELMONTE. Lt deux de nos collègues manquent encore. TADDEI. Je sais, je sais. Je les ai vus dans la cour. Voulez-vous connaître la nouvelle ? Ils s'entretenaient avec le seigneur Vespucci, le défenseur des accusés. BELMONTE. Je n'aime pas cela. SANGALLO. Quoi ! notre estimable président ?... BONCORSI. Avec le seigneur Vespucci ? Je flaire une trahison ! i......................................................................................................min.................................................................................. 176 TADDEI. Je ne sais. Le président Martini était singulièrement animé. BONCORSI. Des familles riches et puissantes. Elles offrent de l'or, sans doute. Cela pue les marchandages infâmes. Prenons garde ! La République a ses Judas. SPINI. Comme vous y allez ! SANGALLO. Impossible ! Notre président, un homme si riche... BELMONTE. Tous les trois, dites-vous ? Tous les trois s'entretenaient avec le seigneur Vespucci? Savez-vous que c'est très grave ! S'il manque à la condamnation trois voix sur huit, — la loi des six fèves est formelle, — les condamnés peuvent en appeler au Grand Conseil. SPINI. Juste ciel ! SANGALLO. Dans le Grand Conseil, les Nobles sont les maîtres. Par la sainte couronne d'épines ! Il ne faut pas que le Grand Conseil puisse Juger l'affaire, ou Florence est perdue ! BELMONTE. Voyons, Taddei, êtes-vous certain d'avoir bien vu ? TADDEI. Ils étaient trois, vous dis-je. Mais le président avait le visage enflammé et parlait avec violence. Peut-être était-ce de l'indignation. BELMONTE. On verra bien. TADDEI. Chut, le voici. MARTINI (entrant). Dieu vous garde, Seigneurs juges ! Vos collègues Mosso et Lorfano seront ici dans un instant. Je les ai laissés dans la cour où Messire Vespucci discute avec eux un point de droit. Pour moi, je n'ai pas voulu demeurer plus longtemps dans la compagnie du défenseur des traîtres. SPINI. Dieu merci ! Vous parlez comme il faut. .....................................................................................................................................................mil it mu liiiiiiiiiii m uni i mu mu uni mii 177 MARTINI. En douter serait me faire injure. SANGALLO. A la bonne heure ! A la bonne heure ! Que je vous serre la main ! Plus nous serons unis et moins il y aura du danger. Je suis sûr que ces canailles d'enragés tâchent de susciter quelque défection parmi nous pour effrayer les autres. Il ne faut pas que cela soit, mes chers collègues. L'union, vous dis-je, l'union et le courage. BONCORSI. Que diantre ! Mon courage n'a pas besoin de s'appuyer sur autrui. BELMONTE. Ne nous appesantissons pas là-dessus, je vous prie. L'heure marche. L'audience devrait déjà être ouverte. Faisons appeler nos collègues et messire Vespucci. MARTINI. Vous conviendrait-il de vous charger de ce soin ? BELMONTE. Volontiers. (Ouvrant la porte.) Holà ! que l'on aille chercher les seigneurs Mosso et Lorfano ! Appelez l'avocat Vespucci. Avertissez aussi l'illustre gonfalonnier de la République, messire Francesco Valori. SANGALLO. Oh ! Oh ! Entendez-vous? on se bat sur la place. SPINI ET TADDEI. Voyons ! BONCORSI. Ouvrez la fenêtre. BELMONTE. Qu'y a-t-il ? (Cris au dehors.) SANGALLO. On se bouscule. La foule essaie d'envahir le palais. TADDEI. Mais la garde la repousse. SPINI. Voyez là-bas les enragés, qui se tenaient si tranquilles tout à l'heure ! Regardez ! Ils attaquent le peuple. MARTINI. Oui, mais ils sont battus. iaii<(tiitiaiai)aaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiaiiat<>>iiiiiiiiiiiiaiii>i>itt<>ti»iii>iiiiiiiiiiiiii)iiiiiiiiii>itaiaitiiiiiiiiiiiiiiiinaiaia>> 186 VOIX AU DEHORS. Oh! oh! Justice! A mort, les traîtres! Châtiment! A mort! Abattez les enragés! Mort aux Médicis et à leurs amis! Frappez les ennemis de Florence! Oh! Oh! MARTINI. L'escalier est envahi. Qu'on garde la porte et qu'on ramène immédiatement les accusés dans la prison. UNE VOIX AU DEHORS. 5i les juges sont lâches... UNE AUTRE VOIX. Ce sont des traîtres ! UNE AUTRE VOIX. Nous ferons justice nous-mêmes. UNE VOIX. Ln avant ! (On frappe sur la porte.) UNE VOIX. Où sont les prisonniers ? Il nous faut les prisonniers ! UNE VOIX. Nous enfoncerons la porte. UNE VOIX. On ne passe pas ! (Huées.) UNE VOIX. Fils de truie, voilà pour toi ! UNE VOIX. Chien ! je suis blessé. PLUSIEURS VOIX. Liberté ! Liberté pour Florence ! UNE voix. Ne frappez pas, soldats ! Laissez passer le peuple ! MOSSO. Le seigneur Valori laissera-t-il la populace molester les juges ? VALORI (ouvrant la porte). Arrêtez, mes amis ! CRIS AU DEHORS. Vive Valori ! Vive le gonfalonnier de la République ! .......................■■•■■■■■■■■■■i.......i.......mm.....................ni...................mi..................................ïïïïïïïï.............i.............i.....ïïïïïïïïîïïïi 187 VALORI. Respectez les magistrats. Je vous promets qu'ils feront justice. Les traîtres seront punis ! (Acclamations). Retirez-vous. Attendez la sentence sur la place avec tranquillité. Le désordre ne peut que nuire à notre cause. Soyez dignes dans votre force : votre calme fera l'orgueil de la patrie et la terreur de vos ennemis. (Nouvelles acclamations.) BONCORSI. Et maintenant, mettons la sentence aux voix. BELMONTE. MOSSO. BONCORSI. LORFANO. SPINI. Votons ! Je ne voterai pas. Vous ne voterez pas ? Ni moi. Que signifie ce langage ? MOSSO. Nous ne pouvons juger avec dignité sous la menace de l'émeute. LORFANO. Pour moi, je ne veux pas que mes ennemis puissent un jour dire que la crainte a dicté ma sentence. MARTINI. Messieurs... TADDEI. Que prétendez-vous donc ? MARTINI. Ln présence de ces événements tumultueux, ne convient-il pas de remettre le jugement à un autre jour ? BELMONTE. Ah ! ah ! Est-ce là ce que vous voulez ? LORFANO. Nous voulons juger librement. BONCORSI. Vous voulez sauver les traîtres et donner à Pierre de Médicis le temps d'arriver. BELMONTE. Tous les traîtres, je le vois, ne sont pas en prison. •■■■■•(«•■■•■■••■■•■■•■•■■■■■■■■•••••■■■■•••■•■■■■■■(•■■■■■■■■■•(•■•■■■■■•■■•••■■■■■■■■■«■•■■■■■■•■■■■■■•tiititiiiiiiiiiiiaïaïaiiiiittiiiiitiiiiititiaiiaiitiiiiiiaiiiiiiiaiiiiiiiiaiiiiiiaiiiiaiiiiixi 188 MOSSO. On nous insulte. LORFANO. Quittons la salle ! Venez ! SPINI. Par où sortiriez-vous ? Le peuple occupe l'escalier. MOSSO. II y a le passage secret par où l'on a reconduit les prisonniers. SANGALLO. Ne partez pas, je vous en conjure ! Restons unis, chers collègues. Il faut que tous partagent les mêmes responsabilités. Ces discussions sont effrayantes. LORFANO (à Mosso). On nous a insultés. N'avez-vous pas entendu ? SANGALLO. Nous ne pouvons pas juger sans vous. MARTINI. C'est évident. LORFANO (à Mosso). Levez-vous donc et sortez avec moi. (ils se lèvent.) VALORI. Nul ne sortira, je le jure. A vos places ! Faut-il que je vous passe mon épée à travers le corps ? Faut-il que j'ouvre la fenêtre et que j'appelle le peuple qui vous mettra en pièces ? Faites votre devoir. Votez. Chacun de vous a devant lui des fèves noires et des fèves blanches. Les noires signifient condamnation à mort. Voici l'urne. Allons, votez, seigneur Martini. A votre tour, seigneur Lorfano ! Au vôtre, seigneur Mosso ! Puis, à vous, Messieurs. Nous cédons à la violence. Le résultat du scrutin. Écoutons. MOSSO. MARTINI. SANGALLO. MARTINI. Deux fèves noires, trois, quatre, cinq... condamnés ! SPINI. Condamnés ! BELMONTE. Vive la République ! Vive la liberté ! ....................................................................................................................................................................................................... 189 VALORI (ouvrant la fenêtre). Ecoutez ! citoyens ! CRIS AU DEHORS. Ecoutez ! silence. VALORI. Les traîtres sont condamnés à mort. Vive Florence ! CRIS. Vive Florence ! Vivent les juges ! Bravo ! Bravo ! VESPUCCI (Rapprochant). Permettez. Combien y a-t-il de fèves noires ? MARTINI. Cinq, — et trois fèves blanches. VESPUCCI. La loi des six fèves, établie à la demande du frère Jérôme, déclare de droit l'appel au Grand Conseil lorsqu'une condamnation capitale n'a pas réuni au moins six voix. J'en appelle au Grand Conseil. PLUSIEURS. Oh ! oh ! VALORI. Dieu tout-puissant ! BONCORSI. Voilà le complot. LORFANO. Non, voilà le droit. SANGALLO. C'est à en perdre la raison. Quel labyrinthe que les lois ! BELMONTE. Non ! Pas d'appel ! La sentence doit être exécutée, sinon c'en est fait de la République. VALORI. La chose est très claire. Après avoir entendu proclamer la condamnation, le peuple s'estimera trahi si l'appel est accordé. Il est des moments où le salut public est au-dessus des lois. Les lois sont-elles faites pour la perte de l'É.tat ? Quiconque aime sa patrie, lui sacrifie sa vie et celle de ses enfants; à plus forte raison celle des ennemis publics ! Le seigneur Valori a raison. TADDEI. 190 MARTINI. Songez, chers collègues, à la honte qu'il y aurait à violer la loi. LORFANO. Une loi proposée par le frère Jérôme ! Une loi toute fraîche, qu'il s'agit d'appliquer pour la première fois ! tt parce que son application pourrait profiter à vos adversaires, vous, magistrats de la République, vous voulez la violer. C'est odieux. Mieux vaudrait pour votre honneur tomber morts dans cette salle. VALORI. Quelle journée d'angoisse pour les justes ! Notre conscience est déchirée. Faut-il donc consentir à la ruine certaine de la liberté par respect pour une loi établie pour sa sauvegarde ? La légalité est parfois bien misérable ; — et pourtant c'est la légalité. BELMONTE. Elle est parfois bien criminelle. VALORI. Dieu le dit au fond de mon cœur. Voyez-donc ! Sur huit juges que vous êtes, cinq se sont prononcés pour la mort des traîtres et le salut de Florence. Cela suffit. Une telle majorité manifeste la justice. Si l'on persiste à réclamer l'appel, eh bien, Florence décidera. Je vais faire sonner les cloches, assembler le peuple, lui exposer l'affaire et lui donner à choisir entre vous et moi. S'il accorde l'appel, je résignerai aussitôt ma charge, car je ne veux pas présider à l'anéantissement de la République. Ainsi, dès ce soir, le peuple nous dictera sa volonté. VESPUCCI. Ce sera la guerre civile. Calmez-vous. Ne déchaînons pas une tempête nouvelle. Mieux vaut terminer cette déplorable affaire par des concessions réciproques. Ecoutez ce que je vous propose, — et je prie les seigneurs juges qui ont déposé dans l'urne une fève blanche, d'appuyer ma proposition. Puisque l'auteur véritable de la loi des six fèves est le frère Jérôme, nul ne peut mieux que lui juger s'il convient de l'appliquer dans l'occurrence ou s'il est opportun d'opposer à notre demande le prétendu salut de l'Etat. MOSSO. Que voulez-vous dire ? VESPUCCI. Rien qui ne soit juste et honnête. Je vous conseille, Messieurs, de vous en rapporter à l'avis du frère Jérôme. Qu'il soit votre arbitre ! Qu'il décide s'il faut accorder ou refuser l'appel ! Et quelle que soit sa décision, jurez de vous y soumettre. VALORI. Etrange invention ! Et pourquoi pas, après tout ? Le frère Jérôme est l'ange gardien de la République. Il est plus avisé que nous, puisque visiblement il est inspiré par Dieu. iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiMiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii^ 191 LORFANO. Tout cela me confond. Devons-nous vraiment ?... VESPUCCI. J'ai dit que les accusés sont innocents. Rien ne le saurait prouver avec plus de force que la proposition que je vous fais en leur nom, car ils remettent leur sort entre les mains du frère Jérôme et se sacrifient ainsi au salut de la République. — (A Lorfano) Vous les desserviriez cruellement en repoussant mon conseil. Jurez donc de vous soumettre à la décision du frère Jérôme. LORFANO. Je le jure. (A part.) Mais je n'y comprends rien. MOSSO. Je le jure. MARTINI. Nous le jurons tous. BONCORSI. La surprise obscurcit mon entendement. 5uis-je halluciné, ou deviennent-ils fous? VESPUCCI. Si ces citoyens doivent périr, n'oubliez pas leur sublime sacrifice. VALORI. Il ne s'agit pas de cela. Vous seul avez imaginé cet expédient. Néanmoins, j'admire votre modération, seigneur Vespucci, elle évite à la patrie de grands malheurs et de tout cœur je vous en remercie. SANGALLO. Le seigneur Vespucci est un digne citoyen. VESPUCCI. Ne convient-il pas d'envoyer deux ou trois délégués auprès du frère Jérôme ? Le seigneur Valori consent-il à accomplir cette démarche en compagnie du vénéré président de ce tribunal ? VALORI. Volontiers. MARTINI. J'y consens aussi. VALORI. Rendons-nous donc à Saint-Marc sans tarder davantage. Il est deux heures. A six heures nous vous retrouverons ici pour vous rendre compte de notre ambassade. (Il sort avec Martini.) BONCORSI. Allons prendre un peu de repos ; nous reviendrons avant six heures. (Boncorsi, Sangallo, Spini, Belmonte et Taddei sortent ensemble ; les gardes sortent aussi.) IISiaiItClllllllllllltKlllllllltBVIflllJilllBIIIlllil>llllllllllIB 192 LORFANO. Et maintenant, seigneur Vespucci, nous expliquerez-vous ?... VESPUCCI. C'est bien simple. De toute manière, les accusés étaient perdus. Le peuple, à la voix de Valori, les eût massacrés et votre vie n'eût pas été épargnée. A présent, tout dépend du frère Jérôme, et, quoi qu'il décide, il se perd. S'il accorde l'appel, dans quelques semaines sa République aura cessé d'exister. S'il le refuse, lui, l'auteur de la loi des six fèves, il se rendra odieux et perdra bientôt tout crédit. LORFANO. Admirablement calculé ! Avez-vous remarqué comme cet imbécile de Valori a donné tête baissée dans le piège ? Ses volontés bouillonnent et bruissent comme l'eau d'une cascade, qui vient en grand tumulte remplir la cruche qu'on lui tend. MOSSO. Savonarole est plein de ressources. Hem ! Faites-moi l'honneur, Messieurs, de partager ma collation. VESPUCCI. Avec plaisir. LORFANO. Nous vous suivons. SCÈLNt IV LA CELLULE DE SAVONAROLE A SAINT-MARC. SAVONAROLE, BEATO, SACROMORE, PACOME SAVONAROLE. Rien encore. Le frère Dominique, que j'ai envoyé aux nouvelles, ne revient pas. Il est là-bas, sans doute, mêlé au peuple sur la place de la Seigneurie, attendant que le jugement soit rendu. Dieu, que les heures sont lentes ! Priez, mes frères, priez sans relâche, afin que, dans cette redoutable journée, le Seigneur inspire aux magistrats de Florence, qui jugent les rebelles, ce qu'il faut faire pour le salut de la République. SACROMORE. Le Tout-Puissant est avec nous. SAVONAROLE. A genoux, vénérable frère Pacôme; à genoux, mon bon frère Sacromore; priez à ma place et en mon nom! J'ai passé en prières la nuit et la matinée; mes genoux sont meurtris et mon âme fatiguée ne parvient plus à se dresser vers Dieu. Récitez ensemble devant le crucifix le saint Rosaire. SACROMORE et PACOME (s'agenouillant). In nomine Patris et Filii, et Spiritus Sancti, amen. Laudetur Jesus-Christus. SACROMORE. tiiiiaïaiiaïaitiiiiiiaiiaiiiiiiiiiiiiBiiiiiiaiiiiiiiiiaiiaiijiiiaïaïaiiiiiiiiiaiiiiiiiiAiiiiiiiiiaiiiiiiiiiiiiaaaiaiiiiaiiiiiiiiBiiiiiiiiiiiiiiiiKiiictiiiiiiiisiaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiBBiiiJiiii 194 PACOME. In saecula saeculorum. SACROMORE. Credo in unum Deum... SAVONAROLE. Et toi, approche, mon doux Beato. J'ai honte de te laisser voir mon trouble. Admirable est ta foi en Dieu, cher enfant. Tu es de ceux que le Seigneur n'abandonne jamais et ta sainte confiance brûle devant lui, comme la lampe du Sanctuaire, d'une flamme douce et toujours égale. Dis-moi, qu'as-tu fait ce matin ? BEATO. Je n'ai cessé de prier. SAVONAROLE. Dieu t'écoutera, toi, la plus jeune et la plus pure brebis de mon troupeau. BEATO. J'ai prié pour Florence. J'ai prié pour vous aussi, mon père, afin que, cette fois encore, Dieu vous délivre des embûches de vos ennemis. SACROMORE. Hem! hem!... adveniat regnum tuum, fiât voluntas tua... poltron, va!... sicut in cœlo et in terra... Ça vous claque des dents au moment du triomphe! Couard!... couard!... hem!... panem nostrum quotidianum... SAVONAROLE. Rassurez-vous, mon enfant. Mes ennemis ne peuvent me faire aucun mal. Le complot a été découvert à temps, et les conjurés, soit qu'on les condamne, soit qu'on les acquitte, sont réduits à l'impuissance, tandis que le peuple, effrayé du danger couru par la République, serre les rangs autour de nous. SACROMORE. Dominus tecum. Demain on portera le frère Jérôme en triomphe! SAVONAROLE. Paix, mon frère! BEATO. Et pourtant vous êtes triste. SAVONAROLE. Parlons plus bas. Je songe à mon œuvre. Pourquoi me paraît-elle aujourd'hui moins forte et moins pure? Le zèle de Dieu n'anime qu'un petit nombre d'entre nous. Les autres sont venus à moi poussés par leur intérêt, par des haines à satisfaire, et surtout par la légèreté et l'inconstance de leur esprit qui voyait dans mon action une nouveauté attrayante. Ces hommes m'abandonneront au premier revers. SCÈNE IV ■mi"........................................................"mil"............................................................................................................ 195 BEATO. Hélas! SAVONAROLE. Puis, je le crains, nous ne sommes pas ce que nous devrions être. On ne m'a pas compris. Les plus zélés de nos amis recherchent avec trop d'âpreté la victoire plutôt que le bien, et, la victoire obtenue, ils ne songent qu'à assurer solidement leur domination. Moi-même, n'ai-je pas trop souvent fermé les yeux sur les excès des ignorants et des fanatiques, estimant qu'il fallait pardonner quelques fautes à ceux qui soutenaient notre cause avec le plus d'impétuosité? C'est ainsi que nos actes ont travesti ma pensée. Qu'avons-nous fait et quel spectacle donnons-nous au monde! Pour la première fois mon cœur fléchit et s'ouvre à l'inquiétude. BEATO. O mon père, j'avais pressenti votre chagrin. J'ai prié Dieu de toute mon âme, afin qu'il éloigne de vous le calice d'amertume. SAVONAROLE. Hélas ! il colle à mes lèvres ! L'heure va venir de l'angoisse et des tribulations. BEATO. Mon père! Mon père! Rappelez à vous votre grand courage. Il faut espérer contre le malheur, contre la mort, contre la raison et contre la nature. L'espérance est la fontaine de vie et la source des miracles. Baignez-y votre grande âme et elle sera guérie. SAVONAROLE. Étrange enfant! C'est toi qui parles à Savonarole d'espérance et de courage! Seul dans ce cloître, avec quelques vieillards comme le frère Pacôme, tu te tiens éloigné de la lutte ardente où j'ai entraîné mon troupeau. Lt moi, qui mène mes moines à la bataille pour le salut de l'Église et la gloire de Dieu, au lieu de te mépriser comme un déserteur de la guerre sainte, par un mystère singulier de mon cœur, je t'aime avec la tendresse d'un père pour un fils de prédilection. Plus qu'aucun être vivant tu es près de Dieu. Dis-moi, d'où te vient cette constance inébranlable où ma tristesse trouve un si doux secours ? BEATO. Comment connaîtrais-je le découragement puisque je ne lutte pas contre les hommes? Je n'ai pas, mon père, le cœur de flamme qui vous porte aux combats. Je ne suis qu'un enfant qui respire à l'écart des saintes fleurs de l'Évangile. Je ne résiste pas au méchant, je ne combats personne. Je suis une brebis timide et vous êtes semblable au berger David qui défaisait les Philistins. SAVONAROLE. Lst-ce une leçon que tu me donnes? Je connais l'histoire de Marthe et de Marie. Tu as peut-être choisi la meilleure part. Moi je n'ai point choisi, Dieu a choisi pour moi! UIIIIBlItllIIllIlllllllllllllBIIIJIIlIBlIllIllllillIJIIIIIlIlltlIllllllIRlIlllIllllllllliaiJIIIIIItlIIllIlIllIllIllIllIBIlllllilBIIIttlIIlfllIlllllllllllllIllIlllllltAEIIlItlIlllllllllIllllillIlllilll 196 BEATO. Et nous vous aimons, nous vous vénérons comme un saint. A chacun sa vocation, mon père. La vôtre, hélas ! vous expose aux troubles du cœur et aux pires dangers. Qui combat le monde est combattu par le monde. Et qui frappe par le glaive, périra par le glaive. Le Christ lui-même nous en avertit. SAVONAROLE. Jamais je n'ai levé le glaive! Jamais je n'ai frappé une vie humaine. Mes mains sont pures de sang. Pourtant tes paroles répondent à mon trouble. Connais-tu Lorenzo Tornabuoni? C'est un jeune cavalier qui a quelques années à peine de plus que toi. BEATO. Je l'ai vu parfois dans la ville. Il paraît aimable. Nous nous sommes un jour regardés, peut-être avec le regret de ne pouvoir être amis. C'est un païen. Dieu et le monde nous séparent. Mais ce jour-là, j'ai prié pour le salut de son âme. SAVONAROLE. Il est parmi les prisonniers que l'on juge en ce moment. J'aurais voulu le sauver. BEATO. Ne le pouvez-vous faire? SAVONAROLE. A l'heure où les plus terribles dangers menacent les chefs de la République, chercher à sauver l'un des traîtres, n'est-ce pas trahir moi-même l'illustre Valori, alors que mon devoir me prescrit de le soutenir de toutes mes forces ? BEATO. Devoir douloureux, qui fera saigner votre cœur. SAVONAROLE. Il y a aussi sa pauvre femme, qui m'a imploré à genoux. BEATO. O mon père, ayez pitié! SAVONAROLE. Hélas! Les paroles du légat du pape tourmentent ma conscience; il y a deux morales, a-t-il dit : celle de l'obéissance et celle du commandement. BEATO. L'Évangile n'en connaît qu'une : c'est la loi d'amour et de pitié. SAVONAROLE. 5i pourtant le légat avait raison! Ah! L'Évangile est la flamme de ma vie! Mais pour avoir voulu imposer au monde sa divine morale qui sanctifie les cœurs, me voici, malgré moi, presque arrivé au commandement d'un Etat, et des devoirs mu......i.....................................................il................................................................................................................................. 197 nouveaux surgissent à mes yeux en opposition avec les devoirs que jusqu'ici je considérais comme sacrés, — frères ennemis qui se ruent les uns contre les autres, le poignard à la main. BEATO. Maître, souvenez-vous des paroles du divin Maître : « On ne peut servir deux maîtres à la fois ». — Lt il a dit aussi : « Le royaume de Dieu n'est pas de ce monde ». SAVONAROLE. Tais-toi. — Quelqu'un gravit l'escalier en toute hâte : c'est le frère Dominique. Enfin! Enfin! (II va ouvrir la porte.) SACROMORE. Et libéra nos a malo. — Amen. — Frère Pacôme, j'ai entendu quelques-uns des propos de notre prieur : sûrement il est malade... PACOME (récitant son rosaire). Benedicta tu in mulieribus et benedictus fructus ventris tui Jésus. Sancta Maria... (Entre Dominique. DOMINIQUE. Dieu l'emporte! Ils sont condamnés! SACROMORE. Alléluia! Vive le Roi Jésus et sa bonne République florentine! DOMINIQUE. Le seigneur Valori a harangué le peuple. Les bons citoyens parcourent les rues en chantant. SACROMORE. Entonnez le psaume : « L'Éternel est ma lumière et ma délivrance; de qui aurai-je peur !» Ou plutôt, chantons le cantique des Hébreux après le passage de la mer Rouge : « Tu as ruiné par la grandeur de ta majesté ceux qui s'élevaient contre toi. Tu as allumé ta colère qui les a consumés comme du chaume». Ah! les canailles, les canailles, les voilà par terre! Il faut absolument chanter un Te Deum. 5onnerons-nous les cloches, frère Jérôme? Mais parlez donc, frère Dominique. Nous brûlons d'apprendre les nouvelles et vous êtes muet comme un poisson. DOMINIQUE. II n'a pas été facile aux bons citoyens d'obtenir justice. Le bruit courait qu'on allait délivrer les traîtres. Comme le jugement tardait, le peuple a envahi le palais en hurlant. Alors, le seigneur Valori a crié par la fenêtre que les rebelles étaient condamnés à mort. SACROMORE. Bon peuple! Gloire à Dieu! Mais vous ne dites rien, frère Jérôme? Ne vous réjouissez-vous pas avec nous? .....................................................................................................................................Mit...........Il 11111III.............I ■!■■ Il II11111IIII II II II I ■ IlI 198 SAVONAROLE. Je me recueille devant les décrets de la Providence. SACROMORE. Pour moi, je suis tout à l'ivresse du triomphe. Il faut que tous nos frères partagent ma joie et célèbrent avec moi ces magnifiques événements, (il sort.) SAVONAROLE. 5ont-ils condamnés tous? DOMINIQUE. Tous. BEATO. Alors Lorenzo Tornabuoni doit périr? SAVONAROLE. Ne pensons plus à lui. N'offensons point par de vains regrets la sainte Providence qui nous accorde la victoire. Accueillons plutôt les volontés du Ciel avec l'enthousiasme du bon frère Sacromore. Il nous donne l'exemple de la gratitude et de la piété. CHŒUR DES MOINES (au dehors). Te Deum laudamus, te Domine confitemur... SAVONAROLE. Écoutez! Nos chers moines s'avancent dans les couloirs en chantant le Te Deum. O les âmes vraiment religieuses! Allons, joignons-nous à ces bons frères et rendons-nous ensemble à la chapelle pour offrir nos actions de grâces au Seigneur. (Il ouvre la porte.) LES MOINES (dans le couloir). Vive le Roi Jésus! Vive Florence! Vive, vive le frère Jérôme! SAVONAROLE. Louange à Dieu seul! 5a main a tout conduit. Reprenons, ensemble, mes frères, le cantique que vous chantiez. TOUS (chantent). Te Deum laudamus. Te Dominum confitemur. (Son de cloche. — Le frère portier se fraie un passage.) LE FRERE PORTIER. L'éminentissime seigneur Valori, gonfalonnier de la République, et le Président du tribunal des Huit demandent à parler au frère Jérôme. SACROMORE. Ils viennent saluer en notre saint prieur le triomphateur de la journée. Lncore une fois, vive le frère Jérôme! Vive le frère Jérôme! TOUS. ................................................................................................m....................H........................................................................... 199 SAVONAROLE. Qu'on les amène ici. Lt, vous, mes frères, allez m'attendre à la chapelle. (Les frères s'éloignent.) Que me veulent-ils? Il se passe quelque chose d'étrange. Pourquoi de si grands personnages se hâtent-ils de la sorte à me venir visiter? Entrez, seigneurs, et recevez la bénédiction d'un humble serviteur de Dieu. (Entrent Valori et Martini.) VALORI. Mon père, la Providence, qui mêle mystérieusement les écheveaux de nos destinées, vous envoie une grande victoire avec une grande épreuve. Les traîtres, grâce à Dieu condamnés, avaient des protecteurs au sein même du tribunal et les efforts les plus furieux ont été faits pour les soustraire à la justice. MARTINI. Le seigneur gonfalonnier exagère. Son cœur généreux est encore ému des événements de la journée. VALORI. Je m'entends, seigneur Martini. 5i les événements n'ont pas été plus graves, ce n'est pas votre faute. Dieu merci, ils le sont assez. SAVONAROLE. J'écoute votre seigneurie. VALORI. Mon père, le sort de la République est dans vos mains, avec les biens, l'honneur et la vie des meilleurs citoyens de Florence. MARTINI. Le frère Jérôme connaît bien son pouvoir. VALORI. C'est sur vos conseils, mon père, que la République a adopté la loi dite des six fèves, qui permet aux condamnés d'en appeler au Grand Conseil si la condamnation a été prononcée par moins de six juges sur huit. Cinq voix seulement ont condamné les traîtres. Ils en appellent. SAVONAROLE. Vous dites?... VALORI. Ils en appellent ! C'est dire qu'ils seront acquittés puisque dans le Grand Conseil leurs amis l'emportent. C'est la guerre civile, le fer et le feu, la République égorgée et Pierre de Médicis entrant en maître dans la ville ruisselante de sang. SAVONAROLE. Lt l'on m'annonçait votre victoire ! MARTINI. Ln effet, j'ai entendu des vivats et des chants... ...................................................................................................................................................................................................... 200 VALORI. Les magistrats fidèles à la République ont refusé l'appel ; les autres prétendent s'en tenir à la loi ; Dieu sait à quels excès aurait abouti leur querelle, si, d'un commun accord, ils ne vous avaient pris pour arbitre. SAVONAROLE. Moi? VALORI. Vous, l'auteur de la loi, qui mieux que personne déciderez si elle doit servir à la ruine de la République ou fléchir devant le salut de l'État. SAVONAROLE. Seigneur Valori, je suis un simple moine, qui porte au peuple la parole de Dieu. Il ne m'appartient ni de juger les lois ni de disposer de la personne des citoyens... MARTINI. A son tour, votre révérence exagère... à moins qu'elle n'oublie !... SAVONAROLE (à part). Vipère ! (Haut.) Que me demandez-vous donc, mon noble et puissant ami, vous qui portez devant le monde entier le gonfalon de la République et I'épée souveraine de l'État, vous qui êtes le plus généreux des citoyens, l'honneur vivant de Florence, le premier et le plus glorieux de ses défenseurs ? Vous abdiquez entre mes mains votre puissance, vos prérogatives, — ne faut-il pas dire aussi : votre devoir ? Dans ces mains, qui ne savent que se joindre pour prier ou se lever pour tracer le signe béni de la croix, tout à coup, à l'heure où gronde l'orage, vous glissez votre gonfalon et votre épée ; et vous, seigneur Martini, vous y ajoutez la main de justice. Que ferai-je des insignes d'un pouvoir qui ne m'appartient pas ? Suis-je donc un haut-juge ? Suis-je le chef de l'État ? Considérez mon humble robe avec cette corde qui pend à mon côté ; est-ce le manteau doré d'un duc ou d'un prince ? Lt pourtant vous voulez qu'à l'instar de ces Médicis que Florence a chassés, je brise les lois de la République selon ma fantaisie. Que Dieu sauve Florence ! Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en m'offrant un si grand pouvoir avec une si magnanime confiance, mais excusez-moi ; je ne saurais être l'arbitre que vous souhaitez. VALORI. Par le ciel, frère Jérôme ! Vous ne pouvez abandonner de la sorte vos amis ! Croyez-vous qu'en vous récusant vous laissiez entière la question qui vous est soumise ? Détrompez-vous. Votre refus signifie clairement qu'il faut observer la loi, dussions-nous périr. Vous donnez raison à vos adversaires. Vous sauvez les traîtres et vous perdez la République. Lst-ce là ce que vous voulez ? S'il doit en être ainsi, maudite soit l'heure où Florence a placé sa confiance en vous ! Maudite soit votre sainte éloquence, puisque tout cela n'aboutit qu'à nous jeter désarmés aux pieds de nos ennemis ! O mon pieux ami, prenez garde ! Les démons soufflent parfois à l'oreille des saints des conseils de perdition. .................................i..........mu.......m.........i......m.....un......m.......m.....m,......................................................i......i................... 201 MARTINI. Le frère Jérôme a parlé en bon religieux, en bon citoyen et en bon politique. 5a réponse, en effet, est claire : il ne veut pas juger la loi parce qu'il ne veut pas se placer au-dessus de la loi. Il estime aussi, sans doute, qu'il serait monstrueux de refuser aux condamnés l'appel qui a été institué par humanité et par sagesse, pour éviter que les passions des juges ne fissent des victimes. II se souvient, peut-être, qu'il est le père de cette loi excellente et il rougirait de la désavouer. La ville entière applaudira à sa prudence et à sa loyauté. Notre mission est terminée. Courons informer nos collègues de la décision du bon frère. SAVONAROLE. Arrêtez ! Ne m'arrachez pas une sentence involontaire et irréfléchie ! Le Ciel m'ordonne de juger entre vous, puisque je ne peux déposer la balance que vous avez mise dans ma main, sans la faire pencher d'un côté. S'il en est ainsi, que ma décision passe du moins au crible de mon entendement et de la volonté divine. J'accepte la mission que vous me confiez ; mais laissez-moi réfléchir, laissez-moi prier ; permettez-moi de méditer une heure devant Dieu. VALORI. Nous nous retirons. Songez, mon frère, que vous avez charge d'âmes et représentez-vous les horreurs sanglantes qui nous menacent. MARTINI. Venez, seigneur Valori. Vous avez la fièvre. Tandis que le frère Jérôme mûrira sa résolution, je veux calmer vos craintes et réveiller votre générosité, (ils sortent.) SAVONAROLE. Responsabilité terrifiante ! Comment en suis-je arrivé là ? Comment ces événements m'ont-ils tout d'un coup enfermé dans un cercle infranchissable ! Je conduisais l'œuvre de Dieu à de nouvelles victoires et soudain la terre tremble et se déchire ; et nul moyen de fuir : la meute hurlante des destins m'enveloppe, me coupe la retraite et me pousse à l'abîme. Ah ! que ne suis-je resté un simple prédicateur, discourant en phrases sonores sur le bien et sur le mal sans déranger le cours ordinaire des choses ni les desseins des grands ! J'ai voulu agir et l'action m'a perdu. Allons donc ! Allons ! Retire-toi de moi, mollesse satanique ! Qui n'agit pas n'est pas un chrétien. Dieu même a maudit le figuier stérile. Debout, Savonarole! Debout et en avant! Oui, mais quelque direction que je prenne, je vais marcher dans le sang. Pas d'illusion possible : si l'appel est accordé, c'est la guerre civile; le sang inondera les rues. Lt si l'appel est refusé, c'est I'échafaud dès cette nuit, c'est le sang des condamnés jaillissant à mon visage-Ce pauvre jeune homme... Ce Lorenzo Tornabuoni, âme légère dans une chair souriante... si je l'envoie à la mort, il me semble qu'une tache de sang me marquera au front comme Caïn... Certes, c'est un enfant séditieux, aux passions désordonnées, mais sa grâce et sa noblesse m'ont attendri... Si j'avais vécu dans _SAVONAROLE._ ............................................................................i.......nu...........................................................min........i.......................i 202 le monde, mon fils lui eût ressemblé, peut-être... Il ne mourra pas ! La loi que j'ai fait voter le protège ! Lt pourtant, mon Dieu, pour épargner un rebelle, puis-je condamner à une mort certaine le troupeau que vous m'avez confié, ceux qui vous servent d'un cœur ardent, qui combattent pour leur foi et pour votre gloire et qui ont mis en vous toute leur espérance ? Valori a raison : si la loi n'est point suspendue, ils seront égorgés. Lt c'en sera fait de la République chrétienne, de l'œuvre de Dieu, du salut de l'Italie et de la purification de l'Eglise. Trahison ! Moi, l'apôtre du Christ, je trahirais le Christ ! Nouvel Iscariote, je le livrerais aux princes impies et aux prêtres indignes dont j'ai reçu mission de le délivrer ! Lst-ce que demain, à la sainte messe, l'hostie ne saignera pas dans mes mains ? Alternative horrible : ou Caln ou Judas ! O Jésus, ô mon Christ, n'auras-tu pas pitié de mon angoisse ? M'as-tu donc abandonné ? Entends mes cris ! Vois mes larmes ! Ah ! parle ! Eclaire-moi ! Montre-moi la voie qu'il faut suivre ; j'y porterai ma croix avec courage; mais ne me laisse pas dans les ténèbres entre deux abîmes peuplés de démons!... Vois, je me traîne sur les genoux en gémissant. Je baise tes plaies. Je t'implore par toutes les souffrances qui ont déchiré ta chair, par l'horreur de ton agonie. Mon Christ, mon Christ, ne te détourne pas de ton serviteur !... Je te demande de sauver mon œuvre, ô mon Dieu, parce que c'est ton œuvre, inspirée par la voix de tes anges et par les visions dont tu as rempli mes yeux. Sauve ton œuvre ! Sauve cette république chrétienne qui doit régénérer l'Italie et l'Eglise ! Sauve-la et prends ma vie, Ô mon Dieu ! Mais dois-je t'immoler d'autres vies ? Faut-il que cette œuvre sainte soit bâtie sur des cadavres et maçonnée avec du sang ? Dois-je y sacrifier ces malheureux ? Réponds-moi donc, ô mon Christ, toi qui as défendu à tes apôtres de verser une goutte de sang pour défendre ta propre vie, toi qui nous as interdit de frapper par le glaive. Où donc est le devoir ? Où est la vérité ? Parle. Laisse tomber une lueur dans la nuit de ma détresse. Accorde-moi une de ces visions impérieuses que tu me prodiguais naguère ! Fais entendre ta voix au fond de mon cœur !... Un signe !... Un signe !... Envoie-moi un signe de ta volonté !... (on entend une doche). Ciel !... la cloche du couvent... la réponse... Tu m'as exaucé, mon Dieu ! sois béni !... Tu t'es penché miséricordieusement vers moi... ô infiniment bon, munificent et secourable !... On tarde bien à venir... personne... (il va ouvrir la porte) personne... Les couloirs sont vides. Rien ne trouble le silence du cloître... (il revient). J'ai péché... De quel droit ai-je interrogé le Dieu redoutable qui a sacrifié son fils unique... Pardonnez-moi ma présomption... Non, Seigneur, je ne suis pas digne d'entendre votre parole. Juge donc, conscience, juge devant le souverain juge qui t'écoute... Jérôme Savonarole, tu n'es que cendre et poussière et le Dieu qui t'a choisi peut te rejeter et confier ta mission à des mains plus pures... Oui, je vois... Dieu est tout-puissant. Il peut sauver son œuvre par les moyens qu'il lui plaît... Les miracles lui appartiennent... Ainsi, je ne dois pas tuer. (Rentrent Valori et Martini.) Déjà ? Déjà ? Qu'avez vous décidé ? VALORI. ..........................................................H...............................................H......m....................i.........m......................................... 203 SAVONAROLE. Hélas ! qu'ils vivent ! VALORI. Malheureux! Lisez ceci. Tandis que vous méditiez, un secrétaire d'État m'a apporté ici, en toute hâte, les dépêches de notre ambassadeur à Rome. N'avez-vous pas entendu la cloche ? SAVONAROLE. Le message... Le message de Dieu !... VALORI. Lisez donc ! Le pape a annoncé sa résolution de vous excommunier. SAVONAROLE. Ce n'est pas fait encore. VALORI. Lisez la suite. Le Médicis est à la tête d'une armée. Aujourd'hui même il se met en route. Dans deux jours il sera sous nos murs. 5i les condamnés vivent encore, c'est la révolution certaine, inévitable... Vous en serez responsable devant les hommes et devant Dieu. SAVONAROLE. La réponse ! C'était la réponse à ma prière !... Dieu même l'ordonne : je ne puis hésiter davantage. Avancez, seigneur Martini. Voici ma sentence. La loi miséricordieuse que j'ai fait voter, ne doit pas servir à détruire la République. Qu'elle soit donc suspendue ! Vous refusez aux condamnés le droit d'en appeler au Grand Conseil, seigneur Valori ; vous faites votre devoir de gardien suprême de la liberté de Florence. Ce qui est jugé, est jugé. Les juges ont bien mérité de la patrie. MARTINI. Des accusés seront donc assassinés. SAVONAROLE. Il est impossible de renvoyer une cause aussi orageuse devant le Grand Conseil, composé des notables de Florence. 5i le jugement devant un tribunal de huit juges a déjà failli mettre les factions aux prises, que sera-ce quand le procès se déroulera devant cinq cents hommes enflammés de passions violentes ? Lt dans ce moment le Médicis approche avec une armée. Non, seigneur Martini ! Vous me demandez de condamner la République ; je refuse. VALORI. Dieu soit loué ! Je retrouve enfin le protecteur de Florence ! Adieu. Je vais faire mon devoir comme vous avez fait le vôtre. Venez-vous, seigneur Martini ? SAVONAROLE. Va mourir. Et c'est moi qui l'envoie à l'échafaud. BEATO. O mon père !... Vous sanglotez... Que Dieu ait pitié de vous ! uni...............i.......111 m ■ il...........i.............................................................................................................................Illlllllllllillllllllllli MARTINI. Allons dire aux juges que la justice est morte. Adieu, frère Jérôme. Vous avez signé l'arrêt de mort de la République. Le sang des condamnés retombera sur certaines têtes que je sais. Adieu. Adieu. Vous vous souviendrez de cette journée. VALORI. Seigneur Martini, vous portez trop d'intérêt aux ennemis de l'Etat. Venez donc. Et maîtrisez mieux vos sentiments quand vous vous trouverez dans la rue. (ils sortent.) SAVONAROLE. Dieu protège Florence ! (Seul.) O mon Dieu, mon Dieu, j'ai frappé par le glaive. Et cet homme m'a appelé meurtrier. (Entre Beato.) BEATO. Mon père, le gonfalonnier de la République sort d'ici, le visage triomphant, comme s'il revenait victorieux d'un champ de bataille... Pardonnez-moi... Lorenzo Tornabuoni...? - • ......... SCÈNE V LA PLACE DE LA SEIGNEURIE. — Au fond, à droite, le palais de la seigneurie. Une estrade de bois à la hauteur de la porte, devant la façade. Des bourgeois vont et viennent ; ils entrent dans le palais pour voter, puis sortent et forment des groupes. La foule augmente peu à peu pendant la première moitié de la scène. Sons de cloches au commencement. PREMIER BOURGEOIS. Ding! Dong! Ding! Dong! Toutes les cloches de la ville se démènent furieusement pour tirer du lit les électeurs et les amener au scrutin. DEUXIÈME BOURGEOIS. Voterez-vous pour les geignards, mon compère? PREMIER BOURGEOIS. Non, mon compère. Je déteste les violateurs des lois et je hais les assassins. Or, ils sont l'un et l'autre. Il n'y a plus de sécurité sous leur gouvernement. Il n'y en avait guère davantage, je l'avoue, sous les Médicis, mais, du moins, avec eux, la vie était une fête, et quand ils se défaisaient de leurs ennemis, c'était sans hypocrisie, sans pleurer aux pieds de la Madone, sans jeûner et prier, sans se frapper la poitrine dans les églises, sonner les cloches et promener des processions vertueuses. Pouah ; j'en ai assez, de ces cafards. DEUXIÈME BOURGEOIS. Vous avez raison, mon compère. Ces gens-là, dans le jour, prêchent la vertu et la religion et pendant la nuit ils coupent la tête aux citoyens que la loi devrait protéger. 206 TROISIÈME BOURGEOIS (survenant). Ah ! ah ! vous parlez, sans doute, de l'exécution des traîtres ! Elle eut lieu la nuit, en effet; mais sacrebleu! si on l'eût faite de jour, la moitié de la ville se fût ruée sur l'autre et au lieu de cinq morts il y en eût eu cinq cents; vous et moi, peut-être, nous dormirions à l'heure présente dans le lit de l'Arno. PREMIER BOURGEOIS. Votre langage m'étonne, Monsieur. Jusqu'à ce jour je vous avais pris pour un ami des Médicis. 5i je vous entends bien, vous allez voter pour Valori ? TROISIÈME BOURGEOIS. Par la cuisse de Jupiter, vous m'entendez mal, mon compère. 5uis-je un partisan des geignards parce que je remarque qu'ils n'ont pas osé exécuter leur crime à la lumière du jour et qu'ils ont opéré dans les ténèbres comme les coupeurs de bourses ? Allez, compères, j'ai toujours ressenti pour les geignards et leur sacripant de frère Jérôme un éloignement que vous ne partagiez guère, n'est-il pas vrai? DEUXIÈME BOURGEOIS. Je le reconnais sans honte. J'ai longtemps pris le frère Jérôme pour un saint et un véritable prophète. Mais ce jugement inique et cette exécution honteuse ont bouleversé mes sentiments. TROISIÈME BOURGEOIS. Lt vous voilà des nôtres ? DEUXIÈME BOURGEOIS. Pour cela, non, mon compère. Je reste hostile aux tyrans et fidèle à la République; mais je la veux gouvernée par d'honnêtes gens. Voilà pourquoi j'irai voter contre ces coquins. PREMIER BOURGEOIS. Pour moi, je ne peux oublier cette nuit sinistre, qui suivit la journée du jugement. Mes fonctions de notaire m'avaient retenu auprès des prisonniers pour recevoir leurs testaments. Tout à coup, au milieu de la nuit, les gardes les conduisirent dans la cour de la prison. La lueur des torches, dans un tourbillon de fumée, éclairait tour à tour les armures des soldats et les visages livides des condamnés. L'un d'eux pleurait. Sur l'ordre de Valori, on leur trancha la tête. A la vue du sang je m'évanouis. Voilà ce qu'on a fait au nom de Jésus-Christ, roi de Florence. DEUXIÈME BOURGEOIS. C'est odieux. PREMIER BOURGEOIS. J'en suis fâché pour le frère Jérôme : ce n'est pas ainsi qu'il m'avait accoutumé à envisager la religion. Je voterai contre Valori et ses suppôts. DEUXIÈME BOURGEOIS. Tirons, s'il vous plaît, de ce côté. J'aperçois là-bas mon beau-frère avec des amis qui nous font signe de les aller rejoindre. Y consentez-vous ? ......................................................................................................................................nui...........................i....................i iiinn i 207 PREMIER BOURGEOIS. Volontiers. TROISIÈME BOURGEOIS. Je vous quitte, Messieurs; mes amis m'attendent d'un autre côté. — Vivent les Médicis! DEUXIÈME BOURGEOIS. Vive la République florentine! (ils s'éloignent. Autre groupe.) CASELLA. Pst!... Pst... maître Florio, ne reconnaissez-vous point vos amis? FLORIO. Lh! signor Casella, quel plaisir de vous voir! Vous avez laissé votre cierge au logis ? CASELLA. Comme vous-même, mon ami. Mon cierge dort dans l'armoire. Requiescat in pace. Les processions ont assez duré. Il est temps de songer aux affaires. FLORIO. Fi, le propos d'hérétique? Si le frère Sacromore vous entendait, il ne manquerait pas de vous exorciser. CASELLA. Toujours le petit mot pour rire... Vous avez, sans doute, vendu aux révérends frères prêcheurs plusieurs aunes de vos superbes velours brodés où brillent toutes les fleurs du paradis ? FLORIO. Comme vous-même, le plus habile des orfèvres, vous avez certainement placé au couvent de Saint-Marc une ou deux douzaines de bracelets ornés de brillants ou de colliers et de pendants d'oreilles étincelants comme des étoiles. CASELLA. Bien répliqué, mon compère! Hélas! il est loin le temps où le luxe des nobles personnages faisait fleurir le commerce des honnêtes gens. Depuis cinq ans, ore-mus, confessions, sermons et pieux pèlerinages ont remplacé les fêtes et la joie de vivre. C'est excellent pour les couvents; mais pour les pauvres marchands... FLORIO. Vous vous en apercevez enfin ? Moi, dès les premiers jours... CASELLA. Je ne suis pas plus bête qu'un autre, mon compère. Je n'ai pas douté un instant que cette épidémie de sainteté qui s'est abattue sur Florence ne nous fît plus de mal que la peste et la lèpre. Mais qu'y faire? Ne fallait-il pas hurler avec les loups et chanter à vêpres comme les autres? Vous-même, ne l'avez-vous pas fait? ............................................................................................................................................................................................... 208 FLORIO. Devais-je m'exposer à être dénoncé, à voir ma boutique envahie par des bandes de braillards qui eussent déchiré mes pièces de drap et souillé mes belles étoffes de soie? Vous êtes marié, mon compère. Est-ce que votre femme n'était pas enragée de piété comme la mienne? Du diable, ce que ma Simonetta m'a fait chanter de psaumes et brûler de chandelles devant toutes sortes de statuettes sacrées! CASELLA. Et quelles statuettes, mon ami! Quand les tyrans achetaient un jeune Bacchus ou une nymphe endormie, il leur fallait des chefs-d'œuvre exécutés par les meilleurs artistes et nulle matière n'était assez précieuse pour servir la dignité de l'art : ils exigeaient de l'ivoire, de l'argent ou de l'or. Magnifiques seigneurs ! S'ils achetaient parfois à crédit, d'autres fois ils payaient sans compter! FLORIO. Tandis que les geignards... CASELLA. Ne m'en parlez pas! Ils se contentent d'un saint Joseph en plâtre ou d'une Madeleine en terre cuite. Pouah! Quels paysans! FLORIO. C'est le frère Jérôme qui a corrompu le goût. Avant ses prédications, les prélats se comportaient en gentilshommes, ils avaient des pages vêtus de beaux habits brodés, ils donnaient des fêtes où seigneurs et dames rivalisaient d'élégance : ce n'étaient que robes de brocart et pourpoints de soie... CASELLA. Colliers d'émeraudes, diadèmes ingénieusement sertis de perles et de rubis... FLORIO. Tentures de velours, rideaux de drap fin... CASELLA. Buires ciselées, surtouts de table en argent et en or... Ah ! c'était le bon temps, mon compère! allez-vous voter pour les geignards? FLORIO. Pour ces imbéciles qui me ruinent? Me prenez-vous pour une bête, mon compère? J'ai voté pour eux, je l'avoue, aussi longtemps que j'y ai été contraint par les criailleries de mes voisins et les soupirs de ma femme... CASELLA. J'ai fait de même aussi longtemps que ces gens-là étaient les plus forts ou paraissaient l'être. Mais, croyez-en mon flair, mon ami, la faveur publique les abandonne. C'est le moment de défendre nos intérêts, qui sont d'ailleurs les intérêts de tous. Tenez, voyez-vous ce gros homme qui cause avec maître Torrebianca, le changeur? C'est le seigneur Julian Razzolino, le plus riche marchand de drap de iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiu 209 la ville. Naguère, il faisait travailler plus de deux cents ouvriers tisserands. Combien imaginez-vous qu'il en occupe aujourd'hui? Vingt-sept, pas un de plus. Croyez-vous qu'il bénisse le frère Jérôme? Lt ces ouvriers affamés qui autrefois gagnaient honorablement leur vie et qui aujourd'hui vont mendier de porte en porte... FLORIO. Voulez-vous connaître mon sentiment? Le frère Jérôme est une canaille. Voilà! CASELLA. Vous exagérez. C'est un fou, tout simplement; mais un fou dangereux et un malfaisant hérétique. FLORIO. Une vermine! Une vermine! CASELLA. Son règne prendra fin dès que les bourgeois de Florence le voudront, mon compère. Il n'a d'autre fondement que notre bêtise. — Venez-vous voter? (Bruit dans le fond.) FLORIO. Attendez. Que se passe-t-il là-bas? (Acclamations au fond; on crie : « Honneur à Valori! BraVO ! D — Valori traverse le fond et entre au palais.) UN CITOYEN. C'est le seigneur Valori qui se rend au palais. Vive Valori! (Huées.) CASELLA. Hé! Hé! il n'a pas que des amis de ce côté. CRIS VIGOUREUX. A bas Valori ! à bas les assassins ! FLORIO. Ma foi, je crie aussi. A bas les assassins ! A bas les infâmes geignards ! CASELLA. Taisez-vous donc! Il y a peut-être des amis de Valori à deux pas de nous. Des bourgeois de notre rang, mon ami, ne doivent point compromettre leur dignité dans les manifestations de la rue. Il convient aussi de ménager la clientèle... FLORIO. Vous êtes merveilleusement prudent, mon compère. Pour moi, j'aime à dire tout haut ce que je pense. CICCO (s'approchant). N'est-ce pas vous, seigneur Florio, qui venez de crier : à bas les geignards? FLORIO. Il se peut que je l'aie crié, mais je n'avais l'intention de blesser personne. ....................................................................................................................................................................................................... 210 MORELLI (qui accompagne Cicco). N'avez-vous pas honte? FLORIO. Lt vous, approuvez-vous l'exécution de Tornabuoni et de Bernard del Néro? MORELLI. Certes, je l'approuve. Cette juste exécution a sauvé Florence des entreprises de Pierre de Médicis. Vous en jugiez ainsi avec tous les bons citoyens au moment où la ville épouvantée applaudissait à la mort des traîtres. Vous avez singulièrement changé. FLORIO. Il est permis de se tromper et de reconnaître son erreur. cicco. Votre erreur? Quand vous édifiiez vos voisins par votre piété et votre zèle pour le frère Jérôme, vous étiez dans l'erreur! MORELLI. Vous êtes un ingrat, Florio. Hélas! ils sont légion aujourd'hui, les ingrats qui mordent la main qui les a sauvés. cicco. Ces têtes folles nous ramèneront le tyran. FLORIO. Avec cela que votre République nous fait tant de bien! Lst-ce qu'elle achète mes orfèvreries ou les belles étoffes du compère Casella? Allez, elle nous a ruinés, votre République, et les beaux sermons du frère Jérôme n'empêchent pas les pauvres de mourir de faim. MORELLI. Impie! CASELLA. Ne nous fâchons point. Venez donc, Florio! Je vais voter. cicco. Malheur à vous si vous trahissez Florence! CASELLA. Pour qui nous prenez-vous, seigneur Cicco? Nous sommes bons patriotes et bons chrétiens. (Florio et Casella s'éloignent.) CICCO. Cela va mal. MORELLI. Bah! pour quelques imbéciles dont la tête tourne à tous les vents! CICCO. Précisément, le vent est mauvais et ces imbéciles font la majorité... ■■■■■HHH1 __5CÊLNE. V_ ........................i..................................m.......................................................................................................i..................m.....Hun.......i.....i............ 211 MORELLI. Il n'y a qu'un instant, mon neveu André, qui sortait du palais, m'a dit que les votes nous sont jusqu'ici favorables. La majorité, il est vrai, n'est que de peu de voix... CICCO. Aux dernières élections, dès la première heure notre majorité était considérable. Cela va mal, vous dis-je. Les Florentins ont la tête légère. Lt nos partis ressemblent à ces graines de chicorée qui forment une grosse boule cotonneuse, mais soufflez dessus : toutes les semences s'envolent et il ne vous reste dans la main qu'une tige molle et nue. MORELLI. Pourquoi s'agite-t-on sur la place? CICCO. Dieu! c'est le frère Jérôme. Que vient-il faire ici? MORELLI. Vous remarquerez qu'une escorte de fidèles l'accompagne; le bon frère n'a pas à craindre qu'on l'abandonne. UN CITOYEN. Place, citoyens! faites place au frère Jérôme. UN CITOYEN ÉLOIGNÉ.. 5a place n'est pas ici. LE PREMIER CITOYEN. 11 doit absolument traverser cette place pour aller confesser le compère Trefon-tane, le coutelier, qui est mourant. LE DEUXIÈME CITOYEN. Que le compère Trefontane aille au diable, et le frère Jérôme avec lui! (Murmures.) VOIX DIVERSES. Le frère Jérôme! Le frère Jérôme! PREMIER CITOYEN. 11 va consoler un mourant. MORELLI. Passez, révérend frère; nul n'osera vous molester. CICCO. Ingrate Florence, voici ton sauveur! (Acclamations et, d'autre part, protestations bientôt étouffées par les manifestations sympathiques.) SAVONAROLE. Laissez-moi passer, citoyens. Mon devoir m'appelle au chevet d'un pauvre homme qui va mourir. C'est une bonne âme. Pour l'absoudre et l'envoyer purifiée devant le souverain juge, je ne devrai pas exiger les conditions que j'ai naguère imposées au duc Laurent. 212 LA FOULE (transportée). La liberté! La liberté pour Florence! Vive le frère Jérôme! Vive le libérateur! Le protecteur de la République! SAVONAROLE (avançant). Laissez-moi passer, je VOUS prie. (Il sort. Acclamations prolongées.) MORELLI. Lh bien, que vous disais-je? Vous voyez que le frère Jérôme n'a pas perdu l'affection des Florentins. Il lui suffit d'ouvrir la bouche pour se faire acclamer. Trouvez-vous que nos affaires aillent vraiment si mal ? cicco. Attendons la suite. Ceci pourrait bien n'être qu'une accalmie avant l'orage. (Entre Vespucci.) MORELLI. Voyez donc! Voilà le seigneur Guidantonio Vespucci. cicco. Nous allons bientôt entendre le tonnerre. MORELLI. Vous croyez? VESPUCCI. Citoyens, avant de voter, je voudrais vous dire deux mots. VOIX DIVERSES. Parlez! Parlez! — Le seigneur Vespucci veut parler. — Qu'il parle! Nous l'écoutons. DEUXIÈME CITOYEN. Il faut une tribune pour haranguer le peuple. TROISIEME CITOYEN. Que le seigneur Vespucci monte sur nos épaules. VESPUCCI. Je vous remercie. Ne pourrait-on me fournir un escabeau? DEUXIÈME CITOYEN. Allons chercher un coffre chez le sellier Ricaboni! (il sort.) VESPUCCI. Chers concitoyens... VOIX DIVERSES. Écoutez ! Écoutez ! c'est le seigneur Vespucci. cicco. Qu'il ne dise pas de mal du frère Jérôme ! ................................................................................................................iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiïïïïïïïïmmiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimii 213 VOIX DIVERSES. Non! Non! Vive le frère Jérôme! VESPUCCI. Bons Florentins... LA FOULE. Silence! Écoutez! DEUXIÈME CITOYEN (levenant). Voici le coffre. VESPUCCI (montant sur le coffre). Vertueux républicains !... LA FOULE. Bravo! Bravo! Vive la République! VESPUCCI. Puisse la République vivre et prospérer à l'abri de ses ennemis! cicco. N'êtes-vous pas un ami des Médicis? VESPUCCI. Je suis l'ami de la Vérité et du Droit. J'ai passé toute ma vie à chercher l'une et à servir l'autre et je suis profondément convaincu que sans la Vérité et le Droit nul État ne peut prospérer. Ce fut aussi naguère la pensée du religieux que vous venez d'acclamer. CICCO. Gloire au frère Jérôme! VESPUCCI. Le frère Jérôme vous a aidés à fonder la République sur le Droit et la Vérité. C'est un homme d'une rare éloquence. Il a excellé à traduire en paroles magnifiques les pensées généreuses qui bouillonnaient dans vos cœurs. Quand vous avez réformé le gouvernement, il a célébré votre œuvre. Quand vous avez purifié la justice, il a glorifié vos sentiments. Il a été durant six années le miroir éclatant de votre pensée, la voix retentissante de Florence proclamant devant l'univers vos aspirations vers la Justice et la Vérité. Son chef-d'œuvre et le vôtre, ce fut cette loi pleine d'humanité et de sagesse qui, dans un État divisé par d'ardentes rivalités politiques, mettait les accusés à l'abri des passions des magistrats et prescrivait qu'un homme, condamné par moins de six juges sur huit, a toujours le droit d'en appeler au peuple assemblé dans le Grand Conseil. Cette loi, unique au monde, est votre honneur et votre gloire. Llle manifeste plus haut que tous les monuments la douceur de votre cœur, votre générosité, votre souci de la Vérité et de la Justice. Par cette loi, vous avez mis Florence au-dessus de tous les États civilisés. Lt pourtant Lorenzo Tornabuoni et Bernard del Néro ont été décapités. 214 CICCO. N'attaquez pas le frère Jérôme! VE5PUCCI. Dieu me garde d'attaquer le frère Jérôme! Ce grand homme ne vous a-t-il pas conseillé de voter cette loi? Ne l'a-t-il pas glorifiée avec une incomparable éloquence? Mais, les meilleurs des hommes ont de mauvais amis. La douce colombe porte une ignoble vermine. Llle finit par en être infectée. Nul n'a été un partisan plus ardent de la loi des six fèves que le frère Jérôme. Lt pourtant, Tornabuoni et Bernard del Néro ont été décapités. Ils n'étaient condamnés que par cinq Juges. Ils en appelaient au Grand Conseil du peuple. Lt ils ont été décapités. Les hommes qui les ont fait périr au mépris de la meilleure des lois ont déshonoré Florence. Ce sont les amis du frère Jérôme. Oh ! je n'accuse pas le frère Jérôme ! Il fut l'ami de la loi. Mais il a de mauvais amis. Voilà pourquoi Lorenzo Tornabuoni et Bernard del Néro ont été décapités. Ils avaient remis leur sort entre les mains du frère Jérôme lui-même. Le seigneur Martini, président du tribunal, s'est rendu au couvent de 5aint-Marc avec le seigneur Valori, gonfalonnier de la République. C'est un ami du frère Jérôme. Martini a attesté la loi, il a invoqué la justice, il a frappé au cœur du frère Jérôme comme un enfant en péril frappe à la porte de la demeure de son père; Valori a parlé après lui, et Tornabuoni et Bernard del Néro ont été décapités. Ln vain, le juge intègre a-t-il montré au frère Jérôme que ses amis le déshonoraient et que la mort des victimes crierait vengeance au ciel : il semblait triste et abattu, mais il n'a pas écouté la justice, il n'a pas écouté le cri de Florence qui veut le Droit et l'É.quité, il a écouté ses amis, ses perfides amis, qui étaient ivres de meurtre comme une bande de loups et qui ont versé sur le pavé de Florence le sang des martyrs avec votre honte. Bernard del Néro et Tornabuoni ont été décapités avec Ridolfi, Pucci et Cambi. Ah ! si je pouvais ici, devant vos yeux, soulever par les cheveux ces têtes accusatrices! Regardez, vous dirais-je, regardez ces traits souillés de sang, ces chairs blafardes, ces yeux effrayants, à demi révulsés sous les paupières bleuâtres, tristes lampes de l'âme où la lumière est morte! Regardez ces bouches sinistrement ouvertes, comme pour jeter un cri suprême vers la justice. Regardez, enfin, sous les cous tranchés par le fer, ces lambeaux innommables, qui pendent lamentablement, mêlés à des caillots noirs dans les barbes rougies et gluantes! Hideux rebuts d'un charnier, ce furent naguère de nobles visages où la vie bouillonnait avec les grandes pensées. Ils seraient tels encore, s'il y avait des lois pour les amis du frère Jérôme. Mais ils font des lois et se moquent ensuite des lois qu'ils ont faites. Ils sont les maîtres. Ne leur avez-vous pas confié les magistratures de l'Ltat? N'allez-vous pas les leur confier encore? Courez donc au palais! Hâtez-vous, le scrutin vous attend. L'infamie aussi. Allez voter pour ces hommes qui vous déshonorent et qui tuent quand il leur plaît de tuer. Vous irez ensuite à l'église écouter le frère Jérôme célébrer les vertus de la République chrétienne pendant que les violateurs des lois et les meurtriers, forts de vos suffrages, prépareront en votre nom de nouveaux procès et de nouvelles exécutions ! ..............................................................................................................mu.....iiiiiiiihiiiiiiiii....................mu..............................un 215 LA FOULE. Non! Non! A bas les geignards! A bas les cafards! Allons voter! Chassons-les de Florence! (Long tumulte.) CICCO. Pourvu que le frère Jérôme ne s'avise pas de repasser par ici ! MORELLI. Il ne lui arrivera aucun mal. Le seigneur Luca degli Albizzi a posté des hommes d'armes devant la maison du coutelier Trefontane. CICCO. Dieu soit loué! Précisément, le frère sort de la maison. (Savonarole parait.) LA FOULE. Le frère! Le frère! Voilà le frère Jérôme! A bas les cafards! A bas! (Savonarole traverse la place, accompagné de Luca degli Albizzi et de gardes armés.) morelli. Imbéciles! Vive le bon frère! deuxieme citoyen. Imbécile vous-même, sale museau! vespucci. Qu'il parle! Qu'il défende ses amis! VOIX DIVERSES. Oui, oui, le frère Jérôme doit parler! Qu'il réponde! Qu'il se justifie! — Chassez-le! A la rivière! — Non, non, mort aux impies! — A l'eau les débauchés! Bataille! Bataille! (Bagarre.) LUCA DEGLI ALBIZZI (tirant son épée). 5i quelqu'un fait mine de frapper le frère Jérôme, je le coupe en deux. VESPUCCI. Paix! Citoyens! Laissez parler le frère! CICCO. Il parlera ! Il vous confondra ! SAVONAROLE. Malheureuse Florence ! DEUXIÈME CITOYEN. Que dit-il ? SAVONAROLE. O Florence, tu pleures comme une femme nerveuse sur cinq traîtres justement exécutés et dont toi-même tu réclamais en tumulte la mort. Tu as oublié les larmes brûlantes que t'arrachaient naguère tes jeunes filles violées par les débauchés, tes jeunes hommes assassinés, tes citoyens proscrits ou massacrés par les tyrans. Puisque tu en as assez de la République chrétienne qui t'a rendu la ....................................................................................................................................................................................................... 216 liberté et l'honneur, chasse donc tes magistrats, chasse les honnêtes gens qui prient et qui travaillent, chasse les courageux citoyens qui protègent les petits et les pauvres, et ouvre tes portes toutes grandes aux soudards de Pierre de Médicis. — Florentins, vous avez oublié votre duc. Il n'est pas loin. Il est déjà venu sous vos murailles. Il a failli entrer, grâce aux traîtres sur qui vous versez maintenant des pleurs. Pourquoi l'avez-vous repoussé? Rappelez-le donc ! Faites-lui signe, comme les prostituées font signe aux jeunes hommes. Il viendra. Il vient. Il est là ! la foule. Non ! Non ! savonarole. Je te dis qu'il est là, avec ses lansquenets et ses ruffians, avec le poignard et le poison, avec le pillage et les impôts que vous connaissez bien et qui semblent de nouveau vous plaire. Il est là avec les vices, avec les crimes, et aussi avec la colère de Dieu, qui éclatera sur vos têtes. Ah ! têtes creuses ! Vous avez voulu être le peuple élu, les régénérateurs de l'Italie, la gloire de l'É.glise, et vous l'avez à peine voulu que vous ne le voulez plus et que vous répudiez vos hautes destinées, votre liberté, votre honneur et la gloire de Dieu ! Prenez garde ! Je vois dans le ciel la sentence de feu. Mane, thecel, phares ! Pesés ! jugés ! rejetés ! Tu rejettes Dieu, et il te rejette à son tour dans les abîmes de la douleur et de la désolation. vespucci. Assez de prophéties ! Parlez-nous donc de la loi des six fèves. deuxième citoyen. Dites-nous quelles peines méritent les citoyens qui violent les lois ! la foule. Laissez parler ! — Non, non ! — II doit répondre. savonarole. Lst-ce la loi des six fèves qu'il vous faut, ou la liberté ? vespucci. Il nous faut la justice. la foule. La justice ! La justice ! deuxieme citoyen. On nous avait promis la justice avec la prospérité. Bonnes dupes ! Vous n'avez ni l'une ni l'autre. la foule. C'est vrai ! deuxième citoyen. C'est Notre-Dame la Ruine qui est la patronne de la République chrétienne. _5CÈ.NL V_ ....................................................iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii......i.........................................i.....iiiiiiiiiiii.....iiiiiiiiiiiii.............i............mu 217 ve5pucci. On empêche les riches de dépenser leur or. florio. Les marchands ne peuvent plus faire travailler les ouvriers. un ouvrier. Voilà la vérité, citoyens ! On nous rassasie de prières et nous n'avons plus de pain ! (Long tumulte.) savonarole. Cherchez d'abord le royaume des cieux, le reste... deuxième citoyen. Peuple, on se moque de toi ! l'ouvrier. On insulte à nos souffrances. deuxieme citoyen. Qu'il aille dire ses oremus au couvent ! savonarole. Cité de sable et de boue ! Lst-ce sur toi que Dieu reconstruira son Église ? Je frémis à la pensée du châtiment. deuxième citoyen. Assez ! la foule. Oui, assez ! assez ! Qu'il se taise ! Qu'il s'en aille ! cicco. Retirez-vous, mon frère, ces bœufs stupides vont foncer sur vous. Croyez-moi, rentrez au couvent. savonarole. Lt qu'importe ma vie ? la foule. Qu'il s'en aille ! Au couvent ! Au trou ! cicco. Elle importe à vos amis. 5i les choses tournent mal, vous pourrez les sauver. savonarole. Peuple marqué pour la servitude ! Soit ! je retourne au couvent. Dites à nos amis de nous y rejoindre, (il sort.) la foule. Il part ! Il s'enfuit ! hou ! hou ! Poursuivons-le. (Sons de trompettes.) Silence ! Silence ! deuxième citoyen. On va proclamer les élus. m lil lt 111J : ■i! i M ■ Il........1MII......Il III] ■■■.....11 ■ Il IIII llll.....11IIIM11 II J Mil I II 11111111111111III.......Il I II II 11 tlll IIII1 II 11111111 Mil 1..........Il >11111 II 11111 II llll Mil IIIII llll 111 ■ IIIII lllll I Mil II..... 218 tiiifi MARTINI (sur la plate-forme du palais). Citoyens, par la volonté des hommes libres de Florence, la faction des dévots est chassée du pouvoir. (Acclamations.) Les nouveaux seigneurs de la République appartiennent tous à notre parti. (Applaudissements et cris.) Le seigneur gonfalonnier Francesco Valori est démissionnaire et le gonfalon de 1'É.tat est confié aux mains de notre ami Pierre Popoleschi. (Longue ovation. Les trompettes sonnent de nouveau. Le légat du pape, tenant un grand crucifix, paraît sur la plate-forme avec des laïcs et des prêtres portant des torches.) LE LÉGAT. Florentins, l'impiété de Jérôme Savonarole a lassé la mansuétude du Saint-Siège apostolique. Ses fausses doctrines ont été condamnées et le frère Jérôme, hérétique et rebelle, est retranché de l'Église. (Renversant le crucifix.) Au nom du Saint-Lsprit, protecteur de l'£Lglise, au nom des saints apôtres et de tous les saints, au nom des saints anges qui peuplent le Ciel et qui veillent sur nos âmes, qu'il soit anathème ! L'É-glise universelle le rejette de son sein ! Défense à tous les chrétiens d'écouter ses paroles! Qu'ils fuient les regards du réprouvé! Qu'ils s'écartent de sa route! Qu'ils le repoussent de leurs demeures ! L'air qu'il respire est maudit! La nourriture qu'il touche est maudite. Quiconque lui accordera aide et protection sera damné dans les flammes éternelles. Qu'il vive anathème et qu'il meure anathème, retranché à jamais de la communion des vivants et des morts ! LA FOULE. A mort, l'impie ! A mort, l'hérétique! C'est l'Antéchrist ! Arrachons-le du couvent ! Ln avant ! A Saint-Marc ! A Saint-Marc ! it Î'a rt u i! i ' 3c 5CLNL VI L'ÉGLISE DU COUVENT DE SAINT-MARC. — Le chœur disposé en oblique. A gauche un autel bas; derrière l'autel, une petite porte. Vers la droite, une grande porte donnant sur la rue. Des laïcs et des moines. LUCA DEGLI ALBIZZI. Le peuple est furieux. 5es appétits sanguinaires sont éveillés; il lui faut de la chair humaine. C'est ici qu'il viendra la chercher. Sachons regarder en face le visage terrible de la réalité. Le péril est pressant. Il faut aviser sur l'heure. VALORI. Quelques bandes d'émeutiers ne font pas le peuple. Le peuple est bon et juste. On l'a trompé. Faisons appel à sa loyauté : il reconnaîtra son erreur et ses véritables amis. LUCA DEGLI ALBIZZI. Des phrases! Attendez-vous, à tout moment, à voir ces murs attaqués par la populace. SACROMORE. Ces murs sont solides et nous saurons les défendre. LUCA DEGLI ALBIZZI. 5i vous vous laissez attaquer, vous êtes perdus. La Seigneurie favorise nos ennemis. Les enragés ne laisseront pas passer l'occasion de commettre impunément un attentat contre le frère Jérôme, qui est excommunié, et contre ce cloître rempli de ses complices. II n'y a de salut que dans une action foudroyante. Prenons les armes. Attaquons les premiers. Terrifions les partisans des Médicis par une agression soudaine et défaisons-nous définitivement de leurs chefs. SAVONAROLE. Des violences! Des meurtres! Ce n'est pas ainsi que l'on défend la cause de Dieu. VALORI. Je n'y consentirai jamais. Cent fois j'ai exposé ma vie pour doter Florence d'un gouvernement libre et honnête. Je ne veux être ni un rebelle ni un spadassin. LUCA DEGLI ALBIZ.ZI. Il fallait y songer plus tôt. Vous avez mis en mouvement la roue sanglante. Llle tourne. Après le meurtre, l'échafaud; et après l'échafaud, le meurtre. C'est la vieille chanson du monde. N'essayez point d'arrêter la roue, elle vous écrasera. Il n'y a pas de temps à perdre. J'ai sous la main trois cents hommes déterminés. Cela suffit pour commencer l'opération que je vous propose, si tous nos amis se joignent aussitôt à nous. SAVONAROLE. Jamais ! VALORI. J'irai plutôt avertir la Seigneurie pour qu'elle arrête vos brigands. LUCA DEGLI ALBIZZI. Alors, adieu. Je quitterai Florence dès cette nuit et m'irai retrancher sur mes terres. Puisqu'on ne veut point agir, chacun a le droit de se mettre en sûreté. Adieu. Vous ne tarderez pas à reconnaître la valeur de mon conseil, (il sort.) SACROMORE. Qu'il s'en aille! Le dieu des batailles se passera de lui pour nous donner la victoire. Je ferme la porte sur lui. Adieu, déserteur! Qu'est-cela? On frappe. Le seigneur Luca degli Albizzi a sans doute oublié son mouchoir. Oui, oui, on ouvre ! VALORI. Soyez prudent, frère Sacromore : demandez qui va là. SACROMORE. Lst-ce vous, seigneur Luca ? GINI (en dehors). Ouvrez. C'est moi, Gini, votre ami. SACROMORE. Un poltron s'en va, un brave arrive! Lntrez, Gini; c'est l'archange saint Michel qui vous envoie. 5CÈ.NE. VI fiiiiiiaiiiiiiiiiiiiiaaiii>tiiiiiiiiiiiiiii>iiiiiiiiiiaaiiiiiaiiiiiaaiiaaiiiiiiiiiiii>iiiiitiiiiiiitiiiiiiiiiiiaa)iiiiiiiiiiiiiiitiiiiiiiiiiiiia(>iiaiiiiiiiaii>iiitiiaiii>iiaitaiiaiiiiia>iiiiiii>i>iii 221 GINI (entrant). Il faut vous barricader. La populace est soulevée. LUe parcourt les rues en hurlant. LHe a tué des passants inoffensifs, parce qu'ils étaient de nos amis. Partout le mot d'ordre est donné : A 5aint-Marc! Ils vont assiéger le couvent. VALORI. Il faut avertir la Seigneurie. Llle fera garder nos portes. Ln attendant, prenons les précautions nécessaires. GINI. La Seigneurie n'ignore point ce qui se passe. Llle est réunie en ce moment au palais. Je ne connais pas ses intentions. Mais avant qu'elle ait agi un malheur peut arriver. Préparez-vous à vous défendre. Écoutez! une bande de forcenés approche. La porte est-elle bien fermée? SACROMORE. J'ai donné deux tours à la serrure et poussé les verrous. Allons, mes frères, l'heure est venue de montrer votre courage. Les milices du Seigneur valent bien les soldats du siècle. Que nous manque-t-il? Des casques et des cuirasses? Des rondaches? Des hallebardes? Des arquebuses? De l'artillerie? Nous avons tout cela. GINI. Vous avez tout cela ? SACROMORE. Vous verrez. Nous allons faire de Saint-Marc une citadelle. SAVONAROLE. Dieu seul est notre forteresse. Il étendra sur nous sa droite toute puissante. A genoux, mes frères! La prière est une arme merveilleuse. Llle nous donnera la victoire si la Providence divine consent, malgré nos fautes, à nous l'accorder. SACROMORE. Nous prierons, comme les croisés, le fer à la main. Suivez-moi, vous qui avez du cœur! Dans les caveaux, sous la sacristie, avec l'aide d'amis prévoyants, j'ai, en secret, accumulé des armes. Voici le moment de nous en servir. Ne soyez point offensé, frère Jérôme. Nous sommes ici, moines et laïcs, vos fils spirituels, rassemblés autour de vous pour vous faire un rempart de nos corps. Vous ne pouvez exiger que nous nous laissions égorger sans nous défendre. Le Dieu que nous servons a conduit son peuple au combat. Il a dit à Moïse : inebriabo sagittas meas sanguine et gladius meus devorabit carnes ! J'enivrerai mes flèches de sang et mon épée dévorera les chairs. (Il passe derrière l'autel et sort par la petite porte avec des moines et des laïcs. En ce moment on crie et on frappe à la grande porte.) GINI. Il n'y a pas de temps à perdre. Frère Jérôme, vous savez avec quelle ardeur je souhaite d'entrer dans votre saint ordre. Je vous en supplie! Accordez-moi l'habit _5AVONAROLL_ ■ llllllllllll.....III......Il.......Illllllllll.....Illllll.....Mil......lllllllll.....IIIIIIIIIIMII.....111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111...........IIIIIIII 222 de vos moines, afin que je serve Dieu sous la livrée de ses serviteurs de prédilection. Songez que nous sommes en péril de mort et que je vais exposer ma vie pour défendre la maison de Dieu. SAVONAROLE. Plus tard, mon enfant. Nos milices sont pacifiques; elles sont faites pour lutter contre les démons et non contre les hommes, si égarés qu'ils puissent être. On n'y entre point pour brandir le fer. Quand ces heures de troubles seront passées et quand le calme sera rentré dans votre âme, Dieu exaucera votre prière. GINI. Je combattrai donc tel que je suis. Je vais monter sur le toit de l'église. De là, je ferai pleuvoir sur les assaillants un déluge d'ardoises et de pierres. SAVONAROLE. Lcoutez-moi ! GINI. J'obéirai quand je serai moine. En attendant, je veux vous défendre. Si je meurs, permettez, du moins, qu'on dépose sur mon corps l'habit monacal que je n'aurai pu revêtir vivant, (il sort.) SAVONAROLE. Mon pauvre enfant !... SACROMORE (revenant avec les autres, munis d'armes). Dieu de Josué et de Gédéon, bénis tes guerriers ! A-t-on jamais vu soldats plus merveilleux ? Voyez comme ces cuirasses brillent belliqueusement sur nos robes blanches, comme ces casques de fer donnent un air martial à nos têtes rasées, habituées à la laine moelleuse des capuchons ! Là, frère Martin, déposez le petit baril de poudre sur les marches de l'autel. Frère Gian-Battista, je vous prie, brandissez votre lance. Faites-vous le cœur et le bras d'un lévite défendant l'arche sainte. Holà, frère André, de la vigueur ! Est-ce avec cette mollesse qu'on tient un sabre ? Songez à Judith coupant la tête d'Holopherne : elle vous ferait honte. Tenez, comme cela. Sixte ! Quarte! Dégagez ! Le coup de tête, par saint Georges! Ah ! Ah ! les beaux soldats ! Que vois-je ? Votre cuirasse est mal bouclée, frère Antoine. Voilà qui est parfait. Cambrez bien la poitrine. On dirait un véritable saint Michel. Eh, là-bas, le petit Henri, le belliqueux Allemand, notre David tudesque, avec sa jolie figure ; où sont vos armes, mon garçon ? HENRI. Au premier corps à corps j'arracherai une hache ou un mousquet aux ennemis ; je n'en veux pas d'autre. SACROMORE. Quand je vous le disais, que c'est un héros ! Allons ! Nous les percerons d'outre en outre, nous les fendrons en deux, nous les taillerons en morceaux gros comme des grains de chapelets. Chananéens! Philistins ! Egyptiens ! Amalécites! Carcasses ! Carcasses ! Nous en ferons une marmelade. Vous, frère Antoine, _5CÊLNL VI_ .................................................................................................................................................................................................mu 223 tenez-vous près de la grande porte, avec quelques braves; si elle cède, jetez-vous sur les maudits, frappez à la tête, frappez comme des forgerons sur l'enclume. Approchez, frère André ; prenez avec vous quelques frères et postez-vous dans le fond de l'église. Observez bien les fenêtres. Si quelque malandrin y montre sa vilaine tête, feu ! Les autres resteront ici près de l'autel, autour du frère Jérôme. (Cris au dehors.) Lh ! Lh ! il me semble que cela chauffe. Dites, seigneur Valori, êtes-vous content des troupes que je vous amène ? Nous nous plaçons tous sous vos ordres. Parbleu ! Vous n'avez jamais commandé plus fidèles soldats. Tout moines qu'ils sont, ils iraient assiéger le Pape à Rome. VALORI. Il n'en faut pas tant. Il suffit de tenir bon jusqu'à ce que la Seigneurie envoie ses gendarmes dégager le couvent. Cela ne peut tarder. Vos dispositions sont bien prises, frère Sacromore ; vous êtes un véritable capitaine. SACROMORE. Hé ! Frère Beato ! Toujours en prière ? Ni morion sur la tête, ni fer à la main ? C'est le moment de montrer votre courage. N'allez-vous pas nous aider à nous défendre ? BEATO. Je ne défendrai pas ma vie, frère Sacromore, parce qu'elle appartient à Dieu seul. Contentez-vous de voir que je ne songe pas à fuir. Je mourrai pour le frère Jérôme en bénissant le nom du Seigneur, mais je ne frapperai personne parce que Dieu l'a défendu. SACROMORE. Ce n'est pas un moine, c'est une petite fille. DOMINIQUE. N'insultez pas cet enfant, frère Sacromore. Il n'a pas moins de courage que vous et il nous montre à tous quel est le véritable devoir d'un religieux. SACROMORE. Tu quoque, frater ! Lh bien, il en sera de ce saint lieu comme d'une ville assiégée : les hommes se battront pour les femmes et les enfants. SAVONAROLE. Arrêtez, mes frères ! Écoutez votre supérieur. Certes, je ne puis interdire à personne de défendre sa propre vie ; mais je rappelle à mes religieux que les saints martyrs ont subi les supplices et la mort sans frapper leurs bourreaux. II est d'ailleurs un moyen d'éviter ces extrémités. C'est à cause de moi que la tempête gronde autour de ces murs ; c'est contre moi seul que la populace se soulève. Laissez-moi vous dire adieu ; et que le frère Sacromore annonce aux assiégeants que Jérôme Savonarole va se remettre entre leurs mains. Vous ne ferez pas cela. DOMINIQUE. 224 TOUS. Non ! Non ! VALORI. O mon saint ami, je reconnais là votre âme généreuse. Mais nous serions des lâches si nous acceptions ce sacrifice. Lt laissez-moi vous dire toute ma pensée : vous n'avez pas le droit d'abandonner vos amis, d'abandonner Florence et la sainte cause à laquelle vous vous êtes voué avec nous. Les circonstances sont-elles si terribles ! Faut-il trahir de si grands intérêts parce qu'une bande d'émeu-tiers assiège le couvent et que la Seigneurie tarde un peu à rétablir l'ordre ? Vous n'y pensez pas ! Dans une heure ou deux les tapageurs seront dispersés. Lcoutez la voix de ceux qui vous aiment. Réfléchissez. Une action inconsidérée peut faire d'une échauffourée légère un désastre irréparable, tandis qu'une résistance de quelques heures ne peut manquer de nous sauver tous. SACROMORE. Rien n'est plus certain ; d'ailleurs si j'ouvre la porte, ils se précipiteront tous ici, et qui sait ce qui arrivera ? Nous serons blessés, tués peut-être, et le couvent sera mis à sac. Je n'ouvrirai pas. Plutôt jeter la clé dans le puits du couvent. SAVONAROLE. Ne me retenez point, mes amis ; je sens que mon heure est venue. DOMINIQUE. Maître, que deviendrons-nous si vous nous abandonnez ? Les loups de 1'É.glise se jetteront sur votre troupeau ; ils saccageront la bergerie ; et cette maison, où vous avez ramené la sainteté des premiers jours, s'ouvrira de nouveau aux pestilences mondaines. Les prélats à la mode de Rome déferont votre ouvrage. Pour moi, je ne verrai pas cette désolation. Si vous vous livrez aux brigands, je vous suivrai. Je ne veux pas vous survivre. BEATO. Bon frère Jérôme, restez au milieu de vos frères. Ne brisez pas le cœur de ceux qui vous aiment. Attendez, ici, la volonté de Dieu. SAVONAROLE. Lt vous, frère Pacôme, qu'en pense votre sagesse ? PACOME. Soyons prudents. Il ne faut pas tenter Dieu. SAVONAROLE. Je resterai. Je crois pourtant, cher et courageux Valori, que la situation est plus grave que vous ne l'imaginez. Ce n'est pas seulement une bande d'émeutiers qui nous attaque. Le peuple lui-même se tourne contre nous, en dépit du bien que nous lui avons fait, — peut-être, hélas ! à cause de ce bien même. Quel douloureux mystère ! Tandis que la volonté d'un homme noble suit son cours _5CÈ.NL VI_ . ...................................................inmTïïïmïîiiiiiMimii......................................................iiiïïïïïïîïnîïmiiiiiiiiiiiiiiiii.....iiiiiiïïïïïïïïïïïïïïïl 225 comme un beau fleuve, l'âme de la foule est inconstante comme les flots de la mer, que le vent qui passe, pousse selon son caprice. O mes enfants, la tempête qui s'élève est terrible. 11 n'est de secours à attendre que de Dieu seul. Prions. SACROMORE. Je ne me trompe point. J'entends le pas régulier des soldats. Ils écartent la foule. C'est la délivrance. Écoutez ! on frappe à la porte. LE MASSIER (au dehors). Ouvrez, au nom de la Seigneurie. SACROMORE. Qui êtes-vous ? LE MASSIER. Je suis un massier des hauts et puissants seigneurs de la République. J'apporte un décret de la Seigneurie. Ouvrez. VALORI. Il faut ouvrir la porte sans tarder. SACROMORE. Je regarderai d'abord par le trou de la serrure. Bien. La foule s'est un peu éloignée. C'est en effet un massier accompagné de soldats. On peut ouvrir sans danger. (Il ouvre la porte.) LE MASSIER (entrant). Voie les ordres que j'ai à vous communiquer. La Seigneurie, désireuse de rétablir la paix, ordonne à tous les laïcs qui se trouvent présentement au couvent de Saint-Marc, d'en sortir sur l'heure, sous peine d'être déclarés rebelles, traîtres et ennemis de l'État. Llle accorde au frère Jérôme Savonarole douze heures pour quitter le territoire de la République. — J'ai dit. VALORI. La Seigneurie n'a pu porter un pareil décret. LE MASSIER. Lisez vous-même, seigneur Valori. Je constate votre présence en ce lieu. J'y vois aussi plusieurs citoyens bien connus. J'en ferai, selon mon office, rapport à la sérénissime Seigneurie, assemblée en ce moment au palais. VALORI. L'ordre est régulier et formel. LE MASSIER. Je me retire. Vous savez ce que vous avez à faire. Considérez que la Seigneurie est déterminée à agir avec rigueur. (Il sort.) ........................in...........111111111111 ■ 11......111111 11..........11 m i 11 111......11M1111 11 11 11111 .......i.......i........111 m II 11 [M 111 m 1111.....11 ■ .........uni uni m III1I.....I 226 SACROMORE. Va-t'en, messager de malheur, corbeau, hibou ! (On heurte violemment à la porte.) Écoutez donc comme ils battent la porte, les enragés! Par bonheur elle est épaisse et soutenue par de solides barres de fer. Qu'allez-vous faire, Messieurs? HENRI. Nous attendrons qu'on vienne nous arracher d'ici. VALORI. Pour moi, j'obéirai. J'ai toujours obéi aux lois et aux magistrats, comme j'ai exigé l'obéissance de tous lorsque j'étais moi-même investi d'une magistrature. Je ne veux point ternir mon renom par la révolte contre les autorités légitimes. SACROMORE. Vous partez ? VALORI. Je pars. Je vais sur l'heure trouver les plus braves de nos amis et me mettre à leur tête. Puisqu'il m'est interdit de vous aider ici, je vous secourrai au dehors. Je vous aurai bientôt délivrés. Que deux d'entre vous m'accompagnent dans l'autre aile du couvent; de ce côté, sans doute, nous ne sommes pas assiégés, puisqu'il n'y a point de porte. A l'aide d'une corde, on me descendra du haut de la muraille dans la rue. Adieu. Tenez bon. Je serai bientôt de retour. SACROMORE. 5i l'on vous reconnaît, on vous tuera. VALORI. Allons donc! Nul n'osera me toucher. On sait ce que vaut mon épée. Adieu, frère Jérôme. De la part des Seigneurs il ne peut y avoir qu'un fâcheux malentendu, que je saurai dissiper. Ils sont nos adversaires politiques, mais leur âme est loyale; ils feront leur devoir. SAVONAROLE. Allez, mon ami. (Valori sort avec deux moines par la petite porte.) SACROMORE. Il est parti, comme Luca degli Albizzi. Certes, ici, il ne fait pas bon ; mieux vaut être dehors. Les rats, dit-on, quittent le navire en danger. SAVONAROLE. Parlez mieux du seigneur Valori, frère Sacromore. C'est le plus courageux et le plus loyal des hommes. Son dévouement à notre cause est sans bornes. Pour elle et pour vous, mon frère, il versera jusqu'à la dernière goutte de son sang, croyez-en quelqu'un qui connaît bien cette âme admirable, miroir de la noblesse des anges. Si le seigneur Valori nous quitte, c'est que son devoir le lui ordonne et que le soin de notre défense le lui conseille. Ne doutons pas qu'il ne vienne en toute hâte à notre secours. (Les deux moines rentrent.) ..................................................................................................................................m.....ai........H............................................... 227 L'UN DES MOINES. Nous avons descendu le seigneur Valori dans la rue comme il nous l'a ordonné. La rue était déserte. Le noble seigneur s'est éloigné rapidement. SACROMORE. C'est égal; il est démoralisant pour une petite garnison de voir son général s'en aller au moment de l'assaut. HENRI. Vous serez notre général, frère Sacromore. SACROMORE. Par saint Michel, je le veux bien, quoique ma personne monacale soit terriblement mal à l'aise dans cette coquine de cuirasse. Jamais je ne me suis senti serré comme cela. Je vais lâcher un peu la boucle en attendant la bataille. Ouf! cela va mieux. Après tout, si le sieur Valori parvient à dégager le couvent avant qu'on n'en force les portes, je lui pardonnerai volontiers son départ. HENRI. N'y comptez pas trop, frère Sacromore. Tenez, on applique une échelle contre le vitrail. Il faut absolument que je me procure une arquebuse. Frère Martin, je vous prie, prêtez-moi un moment la vôtre. Attention ! Domine salvum populum tuum ! (Un homme apparaît derrière le vitrail; Henri tire; l'homme tombe. Cris au dehors.) SAVONAROLE. C'est affreux ! Dieu défend de verser le sang ! SACROMORE. Il faut se défendre. SAVONAROLE. Il faut prier. Dieu tout-puissant, qui régnez dans le ciel et sur la terre, que votre sainte volonté soit faite en ce moment et dans ce lieu de détresse comme dans les siècles des siècles! Considérez pourtant l'angoisse de vos serviteurs. Nous périssons, Seigneur, nous périssons si vous ne venez à notre secours. Pour moi, je vous offre ma vie comme depuis mes premiers vœux je vous l'ai offerte. Mais sauvez ceux qui m'entourent et qui sont en danger ici parce qu'ils ont travaillé avec moi à l'œuvre sainte que vous m'avez imposée. O Dieu miséricordieux et juste, vous êtes fidèle à vos alliances. Vous avez défendu les Hébreux contre les adorateurs des idoles et par le secours de votre grâce les chrétiens ont triomphé des païens. Défendez-nous contre la fureur des démons et des hommes. Ou plutôt, Seigneur, fortifiez nos cœurs. Remplissez-les de la courageuse résignation des martyrs. Car il importe peu que nos vies soient sauves mais que nos âmes brûlent d'amour pour votre volonté souveraine. Accordez-nous la grâce de mourir pour le salut de Florence, de l'Italie et de 1'É.glise en bénissant votre nom divin, en baisant la croix, en chantant un cantique d'amour et d'ivresse sacrée. Saints Anges, _5AVONAROLL_ n7T77TT7TTTT77TTî77Tm7TTTTTT7TTT7TT7TTT7.............m.................TÏÏTTTTÏTTTÏÏÏÏTÏÏÏÏÏ^TTÏÏÏT;..,..................17777^7771............................................................ 228 enveloppez-nous de vos milices lumineuses! Battez nos fronts de vos ailes de flamme! Soulevez-nous! Entrainez-nous ! Emportez-nous dans les transports de l'amour divin. GINI (accourant par la petite porte). Vite, vite, barricadez-vous. Ils ont envahi le couvent. Ils courent sur mes pas. Les voici ! Les voici ! HENRI. En avant! Reprenez votre arquebuse, frère Martin. Holà! Ho! (Les assaillants arrivent par la petite porte; les assiégés, à l'exception de Savonarole, de Beato et de Dominique, s'arment du premier objet venu et se ruent sur eux avec impétuosité.) UN MOINE. Frappez! Frappez! Prenez les chandeliers, les crucifix, les torches! Frappez au visage. HENRI. Je tiens une arquebuse! (il fait le moulinet.) UN ASSAILLANT. Oh! oh! Les anges combattent avec eux; fuyons! (Les assaillants sont repoussés dans la sacristie; on entend remuer des meubles et verrouiller une porte. Les assiégés rentrent peu à peu.) SAVONAROLE. Mon Dieu ! Notre sort est dans vos mains. HENRI (revenant). Victoire! La porte est maintenant si bien barricadée que pour l'enfoncer il faudrait un bélier. SACROMORE (revenant). Holà! Holà! Mon bras est affreusement meurtri et j'ai reçu des blessures terribles de tous côtés. C'est une laide chose qu'une bataille, une laide, une vilaine chose. Encore, s'il ne s'agissait que de donner des coups! Mais on en reçoit, et cela est profondément regrettable, surtout quand on défend la bonne cause. Dieu ne devrait pas permettre cela, car c'est injuste, excessivement injuste ! J'espère que le seigneur Valori ne tardera pas à nous délivrer de ces brigands. Vraiment, il faut qu'il se hâte, car je ne crois pas que nous puissions soutenir un autre assaut comme celui-ci. En vérité, je ne le crois pas. Oh ! Oh ! Il me semble que mon bras est brisé. (On frappe.) HENRI. On frappe à l'autre porte. SACROMORE. Je n'ouvrirai certes pas. LE MASSIER (au dehors). Valori est tué. ....................................■■■■■■■....................................il......■■••■■.....il......il.....m.....m.............................m......m.....il.....mil.....minium 229 SACROMORE. Dieu du ciel! Il dit que Valori est tué. Lt par qui?... Il a été assassiné dans la rue par les Ridolfi et les Tornabuoni. Qui donc viendra maintenant à notre secours ! Sainte Vierge du Paradis ! SAVONAROLE. Valori assassiné! Mon cœur se brise de douleur. O mon Dieu, pardonnez ce crime au peuple de Florence! HENRI. Écoutez donc ! On frappe de nouveau. LE MA55IER (au dehors). Un nouvel édit de la Seigneurie. HENRI. Que crie-t-il ? SACROMORE. Un nouvel édit de la Seigneurie. Les seigneurs ont résolu notre perte, cela est Certain. (Le massier parle au dehors.) HENRI. Lh bien, que veut-on là ? Ouvrez donc, frère Sacromore. SACROMORE. Silence!... La Seigneurie nous mande que tous ceux qui seront encore ici dans une heure seront tenus pour rebelles, leurs biens seront confisqués et leurs parents jetés en prison. Llle exige sous peine de mort qu'on livre immédiatement à ses agents le frère Jérôme, le frère Dominique et le frère Beato. UN MOINE. C'est une infamie. PACOME. Ont-ils un ordre écrit ? SACROMORE. Bonne idée! (Criant.) Avez-vous un ordre écrit? Non? Lh bien, allez le chercher! Vous dites?... Le massier dit qu'il va chercher l'ordre écrit et qu'il reviendra avec de l'artillerie. La Seigneurie veut nous détruire. Jésus! Jésus! Que le Ciel ait pitié de nous! (Cris au dehors.) Comme ils hurlent, les démons! HENRI. Voyez! la grande porte fume. Ils y mettent le feu. Apprêtons-nous à soutenir l'assaut. SAVONAROLE. Mes chers fils, devant Dieu, devant l'hostie sacrée, à cette heure où nos ennemis ont déjà envahi le couvent, je vous affirme de nouveau la vérité de ma doctrine. Ce que j'ai dit, c'est Dieu qui me l'a révélé et il m'est témoin dans le Ciel que je ne mens point. Je ne savais pas que toute la ville dût si vite se tourner contre _SAVONAROLE_ TnTnMmmiHiiimium......un......ni........11111111111 i 111111 ■ 11........................................................................................................................ 230 moi; cependant, que la volonté du Seigneur soit faite! Je vous quitte avec douleur, avec angoisse, pour me livrer à mes adversaires. J'ignore s'ils m'ôteront la vie, mais je suis certain que, mort, je pourrai vous aider dans le ciel plus que vivant je n'ai pu le faire sur la terre. Prenez courage, embrassez ardemment la croix, et grâce à elle vous trouverez le port du salut. BEATO. O mon père, votre bénédiction ? SAVONAROLE. Benedicat vos omnipotens Deus, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, amen. SACROMORE. Je voudrais être loin d'ici. Ce n'est pas ainsi que je me figurais notre triomphe. SAVONAROLE. Calmez-vous, mon frère. Vous étiez si courageux tout à l'heure. N'ai-je pas entendu un gémissement? DOMINIQUE. Ciel! C'est le pauvre Gini qui est blessé. Il est couvert de sang. UN MOINE. Il faiblit dans mes bras. Je crois qu'il va mourir. GINI. L'absolution, mon bon frère Dominique, donnez-moi l'absolution ! DOMINIQUE. Pouvez-vous dire le confiteor, mon frère? GINI. Je me repens humblement de tous mes péchés devant la sainte majesté de Dieu... Hâtez-vous, mon frère; je me sens défaillir. DOMINIQUE. Lt ego absolvo te ab omnibus peccatis tuis in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti, amen. SAVONAROLE (ouvrant le tabernacle de l'autel). Cher enfant, recevez aussi le corps sacré de notre Sauveur. Soulevez sa tête, frère Beato. — Lcce corpus Domini nostri Jesu Christi ; custodiat animam tuam in vitam eeternam, amen. — Gini, vous avez souhaité revêtir l'habit de saint Dominique. Moi, Jérôme Savonarole, prieur du couvent de Saint-Marc, en vertu de mes pouvoirs réguliers, je vous reçois dans notre ordre. GINI. Bon frère Jérôme, comme il est doux pour des frères de se retrouver ensemble ! (Il meurt.) ...........................................................................................................................................................................h................. 231 SAVONAROLE. Seigneur, reçois cette âme pure et innocente dans ton repos éternel! Lt maintenant, frère Dominique, laissez-moi m'agenouiller devant vous et accordez-moi à mon tour l'absolution. Vous connaissez mes fautes. J'en renouvelle l'aveu devant vous. Je veux être seul responsable de tout le sang versé ici à cause de moi. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes. DOMINIQUE. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je ne peux retenir mes larmes. Lt ego absolvo te ab omnibus peccatis tuis... HENRI. La porte va céder. Ici, sur l'autel, frère Martin! Nous abattrons du moins quelques maudits à coups d'arquebuse. PACOME. Je me souviens qu'il y a sous l'autel un escalier secret qui descend dans les immenses souterrains du couvent. Le frère Jérôme pourrait s'y cacher. SACROMORE. Le bon pasteur donne sa vie pour son troupeau. SAVONAROLE. Vous dites vrai, mon frère. Je ne faillirai pas à mon devoir. SACROMORE. La porte cède. Sauve qui peut ! (La foule entre en tumulte.) HENRI. Domine, salvum fac populum tuum! (il tire.) LA FOULE. A mort! A mort! Où est le faux prophète? Le gueux! Le traître! Tue! Tue! (Des soldats s'emparent de Savonarole et le ligotent ainsi que Dominique et Beato. La foule s'acharne sur eux.) Attrape! Ce soufflet à l'hérétique. Celui-ci encore. Lt ce coup de pied dans ses prophéties! Devine qui t'a frappé, prophète! UN HOMME. Moi, je lui mords les doigts, comme cela. SAVONAROLE. Ah! L'HOMME. Il crie, le lâche! L'OFFICIER (à Savonarole). Marchez donc ! Les Seigneurs vous attendent. .....................................mu.....iiiiiii............................................................................................................... SAVONAROLE. Je marche. Ne maltraitez pas mes frères. Florence, Florence, tout est fini. (On l'emmène.) SACROMORE. Lâchez-moi! Je renie Savonarole. Je n'ai jamais cru à ses prophéties. Mais lâchez-moi donc ! Je ferai tout ce qu'on voudra. Je suis le serviteur de la Seigneurie. L'OFFICIER. Lâchez ce moine. Vous n'êtes pas un partisan du faux prophète, n'est-ce pas ? SACROMORE. Je vous jure que non. Ouf ! J'ai cru qu'on m'étranglait. Mes amis, il y a d'excellent vin dans le couvent. Quand on en boit, on devient prophète. Suivez-moi ! Je vous conduirai à la cave. LA FOULE. Bravo! A la cave! A la cave! Allons boire. Lt les moines boiront avec nous. (Ils se bousculent vers la petite porte.) 5CÈLNL VII LA PRISON. — Comme à la scène II. SAVONAROLE (seul). Vers qui me tournerai-je, Seigneur ? En qui puis-je espérer, si ce n'est en vous seul ?... Mes membres sont brisés. Six fois déjà l'on m'a soumis à la torture. Ma mort ne leur suffit pas. Ils veulent que je me reconnaisse coupable de trahison, de mensonge et de fraude. O mon Dieu, ma chair est faible. Dès que la torture commence, je succombe à la douleur, et dans l'horreur du supplice il m'échappe des paroles que ma volonté désavoue. Me déshonorer aux yeux des miens et ruiner l'enseignement que je leur laisse, voilà ce que veulent les juges. Les aveux qu'ils arrachent à mes souffrances, certes, je les rétracte dès qu'ils veulent me les faire signer, mais j'ai honte de ma faiblesse, j'ai honte, j'ai honte... c'est la plus dure de mes épreuves, Dieu tout-puissant... Ah ! vous humiliez mon orgueil qui osait prétendre à la gloire du martyre ! Je bénis votre sainte volonté et je courbe la tête dans la poussière. Non, non, je ne suis pas votre égal, saints confesseurs de la foi qui braviez les plus effroyables supplices d'un visage souriant, en chantant des prières ; je ne suis qu'un pauvre homme que la douleur fait crier, qu'un tour d'estrapade jette dans le délire et fait pâmer comme une faible femme sous les sarcasmes des bourreaux. (Entre le geôlier.) Que voulez-vous, mon ami ? LE GEOLIER. Je vous apporte une nouvelle, une nouvelle qui ne vous fera pas plaisir, croyez-moi. mu..........i.....mu............................................................................................................................................................................ 234 SAVONAROLE. Dites, brave homme ; je suis prêt à tout entendre. LE GEOLIER. 5i cela ne fait pas pitié de voir un homme comme vous dans un pareil endroit ! Voilà ce que c'est que de faire de la politique. Lt pourtant vous parlez si bien ! Allez, allez, je sais ce que je dis. Plus d'une fois, croyez-moi, après avoir soigneusement fermé toutes les portes, j'ai été secrètement entendre vos sermons. Cela me faisait un effet ! Vraiment, je n'aurais jamais cru vous voir enfermé ici, ma parole. Pourtant j'ai tenu dans cette prison des personnages. Vous vous rappelez peut-être Lorenzo Tornabuoni ? Un bien joli jeune homme, mon révérend, et doux, et distingué ! Ha ! ha ! Comme il vous dégoisait des sottises ! Il s'est perdu en conspirant, comme vous en résistant aux conspirateurs. Tout cela est bien regrettable, croyez-moi. Si vous aviez agi autrement tous les deux, ces tristes choses ne seraient pas arrivées. Mais il en serait arrivé d'autres, parce qu'il en arrive toujours. Ah ! la politique ! la politique ! SAVONAROLE. Mon ami, vous ne parlez pas de la nouvelle que vous avez à me communiquer. LE GEOLIER. Ne vous inquiétez pas. Le gonfalonnier Popoleschi et le cardinal-légat ont juré votre perte pour sauver Florence. Il y a quelques mois, c'est vous qui sauviez Florence avec le seigneur Valori (que Dieu ait son âme !) Depuis la mort du duc Laurent le Magnifique, tout le monde veut sauver Florence, croyez-moi, et depuis que Florence a tant de sauveurs, ma prison ne désemplit pas de gens de bonne compagnie, qui ont pris la place des voleurs et des assassins. Cela ira ainsi, croyez-moi, jusqu'à ce que le seigneur Pierre de Médicis sauve Florence à son tour. SAVONAROLE. Pourquoi Pierre de Médicis reprendrait-il Florence ? LE GEOLIER. Lst-ce que je sais ? Parce qu'après beaucoup d'agitation les gens se mettent à vouloir la tranquillité plutôt que la liberté et la justice. Qu'est-ce que vous voulez? Peut-être aussi que dans une ville riche comme Florence, les riches finissent toujours par l'emporter, mon révérend. Une bourse bien remplie vaut mieux que le plus saint capuchon. Les moines comme vous ne comprennent pas ces choses, mais les prélats comme monseigneur le cardinal-légat les connaissent bien, croyez-moi, et c'est pour cela qu'ils sont, à la fin, les plus forts. Sufficit ! Je vous plains de tout mon cœur. SAVONAROLE. Brave homme, qu'est-ce donc que vous avez à m'apprendre ? J'ai fait de mon mieux. CECCONE. LE LÉGAT. C'est que nous ne sommes point content de vous. Vous vous étiez vanté de rédiger vos procès-verbaux avec assez d'habileté pour nous donner toute satisfaction sans toutefois éveiller la défiance de l'accusé... 5CÈLNE. VII .........................................................................................................................................................i.........i.............i......i.......i LE GEOLIER. C'est juste... Son Lminence le cardinal-légat va venir vous interroger. II a fait préparer l'estrapade. 235 Encore ! Dieu de bonté !... SAVONAROLE. ï I ;ï LE GEOLIER. Oui, c'est une chose horrible. Croyez-moi, avouez, et l'on vous laissera tranquille. > iN SAVONAROLE. Qu'avouerai-je donc, sinon mon innocence et l'iniquité de mes juges ? LE GEOLIER. Tous les prisonniers disent la même chose, et ils ont peut-être raison ; est-ce que je sais ? Il y a pourtant beaucoup de canailles. Mais vous êtes un saint homme, et l'on vous donne tout de même l'estrapade. Croyez-moi, je n'y comprends rien. Quand on ne comprend pas, il ne faut pas se tourmenter l'esprit, on doit seulement regarder venir les choses. Tenez, les voici qui arrivent. Voici son llminence le cardinal-légat, le juge Martini, le notaire Ceccone, une sale crapule... (Entrent ces personnages, des gardes et le frère Beato.) Que VOS seigneuries daignent entrer dans cet humble cachot... Excusez-moi : une prison n'est pas un palais... Mais, tonnerre de Dieu ! placez donc là la table pour monsieur le notaire !... Ferai-je chercher des sièges pour leurs seigneuries ? LE LÉ.GAT. C'est inutile. — Notaire Ceccone, avez-vous le procès-verbal du dernier interrogatoire ? Jérôme Savonarole, approchez. Signez cela. i vj 11 SAVONAROLE. Je ne signerai rien que je ne l'aie lu. LE LÉGAT. Lisez donc. (Bas.) Notaire, avez-vous mieux réussi, cette fois ? Su I I -ï .......................................................................III1IIIII.................................................i............................................................... 236 CECCONE. Cet hérétique a la malice du diable. Il lit minutieusement toutes les phrases. La première fois, j'avais glissé dans ses aveux quelques mots qui l'auraient complètement confondu ; il a refusé de signer. Cette fois, j'ai employé prudemment des expressions à double entente... Voyez, il fronce les sourcils... LE LÉGAT. Vous êtes un sot. (A Savonarole.) Lh bien, avez-vous signé ? SAVONAROLE. Je ne signe point. LE LÉGAT. Vous ne signez point ? Holà ! Geôlier ! Ouvrez la porte de la salle de justice-Pourquoi refusez-vous de signer ? Ne sont-ce pas là vos aveux ? SAVONAROLE. Il se peut. Mais alors, ce n'est pas moi qui ai parlé, c'est la torture. LE LÉGAT. Lt la torture signera. — Geôlier, qu'on lui donne l'estrapade ! SAVONAROLE. O Dieu !... Beato, mon enfant, si tu m'entends crier, ne perds point courage. BEATO. Mon père bien-aimé, Dieu soit avec vous ! SAVONAROLE. Seigneur, cloué sur la croix douloureuse, le Christ est mort. Accordez-moi la grâce de mourir. LE LÉGAT. Lmmenez-le! Lst-ce que ce méchant moinillon n'aura pas son tour? (Deux bourreaux emmènent Savonarole.) MARTINI. Que votre Lminence m'excuse. C'est presque un enfant encore. Le mettre à la torture, cela produirait un mauvais effet sur l'opinion. LE LÉGAT. A Rome, nous n'y mettons pas tant de façons. MARTINI. Songez qu'ici nous sommes en République. LE LÉGAT. Soit! Cela prendra bientôt fin. — Hé bien, bourreaux ! 5CÊLNL VII .....................Il.....llll........IIIIHI.....mu...........mm..................uni.........mimmii........m.........i.......iïïïïïï.................................. 237 LE GEOLIER (au dehors). Ça y est, votre Eminence. LE LÉGAT. Allez donc! VOIX DE SAVONAROLE. Ah! Ah! Ah! Dieu!... BEATO. Seigneur, ayez pitié de vos faibles créatures. Donnez-leur la force des anges ou la paix de la bonne mort. LE LÉGAT. Encore quelques tours. LE GEOLIER (revenant). Eminence, un tour d'estrapade de plus et cet homme va s'évanouir, Dieu sait pour combien de temps. LE LÉ.GAT. Coglione! Quelle poule mouillée! Allons, qu'on le détache. Amenez-le ici. (Le geôlier ramène Savonarole en le soutenant. Beato se porte à son aide.) SAVONAROLE. Oh! Oh! Douleur! LE LÉ.GAT. Eh bien, signeras-tu ? SAVONAROLE. Le Christ... il est là... je le vois... il est venu dans la souffrance... Dieu ! Quelle lumière divine! Elle ruisselle! Elle me baigne de joie et d'amour. Christ vient à moi... il entre en moi... il respire dans ma poitrine... ses membres s'étendent dans mes membres... bonheur! bonheur indicible... Quoi, c'est vous, Seigneur? LE LÉ.GAT. II délire. Une dernière fois, hérétique, démoniaque, veux-tu signer? SAVONAROLE. C'est l'extase. Les baisers des anges rafraîchissent mon front... Vos mains, Seigneur, vos mains sur mes lèvres... Je vois le paradis... Coulez, larmes de délices ! Je sens mon cœilr enfler et s'épanouir comme une rose de feu... Dieu ! Dieu ! Je me dissous en toi! (il s'affaisse.) LE LÉ.GAT. Ignobles blasphèmes! Il est évanoui. LE GEOLIER. ■•■■■•(•••■■■■•■■(•■••■■•••••■•■•■••••■■•■•■•■••■■(■■■■■■■■■■■•(•■••■•■•■■■■■■(•■■■■■■■••••■■■■•(•■••••••••■■■■■■■■•••••(••••••■■■■••■■•■•■•••••■•••■•••••••■•■•••(■••(•(••••■•••■•■•■•••■•■••••■■••ti» 238 MARTINI. Je crains bien que nous n'en puissions plus rien tirer. LE. LÉ.GAT. Ln voilà assez. Il est temps que cette affaire finisse. Le notaire Ceccone arrangera les papiers au mieux. Quant à nous, seigneur Martini, nous allons délibérer avec les juges et rendre la sentence. Venez, la pièce est jouée. (Tous sortent, excepté Beato et Savonarole.) BEATO. Lst-ce qu'il est mort? Puissances du ciel.il sourit! Frère Jérôme! Frère Jérôme! Revenez à vous. SAVONAROLE. Qui m'appelle? C'est toi, Beato! Hélas! je vis encore. BEATO. Que vous avez dû souffrir! Mais Dieu était avec vous. SAVONAROLE. Le Christ a passé en moi et la douleur s'est changée en jouissance enivrante. BEATO. C'est l'avant-goût du paradis qui vous attend. O mon père, bénissez-moi. SAVONAROLE. Je ne puis... l'estrapade a brisé mes bras. Soulevez ma main, mon enfant... Ah ! ah !... Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je te bénis, enfant du Christ. Ah! tu avais prédit toutes ces choses; tu étais meilleur prophète que moi. BEATO. Qu'avais-je prédit? SAVONAROLE. Qu'ayant frappé par le glaive, je périrais par le glaive... Qu'importe? Je mourrai en Dieu... tandis que mes persécuteurs... BEATO. Pardonnez-leur, ils ne savent ce qu'ils font. SAVONAROLE. Que Dieu les sauve!... Hélas! II faudrait un miracle... Je vois... je vois l'Italie dévastée par les barbares, l'Eglise ravagée par les démons. Schismes et guerres ! Du nord au midi l'Eglise sera déchirée... Les papes ont voulu être rois... Leur royaume leur sera arraché avec leurs richesses... Ils ont violenté la vérité dans la _SCÈ.NE. VII_ >■■■■■■■...........III II llll II I 11 II 11 II III.....III llll.....III II IIIIM11IIIIIII......1.....1II1M lllll II1MI1I lllll IJMI1II llllll lllllllllllltll IJIIIIIII1IIIIIII llllllllllllllllll...................III 239 pensée humaine et la pensée se dresse contre eux... La foi se dessèche dans le monde comme la sève dans un arbre décrépit. Ah ! Quand viendra-t-il le pape qui retournera la croix de Pierre, la tête en haut, comme la croix du Christ? (Entre le geôlier.) LE GEOLIER. Ayez du courage! Les juges ont prononcé la sentence. Jérôme Savonarole, le frère Beato et le frère Dominique seront demain pendus sur la place de la Seigneurie au-dessus d'un bûcher. BEATO. Que la volonté de Dieu soit faite! SAVONAROLE. Mon Dieu, mon pays, c'est pour vous que je meurs. Ceci est le premier volume des Œuvres d'Iwan Gilkin, dont la réalisation répond au projet établi par le poète lui-même. Des deux pièces publiées, la première est inédite et la seconde est épuisée. « Lgmont » est illustré de cinq bandeaux, de cinq culs-de-lampe et de l'effigie d'Lgmont, en frontispice, gravés sur bois par Victor Stuyvaert; « Savonarole » est orné de sept bandeaux, de sept culs-de-lampe et de l'effigie de Savonarole, frontispice en camaïeu, gravés sur bois par Mme Marguerite Callet-Carcano. Les exemplaires du tirage de luxe sont accompagnés d'un portrait d'Iwan Gilkin, gravé à la pointe sèche par Henri Mortiaux. La composition typographique et la présentation sont l'œuvre de la Maison J.-L. Goossens, société anonyme, à Bruxelles, Ldmond Gregoir étant directeur. Le texte est composé en Majestic, corps 8 et 10. Le tirage comprend : un exemplaire unique sur japon avec une double suite des bois sur chine et sur papier ancien véritable du XVIIIe siècle, portant le bon à tirer des graveurs, tous les états signés des bois et les quatre états du portrait à la pointe sèche. On y a joint le manuscrit original de la préface d'« Lgmont ». C'est l'exemplaire N° 1 ; neuf exemplaires sur arches, avec une suite des bois sur japon et les états du portrait à la pointe sèche, exemplaires Nos 2 à 10; quarante exemplaires sur arches, avec une suite des bois sur arches et l'état définitif du portrait, exemplaires Nos 11 à 50; quatre cents exemplaires sur vergé antique de luxe, exemplaires Nos 51 à 450. Il a été tiré de plus cinq exemplaires d'hommages, sur arches, hors commerce, lettrés de A à L. La présente édition a été réalisée, en accord d'art, par « Le Livre Belge », à Bruxelles, et « La Connaissance », à Paris. Le présent exemplaire porte le N° 287 MWmm ti: ... .